URL originale : https://books.openedition.org/pressesmines/1936
L’action en mode mineur
Pour une étude ethnographique de la latéralisation
p. 69-82
Texte intégral
1Les descriptions sociologiques ou anthropologiques des situations sociales sont la plupart du temps tronquées, partielles. L’engagement des individus s’avère, quand on y prête une attention soutenue, beaucoup plus riche ou surprenant. Tel est le constat qu’effectue Albert Piette (1992, 1996) dans ses deux premiers ouvrages consacrés au mode mineur de la réalité. Regarder de près les situations, nous dit l’anthropologue, transforme le regard et conduit à une acception renouvelée de l’expérience des individus. Ainsi :
« au sein d’une manifestation syndicale qui peut apparaître rétrospectivement au sociologue comme le point de départ d’un mouvement social, une observation rapprochée ferait voir aussi des militants parler d’autres choses, interrompant leur marche dans un café, injectant dans leur rôle de militant des traits issus d’autres rôles » (1996, p. 148).
2L’objectif est donc de voir autre chose, ou bien encore de voir autrement. Mais pour quel résultat exactement ? Dans cet article, je vais tenter de défendre l’intérêt d’une étude du mode mineur des situations. Dans un premier temps, je discuterai les propositions d’Albert Piette afin de souligner les éléments qui me semblent importants à retenir mais aussi leurs limites. Dans un second temps, je présenterai des descriptions et analyses issues de diverses enquêtes ethnographiques que j’ai menées et au cours desquelles j’ai prêté attention au mode mineur des situations. Il s’agira alors de souligner l’apport heuristique de ce type de regard.
LE CONCEPT DE MODE MINEUR
3Dans l’introduction de son ouvrage Le mode mineur de la réalité, Albert Piette (1992, p. 11) explique que son intérêt est né d’« une lassitude grandissante devant la difficulté de la sociologie et de l’anthropologie à penser le rapport de l’individu à la société, seulement en terme de stricte conformité ou de rupture totale, d’adhésion passive ou de passion paroxystique ». Ainsi, les sciences sociales auraient construit leurs divers paradigmes sur le modèle du « mode majeur », c’est-à-dire du plein engagement, ou sur celui du refus de la mélodie, du désengagement. Filant la métaphore musicale, l’anthropologue propose d’étudier « le mode mineur de la réalité » : « des identifications latérales, une certaine dérision, quelques indéterminations, en prendre et en laisser, en être et, en même temps, ne pas en être, se trouver en marge tout en gardant un ‘ pied’à l’intérieur, pratiquer simultanément l’engagement sérieux et la distance critique » (ibid.). Et ces différentes manières d’être présent ou de participer prennent des formes directement observables : le regard latéral, l’attention distraite, « la dérision des attitudes lors d’un événement solennel », ou bien encore « la juxtaposition non pervertissante de situations a priori incompatibles ».
4Dans ce premier ouvrage, Albert Piette emprunte à Yves Barel (2008) la notion de paradoxe. Il reprend de cette approche systémique « la double impossibilité paradoxale de rompre avec la société et en même temps de ne pas rompre ». C’est ce paradoxe qui garantit l’irréductibilité d’un mode mineur de la réalité, c’est-à-dire un foisonnement de la vie humaine et sociale « irréductible à toute logique totalisatrice du système », et aussi « l’absence d’un ailleurs de la réalité qui serait en rupture complète avec elle » (1992, p. 12). Le mode mineur se situe donc à l’interstice de l’engagement et du désengagement, de l’adhésion totale ou du retrait.
5À partir de l’observation ethnographique de rituels festifs en Wallonie, l’anthropologue décrit des passages à vide, des variations d’intensité, ou bien encore de la distance au rôle. À côté des attendus officiels, émergent un ensemble de comportements et de postures qui opèrent un décalage, donnent une nouvelle coloration aux situations.
« Les séquences rituelles, qui n’excluent pas comme on vient de le voir, quelques écarts avec le personnage, sont souvent interrompues, sinon précédées et suivies par des passages à vide, moments d’attente, d’hésitation et de va-et-vient. Ainsi, ces ‘ clowns’du carnaval de Stavelot qui avant le départ du cortège jouent vraiment au ‘ garagiste’, apportant les derniers soins à leur char qu’ils préparent depuis quelques semaines et qu’ils seront fiers de présenter au public ; ou encore ces ‘ Pierrots’, se retrouvant (au terme du cortège) avec leurs amis et leur conversation habituelle, attendant dans l’hésitation la plus totale que la cohue se dégage avant d’aller ranger leur char… au hangar » (1992, p. 39).
6Au fond, l’attention au mode mineur introduit ce que j’appellerai un « principe de réalisme » dans l’enquête : en regardant de près et en tenant compte des écarts entre les attendus et l’action en train de se faire, la description rend plus fidèlement compte de l’expérience des acteurs, et vient nuancer les analyses des rituels qui insistent sur leur dimension solennelle et extraordinaire. Dans ce premier ouvrage, Albert Piette instaure avant tout un dialogue avec l’anthropologie religieuse : le mode mineur est un concept qui rend possible une analyse systématique de la distance que les personnes entretiennent avec la forme-rituel et rejoint les descriptions pionnières de B. Malinowski ou de G. Bateson. L’attention au mode mineur permet d’éviter l’écueil, selon l’expression fameuse d’Harold Garfinkel, de l’« idiot culturel » : loin d’être des automates qui ne feraient qu’appliquer des règles, les participants au rituel possèdent une marge de manœuvre qu’ils mettent en œuvre allègrement.
7Dans son second ouvrage intitulé Ethnographie de l’action, A. Piette donne une légère inflexion au concept de mode mineur. Il s’agit désormais de se focaliser sur le détail particulier et d’observer « des choses qui sont sans importance ». Des détails « non pertinents au déroulement significatif de l’interaction et non partagés par l’ensemble des participants » (1996, p. 145). L’ethnographe ne doit plus chercher « l’acteur pleinement engagé dans son rôle ou le spectateur idéal attentif et toujours bien placé » (1996, p. 148). Tels les spectateurs d’œuvre d’art distraits ou regardant de biais décrits par l’historien Paul Veyne (1988), « les acteurs des situations sociales agissent en exhibant un « dosage humain d’attention et de souplesse intérieure » (1996, p. 148). La description doit donner à voir cette souplesse, cette distance. Concrètement, ces détails particuliers sont constitués de regards vagabonds, de signes d’ennui, de lourdeur, de gaucherie, d’apartés humoristiques, de raideur comportementale ou bien au contraire de gestes parasites. Mais l’objectif est-il simplement de décrire cet anti-objet sociologique que constitue le détail particulier ?
8Ce n’est pas l’objectif affiché. Comme le rappelle l’anthropologue, ce type de regard suppose « la pratique de l’observation de la culture et de l’interaction car le repérage du détail non pertinent n’est possible que sur un fond de typicalité et de pertinence connues » (p. 145). Il faut donc dans un premier temps cerner le typique, qu’il soit culturel ou interactionnel, pour ensuite repérer le non-typique ou bien encore le particulier. Pour le dire autrement, l’attention au mode mineur se produit dans une deuxième phase de l’enquête ethnographique : lorsque l’observateur s’est familiarisé à la situation et se trouve en position de pouvoir distinguer le pertinent et le non-pertinent. Mais quel est l’apport escompté ?
9Les détails particuliers produisent un « effet d’humanité » (1996, p. 145). C’est-à-dire qu’ils donnent à voir la spécificité humaine de la présence en situation : cette indétermination « inhérente à l’être humain, par laquelle il entretient une incessante distance avec lui-même » (1996, p. 147). Ici, à côté d’un principe de réalisme, il s’agit de traquer une compétence spécifiquement humaine : celle de vivre les situations sociales en mode mineur ou bien encore l’incessante tension entre engagement et distanciation.
10L’originalité du concept de mode mineur consiste à mettre l’accent sur des éléments comportementaux qui, la plupart du temps, ne sont pas pris en compte. La focale sur ce « reste », nous dit l’anthropologue, rend possible une nouvelle perception des acteurs humains engagés dans l’accomplissement de la vie sociale. Toutefois, peut-on s’en tenir à une simple exploration des détails particuliers ? Albert Piette insiste de manière récurrente sur la nécessité d’étudier le mode mineur pour lui-même et d’éviter le réflexe sociologique qui conduit à transformer le mineur en majeur. Pourtant, selon moi, c’est bien dans la tension entre mineur et majeur que réside l’intérêt de l’étude du premier. Albert Piette a, pour sa part, un réflexe anti-sociologique qui me semble problématique car il ne permet pas d’explorer les pistes ouvertes par ce repérage du mineur pour la compréhension des situations sociales.
ÉTUDIER LA LATÉRALISATION DES SITUATIONS SOCIALES
11Dans une première série d’enquêtes ethnographiques, j’ai tenté de cerner de manière systématique à l’aide d’enregistrements vidéo l’apparition du mode mineur ou bien encore de la latéralisation dans des cours d’action. J’entends par latéralisation, la capacité des acteurs, constamment à l’œuvre, à faire dériver mais aussi à singulariser le déroulement général d’une situation sociale. L’engagement dans l’activité est sans cesse morcelé, latéralisé par une multitude d’attitudes, de détails comportementaux ne renvoyant pas à ce qui est normativement attendu. La latéralisation constitue une capacité centrale de l’acteur qui lui permet non seulement d’être un singulier « ici et maintenant » mais aussi, lorsque cette singularité donne lieu à une réappropriation plus collective, d’influer sur le déroulement général de l’action. Plus qu’une enquête sur le mineur en tant que telle, il s’agit de ne jamais perdre de vue la dynamique mineur-majeur pour comprendre comment le premier est un réservoir pour la transformation du second (Lemieux, 2009)1.
12L’un des résultats de cette première série d’enquête est que la « morphologie » de la latéralisation est liée au degré de structuration des situations. J’ai choisi d’étudier un dégradé de situations. Tout d’abord deux rituels chrétiens (une messe catholique et un culte protestant luthérien). Le rituel comporte de nombreux attendus, mais en contrepartie possède une forte stabilité, notamment grâce au dispositif et au rôle des officiants, qui offre un espace conséquent pour la latéralisation. À partir de la micro-description du rituel, j’ai dégagé une première typologie du mineur que j’ai ensuite mise à l’épreuve dans des situations de face-à-face formel : une réunion de trois étudiants avec une enseignante. Cette seconde étape m’a permis de dessiner les contraintes propres au face-à-face. Enfin, j’ai observé et filmé des situations « familières », c’est-à-dire au sein desquelles les acteurs se connaissent intimement et sont réunis pour une activité plus ou moins informelle (une partie d’échecs entre deux amis).
13La latéralisation n’apparaît donc pas sous une forme anarchique, mais bien plutôt, prend, dans chaque type de structuration situationnelle, une forme définie. En somme, l’idée ici est que déterminisme et marge de manœuvre sont indissociables : étudier l’apparition du mineur renseigne donc directement sur les contraintes induites par le mode majeur. J’ai repéré trois éléments qui ont une influence sur l’apparition de la latéralisation : la structure des interdépendances (formelles/informelles ; dissymétries/parité) ; l’objectivation et la stabilisation de l’activité ; la possibilité ou non de regards réciproques.
14La messe catholique est structurée par un cadre fort : la codification liturgique est précise, les interdépendances et le déroulement de la coordination sont bien spécifiés. Grâce à l’espace dégagé par la solidité du rituel, la situation est peu vulnérable aux contingences, elle a une grande capacité d’absorption du mineur et il y a peu de tentatives de dissimulation. Par contre, les modulations du cadre sont rares car difficiles à gérer pour les « grands » en raison du nombre de participants.
15Le culte protestant luthérien est défini par un cadre moins structuré que celui de la messe, même s’il reste fort. Les détails mineurs apparaissent de façon moins évidente que lors de la célébration catholique car, le rituel étant plus vulnérable, chacun doit faire preuve d’un plus grand autocontrôle et parfois « fermer les yeux » sur les incongruités afin d’éviter la rupture.
16Ainsi, la mise en perspective du culte et de la messe dévoile ce qui peut être un paradoxe de l’activité sociale : plus une situation est prédéfinie à l’avance, moins les acteurs vont s’appuyer sur leur singularité pour réaliser le cours d’action ; mais, en même temps, plus une situation est solide, plus elle tolère et absorbe les écarts par rapport aux comportements attendus. À l’inverse, moins une situation est pré-codifiée, plus elle laisse un espace à la création dans la coordination : mais, du même coup, elle crée une incertitude quant au déroulement et donc nécessite de la part des personnes un autocontrôle intense. Si l’on compare la prestation du pasteur à celle du prêtre, les résultats suivent ceux qu’on obtient pour l’ensemble des participants : le prêtre s’autorise des écarts mineurs flagrants, sans dissimulation (collusions avec les autres officiants, regards latéraux, rires…), tandis que le pasteur est surtout engagé dans la gestion des défaillances qui apparaissent lors de l’accomplissement du rituel. Par contre, lorsque le pasteur effectue sa prédication, il est moins rigide que le prêtre durant l’homélie. On peut dire que l’officiant luthérien laisse plus transparaître son individualité et ses émotions. Des détails mineurs égrènent son discours et l’humanisent, ils fonctionnent comme « surplus » qui permettent d’actualiser en partie une dimension plus « domestique » de la prestation protestante. Le prêtre catholique, en raison de la solidité du rituel, contrôle les détails mineurs lorsqu’il est engagé dans l’activité et les laisse s’exprimer lorsqu’il a des moments de pause. À l’opposé, le pasteur, du fait de la faible préparation et de la relative souplesse du rituel luthérien, bloque les détails mineurs lorsqu’il est désengagé (il est alors souvent absorbé dans la gestion des accrocs), et diffuse son individualité dans l’activité liturgique proprement dite. Le mode mineur est bel et bien une compétence interactionnelle qui peut s’apprécier ou disqualifier selon les situations (Piette, 1996, p. 176).
17Dans la situation de face-à-face formel (une enseignante devant trois étudiants), les détails latéraux sont essentiellement exprimés par les regards et les mouvements des mains. Le corps est comme « compressé » : l’individu relâche en priorité les parties les plus mobiles. Le regard latéral, récurrent lors de ce type d’activité, permet une fragmentation de l’attention presque invisible pour autrui. L’observation de la situation de face-à-face formel m’a permis de repérer une nouvelle dimension de la latéralisation : le moment de transition (d’une sous-activité à une autre) marqué par un « pic de latéralisation ». L’enseignante indique, par des éléments posturo-vocaux, les changements de rythme. Ces « temps morts » sont l’occasion systématique d’une émergence « impulsive » d’une multitude de détails et d’un relâchement du corps furtif, mais affiché pour certains. Que peut-on déduire de ce résultat ? Les acteurs s’adaptent au flux de l’activité, ils font preuve d’une tendance à saisir, de façon consciente mais non calculée, chaque moment d’échappatoire face à la contrainte forte d’attention et d’engagement. Toutefois, la sortie de « l’état adéquat » est possible à condition qu’elle ne vienne pas trop perturber le cours de l’activité. Une forme d’ouverture possible est donc le « pic de latéralisation » qui se déploie durant les moments de transition.
18L’observation micro-ethnographique dessine un acteur se contraignant pour être dans l’état approprié, mais laissant passer, dès qu’une discontinuité dans l’environnement apparaît, un flot continu d’éléments latéraux. Les pics de latéralisation ainsi que l’ensemble des détails constituant le mode mineur de la réalité, marquent, comme l’avait souligné Albert Piette, l’ambivalence de la présence de l’individu à l’activité et remettent en question une description de l’acteur en termes de pilote mental. Ce dernier n’est pas toujours sur le « qui-vive », à l’affût du regard des autres, calculant comment apparaître sous son meilleur jour, mais il adopte plutôt une attitude dite « attendue », tout en laissant aller son corps et son attention au gré des points d’appui qui s’offrent à lui.
19La situation familière est celle qui comporte le moins d’attendus. Les détails mineurs sont nombreux et, souvent, lorsqu’ils se diffusent entre les deux interactants, deviennent majeurs dans le sens où ils sont le point de départ d’une nouvelle dynamique de cadrage de la situation. Dans un cadre aussi relâché, le repérage de la latéralisation perd de son intérêt et de sa pertinence dans le sens où la liberté des participants ouvre la voie au jeu et à la transformation sans que cela ne prête à conséquence.
MODE MINEUR ET DYNAMIQUE DES CADRES
20L’intérêt pour le mode mineur des cours d’action permet de travailler de manière fine la question de la dynamique des cadres. Il y a, selon moi, un lien à faire entre l’exploration des détails particuliers et les propositions d’E. Goffman (1991) dans Les cadres de l’expérience. L’existence d’un cadre général ou primaire2, nécessaire au bon déroulement de l’activité, n’exclut pas l’émergence de cadres secondaires ou bien encore de modalisations3 plus ou moins diffusés auprès de l’ensemble des personnes, et plus ou moins furtifs. L’attention au mineur permet de définir précisément cet enchevêtrement des cadres. Un cadre secondaire peut par exemple demeurer à l’état de germe dans la situation lorsqu’il est simplement exprimé par un comportement individuel. C’est le cas d’un détail mineur ou latéral qui fonctionne comme activateur d’un autre « monde ». Selon la sociologie pragmatique, la journée ordinaire d’un individu est constituée d’une suite de séquences qui nécessite de sa part la mobilisation de diverses compétences afin de s’adapter aux situations rencontrées. Ce dernier peut participer à toutes sortes de « mondes » – car aucun n’est pré-inscrit en lui – en opérant des basculements qui lui permettent de réajuster son comportement et son niveau d’engagement4. Cette idée d’une mosaïque de mondes, on peut la faire glisser de niveau pour l’introduire dans la dynamique même de la situation.
21Dans cette perspective, le détail mineur est un « surplus » qui « permet de faire pénétrer des “mondes “plus ou moins actualisés et plus ou moins potentialisés, à l’intérieur d’autres mondes fonctionnant pleinement sur le mode de la généralité actualisée » (Piette, 1996, p. 170). Il s’agit donc d’une deuxième généralité qui apparaît, au départ, comme détail singularisé, et peut garder ce statut. C’est le cas, par exemple, du pasteur que j’ai observé célébrer le culte : les détails de son comportement – il fait de grands gestes qui accompagnent ses paroles, module sans arrêt son intonation5 – actualisent faiblement une grandeur domestique, familière et donnent un sens positif à son attitude, « l’humanisent ». Parfois, on assiste à une diffusion de ce nouveau cadre : le lien entre mineur et majeur se transforme puisque le premier donne une nouvelle coloration au second. La plupart du temps, cependant, la latéralisation demeure furtive : elle ne renverse pas sur le long terme le cadre général fédérateur du sens même si elle le subvertit pour un temps.
22L’émergence d’un nouveau cadre constitue une voie de sortie face à une trop forte nécessité d’attention, crée de la distance par rapport au « cadre primaire », distance qui peut être plus ou moins critique6. Elle est donc importante lors, notamment, de situations de face-à-face qui sont caractérisées par une faible marge de manœuvre octroyée aux participants. La dynamique des cadres prend la forme suivante : des détails particuliers fonctionnant comme « surplus » se diffusent auprès des différents acteurs et créent un échange marqué par la présence « majeure » d’un autre « monde » ; ce nouveau cadrage reste néanmoins secondaire car, s’il entraine un changement d’atmosphère, il reste furtif et ne remet pas en cause le cadre primaire majeur.
23Durant la situation de face-à-face formel que j’ai observée (une réunion de trois étudiants avec une enseignante), j’ai relevé plusieurs modulations du cadre. Voici un exemple :
24L’enseignante continue son discours sur la convention de stage […] Elle fait de l’humour (« si un pot de peinture vous tombe sur la tête »), l’étudiant 1 sourit, l’étudiant 2 relève le visage et regarde l’enseignante en riant, l’étudiant 3 sourit à son tour, puis l’enseignante rit également en faisant un petit mouvement du buste vers l’arrière (2 secondes), puis elle se replace en se rapprochant de la table et reprend son discours : elle recadre la situation.
25Dans cette séquence, c’est l’enseignante qui est à la fois l’instigatrice et la régulatrice de la dynamique de cadrage : elle crée un changement d’état des relations en faisant de l’humour, puis, quelques secondes plus tard met un frein à son relâchement et recadre la situation. Ici, s’exprime la dissymétrie entre les différents acteurs : l’enseignante est à la fois plus « libre » dans le déroulement, mais responsable de l’état de l’ensemble des personnes présentes ; les étudiants encourent une sanction s’ils dérogent trop à ce qui est attendu, mais peuvent se laisser aller sans intervenir dans le sens d’une régulation et d’une réactualisation du cadre primaire.
26Goffman, dans Les cadres de l’expérience, remarque que « nous pouvons localiser des séquences ludiques dans un cours d’action, et elles s’inscrivent à certains moments privilégiés des échanges sociaux. En tout cas de brefs passages au ludique se rencontrent constamment en société, à tel point qu’il est difficile d’en mesurer l’ampleur » (Goffman, 1991, p. 57). Il parle du « passage au ludique » comme d’un mode de « faire semblant », c’est-à-dire une transformation temporaire de la situation. Cette idée de transformation corrobore-t-elle celle de modulation du cadre défendue ici ? L’auteur, dans l’introduction du même ouvrage, précise qu’il « traite de l’organisation de l’expérience – ce qu’un acteur individuel peut abriter dans son esprit – et non de l’organisation de la société » (Ibid., p. 22) ; c’est l’esprit de l’acteur qui projette et transforme des cadres de référence sur l’activité (Ibid., p. 47). Dans mon optique, l’évolution du cadre (qu’elle soit à tendance « ludique » ou non) n’est pas une transformation au sens d’un acte de conscience piloté par l’esprit de l’acteur, mais elle s’appuie sur des compétences routinisées sans définition précise de ce qui est en train de se passer. Un acteur affiche une dérivation ludique (ou agressive, ironique, lascive, etc.) sous la forme d’un détail singularisé fonctionnant comme surplus. Si son ou ses partenaires réagissent à cette latéralisation, on assiste à l’apparition d’un nouveau cadre, non nécessairement problématique dans le cours d’action. Les modes de régulation de cette dérivation sont également routinisés et se mettent en place en fonction des interdépendances et des relations en vigueur dans la situation. Néanmoins, lorsque la dérivation n’est pas enrayée et risque de devenir impertinente, les acteurs peuvent avoir recours à un recadrage explicite. L’exploration du mode mineur des situations est donc un outil ethnographique central pour la description de la dynamique des cadres : il s’agit de percevoir des modulations – ou, pour reprendre un terme plus goffmanien, des modalisations – récurrentes et, souvent, furtives qui sont une composante essentielle des interactions.
27Pour développer ce dernier point, j’évoquerai une enquête ethnographique que j’ai menée dans un abattoir, espace consacré à la mise à mort des animaux pour la consommation de viande. Lors de cette enquête, j’ai à nouveau mobilisé les concepts de mode mineur et de cadres. L’abattoir est un univers violent, dur : le face-à-face de la mise à mort, qui prend parfois la forme d’un combat, se diffuse dans les rapports entre les hommes7. Les invectives, les tensions sont fréquentes, notamment au moment de l’abattage. Toutefois, insister uniquement sur la violence ne permet pas de rendre compte de manière satisfaisante de ce milieu de comportement. Une description ethnographique qui ne traduirait que la violence offrirait une vision tronquée. Elle ne permettrait en tout cas pas de comprendre comment les quelques individus, sur qui repose la mise à mort quotidienne des animaux, accomplissent cette tâche. Bien que consciente de la violence de cet univers, j’ai commencé, dans un second temps de l’enquête, à m’intéresser à des détails mineurs, et notamment à la question du rire. Il m’est alors apparu que le rire et l’humour noir étaient des composantes importantes de la situation.
28Souvent, dans l’abattoir, le rire atténue l’agressivité. Les gestes violents sont fréquemment suivis, durant les temps de pause, d’échanges humoristiques. Dans ce cas, le rire adoucit l’intensité de l’engagement. À d’autres moments, lorsque l’humour a pour thème la mise à mort, l’enjeu apparaît plus trouble. Il doit être analysé au regard du « cadre primaire » de la mise à mort et des « modalisations » auxquelles il donne lieu.
29Voici une séquence de mon carnet de notes :
Abattage des porcs, Cracotte est à l’électrocution et Patrice à la saignée. Les porcs sont en file indienne. Cracotte et Patrice en font entrer quatre dans le box à l’aide d’aiguillons électriques. Les animaux semblent affolés et poussent des cris stridents. Les hommes répondent en criant à leur tour. Cracotte attrape avec force une bête et la pend par une patte arrière. Le porc suspendu tremble et pousse des cris. Cracotte crie, saisit la pince à électronarcose et lui applique sur le front durant dix secondes environ. Puis, il fait rouler le crochet sur le rail auquel est suspendu l’animal. À ce moment, c’est Patrice qui prend la relève, il enfonce un outil en forme de bec aiguisé (qui aspire le sang) dans le cou de l’animal. Il ne tient pas le porc, le geste est donc un peu hasardeux et rapide. Les animaux qui attendent dans le box continuent à pousser des cris. L’intensité sonore est très élevée. Parfois, lorsque l’électrocution est mal faite, les animaux crient encore avant la saignée. C’est le cas du troisième porc sur la chaîne qui se débat alors que Patrice lui enfonce l’instrument […] Alors qu’ils vont s’occuper d’un deuxième groupe d’animaux, Cracotte, muni de la pince pour l’électrocution, s’avance vers Patrice et fait semblant de lui appliquer sur le corps. Patrice sursaute et repousse Cracotte d’un geste du bras. On perçoit qu’il a eu peur, même s’il reste calme. Patrice se retourne vers moi et soupire. On reste sur le ton de la plaisanterie. L’abattage reprend. Lorsque les animaux sont suspendus, je remarque que Patrice a peur car il a souvent des mouvements de recul. Ces moments contrastent avec les micro temps de pause de la situation (lorsque les hommes cherchent les outils, attendent) qui sont l’occasion de blagues (souvent incompréhensibles pour moi).
30La fin de cette séquence, lorsque Cracotte « fait semblant » de tuer Patrice, est une parfaite illustration des « modalisations ludiques » qui ont lieu de façon répétée à l’abattoir. Cracotte reproduit sur son partenaire le geste qu’il effectue pour insensibiliser les animaux, mais en introduisant un « pas vraiment » puisqu’il ne va pas jusqu’au bout. Un cadre ludique doit normalement se mettre en place. Une « sous-modalisation » apparaît : Patrice affiche sa peur. Et, en effet, Cracotte joue ici avec les limites du ludique, en raison de la réalisation effective, quelques secondes auparavant, du cadre primaire de la mise à mort : est-ce drôle, est-ce sérieux ? Le fait que Cracotte effectue son geste de face et dans un laps de temps très court par rapport aux mises à mort effectives, que l’instrument pour le jeu soit le même que l’instrument pour le non jeu, constituent des éléments qui entrent en contradiction avec les « marqueurs du ludique » qui ne sont ici présents que par l’inachèvement des gestes. Le tueur d’animaux peut-il devenir un tueur d’hommes ? Le geste et ses conséquences ne sont-ils pas les mêmes ? Cracotte, lorsqu’il joue à électrocuter Patrice pose de façon non verbale l’analogie des corps animal et humain qui peuvent tous deux être éliminés et, en quelque sorte, révèle l’ambiguïté de la condition de tueur pour la relation des hommes entre eux.
31Ces échanges interactionnels où l’humour noir, ambigu, est à son comble, apparaissent pour disparaître aussitôt. Ils demeurent en ce sens mineurs, même s’ils se diffusent entre les interactants, en l’occurrence les deux hommes et moi-même. Cependant, ils contiennent en germe les ressorts d’une critique ou bien encore d’un basculement dans le tragique qui constituent, si l’on peut dire, des potentialités de l’abattoir. Et c’est bien à un travail renouvelé sur cette question des potentialités des situations sociales qu’ouvre le repérage du mode mineur. L’exploration de la tension mineur/majeur permet de distinguer l’effectif et le possible : les détails qui fonctionnent comme surplus et se diffusent donnent une nouvelle coloration à la situation qui même si elle demeure la plupart du temps fugace, n’en constitue pas moins une voie d’engagement potentiellement majeure. Le mode mineur n’est donc pas simplement, comme le souligne A. Piette dans ses premiers ouvrages, une « soupape » qui adoucit, rend vivable les situations, il est aussi une exploration active d’autres mondes ou bien encore d’autres voies d’expression au sein d’un monde dominant. S’il est évident que tout ne peut pas être dit haut et fort – car des basculements permanents dans l’impertinence sont intolérables – l’existence d’une strate d’engagement mineur constitue un espace d’actualisation, certes fugace et fragile, de sentiments, d’images ou bien même de critiques potentiellement déstabilisants pour l’accomplissement quotidien des activités. Le sociologue ou l’anthropologue dispose donc – lorsqu’il s’engage dans ce travail de repérage des strates de l’activité – d’éléments interactionnels pour investiguer le rapport des acteurs à la permanence et aux changements. Il rend possible une exploration renouvelée de la question de la résistance au « mode majeur » : les acteurs, même s’ils ne construisent pas systématiquement de critiques claires et articulées, n’en déploient pas moins toute une palette d’expressions, d’émotions et de modes d’engagement qui indiquent un rapport actif et potentiellement subversif aux normes – explicites et implicites – qui régissent les situations de leur univers de vie. Le chercheur en sciences sociales peut donc s’appuyer sur ce réservoir que constitue le mode mineur pour se faire le porte-parole de ces résistances ou bien encore pour tenter de dessiner d’autres mondes possibles.
ÉPILOGUE
32J’ai évoqué les potentialités de l’abattoir révélées par l’expression du mode mineur et notamment sa dimension tragique. Trois ans après la fin de mon enquête ethnographique, les faits sont malheureusement venus confirmer cette observation. En effet, Cracotte, après s’être gravement blessé une première fois, va être victime d’un accident du travail et décéder. Cet événement bouleversant va conduire à la fermeture définitive de l’abattoir. Je n’ai jamais su exactement comment sa mort a eu lieu. Ce que je sais, par contre, c’est que lors de mon enquête, j’avais été frappée par l’engagement de Cracotte et par la façon dont il jouait en permanence avec les limites du mineur. C’est un sujet que j’ai abordé sur le terrain avec les acteurs qui ont pour la plupart acquiescé tout en observant un silence gêné. Je l’ai également évoqué dans mes écrits à travers mes descriptions et mes analyses.
33Les jeux de mise à mort entre humains étaient communs à l’ensemble des membres de l’abattoir. Ces jeux, s’ils rappelaient l’analogie des corps humains et animaux, étaient aussi une façon d’instaurer in situ la frontière puisqu’il s’agissait de faire semblant. Toutefois, j’y ai vu, dès le départ, l’expression d’une résistance qui consistait à affirmer, par les gestes et le rire ambigu, la violence de la mise à mort et le trouble créé par sa répétition au quotidien. J’ai donc senti, grâce à cette attention au mineur, un basculement possible de la situation dans le sens d’un retournement de la violence contre les hommes eux-mêmes. Je n’avais pas tort.
34Non seulement l’exploration du mode mineur aide à comprendre le rapport qu’entretiennent les acteurs à leur activité mais il permet aussi d’entrevoir et peut-être d’anticiper des alternatives à l’ordre établi, pour le meilleur et pour le pire. Reste à savoir comment traduire de manière adéquate ces éléments implicites. Cette question est aujourd’hui ouverte.
Notes de bas de page
1 Cyril Lemieux reprend dans son ouvrage Le devoir et la grâce la notion de mode mineur d’une façon relativement proche. « L’idée selon laquelle les fautes grammaticales résultent d’une confusion entre deux grammaire dont l’une est actuelle et l’autre moins, présuppose en premier lieu qu’il n’existe pas une seule grammaire de l’action mais une pluralité […] Certaines, plus que d’autres, sont susceptibles d’être prises en ce moment comme références pour les participants. D’autres, dont l’actualité est moins grande, peuvent donner un sens positif à des attitudes qui seront seulement tolérées dans la situation présente : elles correspondent à cette frange de l’action collective, ni pertinente, ni impertinente (mais qui peut le devenir) qu’Albert Piette a proposé d’appeler le ‘ mode mineur de la réalité’ » (pp 159-160).
2 « Dans nos sociétés occidentales, identifier un événement parmi d’autres, c’est faire appel, en règle générale, et quelle que soit l’activité du moment, à un ou plusieurs cadres ou schèmes interprétatifs que l’on dira primaires parce que, mis en pratique, ils ne sont pas rapportés à une interprétation préalable ou ‘ originaire’ ». (1991, p. 30).
3 “Par mode j’entends un ensemble de conventions par lequel une activité donnée, déjà pourvue d’un sens par l’application d’un cadre primaire, se transforme en une autre activité qui prend la première pour modèle mais que les participants considèrent comme sensiblement différente » (1991, p. 52). « Des indices permettront d’établir le début et la fin de la transposition ; il s’agit de parenthèses temporelles qui établiront strictement ses limites » (1991, p. 54).
4 Sur cette idée de pluralité des mondes voir Boltanski L. et Thévenot L. (1991) ; N. Dodier (1991) ; et plus récemment Y. Barthe & al. (2013).
5 Pour une présentation détaillée de la prestation du pasteur illustrée par des clichés photographiques, je me permets de renvoyer à mon article (Rémy, 2007).
6 L’émergence d’un autre monde peut parfois se développer avec une visée critique. On pensera, par exemple, à l’art de la perruque décrit par Michel de Certeau (1990) : « le travailleur soustrait à l’usine du temps en vue d’un travail libre, créatif, sans profit » (p. 45). Ici l’expression d’une singularité est une forme de résistance active.
7 Pour une analyse détaillée de cette violence à l’abattoir, je me permets de renvoyer à mon ouvrage (2009).
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La Vie, mode mineur
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