Chapitre 1. La Vallée de la Bresle : le territoire des flacons de luxe
p. 33-76
Texte intégral
1Après un rapide rappel de l’activité et de la situation géographique de la Vallée de la Bresle, nous verrons dans un premier temps que malgré sa petite taille, la vallée, par son histoire et grâce à l’action de ses habitants, a su renforcer sa spécialisation dans le flaconnage de luxe et transformer les contraintes liées aux nouvelles normes environnementales en atout compétitif. Dans un rôle relativement classique mais efficace et discret, les institutionnels locaux accompagnent les projets collectifs favorisant le déploiement et les mises en conformité au niveau de la vallée.
2Nous reprendrons ensuite les particularités des relations interorganisationnelles de la vallée qui se caractérisent essentiellement par la place du verrier comme donneur d’ordre quasi incontournable auprès de sous-traitants dépendants, qui tendent néanmoins à s’affranchir. Le verrier dans la conception du packaging reste certes un point de passage obligé [Callon, 1999] mais quelques marques prennent également contact directement avec les sous-traitants et les amènent à s’organiser entre eux pour répondre à cette sollicitation directe. La demande des marques a énormément évolué : elles exigent désormais un service complet et une offre intégrale qui comprend la participation à la conception technique du produit puis la livraison de modules semifinis et non plus de composants isolés.
3Enfin, nous nous attacherons au capital humain et nous observerons que, malgré une absence de formation appropriée tant pour le personnel que pour les dirigeants, l’expérience, le savoir-faire et la persévérance des acteurs de la vallée permettent de répondre aux exigences accrues des marques. La valeur perçue par les fabricants de la vallée du savoirfaire français et la fierté de travailler pour des créations dans le secret favorisent la réussite d’une activité cyclique et intransigeante. L’approche collective et le déploiement de certaines actions de coopération montrent une évolution du comportement des acteurs face à leur environnement.
UNE PETITE VALLÉE TRÈS SPÉCIALISÉE
4La Vallée de la Bresle concentre au Nord Ouest de la France dans un couloir de 70 Km à cheval entre la Haute-Normandie et la Picardie, une cinquantaine d’entreprises au sein de petites villes ou villages qui s’égrènent le long des rives verdoyantes de la Bresle et de ses nombreux étangs aux eaux très poissonneuses. Avec près de 7 300 emplois, c’est le premier pourvoyeur d’emplois du bassin, soit plus de 65 % des effectifs industriels. Le chiffre d’affaires annuel est d’environ 510 millions d’euros et la vallée réalise entre 70 et 80 % de la production mondiale de flaconnage en verre de haut de gamme. Hors verrerie, la main d’œuvre de ces PME représente environ 75 % de leurs coûts de revient et les place donc en concurrence avec les pays low cost. Ces « habilleurs de parfums », comme les appelle un institutionnel, « ont construit leur réputation et donc leur avantage concurrentiel sur la très haute qualité de leur travail obtenue par l’expérience mais surtout sur leur réactivité et leur offre d’un service complet ».
Un ancrage historique fort
5L’histoire de cette vallée remonte au Moyen Âge. À cette époque le verre y était déjà produit grâce à l’accès au bois de la forêt, combustible indispensable en très grande quantité à proximité des fougères dont les cendres fournissent la potasse nécessaire à la fusion du sable, lui-même extrait de la Bresle. On note ainsi la présence d’un premier verrier dans la forêt de Lyons dès 1330 et la création d’une verrerie dans la forêt d’Eu dès 1429.
6À partir du milieu du XIXe siècle l’ensemble des verriers a quitté la forêt pour s’installer dans la vallée car le prix du bois a fortement augmenté. Les verreries se chauffent alors au charbon importé d’Angleterre via le port du Tréport. Puis l’ouverture d’une ligne de chemin de fer le Tréport-Paris en 1873 favorise l’acheminement des matières premières mais également l’expédition des produits verriers. La production de flaconnage pour la pharmacie et la parfumerie prend son essor. L’activité des verreries de la Vallée de la Bresle est florissante entre 1870 et 1914 où 50 % des employés sont des orphelins placés là dès leurs 6 ans par l’assistance publique. Ils ont la charge d’ouvrir et de fermer les moules pour les souffleurs de verre. Leurs conditions de vie sont très précaires et les textes de loi ont peu à peu envoyé les enfants à l’école [Le Carcahoux, 1998]. La Première Guerre mondiale va développer encore la production car la concurrence de l’Alsace et des pays d’Europe Centrale disparaît quasiment. La technique a peu évolué. On souffle toujours à la bouche mais la technique de chauffage s’est améliorée avec le passage au gaz qui fournit une chaleur plus régulière et mieux répartie [Lecat, 1969].
7C’est en 1916 que sont mises en place les premières machines semiautomatisées dans les ateliers de la verrerie Waltersperger toujours existante de nos jours [Glinel, 2005]. Le processus de mécanisation améliore la productivité. Une machine semi-automatique produit trois fois plus vite qu’un ouvrier souffleur. Le procédé manuel n’est conservé que pour les articles de luxe qui commencent ainsi à se distinguer car la qualité du soufflage à la bouche reste meilleure. La crise de 1930 marque la fin de cet essor du fait des taxes douanières que l’Angleterre impose aux produits français, de l’industrie du luxe qui est très touchée par la crise et de la concurrence grandissante des verreries américaines, tchèques, allemandes et belges. À partir de 1929 onze verreries sur vingt vont disparaître.
8Pendant la Seconde Guerre mondiale, plusieurs verreries sont sérieusement touchées par les bombardements. Mais dès 1946 la production reprend et en 1949 Luc Desjonquères va profiter du plan Marshall et faire de son usine de Mers-les-Bains la première verrerie en Europe pour la production automatique du flaconnage de haute qualité [Leriche, 2008]. En 1971 le groupe Pochet crée une usine identique dans la même région. Progressivement les entreprises sont passées au fuel et ont été touchées de plein fouet par la crise des années 1970. Elles adoptent dans les années 1990 le gaz naturel, plus cher mais plus propre et moins polluant. Les anciens citent l’énergie comme étant le « nerf de la guerre » de l’activité du verrier. Aujourd’hui se côtoient les grandes verreries tout en automatique et quelques verreries plus modestes qui utilisent le procédé semi-automatique, métier beaucoup plus manuel avec une production destinée à de petites séries où l’homme est très important de par son savoir-faire. Ces événements fondateurs et ces retours sur l’histoire ont permis une socialisation et érigé une proximité sociale.
9La vallée produit essentiellement pour la parfumerie du luxe, les spiritueux et plus modestement pour le médical. Six verreries, dont les leaders mondiaux (Alcan packaging glass pharma, Saint Gobain-Desjonqueres, aujourd’hui SGD, Saverglass, Verreries Pochet du Courval, Waltersperger et Verrerie Brosse) sont entourées d’un secteur mouliste dynamique avec des modeleurs, une fonderie et des paracheveurs de flacons (sérigraphie, dépolissage, coloration, sablage et rechoix). La vallée s’assimile en ce sens en un district rayonnant. Cette spécialisation très poussée dans le luxe peut être considérée comme une faiblesse en cas de crise du secteur si l’on considère qu’elle conduit à l’enfermement des acteurs sur leur territoire et provoque des externalités négatives, comme une forte concurrence et une forte dépendance au sein même de ce territoire. D’ailleurs, au début des années 2000, le manque de visibilité de l’activité et la diminution des tailles de séries a noirci l’horizon de la vallée avec des répercussions directes sur les plus petits des sous-traitants devenus très concurrentiels. Depuis, la vallée tente de s’adapter pour continuer à offrir des avantages compétitifs et éviter un nomadisme de ses clients. Elle n’est cependant pas encore véritablement un « territoire construit » capable d’initier des changements radicaux par des innovations mais elle sait répondre aux demandes toujours plus originales des marques.
10La territorialisation des métiers du flaconnage de luxe dans la Vallée de la Bresle s’explique ainsi par l’accès à des matières premières disponibles (rente ricardienne), puis à un réseau d’acteurs impliqués (rente organisationnelle) et enfin par la labellisation officielle en SPL qui a apporté une protection institutionnelle et une vitrine publique (rente de monopole) :
« Ici, on a tout ce qu’il faut pour réussir. Il y a toujours eu une production de verre, à cause de la fougère et du bois, y a du monde dispo et même des jeunes qui veulent pas partir. Et pourtant c’est pas toujours facile, on a bien des idées mais on sait pas les exprimer ou alors pas à qui. Elle est agréable cette vallée, on s’y plait. C’est peut être un trou pour ceux qui connaissent pas mais nous on sait que c’est un vrai endroit pour vivre et travailler. Plus ça va, plus on propose des améliorations et ça, ça fait du bien. Les marques, même si on est isolés et loin, elles savent encore nous trouver. J’y suis né, on y faisait déjà du verre j’y travaille et je fais du verre et j’y mourrai, je crois bien qu’on y fera encore du verre. Les jeunes vont pas lâcher. C’est notre vie ».
Des institutionnels présents
11Le Système Productif Local (SPL) créé en 1999, avait pour objectif de fédérer les entreprises. Ces dernières se sont découvertes en participant à des réunions. Elles ont créé quelques liens et ont participé ensemble à quelques voyages. Peu à peu s’est instauré un sentiment de collectif vers le client. Les premières missions ont amené des dirigeants peu habitués à sortir de leur vallée à découvrir d’autres districts européens, même si ces destinations ont été plus appréciées comme des vacances que comme des déplacements professionnels. Il y avait une certaine euphorie dans ce mouvement de regroupement, nouveau pour ces acteurs, certes voisins, mais qui jusque-là ne se rapprochaient pas. Quelques diversifications dans le décor bouteille haut de gamme pour le whisky et les spiritueux ont fait suite à ces voyages. Face à la concurrence européenne les acteurs locaux ont compris qu’il fallait, tout en gardant le niveau de qualité qui garantissait leur réputation, proposer une offre complète et donc avancer ensemble vers les clients, nous dit un acteur du pôle verrier. Le label Vallée de la Bresle – Glass Vallée reste aujourd’hui une référence mondiale pour certaines lignes d’activités à haute valeur ajoutée et notamment la parfumerie de luxe.
12Plusieurs aides et fonds ont été obtenus permettant l’adaptation aux mutations industrielles par le biais de formations, de qualifications, de gestion des compétences et l’amélioration de la communication par le développement d’une plaquette et d’un site. Tous les institutionnels régionaux, nationaux et européens encouragent les acteurs du territoire à travailler ensemble, à envisager des actions de coopération avec la nécessité de préserver l’avance sur le flaconnage de luxe mais également à travailler sur des transferts possibles de savoir-faire vers d’autres secteurs d’activité. En fait, pour réduire les incertitudes économiques, la Vallée de la Bresle devrait davantage être considérée comme un système local de compétences plutôt que comme un système local de produits. Ceci permettrait à la vallée de s’associer à plusieurs secteurs d’activité.
13L’association Glass Vallée du pôle verrier permet d’envisager des actions de façon globale et collective et pas uniquement au cas par cas pour quelques entreprises isolées. Au-delà d’un rôle de régulation, l’association a pour but de relier des acteurs indépendants. Le choix dans l’association de confier la présidence à des dirigeants d’entreprise dans une gouvernance tournante et de laisser la direction opérationnelle à un acteur indépendant des entreprises, des pouvoirs publics ou de toute structure, répond à cette nécessité d’appréhender toutes les parties prenantes et de remplir le rôle de constructeur de réseaux dans et hors de la vallée. Ces dernières années des échanges timides ont commencé entre la Vallée de la Bresle et le pôle de compétitivité Cosmetic Valley ou encore avec le pôle de Grasse.
14La Cosmetic Valley est un pôle de compétitivité ayant un profil très différent de la Glass Vallée. Elle rassemble non seulement des acteurs productifs, mais également des acteurs non productifs avec des interactions fortes entre l’industrie et la recherche. C’est dans un processus top-down au niveau national que le pôle de compétitivité s’est développé et non dans une logique de développement local et historique comme cela fut le cas dans la Vallée de la Bresle. Dans la Cosmetic Valley il s’agit pour l’essentiel de grands groupes, de marques de luxe qui y ont implanté leurs usines de conditionnement avec quelques sous-traitants ou fournisseurs. D’ailleurs les institutionnels de la Vallée de la Bresle reconnaissent que, pour les contacts avec la Cosmetic Valley, ils rencontrent souvent les chargés de communication des marques plutôt que les professionnels techniques. Ce fut particulièrement le cas pour l’organisation du premier Congrès Parfums et cosmetic packaging, à Louviers en 2007. Rassemblant près d’une centaine de personnes, ce premier congrès a accueilli des conférences avec une soirée de gala pour faciliter les échanges. Même si cette manifestation était surtout la volonté des élus locaux, elle aura au moins permis de prendre date malgré une condescendance perçue de la Cosmetic Valley envers la Glass Vallée mais également un désintérêt de la Glass Vallée à prendre part à la manifestation : « on n’a pas le temps pour ça et en plus c’est payant ! »
Une proximité de vie mais des relations professionnelles tendues
15La Vallée de la Bresle a la spécificité d’être particulièrement petite avec finalement peu d’acteurs. Les employés se connaissent d’une usine à l’autre et se côtoient dans leurs activités extraprofessionnelles. Sorties d’écoles, chasse, pêche et casino sont autant d’exemples cités. La proximité géographique et le rattachement à une histoire commune créent une proximité relationnelle et culturelle. On assiste pourtant quelquefois à des échanges qui sont à la limite de « l’espionnage industriel », confie une personne « quand ils [les collègues de l’entreprise] discutent ». Pour progresser dans sa carrière, un employé doit essentiellement savoir se « vendre » dans la concurrence alors il faut « se renseigner, tâter le terrain » explique cette même personne.
16Les cadres et dirigeants de ces PME semblent former un ensemble cohérent lorsqu’ils sont réunis lors de réunions d’institutionnels. Ils parlent même de coopération possible mais sont très critiques les uns envers les autres dès qu’on les rencontre seuls. Une méfiance réciproque pour le transfert de personnel par exemple est perceptible dans les entretiens. De plus, certaines très petites entreprises ont été créées par d’anciens ouvriers d’autres PME, qui sont donc partis avec une expérience, une formation. Une certaine traîtrise est reprochée. Les différends entre PME se cristallisent bien au-delà de problèmes industriels et portent également sur des litiges relationnels, voire familiaux : « il y a des secrets de famille, des querelles de voisinage » disent certains acteurs interrogés. Il faut donc pour les institutionnels les faire travailler ensemble sur des sujets très transversaux par thème et en petits groupes de trois ou quatre PME. Loin de prétendre créer des réseaux actifs, les institutionnels tentent au moins de créer une logique organisationnelle. Heureusement le temps passe et avec le renouvellement des populations ces querelles s’estompent.
17La vallée, comme souvent les districts industriels, jouit d’un état d’esprit propice à l’entrepreneuriat et malgré les difficultés, la transmission à la descendance est souhaitée par la très grande majorité :
« Même si l’entreprise est petite, on est le chef, celui qui commande, celui qui sait. Pour beaucoup, pas question de perdre ça, c’est presque une question de fierté. Et puis il faut continuer par respect pour les anciens. Tout se sait ici. On passe pas incognito alors il faut assurer. De toute façon je sais rien faire d’autre. Je suis ici depuis toujours, mes parents avant aussi, ma famille aussi. C’est ici qu’on fait le verre de luxe, donc c’est ici que je le fais. Bien sûr on n’est plus les seuls, bien sûr faut vivre avec son temps, bien sûr les clients peuvent aller ailleurs mais bon, tout de même, dans la vallée notre réputation, elle est encore bien grande, ça va encore tenir. Et puis les jeunes, ils feront comme nous, ils trouveront des améliorations. Y a de quoi faire. Même si c’est pas toujours facile, je peux pas imaginer qu’il [son fils] ne reprenne pas l’affaire ».
18On enregistre très peu de mobilité malgré la pénurie d’emplois. Les jeunes sont attachés à leur vallée. La population est sédentaire avec peu de renouvellement car la vallée n’est guère attractive pour s’y installer, faute d’une grande ville animée à proximité ou de grands centres industriels. La proximité des plages majoritairement de galets ne suffit pas à séduire une population nouvelle. La vallée est tout simplement méconnue de l’extérieur. Pourtant dès qu’on s’y intéresse, elle affiche une discrète mais forte identité culturelle qui s’exprime par une appartenance régionale qui rend ses habitants presque casaniers, par une appartenance sectorielle affichée dans la parfumerie et les spiritueux et par une appartenance sociale revendiquée à travers la fierté de travailler pour le luxe.
19Cette appartenance multiculturelle n’empêche pas les tensions. « Tout le monde est copain avec tout le monde, mais dès qu’on peut on se tire dessus », soupire un dirigeant d’une TPE. Il l’explique par la concurrence forte qui s’exerce avec une faible visibilité d’activité. Les verriers disent en souffrir également mais les paracheveurs les soupçonnent de cacher leurs prévisions afin d’exercer une pression sur eux. Les verriers affirment qu’ils n’y auraient aucun intérêt. La difficulté dans la planification de l’activité vient davantage de la taille des séries que de la visibilité. Avec plusieurs dizaines de changements de formats de production sur une même ligne en une semaine, les temps de non-production, de réglage et de réorganisation handicapent grandement la productivité des ateliers. La tendance pour l’ensemble des marques est d’ailleurs à une réduction des tailles de lot afin de diminuer les coûts de stockage trop élevés dans les marques. La réactivité du verrier et de ses sous-traitants leur permet de ne pas prévoir un stock de sécurité trop important et ainsi de commander par petites quantités au fur et à mesure des besoins. Même si cet aspect impacte légèrement les coûts à la hausse, la force de négociation des marques regroupées en grands groupes et les économies ainsi faites sur le stockage justifient à elles seules cette nouvelle tendance du marché. Bien sûr ceci se répercute directement sur les sous-traitants.
20Le début des années 2000 a été très difficile et a vu quelques dépôts de bilan. Entre 2001 et 2004, les entreprises de la vallée ont connu des charges à deux jours avec beaucoup de souffrance pour le personnel qui ne connaissait pas son lendemain. À l’époque, par exemple, le dépolissage n’était pas perçu comme très haut de gamme et il ne reste en France que quatre PME consacrées au dépolissage. Les décorateurs par laquage s’en sortaient un peu mieux car c’était devenu plus à la mode grâce aux possibilités couleurs du laquage. Cette crainte perpétuelle d’une chute d’activité rend les chefs d’entreprise méfiants et même agressifs pour certains.
Des activités polluantes et des mises en conformité abouties
21La plupart des paracheveurs ont des activités polluantes avec des installations déclarées en préfecture et soumises à autorisation de la DRIRE, ce qui entraîne beaucoup de démarches administratives : « Il est absolument impératif d’être en conformité avec les directives européennes. Ceci a conduit la vallée à mener un plan de près de trois ans portant essentiellement sur les rejets de vapeur », dit Seine Maritime Expansion dont le rôle a été clé à l’époque. Finalement, cet effort a permis des économies de matières mais également en termes de gestion des déchets (moins de retraitement) grâce à un travail entre la DRIRE pour les aspects législatifs, les groupes mais également les PME avec des investissements partagés et des experts de l’université d’Evreux. Cette coopération avec une université mérite d’être soulignée car elle est très rare. Les PME sont souvent frileuses face aux laboratoires universitaires, elles regrettent un manque de langage commun et une méconnaissance par les universitaires des nécessités économiques des PME.
22Cet effort d’usine propre n’a a priori aucune conséquence commerciale : « les clients s’en foutent complètement » dit l’un des dirigeants, « mais il était nécessaire ». Un coordinateur a été embauché pour aider à centraliser les informations et capitaliser les expériences afin d’en faire profiter le plus d’entreprises possibles au sein de la vallée. L’Association Acqua-Picardie Maritime qui rassemble 80 entreprises environ et regroupe la Vallée de la Bresle, l’ensemble du Vimeu et le territoire au Nord d’Abbeville a mis en place des points de prélèvement dans la nappe phréatique en tant que région pilote. Avec 80 % de subventions mutualisées, l’association a permis un partage des coûts sur une action concrète de l’environnement. La demande sociétale de jongler entre des résultats économiques indispensables à la survie des entreprises et la protection de l’écosystème conduit même les petites structures de la vallée à engager des actions responsables pour l’environnement et les générations futures. Ce travail collectif au niveau du territoire montre qu’il est possible dans la vallée de travailler ensemble lorsque le sujet le requiert.
23Lorsque les fonds publics à disposition ont été épuisés, les PME ont pris un peu de distance, faute de vouloir organiser et financer en partie euxmêmes la suite des actions. Elles avaient pris goût à cet encadrement confortable et ont eu du mal à prendre le relais même si déjà en 2010, la Présidente du district de l’époque, elle-même dirigeante de plusieurs entreprises, a tenté de dynamiser les actions.
24Aujourd’hui des actions collectives se poursuivent, plus orientées vers une gestion au quotidien, comme la recherche de gain de productivité sur les lignes, l’amélioration des compétences commerciales des chefs d’entreprise ou encore l’usinage à grande vitesse. Les chefs d’entreprise ne comptent vraiment pas sur les institutionnels pour progresser et s’adapter. Ils leur concèdent beaucoup de bonnes intentions mais assez peu de résultats. « Au final, il y a des gens qui justifient plus ou moins leur emploi » déplorent des dirigeants de PME, « beaucoup de dossiers, beaucoup d’études sont lancés mais l’argent dépensé dans ces études serait plus utile en subventions directement versées aux PME ». Ils regrettent que les délais de réalisations dans les montages de dossiers, dans les réponses aux questions soient toujours trop longs. Si des prêts intéressants sont proposés, ils arrivent souvent bien tardivement, ce qui peut poser problème en matière de trésorerie. Il semblerait d’après les dirigeants de PME rencontrés que les dossiers montés par les institutionnels le sont plus pour des créations d’entreprises que pour aider celles déjà en place mais ayant besoin d’aide. Pourtant, certains reconnaissent que le rôle essentiel de ces partenaires est la mise en relation et que dans ce cadre ils jouent leur rôle. Face au vieillissement de la population dirigeante dans la vallée ils aident au renouvellement de la population, facilitent les reprises dans les meilleures conditions pour l’ensemble des acteurs du pôle.
25Du point de vue des institutionnels, travailler avec des dirigeants de PME et surtout en essayant de les faire travailler ensemble, relève quasiment de l’exploit et du tour de force :
« Le dirigeant de PME dans la vallée est le râleur typique français, il sait qu’il a besoin d’aide mais il ne veut pas l’avouer. Il s’est fait seul, il s’en sortira seul. Il ne faut pas être susceptible quand on travaille avec eux [les chefs d’entreprise] et se dire qu’on travaille pour le bien de la région, surtout ne jamais en attendre un remerciement. D’abord pour eux on est là pour ça, on est à leur service et comme ils ne comprennent pas notre rôle, ils sous-estiment complètement notre charge de travail et dédaignent certaines de nos missions, on le voit à leurs sourires moqueurs ou à leur air dubitatif quand on leur explique nos projets en cours ».
26Les sous-traitants reconnaissent que le pôle a permis de créer une identité à l’extérieur de la vallée mais également au sein de la vallée : « Le pôle joue un rôle pour communiquer au nom de tous, être une vitrine. Par son intermédiaire même les TPE sont repérées directement par les moteurs de recherche comme un point d’entrée mais il ne peut en aucune façon permettre aux sous-traitants de travailler ensemble », nous dit un dirigeant de TPE.
« Le marché est trop concurrentiel et le choix repose trop sur la petite avance que chacun peut avoir dans un domaine en priant pour que le concurrent ne l’acquière pas. Les concurrents ne se connaissent entre eux que parce qu’ils vivent les uns à côté des autres, parce qu’ils vont aux mêmes salons professionnels, parce que les clients parlent, parce qu’ils se croisent sur des marques communes ».
Verriers et paracheveurs : une interdépendance
27Les verriers cotisent et sont présents dans le pôle verrier en participant aux réunions. En général les échanges portent sur des sujets généraux et surtout transversaux non liés aux produits directement. Ainsi les questions du site internet du pôle, de l’environnement, de la publicité, de la promotion à l’étranger peuvent y être abordées mais en aucune façon les projets d’innovation sur certains process ou sur certains produits. La concurrence est trop forte pour se permettre la moindre transpiration d’informations. Certains sous-traitants soupçonnent les verriers de ne pas apprécier ce pôle qui leur enlève la place d’interlocuteur quasi unique et de ne participer au pôle que pour maîtriser ce qui s’y passe. Pourtant, parfois, les réunions du pôle verrier sont jugées intéressantes commercialement pour les informations que les verriers donnent aux sous-traitants sur la stratégie de leurs établissements à cinq ans, l’évolution du marché. Ces quelques indications vont permettre d’adapter les investissements en fonction des besoins à venir. « Dommage que ce soit si rarement », regrette l’un des membres du pôle.
28Une des préoccupations des verriers est la pérennité de leurs fournisseurs et sous-traitants qui sont de très petites entreprises souvent bien fragiles. Les verriers dépendent de ces PME et ne sont ni prêts ni désireux d’intégrer leur activité dans leur propre société. La dépendance reste donc vraie. « On a tout intérêt à ce que eux aillent bien pour que nous allions bien » dit un des dirigeants d’une verrerie. Pourtant lorsque, lors d’une réunion organisée par un institutionnel, on apprend une difficulté chez un sous-traitant, la réaction des verriers est de deux ordres : « soit le sous-traitant est assez important pour le verrier et celui-ci pourra apporter une aide ponctuelle le temps que la PME se renfloue, soit elle n’a pas d’impact direct sur l’activité de la verrerie et personne n’aidera la PME », regrette un dirigeant laqueur. Le verdict du verrier est quasi-souverain. Il est vrai que ces fournisseurs ont souvent un problème de taille critique et leur survie ne dépend souvent que d’une personne, celle qui l’a créée et qui se bat pour la maintenir ! Leur chiffre d’affaires n’est pas réparti de façon sécurisée et beaucoup de PME de ce secteur ne vivent ou ne survivent que par un ou deux clients. Qu’adviendrait-il d’eux si ces clients venaient à les lâcher ?
UNE RELATION DE TYPE FÉODAL
29La confiance instaurée entre une marque de luxe et un verrier repose essentiellement sur les expériences partagées. La marque ne peut pas se permettre de rater le lancement d’un nouveau produit et s’adresse au verrier qui a toujours tenu ses engagements et qui anime un réseau de sous-traitants efficaces et fiables. Les relations entre les verriers et les fournisseurs sont de deux types car il y a d’une part les petits verriers qui sous-traitent le parachèvement, le sous-traitant les voit alors comme des clients et d’autre part, les deux gros verriers qui ont en interne un atelier de parachèvement, certes trop petit pour répondre à tous les besoins, mais qui font du verrier client également un concurrent pour le sous-traitant. En cas de souci de charge d’activité, le verrier remplira ses ateliers en premier. Dans sa relation avec la marque, le verrier peut ainsi jouer soit la carte du full service intégré avec la maîtrise logistique, soit la carte de la spécialisation avec l’activation d’un réseau de sous-traitants spécialisés et pointus dans leur domaine.
Un déplacement des leviers d’exercice du pouvoir
30Les paracheveurs regrettent de ne pas participer davantage aux négociations avec les marques. Les verriers sont souvent seuls face aux marques ravies d’avoir un seul interlocuteur. Lorsque les paracheveurs font évoluer une technique, ce n’est que par l’intermédiaire du verrier que la marque le sait. Des paracheveurs racontent que des verriers ont négocié seuls des projets et que s’ils les avaient interrogés ils auraient pu proposer des solutions, soit plus adaptées, soit moins chères. Ils soupçonnent clairement les verriers de vouloir absolument garder ce contact privilégié et exclusif avec les marques pour pouvoir contrôler l’activité de sous-traitance. Les paracheveurs se plaignent de cette pression alors que de leur côté les verriers se disent conciliants car liés à leurs sous-traitants :
« Le verrier, il nous raconte ce qu’il veut bien. Le plus souvent, il nous impose sa façon de voir parce que c’est celle qu’il a vendue à la marque. Des fois on aurait pu faire autrement mais voilà, on n’était pas là quand ils se sont mis d’accord. Ils veulent surtout pas qu’on s’en mêle. On dirait qu’on leur fait peur. Pourtant on saura jamais faire de verre alors ils sont sûrs de le garder leur boulot. Et tant pis si c’est plus compliqué pour nous, si c’est plus facile pour eux. J’suis pas sûr que ce soit toujours le choix le plus avantageux pour la marque. Et pour le décor, les pros c’est nous, pas le verrier. Bien sûr il en fait un peu mais ça reste marginal et c’est récent. Nous on a les astuces, on a l’habitude ».
31Une évolution se dessine peu à peu. Les marques sont de plus en plus présentes chez le paracheveur même si c’est toujours en présence du verrier. Les créateurs comme Thierry Mugler ou Jean-Paul Gaultier ont des services de développement packaging plus soucieux de mieux comprendre l’ensemble de la chaîne de production des flacons (du verre à la décoration) que des marques plus anciennes qui ont toujours eu l’habitude de travailler avec un interlocuteur unique, le verrier. Les marques commencent à réclamer les réponses de faisabilité et les analyses de risques directement à la PME de parachèvement plutôt que par l’intermédiaire du verrier. Cette évolution crée des tensions entre les verriers et les sous-traitants car elle perturbe considérablement les relations donneurs d’ordre/sous-traitants jusqu’alors établies au profit des verriers. Néanmoins si une marque appelle un sous-traitant en direct, ce dernier lui répond bien sûr directement mais avec de façon quasi systématique, une copie de sa réponse au verrier pour lui garantir la transparence qu’il exige dans les relations : « le contact direct marque et sous-traitant n’est pas bien vu ». C’est dans les cas d’urgence que la marque contacte directement le sous-traitant et elle attend donc une réponse rapide. Or les verreries sont de grandes structures et il faut quelquefois passer par trois bureaux avant d’obtenir une réponse ou attendre que l’interlocuteur visé soit sorti de sa réunion. La marque préfère alors contacter directement le sous-traitant pour avoir le conseil rapidement. Il peut alors s’agir d’une évolution dans la sérigraphie, d’un nouvel objectif de teinte décidé au dernier moment.
32Ces contacts directs ont permis aux marques de voir que les verriers ne sont pas toujours clairs sur leur réponse et qu’en cas de retard, les sous-traitants sont souvent incriminés alors que c’est chez le verrier que le retard a été pris, soit en amont dans la transmission des documents de production, soit en production en ligne. De plus, les marques, en passant systématiquement par les verriers, se privent des propositions des sous-traitants car le verrier filtre les idées qui ne l’avantagent pas.
33Le chef d’atelier d’une PME de parachèvement-décors se confie, l’air réjoui :
« Depuis quelques temps, ça remonte pas à loin, les ingénieurs des marques de luxe viennent nous voir. On leur dit que c’est avec le verrier qu’ils doivent traiter parce qu’on n’a pas envie de se faire crier par le verrier mais quand même ça fait plaisir de voir qu’ils s’intéressent à notre métier. Bien sûr on les voyait quand même pour les essais et les premières pièces mais maintenant ils viennent avant même qu’on commence et ils regardent pourquoi on a fait le choix d’un procédé ou d’un autre. Comme ça on peut leur montrer tout ce qu’on sait faire et même des trucs qu’ils ne connaissent pas. Ah les verriers y sont pas contents mais c’est pas nous qui les avons cherchés. Et puis c’est surtout les plus nouveaux sur le marché du luxe. On dirait qu’ils apprennent avec nous ».

34Quelques sous-traitants annoncent avec fierté qu’ils travaillent désormais avec des clients dits directs, c’est-à-dire sans l’intermédiaire du verrier, par exemple le groupe Interparfums regroupant quelques marques prestigieuses. Ces sous-traitants reconnaissent leur plaisir à travailler avec ces marques en direct même si les verriers leur expriment clairement leur mécontentement.
« Si on ne travaillait qu’en direct, les prix des produits complets seraient 40 % moins chers, nous dit l’un des sous-traitants, car on pourrait proposer d’autres techniques et il n’y aurait pas la marge du verrier sur notre propre travail. Mais on perdrait toutes les commandes des verriers qui représentent 80 % de notre CA. Faut pas rigoler avec les verriers ».
35Les sous-traitants se sentent dépendants mais prennent pourtant la peine de se risquer à quelques contacts en direct car l’intérêt du travail est plus grand. Les rencontres se font avec des interlocuteurs créateurs et pas seulement avec des techniciens des verriers. Il y a régulièrement des déplacements à Paris, on compte sur eux pour faire des propositions. Ils ont ainsi l’opportunité de montrer ce qu’ils peuvent faire et même de tenter des essais plus hardis : « Travailler avec des bureaux de design, c’est recevoir plein d’idées, il faut même les calmer un peu mais ça me sort des développements trop classiques », nous dit un dirigeant d’une PME de parachèvement.
« Ils foisonnent d’idées, c’est fou, alors on rêve un peu avec eux puis on les recadre techniquement mais avec un autre point de vue et ça peut donner un résultat différent. Quelquefois je me surprends à délirer avec eux et leurs idées et puis on passe au prix et là ça calme mais au moins on s’est éclaté et puis régulièrement ça donne des résultats ! »
36En décoration, les clients directs demandent essentiellement des effets spéciaux, soit sur le visuel, soit sur le toucher. Pour y répondre il faut son propre laboratoire de développement et d’essais, même si celui-ci peut être modeste. En fait, tous ces essais sont plus des astuces, des mélanges savants que de réelles innovations. « C’est de la cuisine, on ne fait que des mélanges », reconnaît un paracheveur, « nul brevet ne peut les protéger. C’est un savoir-faire avec une note d’aventure dans un petit labo ». Les sous-traitants sont dépendants des verriers du fait du volume des commandes et parce qu’ils sont incontournables dans la production du flacon mais en même temps ils doivent s’en méfier : « Si on présentait nos essais pour les clients directs aux verriers, ils pourraient les copier et les faire eux-mêmes s’ils sont équipés ou les sous-traiter ailleurs », craint l’un d’eux. Si l’élaboration du cahier des charges entre le verrier et ses sous-traitants est relativement standard, avec les clients directs, un cahier des charges spécifique est élaboré qui évolue en permanence avec, à chaque fois, un défi et une implication forte du sous-traitant. Les soustraitants reconnaissent que cette phase est extrêmement consommatrice de temps et qu’ils ne pourraient pas uniquement travailler avec des clients directs pour assurer l’activité de leur entreprise. Le verrier, dans son rôle d’intermédiaire, leur permet de recevoir des commandes déjà bien étudiées et plus facilement exploitables en atelier. « Il faut quand même remplir les chaînes de prod », reconnaît l’un d’eux. La plus-value du verrier n’est pas niée. Il transmet en effet des études finalisées à ses sous-traitants. Simplement elle semble confiner le sous-traitant dans un rôle d’exécution alors que celui-ci pourrait être davantage force de proposition et le revendique sans l’exiger.
Une stratégie organique autour d’un architecte industriel
37Le travail en direct avec des marques repose sur un intermédiaire qu’est le négociant qui va acheter lui-même le verre puis assurer la logistique entre les différents corps de métiers. Il faut en effet que les paracheveurs aient les flacons nus. Il s’adresse habituellement à un seul sous-traitant qu’il chargera de coordonner l’ensemble des interventions sur le produit tel un « architecte industriel ». De simple sous-traitant, le premier paracheveur contacté ou celui qui aura la part la plus importante dans le processus deviendra alors un donneur d’ordre pour ses collègues paracheveurs. Cette relation des sous-traitants entre eux conduit à la construction de petits réseaux de paracheveurs qui prennent l’habitude de travailler ensemble sur ce type de projet. Toujours complémentaires mais jamais concurrents ils connaissent la réactivité de leurs partenaires, leur positionnement prix, leur souplesse et leur faculté à produire ou non des petites séries. Ces petits groupes de travail sont alors amenés à se rencontrer pour construire la réponse commune puis pour suivre l’avancement des activités. Ils partagent alors quelques repas et créent ainsi des moments de convivialité d’égal à égal.
38Quand les sous-traitants de la vallée, essentiellement les paracheveurs, coopèrent entre eux, sans l’intermédiaire du verrier, on peut alors parler de stratégie organique au sens où ils deviennent des acteurs complémentaires face au marché (et non plus concurrents), même si cela reste encore souvent dans une organisation fragile avec des relations informelles et montées au cas par cas. On observe alors l’exercice difficile d’un équilibre à trouver pour ces sous-traitants entre le paradigme concurrentiel et le paradigme relationnel. La coopétition mise en œuvre dépend de l’interdépendance imposée par le contrat en cours, c’est-à-dire si l’un des sous-traitants impliqué peut atteindre ses propres objectifs au détriment des autres ou au contraire si pour réussir le contrat, les partenaires dans leur ensemble peuvent atteindre leurs objectifs propres par la coopération. Ces expériences sont encore relativement récentes dans la vallée mais il apparaît néanmoins que lorsque le sujet est abordé, il ne déclenche plus de réactions spontanément négatives, (comme cela semble avoir été le cas, aux dires des institutionnels). L’idée de coopérer avec un sous-traitant concurrent n’est plus taboue. La nécessité du marché, la demande des marques rend cette évolution dans les relations inévitable. Elle reste à organiser et ne peut reposer que si les deux protagonistes ne sont pas uniquement concurrents mais plutôt complémentaires. Chacun doit clairement afficher sa différenciation dans l’offre, sa spécialisation technologique ou son savoir faire organisationnel :
« En général on travaille quand le verrier nous le demande. Il nous donne les spécificités et on fait. C’est lui qui se débrouille pour combiner le travail des uns et des autres. Des fois on n’est même pas au courant de ce qui se fait après nous. Mais quand on travaille en direct pour une marque, on se débrouille entre nous. Alors on se voit, on s’appelle, on se rencontre même des fois directement à Paris chez la marque. On se surprend même à échanger plutôt librement avec des collègues de la vallée. On fait gaffe si on est un peu concurrent mais souvent on est plutôt à se partager les spécialités nécessaires. Aucun d’entre nous ne peut dire qu’il sait tout faire très bien. Alors chacun garde sa part et tout le monde est content ».
L’exemple représentatif du mouliste
39Si le pôle verrier tente de rapprocher les différents métiers et d’organiser des réunions de travail coopératif, il y a toujours un sentiment de méfiance qui persiste. Les échanges restent superficiels. Chacun apporte sa solution : « On apporte la solution du verre, ils apportent la solution du parachèvement ». L’inquiétude perceptible entre ces deux acteurs peut s’expliquer par la méconnaissance du comportement de l’autre. Cette relation est-elle en effet basée sur un engagement réel dans la coopération avec le souci de réussir la mission ensemble ou sur un comportement opportuniste de l’un des deux protagonistes qui consisterait finalement pour lui à réussir seul mais en s’appuyant sur l’autre ? Cette question n’a, semble-t-il, pas encore de vraies réponses dans la vallée. L’exemple du mouliste illustre parfaitement cette problématique.
40Le mouliste est capital dans le processus de création d’un nouveau flacon, dans la mesure où, la réactivité du verrier dépend énormément de la réactivité du mouliste : « On fait un flacon d’après un moule le matin, on échantillonne, on va voir le mouliste l’après-midi, il modifie son moule et on reproduit dès le lendemain ». Cela explique pourquoi les moulistes se trouvent dans un rayon géographique extrêmement proche des verriers. Pourtant les moulistes regrettent l’approche condescendante de certains verriers :
« Ils ne savent pas nous écouter. Le verrier a une vision du mouliste assez restreinte. Je comprends pas parce que le travail qu’on fait avec le verrier il est super important et il le sait. Alors pourquoi il nous prend de haut. Parce qu’il est gros ? Et nous des petits ? Oui mais eux c’est des employés même s’ils sont cadres, moi je suis le patron ! Faut vraiment que j’aime mon boulot parce que quand je les vois s’impatienter quand on retravaille un moule qu’ils attendent pour leur prod, je serais bien tenté des fois de les faire mariner. Ils sont bien contents de toujours nous trouver à côté d’eux, toujours dispos, même la nuit même le week-end. Ils en font des allers-retours, ils en passent des coups de fil pour voir où on en est. Enfin, jamais le dimanche, nous on bosse mais pas eux. Et puis des fois il faudrait juste qu’ils nous donnent toutes les infos dès le départ, on gagnerait du temps et on n’aurait pas à reprendre ».
41Le moule (après le maquettiste) est donc le maillon de départ du process de fabrication d’un flacon de qualité. C’est un métier d’outillage très pointu. Dans la très grande majorité des cas, les moules sont la propriété des marques et non des verriers. Cette organisation garantit l’exclusivité de l’utilisation du moule pour la marque. Ceci évite des procès pour détournement de biens industriels et limite les risques de contrefaçon. En fin de vie du moule ou en cas d’arrêt de production désiré par la marque, le moule sera détruit sous contrôle d’huissier. Certains moulistes de la vallée travaillent également pour la plasturgie de la région d’Oyonnax en proposant des moules pour injection plastique.
42Cette diversification a permis de lisser une activité plutôt saisonnière dans l’industrie de la parfumerie. Le moule est un des piliers majeurs de la qualité du verre, dans certains cas également de l’impression (si celle-ci est creusée dans le verre). Le moule doit en permanence être parfait. Au moindre souci, quel que soit le moment de la production, le mouliste doit pouvoir reprendre et retravailler un moule. Ceci conduit à des demandes en urgence :
« Un moule non disponible, c’est une ligne de verres qui s’arrête, c’est un four qui chauffe à vide, c’est un paracheveur qui attendra ses verres et donc verra son planning d’activités décalé, c’est une marque mécontente si l’ensemble du réseau n’arrive pas à compenser le retard dû au retravail du moule ».
43Lorsqu’il y a un souci sur le moule, la négociation sur le prix pour la reprise technique du moule n’est même pas entamée. Le prix est fondé sur le temps passé et le verrier a suffisamment confiance en son mouliste, avec lequel il travaille parfois depuis longtemps. Et pourtant le mouliste souffre d’un manque de reconnaissance par les verriers :
« Dans notre métier, c’est toujours de plus en plus urgent ! À Paris, ils réfléchissent, ils créent comme ils disent, et nous après on court, nuit et jour, week-end inclus. Il faut dire que chez nous on fait des moules très compliqués, très sophistiqués. C’est notre spécialité. C’est gratifiant quand on voit les collections qu’on a sorties. Mais ça demande du travail alors qu’en fait on est de plus en plus bousculé sur les délais. Avant, ils étaient plus souples mais maintenant qu’il y a de plus en plus de nouveautés et bien ils se sont durcis, ils veulent toujours de la perfection mais avec des exigences de plus en plus dures aussi bien en prix qu’en délais. Forcément à un moment ça coince. Heureusement qu’on n’est pas beaucoup à savoir faire. En plus, on n’est plus reconnu comme avant. Avant on était comme des joailliers, maintenant ils nous prennent pour des usineurs. Avant les relations ça se passait bien. Maintenant on peut pas dire que ça se passe mal. Disons qu’il n’y a plus de relations ».
Un problème d’asymétrie différemment évalué
44Le barrage des verriers est un frein à une véritable coopération entre les marques et les sous-traitants : « La commande qui arrive du verrier est le fruit d’échanges techniques, d’une collaboration avec la marque dont nous ne récoltons que le résultat à produire sans en avoir été acteurs ». Cela permet certes d’avoir des commandes spécifiées mais empêche d’avoir tout échange sur le devenir des marques, leur vision de l’évolution du marché. En conséquence, les sous-traitants travaillent uniquement sur le court terme sous ordre des verriers. « C’est une relation de type féodal », disent quelques dirigeants de PME. « Aucune menace directe n’est jamais formulée », reconnaissent les paracheveurs, « mais des sous-entendus, des sourires font comprendre qu’on est à leur merci ». Le pouvoir du verrier sur son sous-traitant est exercé par sa capacité à fournir ou non du travail au sous-traitant. Sa domination n’est certes pas complètement absolue et coercitive mais plutôt exprimée par suggestion et conforte l’idée que le sous-traitant doit pour s’émanciper, se spécialiser dans une niche (technologique ou organisationnelle) très pointue et se rendre quasi incontournable. Le pari sera alors de savoir préserver cette avance. Le déséquilibre provient du nombre différent d’interlocuteurs. Les verriers sont peu nombreux et chacun représente une part importante du chiffre d’affaires des sous-traitants alors que les paracheveurs sont nombreux, tous fragiles et donc plus dépendants. S’ils perdent face à un verrier, beaucoup risquent le dépôt de bilan. À l’inverse, s’il perd face à un sous-traitant, le verrier a la latitude de se tourner vers d’autres sous-traitants.
45Selon les paracheveurs, les verreries sont des structures très lourdes, difficiles à faire bouger et malgré les nombreuses procédures mises en place pour rationaliser l’activité, ils déplorent des retards fréquents de livraisons, des pertes régulières de documents de référence comme la panoplie de défauts ou l’objectif de teinte, bref beaucoup d’obstacles à une organisation optimisée du flux. On observe aussi un problème d’asymétrie dans l’accès aux décideurs car dans les grands groupes, comme les verriers, les interlocuteurs sont des intermédiaires issus de la hiérarchie de l’entreprise alors que dans la PME, c’est le plus souvent le dirigeant lui-même qui gère les interfaces.
46Paradoxalement, lorsque l’on interroge les verriers, ils estiment avoir des relations d’égal à égal avec leurs sous-traitants. Ils disent qu’ils se connaissent tous bien car la vallée n’est pas grande et que comme la qualité de leur offre globale dépend non seulement du verre mais également du parachèvement, ils travaillent avec les PME en parfait accord. Ils affirment qu’ils ont une éthique qui se traduit dans les prix, qu’ils respectent la valeur travail et les relations humaines. Ils reconnaissent qu’ils sont dans la position de transmettre aux PME la pression que les marques exercent sur eux mais qu’à chaque fois, ils expliquent le cadre et l’environnement des contraintes imposées. Ils ne comprennent pas pourquoi les paracheveurs croient toujours être complètement dépendants notamment des deux plus gros verriers. Les deux autres verriers sont dans une position moins asymétrique car même s’ils sont les donneurs d’ordre, ils sont d’une taille très petite et donc pas plus confortable, voire moins confortable, en terme de trésorerie ou de polyvalence. Ils pensent que cela les rapproche des autres paracheveurs puisqu’ils partagent les mêmes difficultés et qu’ils ont alors intérêt à se soutenir mutuellement.
Une incitation à innover
47Les paracheveurs reconnaissent que les verriers les poussent quelquefois à innover sans avoir connaissance de l’évolution du marché, sans savoir si ce sera une vraie tendance ou simplement un effet mode. Avec l’accélération du rythme des lancements de nouveaux produits, l’ensemble des acteurs de la vallée se voit contraint de coopérer pour répondre rapidement à la demande. Mais l’asymétrie des compétences pour manager l’innovation et savoir se protéger fait craindre aux PME de se voir déposséder de leur apport ou encore de ne pas profiter de retours à la hauteur de leur contribution.
« L’origine c’est la demande du client, c’est évident mais quelquefois elle est à peine audible. Ça leur semble toujours facile, ils ne se doutent pas que leur demande exprimée la plupart du temps par des qualificatifs esthétiques se traduit par des changements pas seulement mineurs dans nos process ou les matières premières qu’on utilise. Des fois, nos essais ça marche pas pour la demande mais on garde l’idée pour une autre fois, c’est aussi comme ça qu’on avance. Mais je ne suis pas certain que tout le monde se rende compte des efforts, surtout quand le verrier revient sans cesse en disant que la marque a changé d’idée. On veut bien innover mais pas pour rien et pas toujours sans pouvoir aller jusqu’au bout ».
48Quelques PME structurées font de la R & D avec un service interne dédié à l’amélioration des process toujours dans le souci de gain de productivité ou pour répondre à des demandes clients. Mais la plupart des PME de la vallée tenues par des autodidactes, peu enclins à l’anticipation mais plutôt à une réactivité, d’ailleurs jugée excellente par les clients, travaillent sur le court terme : « Ma longue expérience auprès des machines me transforme en professeur Tournesol », dit un des dirigeants rencontrés,
« C’est comme ça que m’appellent mes grands enfants quand ils me voient bidouiller dans l’atelier. Ça conduit quelquefois à des innovations très pratiques et opérationnelles sur mon propre site mais dans l’ensemble, ça reste du bricolage, c’est un métier manuel où il faut être astucieux ».
49« Je suis pas un innovateur », dit un autre,
« Mais je sors des trucs, des arrangements, des ruses, des combines et parfois on les reproduit et ça devient des nouveaux process, je sais pas si on peut appeler ça de l’innovation mais en tous cas bien souvent ça fait gagner du temps ou ça solutionne bien des problèmes. Faut pas avoir peur de mettre la main à la pâte. J’ai des ouvriers, ils ont le truc, on rencontre un problème, ils s’y penchent et d’un coup ils proposent une solution. Ils savent pas toujours le traduire mais ils le font. Alors je les observe et on en fait une astuce reproductible ».
50Il arrive même que certaines innovations soient le fruit d’une découverte faite au hasard, voire d’une erreur de mélange ou de manipulation. Plusieurs exemples sont évoqués lors des entretiens. C’est le cas dans la fonderie qui a permis de faire un matériau plus performant en transformant un défaut en une qualité. C’est également le cas chez un décorateur qui par erreur a fait un mélange inattendu de couleurs et de matières qui a donné un rendu très apprécié des clients. Si peu de brevets sont déposés à cause d’une procédure trop longue, d’un coût trop élevé, et d’une exposition automatique alors qu’il faut rester dans la confidentialité puisqu’il s’agit de créations, plusieurs enveloppes Soleau (produit de l’Institut National de la Propriété Industrielle) sont issues de la vallée. Cette formule extrêmement simple et peu coûteuse prouve l’antériorité de la découverte.
51Les PME prennent conscience qu’elles ne peuvent plus vivre uniquement sur leurs acquis qui reposent sur une réputation de très haute qualité. Elles savent qu’elles doivent apporter une plus-value systématique, celle de l’offre globale et originale. Ceci se traduit par la mise en place petit à petit de laboratoires au sein même de quelques PME pour tenter des offres inattendues. Le degré de motricité possible pour une PME de la vallée réside en sa capacité à se positionner sur une niche technologique. Alors que les PME de la vallée avaient pris l’habitude de travailler dans le secret, on les voit peu à peu s’autoriser des échanges et envisager une coopération pour l’innovation. Le rôle des institutionnels est alors prépondérant pour rassurer les partenaires possibles quant à la nécessité d’établir des relations étroites sur de l’inconnu et de l’imprévisible.
52Au sein des grandes verreries de réelles structures de R & D existent avec des personnes formées. Ces structures sont complètement protégées et fermées à l’extérieur, même aux sous-traitants. Les responsables des verreries admettent néanmoins qu’ils ne font pas véritablement de la très haute technologie mais plutôt des challenges techniques pour répondre aux demandes des clients marques.
Le savoir-faire ensemble pour une offre globale et originale
53Le flacon est bien le cœur de métier du verrier. Mais pour répondre aux besoins de la marque, il doit offrir un service complet, c’est-à-dire proposer en amont le moule adapté et en aval le parachèvement nécessaire pour livrer des produits finis prêts à être conditionnés, c’est-à-dire remplis. Certains verriers disposent en interne des différents métiers nécessaires mais rarement en capacité suffisante, d’autres doivent complètement sous-traiter. Les degrés d’intégration sont différents. Dans tous les cas, le niveau de service très élevé exigé par les marques est assuré à la fois par la qualité et par la réactivité. Dans la vallée, la notion de service complet est un atout fort.
54Cette offre de service complet repose, pour les plus grandes des PME (au-delà de 80 personnes), sur leur organisation interne. Chaque affaire commerciale est considérée comme un projet dans lequel tous les acteurs de l’entreprise sont impliqués. La chaîne logistique de l’entreprise est orientée sur l’affaire. La solution proposée est collective, du technicien au commercial, aux méthodes et peut s’étendre à d’autres partenaires le plus souvent implantés dans la vallée. On a ainsi une chaîne logistique étendue hors de la frontière de l’entreprise en réponse à une demande de plus en plus pressante en termes de délai et de service complet. La gestion des interfaces est essentielle. En plus de savoir faire et de savoir faire-faire, l’entreprise doit savoir faire conjointement. Dans une réponse commune à un projet, les sous-traitants de la vallée, pour piloter cette chaîne logistique aux frontières multiples, s’organisent autour d’un soustraitant parmi eux à qui ils acceptent de confier la gestion du savoir faire ensemble. Cette entreprise-pivot qui jusqu’alors était systématiquement un verrier, peut désormais être un sous-traitant.
55Les paracheveurs ont tous leur spécialité (sablage, sérigraphie, etc.) mais afin de fournir également un full service, ils acceptent de faire d’autres types de décor si le plus gros du travail leur est confié. Par exemple, un client fait appel à un paracheveur spécialiste du sablage et lui demande de faire en même temps la partie sérigraphie. Si le soustraitant n’a pas en interne la compétence pour faire, il proposera à son client de travailler avec un partenaire de la région qui ne sera pas un concurrent mais qui permettra une offre globale régionale et même une offre complète issue d’un seul et même pôle. Il faut décharger son client des questions logistiques. En effet, les pratiques industrielles contemporaines font du sous-traitant de moins en moins un exécutant de directives précises mais plutôt un « architecte industriel » avec une nouvelle démarche de modularisation qui consiste à proposer des sousparties complètes. La plus-value dans la Vallée de la Bresle est non seulement la maîtrise technique des process, la capacité à être réactif mais aussi la notion du service complet que la modularisation exige. La vallée s’appuie sur un réseau de sous-traitance. Les institutionnels en place et notamment l’association Glass Vallée cherchent à renforcer cette offre collective car la négociation ne repose plus sur une simple transaction marchande mais sur un apprentissage commun pour une offre commune.
56Les sous-traitants ne pourront travailler ensemble que s’ils sont complémentaires et « uniquement complémentaires », précisent les personnes interrogées :
« Ça réduit considérablement les possibilités car pour la plupart on est des concurrents. On peut rêver mais on a besoin de clients et il y en a de moins en moins, donc pas question de se les faire chiper. Dans le business, la confiance ça n’existe pas s’il y a risque de perte d’un client. Bien sûr on se dit entre nous, OK je te dépanne, je te prends pas le client mais quand le lien est fait… Pour peu que le climat passe bien entre le client et mon partenaire, personne ne les empêchera de se rappeler en oubliant de me mettre dans la boucle. Alors j’évite de faire appel à des boîtes qui pourraient prendre mon job. Les temps sont durs pour tous. On a des ouvriers à payer, une famille à nourrir. On n’a rien de trop alors on peut rien perdre ».
57Les verriers ont tenté dans les années 1980 de sous-traiter en Pologne le parachèvement. Nouvel entrant dans le métier, la Pologne avait alors des matériels plus performants car plus neufs. Pourtant, petit à petit les verreries sont revenues dans la vallée car au-delà de la technique il y a dans ces métiers un savoir-faire humain, un continuum qualité qu’ils n’ont pas pu trouver là-bas, « en tous cas pas encore », précise un de nos interlocuteurs. L’évolution vers un service complet a favorisé un recentrage sur les acteurs de la vallée.
58La confiance, pour répondre à une demande nouvelle d’un client, est fragile car elle repose sur des prévisions et nécessairement sur une prise de risques. Il faut donc avoir une bonne image du partenaire pressenti, que ce dernier ait une bonne réputation pour qu’une coopération soit envisageable. Dans ce territoire historique qu’est la Vallée de la Bresle, la possession d’informations des uns sur les autres est en général suffisamment riche pour qu’une légitimité relationnelle permette ou non la confiance. Les liens personnels entre les acteurs, la dimension sociale et les processus informels de la vie dans la vallée sont autant de signaux qui permettent à chacun de se forger une opinion.
Quelques rares tentatives de diversification
59Quelques entreprises de parachèvement ont tenté des diversifications pour diminuer leur dépendance aux verriers. Elles se sont adressées aux métiers de l’Art de la table. Elles ont rencontré deux obstacles majeurs : le niveau des prix et les quantités à produire. En effet, le travail en cosmétique de luxe exige un très haut niveau de qualité, une précision dans les moindres détails et les prix sont en phase avec cette exigence. De plus, les domaines très industrialisés demandent des productions de masse rapides et même si le secteur de la cosmétique ne peut pas être défini comme complètement artisanal, il reste cependant à un niveau industriel incompatible avec de gros volumes. Au début des années 2000, lorsque les commandes se faisaient rares, quelques décorateurs se sont tournés vers le plastique mais depuis que les volumes en verre ont retrouvé un niveau satisfaisant, ils ont vite arrêté car même si les techniques de base sont les mêmes, la mise en œuvre diffère et conduit à des difficultés importantes. « La vallée, c’est le verre, ça ne sert à rien de prendre le métier des autres, on était dans une passe difficile mais c’est pas un choix délibéré de diversification », confie un décorateur.
60À l’opposé le métier de mouliste qui est un métier d’outilleur classique permet une diversification car il s’agit de productions quasi uniques. Le moule pour le luxe nécessite un niveau de définition tel que les moulistes de la région ne se diversifient que dans des secteurs qui réclament un degré de finesse et de qualité pointu à forte valeur ajoutée : aéronautique et ferroviaire essentiellement. Cette stratégie de diversification répartit l’activité entre des marchés qui fonctionnent sur des termes plus ou moins longs. Ainsi, le flaconnage de luxe est toujours dans la précipitation quasi non planifiable alors que les secteurs du transport sont des marchés à très long terme. Cette visibilité réduit l’activité en dents de scie, sans complètement l’annuler puisque 85 % du chiffre d’affaires repose toujours sur le flaconnage de luxe. De plus, le métier de mouliste de haut niveau est recherché à travers le monde et cela permet une diversification de clients au niveau international (États-Unis, Mexique, Afrique du Sud).
61Les verriers rencontrés dans la vallée expliquent que dans les salons professionnels on voit régulièrement des stands tenus par des pays low cost comme l’Inde ou les pays de l’Est, proposant des échantillons de très bonne qualité. Cette vitrine peut inquiéter. Cependant, des essais avaient été faits sur de plus grandes quantités, que ce soit en verrerie ou en parachèvement et les problèmes qualité étaient alors apparus. Les conséquences sur les prix étaient largement supérieures aux gains escomptés par la négociation commerciale du départ.
62En fait, les grands groupes qui font toutes sortes de flaconnage ont délocalisé les productions des marchés de masse et bon marché en Chine ou en Russie essentiellement et ont conservé sur leurs sites de production français le très haut de gamme. Même si ceci a permis de renforcer l’image de la vallée sur le luxe, cette délocalisation des volumes a laissé une grande capacité de production disponible et y a donc accru une concurrence. Les sites français se sont spécialisés dans le très haut de gamme et n’ont donc plus de gros volumes à proposer à des sous-traitants dont la valeur ajoutée est la main d’œuvre expérimentée. Cette activité très pointue est difficilement délocalisable du fait de la difficulté d’apprentissage et de l’accès délicat aux connaissances sur des savoirs-faires construits à travers les siècles. Cette spécialisation qui les protège n’a été possible que parce que le capital humain de la vallée y est attaché et que les différents acteurs adoptent peu à peu un comportement collectif approprié.
Une très faible qualification mais un talent artisanal reconnu
63Si les verreries sont des groupes de relativement grande taille, allant jusqu’à près de 2 000 salariés, les autres fournisseurs sont tous des petites, voire très petites entreprises allant de l’individu isolé à moins de 300 employés. Pour la plupart, leur légitimité repose sur leur longue expérience.
64Le niveau de qualification est faible dans la vallée mais le personnel affiche une longue expérience et un talent artisanal reconnu. Il n’y a pas d’école spécifique pour ces métiers. Actuellement, la population vieillissante conduit à un renouvellement des employés, les jeunes qui arrivent sont un peu plus diplômés. Chez les verriers : « Nous essayons au maximum d’avoir des personnes qui ont un BEP ou un Bac pro, voire un BTS ». Ces profils sont souvent difficiles à trouver car les conditions de travail sont difficiles. Il fait très chaud et le site est très bruyant. Les horaires sont lourds avec un travail en 3 × 8, donc de nuit, y compris samedi et dimanche, sept jours sur sept. Les exigences des marques sont toujours urgentes : « C’est une chose qui est assez difficile à trouver, les gens qui veulent… qui acceptent de travailler dans ces conditions ». Les responsables interrogés disent que malgré leurs diplômes, les jeunes ne connaissent pas le métier :
« Quand les jeunes arrivent dans l’entreprise, la formation sur le tas reste importante. S’ils savent faire un flacon à peu près correctement, ils n’ont aucune notion de ce qu’est la productivité et quand on leur demande de faire vite, c’est systématiquement au détriment de la qualité. Ce n’est qu’après plusieurs mois, voire après quelques années d’expérience qu’ils parviennent à combiner le savoir-faire et la rapidité d’exécution ».
65Même si les métiers de décor sont moins difficiles en terme de conditions de travail que chez le mouliste ou le verrier, c’est un métier qui reste complexe car il demande de connaître plusieurs techniques : organiques, émaux, toiles.
66Un des moulistes développe depuis longtemps une politique de formation interne poussée dépassant très régulièrement le quota d’heures de formation préconisé par la législation. Ceci a permis d’assurer un savoirfaire et une reconnaissance visible par les clients. Ce choix a conduit l’entreprise à être à une époque « le pourvoyeur de personnels formés dans la région ». Ce vol de personnel ne favorise pas la coopération entre dirigeants qui se méfient et craignent de perdre leurs meilleurs éléments. Un laqueur fait le même constat et se plaint d’avoir été « l’université du laquage ». Les formés sont partis dans la concurrence ou chez les verriers avec les avantages salariaux des grands groupes. D’autres ont créé leur propre entreprise et sont ainsi devenus des concurrents.
67Dans la fonderie, le problème de la formation est également évoqué. Il existe certes des CAP de fonderie dans la région mais il semble que ce soit systématiquement les moins bons élèves qui soient aiguillés vers ces disciplines : « Puis de 14 à 16 ans, les jeunes perdent leur temps et s’ennuient alors quand on les récupère… y a du boulot pour les mettre au boulot ! Et s’ils restent c’est vraiment qu’ils ont envie de rester car c’est dur ! » nous dit un des fondeurs. Un des verriers tient à préciser qu’autrefois, « si un enfant faisait un peu d’études, on le voyait mouliste, s’il était un peu moins doué, il devenait verrier, et s’il était franchement bête, on le mettait à la fonderie ! ».
68Chez les paracheveurs, le personnel sur ligne est essentiellement féminin car le travail requiert de la dextérité, de la vitesse et de la précision et que les femmes acceptent les postes sans qualification. Une très grande majorité d’hommes entretiennent les machines. Ils sont eux diplômés car le travail repose sur la bonne marche des machines qui, exposées à énormément de poussières et de fines particules, sont fragilisées. Il s’agit de formations niveau CAP/BEP en tourneurs/fraiseurs ou électromécaniciens avec une nette progression vers la commande numérique plus attractive pour les jeunes. Pour le reste de l’activité « c’est un travail essentiellement d’ouvrier, de manœuvre mais du fait du secteur, ça devient un métier », nous dit un chef d’atelier. Un sableur peut par exemple être formé en trois semaines mais un sableur autonome sur sa machine, assurant un contrôle qualité en ligne adapté au secteur du luxe demandera plusieurs années. Quelques échanges sont évoqués entre les paracheveurs et le lycée technique d’Eu (Haute Normandie). Un CAP de Fondeur d’Art unique en France y est proposé. Mais avec un système de formation peu développé et en l’absence d’une recherche locale adaptée, la vallée souffre d’un manque de dynamique régionale des savoir-faire :
« C’est l’expérience et le savoir-faire qui leur donnent une qualification. La prise de conscience de travailler pour le luxe et le sens de ce qu’est un très haut niveau de qualité ne sont pas innés. Faire comprendre qu’un bon produit et même un très bon produit, ça ne suffit pas pour le luxe, ça prend du temps. Par exemple, lorsqu’une série de flacons passe en sablage, il faut avoir un œil suffisamment expérimenté pour voir que le réglage de la machine a fait un manque sur le flacon. Dans la poussière et la vitesse de production, cela ne semble pas si évident à voir d’autant que le sablage se fait ton sur ton. D’ailleurs, lorsqu’un employé débute et qu’il est en phase d’apprentissage, il y a toujours une phase aléatoire qui montrera si cette personne saura ou non assurer le métier. En effet le mélange chimie et mécanique sur un support non maîtrisé qu’est le verre, nécessite une finesse d’appréciation que tous n’auront pas ».
69Les chefs d’entreprise ne sont en général pas plus formés à leurs missions. S’ils connaissent parfaitement les rouages techniques de leur société, ils n’ont quasiment aucune formation en gestion, en organisation. Leur parler formation relève du défi ! Comme les chambres de commerce, Seine Maritime Expansion préfère donc parler de « clubs des chefs d’entreprise » plutôt que de formation. L’arrivée de quelques cadres issus d’autres secteurs comme l’automobile permet peu à peu de remédier à ce déficit. Mais la plus grosse lacune de ces PME est le niveau d’anglais des commerciaux et des dirigeants. Les tentatives à l’export ont été bien souvent des échecs faute de pouvoir échanger correctement. Si quelques institutionnels ont tenté au début de les accompagner, lorsqu’il a fallu se débrouiller seuls, ils ont perdu des marchés. Avec 75 % du CA de la vallée à l’export, les sous-traitants sans les verriers ne pourraient plus communiquer avec leurs clients. L’anglais, seul lien avec le monde économique externe à la vallée est un élément de plus qui les rend dépendants des verriers. Le dirigeant de PME de la vallée (surtout pour les entreprises familiales) est assimilable à un artisan. Il se focalise davantage sur les aspects techniques et semble moins soucieux des problématiques stratégiques. On trouve dans la vallée davantage de dirigeants traditionnels axés sur leurs métiers que de dirigeants-entrepreneurs orientés vers l’environnement, même si peu à peu une évolution est perceptible notamment au fur et à mesure des renouvellements.
Le paradoxe d’un engagement consciencieux et d’un absentéisme affligeant
70Lorsque l’on rencontre quelques personnes dans les ateliers, l’ambiance est dite bonne. Les conditions de travail (hors fonderie et verreries) sont plutôt agréables avec des locaux assez spacieux, en général propres et ordonnés, plutôt clairs. Seul le bruit est marquant lors des visites. Les organisations mises en place avec des chefs d’atelier ou des dirigeants très présents sur le terrain conduisent à une proximité très forte et très régulière de la hiérarchie et donc un partage sur le tas des difficultés rencontrées au fur et à mesure qu’elles se présentent. Aucun anonymat dans l’entreprise, tout le monde se connaît avec de nombreux liens familiaux. La majorité des employés habite dans le village ou aux proches alentours, le personnel reste très longtemps. « À part quelques rares individus clairement identifiés, les relations patrons-ouvriers sont tout à fait correctes » selon les dires des deux parties. Les échanges sont constructifs, la mise en place des 35 heures a été faite avec beaucoup de discussions mais les accords ont été trouvés sans conflits sociaux majeurs et ont abouti à une base de quelques semaines travaillées sur quatre jours au lieu de cinq. Conscient des enjeux de réactivité et des exigences qualité dues au milieu du luxe, le personnel permanent est consciencieux et s’applique sur son travail en atelier. Les dirigeants leur reconnaissent la volonté de bien faire, de répondre aux exigences du métier. En revanche, le taux d’absentéisme y est extrêmement élevé. La région dieppoise est l’une dont le taux de maladie est le plus élevé en France. Pour faire face aux aléas de l’activité, les chefs d’entreprise font appel à des intérimaires qui sont d’ailleurs des fidèles déjà formés aux postes où on les place. Mais le taux d’absentéisme chez les intérimaires est également particulièrement fort lorsque la météo est favorable. « Quand il fait beau, ils vont à la plage ! Heureusement cette année on a un été pourri, car on a pas mal de commandes à traiter » ajoute un laqueur.
La transmission : la famille est favorisée
71Alors que l’ensemble des chefs d’entreprise se plaignent des conditions de plus en plus difficiles de leur métier, d’une gestion du personnel de plus en plus lourde, de recommandations environnementales de plus en plus contraignantes, la grande majorité tente néanmoins de transmettre l’entreprise à sa descendance ou l’a déjà reprise de ses aïeux. Souvent la gestion est partagée par une fratrie. Chaque frère et sœur occupe une responsabilité bien distincte, le développement technique pour l’un, la production pour l’autre, l’administration pour une autre. Le père peut rester propriétaire ou président d’une holding familiale même s’il a lâché les rênes de l’entreprise. On observera que la place de la mère reste très secondaire dans ces montages. Pour beaucoup, elles ont travaillé dans l’ombre sans être nécessairement déclarées officiellement. Certains membres d’une même famille peuvent même être amenés à gérer une entreprise en concurrence directe (avec celle de son frère, de sa sœur, de sa cousine ou de son beau-frère). De par sa longue histoire, on peut trouver dans la vallée quelques dynasties entrepreneuriales, avec un processus de transmission rodé et une socialisation précoce du repreneur repéré dans la famille et introduit dans un réseau déjà maillé. « C’est pas Dallas ici mais c’est quand même une sacrée saga familiale », confie l’un des gérants d’entreprise.
« Ça peut s’expliquer par l’histoire de la vallée et la création des entreprises depuis plusieurs décennies avec la tradition familiale de toujours avoir un membre du clan à la tête de la PME. La descendance ne doit pas décevoir et dans le village à la tête de telle entreprise, c’est telle famille ! »
72Quelques rares chefs d’entreprise disent clairement faire grandir leurs enfants avec l’idée qu’ils ne reprendront pas l’entreprise, les encourageant à faire des études et à aller travailler dans les grands groupes. « Les enfants ne reprendront pas la boîte, mon mari ne veut pas » dit une des femmes interrogées, épouse du chef d’entreprise et secrétaire à mi-temps dans l’entreprise. « C’est trop compliqué, si on perd un client, la boîte croule, renchérit le mari, en plus il faut gérer le personnel, avec toutes les frictions que ça occasionne ! On n’est jamais vraiment en vacances. Même quand on arrive à s’éloigner, il y a toujours des soucis à gérer à distance », complète-t-il.
« Vous savez, la phase de création de l’entreprise puis sa phase d’expansion ont été des moments forts, très chargés mais des espaces de bonheur et d’épanouissement, un travail passionnant. Aujourd’hui avec les réglementations, les normes, et la gestion du personnel, le quotidien est très lourd dans un climat souvent pesant, alors si vous me trouvez un acheteur, je vends ! »
73La transmission à un tiers a connu plusieurs succès dans la vallée. Elle nécessitait une confiance entre le cédant et le repreneur mais également une confiance entre le repreneur et l’environnement interne et externe de l’entreprise. Or, bien souvent dans la vallée, quand une transmission familiale n’est pas possible, un des salariés de l’entreprise la reprend avec une légitimité métier et l’affichage d’une réussite sociale par le passage du statut d’employé à celui d’entrepreneur, statut valorisé dans le SPL.
Qualité infaillible et aléas absorbés
74L’ensemble du personnel a conscience du niveau de qualité très élevé demandé par les clients. « Nous avons un personnel qui connaît parfaitement les exigences de la qualité demandée par la parfumerie, et il y a vraiment un esprit qualité dans l’entreprise » assure un dirigeant de PME. Elle est possible grâce à une connaissance précise de tous les corps de métiers qui vont intervenir sur le produit même s’ils ne sont pas exercés sur le site mais chez des sous-traitants complémentaires.
75Les artisans ont une vision globale du métier et affirment qu’ils ont « vraiment besoin d’une compétence très transversale sur tous les procédés qui touchent [leur] métier ». Cette connaissance permet de réagir efficacement lorsque survient un aléa de production en interne ou en externe : « La société est très réactive et ça c’est une vraie compétence et un gage de qualité ». Si la négociation sur les prix est dure, celle sur les délais l’est encore plus entre les verriers et les sous-traitants de verriers. Ces derniers se plaignent presque tous de devoir absorber les dérives du verrier : « On est le vase d’expansion des verriers ».
« Les grandes marques sont dans une politique de juste à temps. Les équipes marketing des marques sont des gens stressés qui ne se décident qu’au dernier moment, qu’on doit pouvoir laisser hésiter, car toujours en doute par rapport à leur création. Nous, les fournisseurs, on n’intervient qu’au tout dernier moment quand la limite extrême est atteinte pour leur dire qu’il faut maintenant décider sinon on tient plus ! C’est souvent un moment douloureux avec une décision à l’arrache pour la marque mais faut bien qu’on commence à produire. On a toujours l’impression d’être celui qui dérange dans la création mais comme on sait que finalement faudra produire pour une date fixe, y a pas le choix. Et puis j’suis pas sûr qu’en leur laissant plus de temps ils feraient mieux. Des fois, on sait pas trop si le retard ne vient que de la marque ou si le verrier lui aussi a pris un peu de retard qu’on récupère. Et quand on cumule les deux, ça fait mal ».
76Le résultat attendu par la marque doit absolument être tenu, aucune dérive n’est acceptable. Les contrôles se font en fonction d’une panoplie de défauts et d’un Niveau de Qualité Acceptable (NQA) tous deux définis dans le cahier des charges. D’une marque à l’autre ce sont les grilles qui diffèrent. Quand la production est assurée en parfait accord avec le cahier des charges, le service emballage et le transport prennent le relais. Les produits sont fragiles et doivent donc être protégés. Les sous-traitants ne stockent en général pas les productions mais les chargent directement dans des semi-remorques accostés à leur quai. Les démarches qualité sont rarement formalisées par des certifications officielles comme l’ISO 9001. En effet, la certification est jugée beaucoup trop chère, trop lourde. En revanche, la plupart des sous-traitants sont en assurance qualité avec les verriers. Ceci signifie qu’ils répondent à un cahier des charges très précis et à des audits clients très réguliers. Un contrôle presque à 100 % permet en interne de détecter les anomalies et de ne pas les exporter chez le client. La recherche permanente d’amélioration est elle-même une source d’innovation orientée qualité pour le client. Il y a une quasi-absence de litiges devant les tribunaux. La réputation est le fond de commerce de la Vallée de la Bresle et chacun cherche toujours à trouver un accord en cas de difficultés. Ce sont d’ailleurs les rares cas d’entraide entre PME concurrentes qui, plutôt que de souffrir de la mauvaise image d’un concurrent qui pourrait se propager sur l’ensemble de la vallée, finissent par s’entraider. Les sous-traitants sont presque otages les uns des autres lorsqu’il s’agit de préserver l’image globale de la vallée.
« Au-delà des coûts, la dévaluation de la marque impliquée dans un procès incite dans l’extrême majorité des cas à un règlement à l’amiable. De plus, les mécanismes de réputation, dans un “petit monde où tout le mode se connaît” créent souvent des incitations plus fortes à l’engagement coopératif que la menace d’un arbitrage juridique. Les contrats fournissent ainsi une base de discussion et de négociation pour les partenaires au fil du projet. En ce sens, ils apparaissent bien comme des “poteaux indicateurs”, et la consolidation ou la préservation de la réputation, “vitrine” ou “image publique” de la firme, un puissant mécanisme de respect et de leur exécution » [Huet, Darène, 2005].
77Pour éviter tout conflit avec le verrier, la plupart des sous-traitants se sont organisés pour pouvoir apporter la preuve que chez eux, à la sortie de leur site, le produit était conforme. Ceci se traduit par des prélèvements systématiques et stockés par lot de production, par l’archivage de tous les documents logistiques du transit dans l’unité, des documents attestant de l’autocontrôle. Lorsqu’il s’agit d’une nouvelle série, la validation au démarrage est faite par les propres services qualité des verriers qui viennent sur le site du sous-traitant. La confiance est donc proclamée mais les faits et les précautions prises montrent que rien n’est laissé au hasard.
78Du fait du niveau de qualité requis très élevé pour les marques de luxe, certains verriers font appel à des sociétés de triage qui sont en fait des sociétés de main d’œuvre qui font une deuxième, voire une troisième sélection des flacons produits. La plus-value de ces sociétés tient à leur capacité à rendre très vite disponible de la main d’œuvre, y compris le week-end et la nuit. Malgré des machines de tri assez précises, la qualité exigée dans l’industrie du luxe est telle que la main et l’œil humains restent indispensables. Pourtant les progrès des systèmes de contrôle par caméras intelligentes font peur.
Relations professionnelles : les redoutables acheteurs
79Ces vingt dernières années ont été marquées par une concentration très forte des marques de parfumerie de luxe dans des groupes internationaux qui a durci la logique commerciale. Les clients sont de moins en moins nombreux mais de plus en plus gros avec dans leurs effectifs des professionnels spécialistes de leur fonction. Lorsqu’un acheteur d’une marque de parfumerie vient négocier, il vient au nom du groupe, même si finalement il n’achète que pour une seule marque. Si le fournisseur ne peut répondre à la demande sur une marque, ce sont les marques du groupe entier qu’il risque de perdre.
80Le contact entre la marque et le verrier se fait à travers des acheteurs pour qui l’objectif – et donc la base de leur évaluation annuelle – est le délai de retour sur investissement et la baisse des coûts. Ainsi, un dirigeant de verrerie regrette :
« Les acheteurs dans les marques sont en général de jeunes cadres dynamiques, ambitieux, peu attachés aux fournisseurs et qui espèrent à travers des coups sur les coûts profiter d’une promotion rapide. Leur fonction d’acheteur terrain n’est pour eux en général qu’un passage obligé dans une carrière prometteuse ».
« Les grands groupes, on les appelle les “lessiviers”, en référence à Procter & Gamble, ils ont mis en place sur Internet un système d’appels d’offres avec enchères inversées qui ne favorisent absolument pas les relations humaines et rendent le travail de plus en plus anonyme ! C’est à celui qui proposera le plus pour le moins cher, y en a toujours un qui s’avance ! Où est la qualité de l’échange dans tout ça ? Où sont les hommes ? Quand y a problème, on nous appelle au secours. L’acheteur, il y connaît rien, il tire sur les prix et comme on a faim, on ne peut pas toujours l’envoyer promener, on finit par dire, OK on va y arriver et alors là, grand sourire de l’acheteur qui nous dit qu’il savait bien qu’on pouvait aller loin ».
81L’exigence du très haut de gamme et le développement technique pointu requièrent, après la négociation de départ très mercantile, de vrais contacts métiers et des rencontres professionnelles car le projet va continuer d’évoluer au gré des changements des créateurs.
82Sur le modèle des industries automobiles, les marques de luxe auditent très régulièrement leurs fournisseurs. Les services qualité très présents dans ce secteur d’activité ont mis au point un système de short-list (ou référencement) élaborée en fonction de la réputation de l’établissement sur le plan technique mais aussi sur les plans logistique et commercial. Il faut produire dans la meilleure qualité, dans les délais les plus courts et avec des garanties de continuité fortes. Le sous-traitant ne sera contacté que s’il appartient à cette short-list. Il le ressent comme un examen de passage, comme si son savoir-faire ne suffisait plus à son aura. Il se sent considéré comme un productif au sens usine du terme et de moins en moins comme un artisan au sens noble du terme. Et pourtant ce n’est pas faute de passer du temps pour satisfaire le client. La plupart des dirigeants de PME managent eux-mêmes les deux équipes qui tournent et font régulièrement des journées allant de 4H30 du matin à 21H30 le soir. La fatigue physique s’ajoute alors à la fatigue psychologique liée à la dépendance du carnet de commandes et à la gestion d’un personnel de plus en plus complexe. Les chefs d’entreprise prennent très peu de vacances si ce n’est quelques week-ends prolongés au détriment d’une vie de famille. Le seul luxe assez fréquemment visible est celui d’avoir une jolie voiture qui ne servira qu’à faire quelques kilomètres entre le domicile et l’usine, mais qui donnera au chef d’entreprise, l’espace d’un déplacement, la sensation « d’être arrivé à quelque chose et de tenir sa place », comme l’exprime l’un d’entre eux.
La fierté dans la création, le défi dans la complexité
83Lorsqu’on interroge les différents acteurs sur ce qu’ils aiment dans leur métier, ils répondent très spontanément la complexité et la diversité demandées. Chaque création pour une marque requiert un effort considérable de recherche de faisabilité, de mises au point. Et lorsqu’on leur demande ce qu’ils n’aiment pas dans leur métier, ils répondent la complexité. Ils expliquent que les efforts demandés sont quelquefois disproportionnés par rapport au rendu obtenu et, qu’au-delà de la difficulté technique, les enjeux des relations entre les acteurs rendent les projets encore plus complexes.
84Mais ce que tous les interlocuteurs ont précisé avec détermination, c’est leur plaisir à « travailler pour des créations ». La plupart avouent leur fierté à « faire de belles choses, de belles réalisations ». Certains précisent que « c’est gratifiant, il faut en permanence faire du spécifique ». « Non seulement on doit travailler sur des créations, donc du nouveau, mais en plus c’est de la nouveauté pour du luxe, vous imaginez nous tout petits dans notre région paumée on fait de la création pour du luxe ». D’autres encore rajoutent :
« Non seulement je suis fier de faire des créations et pas seulement de la production standard mais en plus c’est pour du luxe et encore en plus du luxe français ! C’est pas que je suis chauvin mais bon, le luxe français, c’est pas rien et quelque part, j’y participe. C’est clair que pour mes enfants, et maintenant mes petits enfants, ça fait chic ».
85Travailler pour le luxe : « C’est créer en avançant ». Les plans sont rarement faits, il y a une maquette en blanc et avec un moule proto des échantillonnages sont faits. Des allers-retours s’instaurent. Les commentaires reposent sur des détails a priori mais sont en fait des exigences de design.
86Malheureusement, le barrage du verrier fait que les sous-traitants regrettent de ne jamais rencontrer les marques. Ce regret porte certes, sur les possibilités de développement techniques envisageables qui ne sont pas étudiées mais aussi sur l’absence d’échanges avec les marques de luxe alors que les employés sont fiers de travailler pour elles. Les verriers sont toujours dans le secret.
87« Il se prend pour le Bon Dieu », dit l’un des dirigeants, « la rétention d’informations concernant le développement global du projet, son contexte, son objectif marketing, lui donne une maîtrise, une assurance et un pouvoir ».
88Le montage organisationnel d’un projet d’une marque se construit en cascades, entre la marque et le verrier puis avec les sous-traitants du verrier. Le choix des acteurs impliqués (quel verrier avec quel mouliste avec quels paracheveurs) se fait sur la base d’un réseau de relations avec le verrier au centre du montage. Chaque projet n’est viable que si ce triptyque fonctionne correctement. Il n’y a pas de contrat formel liant systématiquement l’un à l’autre mais une régularité dans les relations sur les projets. Des entraides régulières et une disponibilité bilatérale font qu’un partenariat implicite s’instaure et que selon le type de demandes d’une marque, un verrier ira quasi systématiquement vers tel mouliste et tel paracheveur. La marque veut un verre fini, c’est-à-dire prêt à être rempli, et la question est : « ensemble, comment satisfaire le client ? » L’offre complète est proposée à la marque avec, en son centre, un verrier qui perpétue l’image d’un partenariat équilibré mais qui garde un leadership strict sur ses sous-traitants. Les expériences communes réussies et les maîtrises des procédés des uns et des autres font de certains moulistes, maquettistes ou paracheveurs, des sous-traitants privilégiés de certains verriers.
89Lorsqu’un verrier est sollicité sur un nouveau parfum, il a une méconnaissance du projet global, on le fait travailler sur un schéma, une esquisse. Ce n’est qu’au fur et à mesure de l’avancement du projet qu’il va découvrir qu’il s’agit de tel type de parfum avec telle orientation marketing. « Avant avec chaque marque, comme on se connaissait, ils [les ingénieurs en particulier] nous racontaient un peu l’histoire du parfum ! Maintenant, on n’en sait pas grand-chose. ». Pourtant en partant d’un support très approximatif comme une esquisse ou une maquette en blanc, il faudra, en fonction des contraintes techniques, redéfinir la taille par rapport au poids, la capacité, l’angularité des bords, la finesse d’un col. Le fait de connaître davantage la volonté créatrice du client permettrait, selon les verriers, de travailler en s’orientant davantage sur les points cruciaux pour le design du futur flacon :
« Est-ce le poids ?, Est-ce la couleur ?, Est-ce la taille ? Est-ce la capacité ? Est-ce le toucher ?… Étant donné qu’on ne pourra jamais faire exactement ce que le client veut, c’est toujours mieux de savoir pourquoi on nous demande telle ou telle spécificité, non ? ».
90En fait le verrier sait seulement au départ si le flacon sera destiné aux hommes ou aux femmes car cela a un impact assez important sur l’épaisseur et sur le poids du verre.
91Mugler a été plusieurs fois cité comme étant celui qui a le plus intégré ses fournisseurs et ses sous-traitants dans ses développements, partageant avec eux l’histoire et les hésitations au fur et à mesure des développements, et surtout après le lancement, faisant un retour vers eux à propos du succès du parfum. Tous les chefs d’entreprise ressentent dans leur équipe une volonté affichée de vouloir faire le mieux possible pour Mugler car « ils se sentaient considérés ». Dans l’industrie du verre la part de l’homme est très importante. Dans le semi-automatique essentiellement, sa bonne volonté et son souhait de particulièrement réussir peuvent avoir un impact fort sur le résultat final. Bien sûr, dans tous les cas, le produit répondra au cahier de charges et au niveau de qualité requis mais « en plus il y aura une attention plus particulière, presque une âme, un amour en tous cas pour le produit ! Est-ce que ça se voit ? Finalement j’en sais rien mais pour l’équipe c’est important », dit un des acteurs interrogés.
D’une entraide ponctuelle à une coopération en réseau
92La coopération des différents acteurs pour répondre à la demande exigeante des marques relève davantage du réseau que d’une communauté. En effet, sans frontières établies, sans conscience organisatrice, les acteurs possibles d’une coopération constituent une équipe au fur et à mesure des demandes et en fonction des interactions possibles : À chaque cas, son réseau. Ces réseaux ad hoc sont essentiellement des réseaux de compétences pour faire ensemble et développer ainsi un avantage concurrentiel visible sur le marché.
93On notera que dans la construction d’offres communes, les verriers qui sont les acteurs proches du marché, sont les leaders dans les relations au sein de ces réseaux constitués. En tant que coordinateur central, avec une efficacité souvent à court-terme et un travail à la demande, ils gèrent le collectif alors formalisé par des contrats, des accords et un flux de travail. En revanche, lorsque les sous-traitants s’organisent entre eux pour répondre à une demande directe de la marque, sans le verrier comme intermédiaire, ils s’apparentent davantage à une clique, un peu comme une communauté renfermée sur elle-même, du fait de la proximité, de la complémentarité mais aussi de la multiplexité, conséquence directe de l’ancrage territorial fort. Les relations entre les fournisseurs sont souvent le fruit d’une longue histoire entre hommes !
94Il existe réellement une coopération entre les sous-traitants qui consiste à se dépanner en cas de sous-capacité pour répondre à une demande spécifique ou en cas de problème machine. L’entreprise qui a un marché peut confier à un partenaire concurrent la sous-traitance simple, ce qui lui laissera l’opportunité de répondre à une commande plus spécifique. Les deux entreprises se connaissent et se dépannent mutuellement. Toutefois, ces relations restent très ponctuelles, elles ne sont pas le fruit d’un projet commun mais bien une entraide bienvenue et spontanée. La confidentialité fait que le travail est sous-traité mais sans échange d’informations sur le contrat initial.
95Dans la Vallée de la Bresle certaines entreprises particulièrement petites ou aux dirigeants particulièrement discrets restent en réserve par rapport à ces réseaux préétablis mais peuvent être mobilisés si leur savoir-faire très spécifique ou leur créneau d’action très étroit est nécessaire. Peu actives dans les réseaux sociaux et sociauxéconomiques, ces PME restent donc à disposition et sont saisies pour répondre à des opportunités d’affaires. La notion de réseau clignotant est présente dans la vallée : « Ils savent ce qu’on fait, ils n’ont qu’à venir nous chercher quand ils en ont besoin », nous dit un dirigeant d’une de ces PME.
96En fait, l’engagement dans des actions souvent locales mais également la représentation des autres, fruit d’un processus collectif et d’un héritage partagé, contribuent au sentiment d’appartenance qui peut expliquer la constitution de groupe que nos interlocuteurs appellent le plus souvent « le monde des fabricants du luxe ». Ce monde des fabricants du luxe se complaît dans sa contribution à promouvoir le savoir-faire français, à travailler dans le secret pour des projets qui suscitent de la curiosité et pour des événements normalement heureux.
Contribuer au savoir-faire français
97La parfumerie de luxe est un positionnement majeur pour la vallée. Les quelques expériences de déplacements, vers Grasse par exemple ont donné « une émulation et une fierté à travailler dans le secteur de la cosmétique ». L’image du luxe à la française les rassure face à des concurrents étrangers, comme si cela leur garantissait dans l’avenir un travail qu’il juge valorisant : « Le vrai avantage de travailler avec le luxe, c’est que c’est un vrai savoir-faire français, c’est-à-dire qu’on vend une image ». La concurrence avec des pays low cost inquiète assez peu l’ensemble des personnes interrogées. L’origine France ou la référence à Paris sont pour eux des gages de pérennité, tel un label. Même si d’autres pays peuvent apprendre très vite, ils auront un savoir-faire mais pas un esprit qualité, un attachement au luxe. Les verriers reconnaissent une délocalisation d’une partie de leurs activités mais seulement pour les produits basiques avec peu de valeur ajoutée concentrant ainsi l’activité en France sur le flaconnage de luxe. Le risque de la délocalisation est d’ailleurs moins craint que celui d’une robotisation qui permettrait de refaire à l’identique des gestes précis et pointus.
98L’activité des marques de luxe en parfumerie est cyclique. Elle est liée à des fêtes comme la Saint-Valentin, la Fête des mères, la Fête des pères, Noël… et donc la sortie des nouveaux parfums se fait pour toutes les marques au même moment. Ceci explique que l’activité dans la vallée soit rythmée par plusieurs lancements à la fois. Ceci oblige une gestion de stockage en usine très particulière pour assurer la confidentialité : un local spécifique par marque. Tant que le produit est en cours de développement et pas encore commercialisé, rien ne doit transpirer de chez les sous-traitants. Aussi, des placards spécifiques accueillent les maquettes et les premières pièces. Si une production est en cours, des paravents dissimulent les machines lors de visites d’autres marques ou autres verriers.
99La fluctuation de l’activité liée aux fêtes calendaires apporte un stress perceptible dans les entreprises de la vallée. Les dirigeants reconnaissent volontiers que leurs salariés comprennent les enjeux du respect des délais du fait des événements festifs favorables à la vente de produits de luxe. Tenir les délais est une source de motivation, comme un objectif à atteindre. Levier indiscutable pour améliorer la performance au travail, la souffrance ponctuelle liée au délai à tenir, est ici acceptable dans la mesure où cette performance rejaillit sur la personne mais aussi sur l’ensemble de son environnement. La réussite de la mission, souvent perçue lors des lancements commerciaux par la diffusion des messages publicitaires va bien au-delà de la volonté de conserver son travail.
100Dans les vitrines à l’accueil des entreprises des modèles des flacons sont exposés. Dans la plupart des cas ne sont alignés que les composants travaillés par le site et s’il se trouve un flacon complet et rempli, c’est qu’il a été acheté par l’entreprise : « J’achète les flacons qu’on fait chez Sephora à Paris et les ramène à l’usine pour les montrer aux équipes avant de les mettre dans la vitrine. » Il semble qu’il n’y ait plus de cadeaux des marques vers leurs fournisseurs et leurs sous-traitants sauf un client direct qui envoie toujours un colis à Noël. « On ne nous montre même pas le capot pour qu’on ait une vision globale du produit fini », regrette un verrier, « on travaille les appairages par plan et maquettes. » D’ailleurs un fournisseur ou un sous-traitant n’a pas le droit d’utiliser les produits finis des marques pour communiquer sur sa propre activité ou alors avec leur accord écrit. Ce dernier est rarement refusé mais autorisé uniquement quand le lancement sur le marché est passé.
101Les quelques rares visites des marques de luxe dans les ateliers des soustraitants sont assez pittoresques. Si les Américains prennent des photos pour montrer chez eux le côté artisanal des ateliers, certains marketeurs de marques de luxe françaises viennent dans les ateliers en « talons aiguilles ou manteau de fourrure » et repartent couverts de poussière « mais en général heureux d’avoir vécu une aventure de terrain » raconte en riant un paracheveur.
102Même si le cadre de travail n’est pas luxueux, la plupart des PME sont des structures simples avec une plate-forme qui regroupe les ateliers de production, un petit labo isolé et les bureaux administratifs. Le personnel est en général très soigné, soucieux d’une certaine image. Avec plus de 75 % de femmes, le plus souvent maquillées et souriantes lorsqu’il y a une visite, l’entreprise offre une image agréable avec des blouses de travail à certains postes qui uniformisent les ateliers. Lorsqu’on interroge les opératrices, elles disent être fières de travailler pour des parfums « vaut mieux faire ça qu’autre chose » dit l’une d’entre elles. « Ça vaut mieux que d’aller chez Citroën », dit une autre avec l’acquiescement des collègues lors d’une pause. Elles font référence aux publicités à la TV. Quant elles les voient elles disent à leur entourage familial qu’elles ont fait le produit. Dans la région, on trouve quelques casinos avec des machines à sous comme lieu de rencontre. Souvent des vitrines avec des produits de luxe et entre autres des parfums sont installées. Là aussi elles disent les avoir faits aux amis qui les y accompagnent. En général les acteurs du flaconnage de luxe ne parlent pas spontanément de leurs activités pour le luxe mais quand une occasion se présente, comme une publicité à la TV, une affiche sur l’abribus, un nouveau parfum sur une vitrine, surtout quand le flacon et son décor sont complexes, alors elles sont fières de dire « on l’a fait chez nous ! ».
103En conclusion, la vallée doit continuer d’offrir des avantages concurrentiels clairement identifiables pour éviter le nomadisme de ses clients en répondant aux besoins de services complets demandés désormais par les marques. La constitution de réseaux ad hoc de compétences des fournisseurs autour des verriers donneurs d’ordre centraux et quasi seuls liens de la vallée avec l’économie globale reste le schéma le plus répandu. Une évolution commence pourtant à se dessiner dans les relations interorganisationnelles et les leviers de pouvoir tendent à se déplacer avec des fournisseurs qui franchissent le barrage des verriers pour entrer en contact direct avec les marques. L’« architecte industriel » capable d’assurer l’ensemble de la coordination d’un développement réparti chez plusieurs partenaires n’est plus nécessairement le verrier. La compétition serrée des fournisseurs dans une relation classique d’affrontements face au marché laisse peu à peu place à une co-proposition possible dans une coopération désormais admissible dans ce microcosme aux contours presque fixes et à la population sédentaire. Les acteurs de la vallée affichent clairement leur fierté à s’inscrire dans la continuité du savoir-faire français. Les défis techniques sont pour eux source de satisfaction et même la souffrance au travail liée à la gestion des délais pour assurer les lancements aux rythmes des fêtes calendaires sont autant de caractéristiques qui font de la vallée un lieu de vie que la plupart apprécient. Le manque de visibilité qui accentue l’angoisse du lendemain et des revenus peu confortables ternissent néanmoins l’enthousiasme et l’engagement de tous dans le cadre d’un management paternaliste.
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1996
La nature a-t-elle un prix ?
Critique de l’évaluation monétaire des biens non-marchands
Martin Angel
1998
Reconnaissance et usages d’Internet
Une sociologie critique des pratiques de l’informatique connectée
Fabien Granjon
2012
Sur la piste environnementale
Menaces sanitaires et mobilisations profanes
Madeleine Akrich, Yannick Barthe et Catherine Rémy (éd.)
2010
Communiquer à l’ère numérique
Regards croisés sur la sociologie des usages
Julie Denouël et Fabien Granjon (dir.)
2011
Le vin et l’environnement
Faire compter la différence
Geneviève Teil, Sandrine Barrey, Pierre Floux et al.
2011
