1Le monde du luxe exerce une fascination et exalte la curiosité de tous. L’imaginaire et la communication autour des marques de luxe nous emmènent dans des univers féériques avec des noms prestigieux : Guerlain, Chanel, Dior, Cartier, Audemars-Piguet, Vacheron-Constantin et tant d’autres. Les discours marketing sont médiatisés, les créateurs s’exposent sur la scène publique, la publicité ajoute au rêve et les résultats financiers affichent une constante progression. Dans la littérature, le luxe est le plus souvent abordé du point de vue des consommateurs et des métiers de marketing. Ce livre propose de s’intéresser aux fabricants du luxe, sous-traitants et fournisseurs, ceux dont on parle rarement et qu’on cherche même quelques fois à cacher pour préserver une image : Qui sont ceux et celles qui produisent ? Qui prend en charge le flacon, le bouchon, l’aiguille, la vis ?

2Avec l’externalisation de certaines étapes-clés des développements et des frontières d’entreprises devenues floues, la chaîne logistique s’est étendue jusqu’au plus éloigné et modeste des fournisseurs. Pour ce livre issu d’une thèse j’ai rencontré entre 2007 et 2010 plus de 100 sous-traitants de deux industries du luxe, la parfumerie en France et l’horlogerie en Suisse pour comprendre comment ils s’organisent face à cette mutation majeure. C’est ainsi une très grande majorité de dirigeants de PME et TPE que j’ai croisés au fil des entretiens tout en prenant le temps de rencontrer des opérateurs sur ligne, dans les ateliers ou les cafétérias. Ce travail leur a donné une voix. Comment les dirigeants de PME se démènent-ils pour répondre aux exigences des marques ? Comment les responsables de production optimisent-ils leurs ateliers pour respecter les délais contraints que les marques leur imposent ? Comment les techniciens au pied des machines parviennent-ils à innover pour sortir un rendu original en bricolant une pièce ? Comment font-ils finalement pour toujours trouver la solution à une demande souvent jugée infaisable ? Comment s’organisent-ils entre eux alors qu’ils sont pour la plupart concurrents ? Même s’ils travaillent dans l’ombre, ils sont des acteurs majeurs dans la fabrication des produits de luxe.

3Mon expérience professionnelle dans une grande marque de luxe française pour le parfum et l’entrée dans le secteur de l’horlogerie du luxe par l’intermédiaire d’un collectionneur reconnu ont grandement facilité une compréhension mutuelle et favorisé la description la plus représentative possible de la réalité des quatre terrains d’étude. L’insertion sur le terrain, la connaissance des manifestations régionales, la compréhension de certains événements historiques et la perception des principales règles locales m’ont permis d’être considérée par mes interlocuteurs. En me plaçant au plus près de situations naturelles, vie quotidienne, routines, conversations spontanées, j’ai pu produire des connaissances in situ, contextualisées et transversales.

4La nouvelle organisation capitalistique de l’industrie du luxe (plusieurs marques prestigieuses au sein d’un grand groupe) a fait passer de la gestion privilégiée d’une marque avec un attachement quasi-culte au créateur, à une gestion multimarques plus banalisée. Peu à peu, dans la parfumerie les équipes dédiées au développement des emballages (principalement constituées d’ingénieurs) se sont amoindries. La place des acheteurs est devenue prépondérante et les exigences auprès des sous-traitants plus fortes. Dans l’horlogerie, la sélection d’un soustraitant se fait désormais sur sa capacité à travailler en coopération et non plus uniquement sur ses compétences comme spécialiste d’un composant isolé. Les marques de luxe ont développé la co-conception avec leurs sous-traitants partenaires. Plus que de simples fournisseurs de pièces, ils sont devenus des prestataires d’offres globales et leur plusvalue s’est étendue à la construction du projet. La multiplication du nombre de lancements et, avec elle, la diminution de l’ensemble des délais de conception et de production, a changé les organisations et bousculé les rapports entre les acteurs internes et externes de la marque.

5Je propose dans cette introduction de dresser un panorama de l’industrie du luxe, des mutations, des spécificités marketing et productives qui peuvent aider à comprendre le milieu pour lequel les sous-traitants travaillent sans y être d’ailleurs toujours intégrés. Puis j’aborderai rapidement les trois approches qui ont été le fil conducteur des entretiens menés sur les terrains pour penser cette sous-traitance : la question des territoires dédiés avec des PME en grappe autour de donneurs d’ordre, la question des relations interorganisationnelles et leurs évolutions vers des réseaux et enfin celle du capital humain et social, véritable valeur marchande.

6Le cœur du livre s’organisera ensuite en deux parties, l’une consacrée à la sous-traitance du packaging de la parfumerie de luxe en France et l’autre à la sous-traitance de l’horlogerie du luxe en Suisse, avec pour chacune deux monographies riches de Verbatim.

7Le choix de s’intéresser au packaging (c’est-à-dire à l’emballage primaire du parfum) et non à la fragrance s’explique par la volonté de pouvoir comparer les deux secteurs en restant dans les métiers liés aux matériaux (procédés des matériaux et chimie des matériaux) sans y mêler les métiers de la chimie des liquides.

8Une dernière partie mettra en exergue les points de convergence et de divergence qui ponctuent cette période transitoire de réorganisation du tissu de sous-traitance pour le luxe.

UN PANORAMA RADIEUX D’UNE INDUSTRIE EN MUTATION

9Malgré une crise mondiale, le secteur du luxe qui résiste essentiellement grâce à l’Asie rebondit en atteignant des résultats record et une progression des ventes très performante dès 2010. C’est parce qu’ils sont mondiaux et que la majorité de leur chiffre d’affaires se fait à l’export que les groupes de luxe peuvent afficher de tels résultats. Si la Chine fait office de locomotive, le Japon, ancien champion de la consommation de produits de luxe, semble, en revanche, changer de mode de consommation et passer de « l’avoir à l’être » avant même les événements tragiques de mars 2011 (tremblement de terre, tsunami et accident nucléaire). Alors que l’Europe s’enlise en 2012 dans la crise et la morosité, de nouvelles ambitions s’affichent pour les grandes marques vers le Brésil. Grâce à une nouvelle fiscalité accommodante pour les investisseurs étrangers et les perspectives de la coupe du monde de football (2014) et des jeux olympiques (2016), le pays offre de « belles perspectives », ont souligné des dirigeants de Grandes Marques lors du Salon International de la Haute Horlogerie de Genève en 2012. Pendant le salon, des commandes gigantesques ont été enregistrées et des nouveautés jugées excellentes par les spécialistes en termes de qualité aussi bien mécanique qu’esthétique ont été exposées.

10La forte expansion du marché du luxe peut s’expliquer par de nouvelles classes fortunées, par l’élargissement de la liste des pays concernés par la consommation de produits de luxe et d’une manière générale par la mondialisation qui permet un accès quasi illimité à la planète. Pour y répondre la profession a dû opérer quelques changements drastiques dans son organisation et ses logiques stratégiques. On a observé une véritable mutation organisationnelle avec l’apparition de conglomérats de taille internationale et de groupes multi-marques, comme LVMH, PPR, Swatch Group, Richemont, Gucci Group, Chanel, l’Oréal produits de luxe ou encore Shiseido pour les plus grands, aux dépens d’entreprises indépendantes et semi-artisanales. On a vu ainsi l’accélération des mouvements de concentration, de fusions, d’acquisitions et de rachats de marques. Ces grands groupes ont alors adopté des stratégies de masse en intégrant dans leurs équipes des managers issus de la grande distribution ou du secteur automobile qui ont ainsi professionnalisé, dans le sens rationalisé, les processus de management. Cette transformation a touché l’ensemble des métiers, de la production à la commercialisation avec une refonte des réseaux de distribution, en passant par les relations avec les sous-traitants et fournisseurs qui nous intéressent ici.

11Plusieurs antinomies sont alors apparues avec un clivage marqué entre la nécessaire liberté des créateurs, l’hypermédiatisation des marques et les attentes financières de ces holdings. Dans ce contexte, les équipes marketing naviguent entre les exigences d’une direction artistique et de créateurs souvent à la recherche de la perfection et les exigences d’un monde industriel et financier de plus en plus rigoureux et intraitable sur les résultats financiers à court-terme. Sous-traitants et fournisseurs doivent parvenir à rentrer dans cette logique paradoxale.

12De même les habitudes des consommateurs ont fortement évolué avec une envie de changements plus fréquente qu’autrefois et la nécessité de sortir des nouveaux produits plus rapidement. Les marques déjà historiquement établies font face aux nouveaux entrants que les jeunes générations aiment découvrir avec une conséquence directe sur les activités de production et donc de sous-traitance. Dans cette course aux nouveaux produits, celles qui veulent durer et rester symboliques du luxe, doivent à la fois perpétuer un savoir-faire traditionnel mais également innover, être fidèles à un héritage mais aussi être modernes, ce qui les oblige à se financiariser pour pouvoir mobiliser des capitaux importants. Pour respecter la définition du luxe telle que donnée habituellement comme « l’alliance complexe du brio et de la somptuosité accompagnant une fabrication et une distribution spécifiques » [de Ferrière le Vayer, 2007], la marque doit revoir son offre globale et son organisation avec ses partenaires hors des frontières de l’entreprise pour une nouvelle répartition des productions, entre le luxe et le très haut de gamme sur les territoires européens et le reste plus basiques et standards en délocalisation low cost.

13Dans son livre sur le luxe éternel écrit avec Lipovetsky, Roux [2003] affirme que le luxe ne fonctionne que par une gestion rigoureuse de la marque. La marque doit trouver l’équilibre pour permettre une diffusion sélective, gage de rareté, contre une banalisation qui tuerait le statut de la marque, pour autoriser des extensions de nom sans perdre le respect, l’identité et le style de la marque. Elle doit également toucher de nouveaux consommateurs plus occasionnels sans perdre de la sélectivité afin de préserver le vecteur de désirabilité avec une aura immatérielle au-dessus de l’ordinaire et un appel aux sens. Pour obtenir cette légitimité, qu’elle soit basée sur la tradition, le savoir-faire, le métier ou des qualités d’exécution uniques et/ou qu’elle soit charismatique, c’est-à-dire portée par le talent original et exclusif d’un créateur, la marque doit faire preuve d’une certaine autorité sur le marché. Difficile à apprécier, sa valorisation repose sur un arbitraire avec une dépendance extrême à l’opinion à travers des réputations [Boullier, 2006]. Elle peut, selon Hatch et Schultz [2001a], constituer des actifs dont la valeur peut dépasser plusieurs fois la valeur comptable de l’entreprise.

14L’appel à des personnalités, vecteurs d’image, ou les créateurs et designers très médiatisés et très présents dans les opérations de relations publiques et d’événementiels ou encore les dirigeants suffisamment charismatiques et originaux pour figurer dans une presse plus économique sont autant de ressources pour amplifier les critères immatériels de la valeur de la marque. Enfin, et j’oserai dire heureusement pour nos sous-traitants et fournisseurs de luxe, la rareté est également communiquée par les qualités physiques tangibles et intangibles des produits qu’ils sont peutêtre les seuls à savoir produire. Ainsi le bruit du moteur d’une voiture de course de luxe, la pression du capot d’un briquet de luxe, l’apairage parfait d’un bouchon sur un flacon de parfum, le toucher soyeux d’un flacon sont autant de qualificatifs qui peuvent amener à penser que le produit est rare et donc exclusif et luxueux.

15L’avenir des marques passe aussi par leurs capacités à être des lieux de mémoire et des symboles d’intemporalité. Le produit de luxe est un appel à la considération par le client, comme un attribut du rang auquel on appartient [Castarède, 2004]. Cet appel à la considération passe entre autres par le niveau de qualité requis qui ne laisse place à aucune dérive, que ce soit dans la conceptualisation artistique et symbolique du produit, dans la conception, la production ou la distribution de ce produit. Allérès [2005] explique que « les biens de luxe permettent d’acquérir les valeurs-signe, instruments de hiérarchie sociale ».

16Le sentiment d’exclusivité véhiculé par les marques vient aussi du caractère confidentiel et secret des développements, sur la mise en scène des prochaines sorties de produits. La faculté des sous-traitants à travailler dans la confidentialité revêt alors un attribut fondamental. On crée, par l’attente, par l’envie et par le désir, la sensation quand on obtient le produit, de faire partie des privilégiés qui ont accès au produit. Reste aux équipes marketing à savoir jongler entre cette gestion de la rareté pour confirmer l’exclusivité et la gestion de volume réclamée par les industriels et financiers désormais aux commandes de ce milieu du luxe.

17Selon Jennewein et al. [2007], l’innovation est d’ailleurs un vecteur majeur de construction d’une marque. Les brevets et les secrets de fabrication sont autant d’éléments pour asseoir une réputation. Ils ne suffisent néanmoins pas toujours à faire face aux imitations et la contrefaçon reste un fléau majeur dans la profession. Le succès des produits de luxe attise les convoitises et on peut observer la prolifération de copies sur le marché mondial. Si une marque est trop facilement copiable et donc contrefaite, elle perd son caractère d’inaccessibilité et donc de luxe. La lutte contre la contrefaçon est difficile. Elle passe par le dépôt de marques, de dessins, de modèles, des créations techniques pointues et des droits d’auteur. Le Comité Colbert en a fait une de ses priorités en mettant en œuvre de nombreuses actions et sollicitations des pouvoirs publics et européens. Dans le cas de la contrefaçon, c’est la propriété intellectuelle qui est touchée. C’est l’utilisation d’une marque ou d’un logo qui permet aux contrefacteurs d’instituer une confusion dans l’esprit du consommateur détruisant ainsi le capital réputation véhiculé par la marque. Le préjudice va bien au-delà de la perte d’un chiffre d’affaires (pertes matérielles). La contrefaçon nuit surtout à l’image de la marque (perte immatérielle). Le monde de l’horlogerie suisse souffre d’une forte contrefaçon qui va en s’accentuant. La fédération de l’industrie horlogère suisse estime que chaque année plus de 40 millions d’unités de fausses montres suisses sont produites dans un trafic souvent contrôlé par de grandes organisations criminelles. Depuis le 1^er juillet 2008 la Suisse a renforcé sa loi sur la propriété intellectuelle en responsabilisant notamment les acquéreurs de produits contrefaits. L’industrie de la parfumerie de luxe estime, quant à elle, ses pertes en 2006 à près de 15 à 20 % de son chiffre d’affaires annuel. Toutes les marques sont concernées.

LA CONGRUENCE LUXE-PAYS

18L’industrie du luxe doit pouvoir s’appuyer sur des réseaux productifs dynamiques et concurrentiels. La légitimité d’un pays à fournir un produit de luxe s’acquiert dans le temps. On parle alors de congruence luxe-pays. Les résultats économiques des marques de luxe doivent servir au développement de valeurs et d’emplois sur le territoire qui les héberge. Les sous-traitants rencontrés s’appuient souvent sur cet attachement pour se rassurer. En effet, certains pays sont plus associés que d’autres à l’idée du luxe, l’ancrage national augmente alors la valeur perçue du produit par le consommateur. Le taux moyen d’exportations pour les produits de luxe que ce soit de France ou de Suisse est nettement plus élevé que dans la plupart des autres branches. La balance commerciale de l’industrie du luxe a toujours été positive pour ces deux pays.

19Selon les avis et rapports du Conseil Économique et Social présentés par Jacqueline Socquet-Clerc Lafont en 2008, les marchés du luxe enregistrent une démocratisation avec une consommation occasionnelle qui a pris un réel essor faisant des entreprises concernées une réalité économique comparable aux grands secteurs de l’activité productive en France. Dans ce rapport apparaissent trois enjeux essentiels. Le premier touche à la pérennisation de l’emploi, de la formation et de la qualification pour garantir le maintien de l’excellence de la production qui allie tradition, innovation et créativité. Le deuxième enjeu concerne la perpétuation du tissu entrepreneurial car à côté des grands groupes de taille mondiale se trouvent des petites, voire de très petites entreprises souvent fragiles parmi les sous-traitants. Et enfin, comme une continuité logique des deux premiers enjeux, celui de la transmission des savoirfaire qui peut garantir la créativité dans le secteur et qui est indissociable de leur protection juridique. Nous verrons dans notre travail combien ces trois enjeux le sont également pour nos interlocuteurs, qu’ils soient en France ou en Suisse.

20Le choix du made-in est un choix stratégique des maisons de luxe que les différentes législations permettent plus ou moins facilement d’appréhender. L’Europe n’exige pas l’étiquette du made in alors que le marché américain l’exige. Mais à quel moment un produit est-il made-in ? On assiste à une mutation industrielle laissant à la France et à l’Europe occidentale la création de la valeur ajoutée et aux pays orientaux ou du sud la production et l’exécution. L’évolution des règlementations est un facteur-clé dans les mouvements de délocalisation dans le sens où elles facilitent ou non la délocalisation. Ainsi, en jouant sur quelques étapes-clés du processus en Europe une marque qui se procure la plupart de ses composants hors Europe peut marquer made in France et bénéficier de l’image qu’elle procure pour ses produits. Aux USA, la Federal Trade Commission a rendu le marquage d’origine obligatoire, ce qui change considérablement la donne. En Suisse, le renforcement des règles pour pouvoir revendiquer le Swiss-made montre une tendance à la protection des articles localement produits. Selon Koromyslov [2007a], « le pays d’origine fait partie des attributs extrinsèques ou intangibles d’un produit », « Le label d’origine française fait partie de l’histoire, c’est un récit de vie du produit et de la maison de luxe ».

21Il est difficile d’appréhender le phénomène de délocalisation des produits de luxe car les entreprises acceptent très peu d’en parler du fait du caractère antinomique des délocalisations par rapport à l’idée du luxe. Les consommateurs pensent que la délocalisation des productions conduit forcément à une perte de qualité et la valeur perçue est alors fortement dégradée. Comme le dit Koromyslov [2007a], « l’image de marque ainsi que les évaluations globales des marques et produits en ressortent également affectées, ce qui conduit inévitablement à une baisse dans les intentions d’achat ». Pourtant on peut observer une évolution et certains groupes comme le groupe LVMH, leader mondial du luxe, fait clairement savoir, [Legoeul, 2004], « que sa politique est désormais de rechercher une production délocalisée ». Le groupe affirme que si la qualité est identique et le savoir-faire requis est atteint, alors la délocalisation est possible. Nous verrons pourtant dans nos enquêtes que ces activités délocalisées, si elles existent, restent marginales quand il s’agit du luxe et du très haut de gamme. En revanche, les produits qu’on appelle basiques peuvent être concernés par la délocalisation. Cette répartition de l’activité en fonction de la valeur ajoutée a des répercussions majeures sur l’activité des sous-traitants en France et en Suisse qui se concentrent désormais sur les pièces complexes et ont laissé partir les volumes des basiques à l’étranger. Enfin, la création qui est considérée comme un élément stratégique de la marque et qui n’est donc absolument pas délocalisable reste ancrée dans le pays d’origine.

22Le lien entre création et production est tellement ténu au moment des lancements avec une cohérence sans faille entre la volonté du créateur et le produit manufacturé ensuite, que la proximité géographique reste essentielle nonobstant les progrès dans les moyens de transports. La réactivité, les allers-retours nécessaires sont nombreux et contraignent bien souvent à une production pas trop éloignée. De même l’exigence quant au niveau de qualité, au suivi étape par étape de la production est une véritable contrainte qui dessert la délocalisation pour les produits de luxe. Les cahiers des charges, les spécifications techniques sont à co-construire entre les marques et leurs sous-traitants avec des niveaux extrêmement difficiles à atteindre et des remises en cause créatives assez fréquentes si bien que la délocalisation devient un challenge trop risqué. Là-encore les sous-traitants sont rassurés.

23Enfin, si l’on s’intéresse aux clients, près de 80 % des acheteurs des produits de luxe français sont étrangers, on imagine mal qu’ils acceptent d’acheter cher des produits finalement faits chez eux. Ce qui les intéresse est bien d’avoir accès à des produits faits dans le pays où toute la symbolique et l’image sont présents. La France garde encore cette position pour la beauté et la mode (en concurrence avec l’Italie) et la Suisse pour la haute horlogerie. Nous verrons dans le cadre de nos monographies quelle est l’ampleur de ce phénomène de délocalisation, comment il s’est organisé, sur quel produit il a porté et les conséquences directes sur les territoires domestiques concernés.

MÉTIERS TECHNIQUES ET MANUELS : UN APPRENTISSAGE ESSENTIEL

24Grâce à la maîtrise tout au long de la chaîne de valeurs des savoir-faire spécifiques et complémentaires individuels ou collectifs, un territoire dédié peut, quand cela s’avère nécessaire, rebondir sur d’autres secteurs d’activité. Il lui faut cependant en plus de ces savoir-faire très spécifiques et informels, obtenus par l’expérience au fil des années souvent confinés à un groupe restreint, un certain nombre de savoirs techniques et théoriques, acquis sur les bancs de l’école, qui seront la base de connaissances communes. Les connaissances tacites difficilement exprimables [Nonaka, 1991], nombreuses dans la sous-traitance de l’industrie du luxe, sont enseignées par analogies, par métaphores et par la pratique. La question des relations intergénérationnelles est alors posée car partager son savoir peut être perçu comme une perte de son pouvoir.

25La diversité croissante des demandes, l’internationalisation des cibles marketing, l’élargissement de l’offre et surtout l’évolution des technologies utilisées comme les machines à commandes numériques, ont augmenté le niveau d’exigence et requièrent l’élévation du niveau de qualification qui conduit à faire évoluer la pratique professionnelle [Abriac, Rathelot, Sanchez, 2009]. Les métiers du luxe, à tous les stades de la production et jusque dans les ateliers, se sont sophistiqués sans aucune concession que ce soit sur la qualité, le contrôle métrologique, le design et la finition et nécessitent des savoir-faire plus techniques si bien que les cursus d’enseignement ont été développés. Les chefs d’entreprise reconnaissent que les compétences nécessaires ont véritablement évolué et que les jeunes, formés à l’école ont des facilités à travailler sur les nouveaux outils, sur des conceptions avec des logiciels de programmation en 3D et que finalement la mixité des plus anciens avec des plus jeunes permet de garder un savoir-faire ancestral avec l’appropriation de progrès technologiques. Un chef d’entreprise suisse de décolletage qui travaille pour l’horlogerie et qui passe progressivement de la traditionnelle machine à cames, donc mécanique, aux machines à commandes numériques constate : « Les jeunes ne veulent plus trop penser mécanique, ils pensent plutôt pianoter. Alors avec l’introduction des commandes numériques, on arrive davantage à les attirer ».

26La question des compétences pose celle essentielle du renouvellement et du maintien des compétences-clés sur un territoire [Prahalad et Hammel, 1990]. Il est impératif de les maintenir pour assurer la pérennité des sous-traitants. Malheureusement, le désintérêt des jeunes pour les formations techniques et les métiers manuels fait craindre une perte de vitesse que seules des mesures institutionnelles peuvent tenter d’endiguer. Si l’on compare le système éducatif français au système éducatif suisse, calqué sur celui de l’Allemagne, on voit comme l’explique Lomba [2004], comment le système éducatif suisse a toujours favorisé l’apprentissage, ce qui permet aux salariés avec leur qualification pratique et éprouvée d’avoir rapidement une autonomie alors que le système éducatif français, qui a longtemps mis la filière professionnelle au second plan, prépare dans l’entreprise à une séparation nette entre la conception et l’exécution. On peut cependant en France noter une évolution positive du statut de l’apprenti et un regain d’intérêt pour les filières techniques probablement portés par l’employabilité qu’elles permettent.

TROIS APPROCHES POUR PENSER LA SOUS-TRAITANCE DU LUXE

Territoire : un label pour le sous-traitant

27Quand on pense au monde du luxe, on pense en particulier aux marques de luxe, aux boutiques de luxe, aux créateurs souvent médiatisés. On imagine un monde de rêve plutôt organisé en microcosme de personnes privilégiées ayant accès à la fabrication de ces produits parfaits. Et pourtant quand on s’intéresse de plus près aux fabricants de ces produits, on observe très rapidement qu’il s’agit d’une industrie avec certes des créateurs, des marketeurs mais également des producteurs, des opérateurs, des concepteurs, bref toute la panoplie des métiers industriels classiques, généralement organisés en deux groupes distincts. On trouve, en dernière phase de production du produit fini, des usines de conditionnement qui assemblent et remplissent les flacons dans la parfumerie et des usines de montages, appelées manufactures, qui rassemblent et montent les montres complètes côté horlogerie. Dans la très grande majorité des marques phares bien établies, ces usines qui produisent le produit fini appartiennent aux marques. Mais avant cette dernière étape de conditionnement existe tout un monde de fournisseurs de pièces, de sous-traitants de modules intermédiaires et de sociétés de services qui s’organise économiquement autour de la relation directe [Martin, 2010]. Ces sous-traitants ou fournisseurs ne sont pas systématiquement établis autour de l’usine de conditionnement mais ils sont souvent rassemblés en grappes dans des endroits repérés. Les territoires dédiés au luxe conjuguent une proximité géographique qui construit l’espace [Rallet, 2002], une proximité organisationnelle qui permet les relations [Torre, 2006], une proximité institutionnelle qui autorise la politique globale du territoire par des choix collectifs [Talbot, 2008] et une proximité sociale qui favorise la communauté [Boschma, 2005].

28Les deux terrains d’étude français ont une labellisation officielle de Système Productif Local (SPL), les deux autres s’en approchent. Chacun de ces SPL a des spécificités [Becattini, 1990] mais on peut observer une progression dans le temps d’un système productif relativement fermé sur lui-même vers un système plus largement ouvert, tant vers des partenaires extérieurs au territoire géographique que vers des secteurs d’activités différents du secteur initial ou encore vers des institutions non productives industriellement mais qui offrent des services associés (Centres de recherche, formation…). Tous peuvent contribuer à la dynamique du SPL mais aucun n’est suffisant en lui-même. Ces acteurs ont plusieurs leviers à leur disposition. L’identité collective, basée sur des vécus historiques et renforcée par des processus mimétiques [Itçaina et Palard, 2007], permet non pas d’isoler le territoire mais de le renforcer dans le souci de perdurer [Mendez, 2006]. L’attachement au territoire, le sentiment d’appartenance conduisent en effet à la recherche de la réussite. Face à cette identité collective locale, la mondialisation peut apparaitre comme une menace mais offre également des opportunités si le territoire sait reconnaître et faire reconnaître sa véritable plus-value. Il peut alors accéder à un marché plus large. Les délocalisations sont moins douloureuses si elles ne nuisent pas à l’activité très spécifique du territoire.

29L’innovation est pour sa part clairement identifiée dans la littérature comme un autre levier phare du développement d’un territoire [Mascio, 2006] avec la nécessité de se rapprocher de centres de recherche, que ce soit pour une innovation de produits, de process, de services ou organisationnelle et avec la quasi-obligation de travailler en coopération (open innovation). Les sous-traitants du luxe de nos quatre terrains ont commencé cette ouverture mais la mutation est difficile pour une population dirigeante vieillissante. Enfin, le développement durable plus mobilisé pour préserver une image que pour se créer une activité économique, gagne peu à peu à être un troisième levier. Cette approche du territoire et de sa possible dynamique intègre de multiples facteurs qui donnent une dimension sociale et humaine et pas seulement économique des relations au sein de ce territoire.

Relations interorganisationnelles : des liens sociaux et économiques en coopétition

30À l’heure de la globalisation et de la complexification des processus de développement des nouveaux produits, à l’heure où la demande du marché est versatile, l’acquisition d’un avantage concurrentiel durable pour l’entreprise est devenu un enjeu majeur dans la stratégie de l’entreprise. Cette acquisition repose essentiellement sur les capacités organisationnelles des entreprises et sur leur maîtrise des relations interorganisationnelles qui lient nécessairement les différents acteurs, qu’ils soient partenaires ou parties prenantes [Lefaix-Durand et al., 2006]. La logique est à la fois économique et sociale avec l’accès possible à des réseaux, des connaissances et des compétences. Les bénéfices escomptés sont de l’ordre de l’accès aux ressources, de l’enjeu politique et de la légitimation. Ils profitent tant aux produits, qu’aux processus et aux relations interindividuelles [Ulaga et Eggert, 2005]. À l’opposé, les relations interorganisationnelles peuvent également être sources de destruction de valeurs avec une possible vulnérabilité de l’une des parties [Svensson, 2004], ce que craignent la majorité de nos interlocuteurs sur les terrains.

31La nature des relations interorganisationnelles est influencée par la situation dans laquelle elles prennent place, par le comportement des acteurs impliqués, leur degré d’interdépendance et leur proximité, ce qui les conduit à une certaine dépendance mutuelle qui se manifeste sous diverses formes, comme l’engagement, l’opportunisme, la coopération ou la confiance. Des jeux d’acteurs, de type offensif ou défensif, s’élaborent avec une recherche de pouvoir et des comportements à la fois de conflits et de coopération, qu’on appelle la coopétition [Nalebuff et Brandenburger, 1996] et qui est bénéfique pour les deux parties quand l’interdépendance est positive. Dans les relations interorganisationnelles, le pouvoir se mesure à la capacité d’une des organisations à contrôler ou à influencer l’autre organisation [Prashantham et Birkinshaw, 2008]. Il est le plus souvent exercé par les grands groupes sur les PME dans des relations asymétriques (le pouvoir de la marque de luxe sur ses sous-traitants renforcé par la réorganisation capitalistique de plusieurs marques au sein de grands groupes). Pourtant les sous-traitants peuvent également, de par une spécificité technologique par exemple, conserver une avance sur la multinationale et avoir alors le pouvoir sur elle, comme cela est le cas de quelques sous-traitants pointus de l’horlogerie de luxe en Suisse qui sont en sous-capacité. Les relations interorganisationnelles sont souvent imbriquées dans plusieurs réseaux d’affaires interconnectés avec des liens tissés plus ou moins denses. L’influence des parties prenantes est un facteur majeur dans la qualité de ces relations au sein même des chaînes logistiques élargies (supplychain) et pour des entreprises aux frontières mouvantes et floues, que le secteur du luxe connaît aussi [Fabbes-Costes, 2005].

32Les comportements coopératifs sont en partie déterminés par le degré de confiance entre les acteurs même si la relation marchande ne se réduit pas à des relations de confiance. La confiance diminue de manière significative tous les coûts inhérents à une négociation en facilitant entre autres, les démarches et en limitant la perception de risques. Même si cette confiance s’instaure entre les individus, c’est au travers de normes et d’obligations qu’elle prend forme et qu’elle peut ainsi être considérée comme un instrument de gouvernance. Bien sûr, elle évolue dans le temps au fil des partenariats envisagés et selon la qualité de leur déroulement. Il faut noter sur les territoires de sous-traitance dédiés au luxe la singularité des travailleurs à s’axer sur l’exceptionnel avec la réactivité comme compétence essentielle permettant aux partenaires et aux marques d’octroyer leur confiance sur des événements extraordinaires et non sur un volant d’affaires courantes [de Coninck, 1995].

33Dans une industrie mondialisée et globalisée, la nouvelle architecture industrielle majeure est la modularisation [Langlois, 2003] et le secteur du luxe n’y échappe pas. Elle consiste globalement à décomposer un produit innovant en plusieurs modules délégués à plusieurs soustraitants avec un donneur d’ordre central, appelée firme-pivot. Mais si cette délégation, qu’on appelle externalisation, permet de dégager chez le sous-traitant un certain nombre de responsabilités et de diminuer les coûts directs, elle nécessite la mise en place d’un contrôle organisé et d’un échange de données essentielles à la conception et à la production du module [Darène, 2012]. Ces nouvelles pratiques industrielles contemporaines ont transformé peu à peu des sous-traitants exécutants en « architectes industriels » [Mazaud, 2006] chargés de l’aboutissement du module semi-fini et donc responsables de la coopération d’acteurs souvent compétiteurs entre eux. Les sous-traitants verriers de parfums de luxe livrent des flacons décorés et des pompes-poussoirs montés quand les sous-traitants de l’horlogerie de luxe livrent des mécanismes assemblés prêts à être glissés dans l’habillage.

34Cette externalisation s’est développée au départ par la volonté des entrepreneurs (ici les marques de luxe) de se recentrer sur leur cœur de métier (créativité, gestion des marques) et du coup de revisiter les frontières de leur propre entreprise pour récolter un potentiel de gain économique. Elle multiplie les relations interorganisationnelles et encourage les coopérations et les partenariats. Elle impacte donc directement les sous-traitants. L’externalisation suppose l’entretien d’un réseau et la maîtrise d’un environnement (pourtant changeant) d’autant plus qu’elle s’est élargie à des activités centrales de l’entreprise allant de la recherche, à la conception et jusqu’à la distribution. La frontière de l’entreprise oscille en fonction des opportunités et des contrats en cours. Elle doit reposer sur un esprit de coopération avec une réciprocité des conditions. Les sous-traitants de nos terrains en ont conscience mais peinent pour la plupart à intégrer, activer et entretenir leurs réseaux. Pour certains, cette externalisation poussée met en péril la maîtrise des conditions d’innover [Brousseau, 2000]. C’est pourquoi des entreprises gardent en interne les activités directement liées à l’élaboration de l’innovation afin de s’en garantir la propriété intellectuelle et la primeur sur les marchés. Le capital immatériel a pris une place centrale dans la chaîne de valeur globale de l’entreprise.

Capital humain et social : une valeur à préserver, des réseaux à activer

35Lorsque l’on s’adresse à des employés de marques de luxe, qu’ils soient cadres dirigeants ou simples opérateurs sur ligne, ils font référence à un monde du luxe auquel ils se sentent appartenir. À les entendre, leurs fournisseurs, leurs sous-traitants en sont exclus. Et pourtant paradoxalement, quand on rencontre ces sous-traitants et ces fournisseurs, s’ils reconnaissent ne pas être dans le même monde que les employés des marques, ils nous parlent quand même d’une « grande famille », d’une fierté, d’un privilège à travailler pour le luxe. « On est dans un monde à part, parce qu’on fait du luxe », nous disent certains. D’autres encore ajoutent : « ici on a deux types de productions, les produits de luxe et les produits grand public. Et bien quand on fait les produits de luxe, on n’est pas les mêmes, on est dans un autre monde ». Mais quel est ce monde dont ils nous parlent ? Sous quelle forme ce monde peut-il s’organiser ? Quelles sont les singularités de ce capital humain qui travaille pour le luxe ?

36Le monde du luxe, souvent évoqué par les acteurs de l’industrie du luxe, suggère un sentiment d’appartenance à un groupe qui se sent relativement fermé et privilégié. Les acteurs qui travaillent pour le luxe, avec des paris impossibles à tenir, s’organisent en groupes distincts souvent constitués au départ par des interactions individuelles. Plusieurs stratégies collectives, coopératives ou agressives, sont alors possibles mais c’est au niveau interorganisationnel avec les décisions stratégiques qui supposent un processus collectif face à un environnement turbulent que je m’attarderai. Je pense en effet que les stratégies individuelles sont désormais dépassées dans ce milieu des fabricants du luxe et que l’accroissement de l’interdépendance et des réseaux d’entreprises, même s’ils se basent sur des arrangements entre individus, sont des réponses aux turbulences liées à la mondialisation et à la globalisation. Comment ces fabricants du luxe peuvent-ils s’organiser entre eux ?

37Dans l’industrie du luxe quelques communautés de pratique émergent parmi les acteurs des marques avec des rencontres par métier intermarques au sein d’un même groupe financier. Du côté des soustraitants ces communautés sont encore très balbutiantes, encouragées par les institutionnels qui organisent des événements autour de thématiques globales.

38En revanche, les sous-traitants du luxe travaillent désormais ensemble dans une structure moins formelle, plus ouverte et plus souple qu’est le réseau. Sans frontières, c’est le nombre et la profondeur des interactions qui vont donner la dimension sociale du réseau. Sa robustesse tient à la force des liens qui unissent ses membres. L’intensité des liens, on parle alors de liens forts ou de liens faibles, ainsi que la transitivité que les liens permettent, conduira à la matérialisation ou non d’un capital social nécessaire à toute coopération. Impliqués dans différents réseaux, tant familiaux, qu’amicaux, associatifs ou professionnels, nos fabricants du luxe se construisent une identité collective. Le rôle des institutionnels nous parait d’ailleurs, dans ce cadre, essentiel pour permettre le travail collectif d’acteurs souvent individualistes dans leurs approches professionnelles et commerciales. Les réseaux permettent de proposer des offres communes, d’être plus visibles et d’exploiter des complémentarités pour profiter d’avantages concurrentiels. Certains acteurs peu enclins au travail collectif craignent néanmoins de perdre à terme leur autonomie, voire leur indépendance. Ils sont alors sollicités de façon ponctuelle sans adhésion formelle à un réseau : concept de réseau clignotant, plus opportuniste mais moins engageant [Amans et Loup, 2004]. D’autres, plus sensibles à une approche collective du marché, savent au contraire naviguer entre les trous structuraux des différents réseaux mobilisés par le même acteur, ce qui leur apporte des informations et des tendances [Burt, 1992].

39Les fabricants de luxe possèdent tous une véritable valeur marchande à préserver qu’est leur savoir-faire. Combinant à la fois recettes, tours de main et expériences, ce savoir-faire, non reproductible, est bien la signature du fabricant de luxe, qu’aucune forme juridique ne peut véritablement protéger [Chevallier, 1989]. L’emblématisation régionale d’un savoir-faire historiquement ancré reste peut-être encore une des formes les plus sûres de protection de ce savoir-faire.

40La question de la transmission du savoir-faire est traitée à travers différentes formes d’accompagnement qui va du compagnonnage historique au tutorat, plus récemment valorisé en entreprise. La formation technique par apprentissage en dualité, école et entreprises, semble être une opportunité d’accès à des métiers valorisés par leur caractère ancestral et unique. De même, l’origine des personnes qui travaillent chez nos fabricants de luxe, sont très diverses selon les territoires. On observera notamment dans la Plastics Vallée la place occupée par les personnes d’origine maghrébine de troisième génération, dont on voit que l’évolution voulue par les autorités, d’une assimilation impossible à un intégration difficile, n’a pas encore permis un accès à ces métiers de savoir-faire prestigieux. La position géographique des deux territoires horlogers laisse également la place à l’accueil de frontaliers très nombreux de la France vers la Suisse.

41Tous ces travailleurs du luxe doivent affronter un phénomène de saisonnalité très fortement marqué dans l’industrie du luxe. Ainsi si les parfums de luxe sont dépendants des dates calendaires propices aux cadeaux, l’industrie de l’horlogerie de luxe est quant à elle dépendante de grands salons internationalement reconnus. Cette saisonnalité marquée et non négociable fragilise une organisation qui ne peut être linéaire et régulière et crée des périodes de stress au travail qui font vaciller les acteurs entre la souffrance au travail et la satisfaction de réussir. Soucieux d’atteindre les objectifs délais, autant pour préserver leur emploi que pour la garantie de respecter les événements-clés de leur industrie, les acteurs de l’industrie du luxe disent se sentir responsables de ces défis à tenir. De par la qualité de leur prestation professionnelle et de par leur attachement à la réussite de l’activité, les acteurs de l’industrie du luxe constituent un capital humain responsable et motivé.

42Les dirigeants des fabricants du luxe sont pour la grande majorité des chefs d’entreprise artisanales et familiales. Leur management se caractérise par l’importance des relations humaines et la prépondérance de l’homme par rapport aux machines. Le dirigeant d’une PME dans l’industrie du luxe se voit dans l’obligation de refondre son offre globale et de s’inscrire dans les identités de réseau. Cette question de réseau aura d’ailleurs une incidence forte lors de la transmission de l’entreprise. En effet lorsque la PME est familiale, la transmission intergénérationnelle est alors prioritairement envisagée. La gestion de l’entreprise familiale si elle présente des avantages que l’on peut qualifier d’économies à travers la théorie de l’agence (moins de contrôle, plus de confiance), elle peut également à travers la théorie de l’intendance et l’altruisme familial, poser des problèmes de choix stratégiques, d’orientations et de décisions trop investies de liens émotionnels, souffrir d’un manque d’observations extérieures et d’un manque de planification stratégique [Basly, 2006]. Ainsi, si l’on s’intéresse plus particulièrement à la question de la succession, la transmission intergénérationnelle suppose l’éducation précoce de l’ héritier alors que la valorisation du patrimoine par la vente à un tiers ne repose sur aucune valeur affective [de Freyman et Richomme-Huet, 2006]. Quand on connaît l’importance du réseau social dans un environnement économique, surtout territorialisé, on peut supposer que la réussite de la transmission à un tiers dépendra essentiellement de la capacité du cédant à transmettre au repreneur les clés d’accès aux réseaux indispensables à maintenir pour perdurer. On peut imaginer que l’ héritier naturel bénéficiera, de par son éducation, sa présence sur le terrain et sa légitimité à reprendre, d’une entrée réussie dans le réseau émaillé tissé par son prédécesseur, encore que les conflits familiaux et les rivalités intergénérationnelles puissent quelquefois être des freins à la réussite de la reprise. Les territoires investigués montreront que paradoxalement en France des dirigeants de PME fragiles oseront la transmission familiale comme une tradition à diriger par la famille alors que des dirigeants de PME florissantes en Suisse privilégieront la transmission à un tiers pour bénéficier d’un capital confortable.