1. CRISES EN CASCADE

1Il ne nous appartient pas de raconter dans le détail les événements de Mai 68 à l’ORTF, abondamment traités ailleurs1. Nous chercherons à mieux comprendre leur genèse, leurs conséquences, en retraçant l’histoire de la télévision durant deux ans, de la rentrée 1967 à la rentrée 1969, et suivrons d’assez près la chronologie, pour renouer les fils artificiellement séparés depuis le début de ce travail.

2Ces deux dernières années voient s’opposer les effets des causalités internes (la logique professionnelle) et des causalités externes (les débats politiques). Un ORTF un temps menacé par la crise reçoit, à l’exception des journalistes, le pardon du pouvoir politique. Le processus de consolidation professionnelle n’est plus directement entravé par la Direction. En même temps, il est de plus en plus question de réorganiser l’ORTF de fond en comble. Aimant beaucoup « sa » télévision, le gouvernement n’a de cesse qu’il ne fasse la bonne réforme.

3Tout commence à la rentrée 1967, par un regain des vieilles polémiques. En effet, le débat sur l’ORTF, en sommeil relatif depuis le statut de 1964, reprend de plus belle, entre ces deux écueils que sont l’argent et la politique. La dénonciation se fait précise, et le monstre enfin « donne prise » : d’un côté le projet d’introduction de la publicité sur les antennes de l’ORTF, de l’autre la mise en cause extrêmement rapide du SLII, nourrissent les passions.

4Si l’on fait exception des réalisateurs, l’année 1967 avait bien commencé pour les personnels. Avantages salariaux, réduction du recours à la production privée, nouveaux recrutements, « remise en ordre » : les conquêtes étaient nombreuses. On avait affaire à des dirigeants devenus amènes, polis par un long apprentissage.

5Du côté du ministère de l’Information, le statut de 1964 et le départ d’Alain Peyrefitte ont indiscutablement conduit à des interventions moindres auprès de l’Office. Ni Yvon Bourges, ni Georges Gorse, ne seront à l’origine de réformes aussi considérables que la régionalisation de l’ORTF, pour citer l’initiative d’Alain Peyrefitte dont les effets furent les plus durables. Évoquant les dirigeants de l’Office, Yvon Bourges raconte :

« J’ai trouvé [NDA : en janvier 1966] l’institution et ces hommes en place au moment où je suis arrivé et durant les quelque quinze mois où j’ai été ministre de l’Information, j’ai travaillé avec eux en pleine confiance […]. J’ai été un ministre de l’Information paisible […]. Je me gardais bien d’intervenir directement dans la gestion de l’Office »2.

6Georges Gorse dont nous avons tracé le portrait sera également en retrait par rapport à la gestion directe de l’ORTF, à l’exception du secteur de l’information.

7L’accalmie de ce début d’année ne dure pas. Entre septembre 1967 et mai 1968 les orages s’accumulent, et les sentiments familiers de menaces et d’incertitudes reviennent. D’abord le débat sur l’introduction de la publicité est relancé, alors même qu’il est de nouveau question de la création d’une chaîne privée. L’Office est l’occasion d’une mise en cause politique du gouvernement par l’opposition, et dans une moindre mesure, par le Sénat, qui mène au dépôt d’une motion de censure sur les problèmes de l’information.

8L’ORTF va se trouver au centre d’un autre conflit, entre les différentes composantes d’une majorité présidentielle et parlementaire fragilisée par les mauvais résultats des élections législatives de mars 1967. Le SLII, jusqu’alors à peine mentionné – ignoré plus qu’il n’est dissimulé – devient en quelques mois le bouc émissaire attitré de la presse, de l’opposition interne et externe à la majorité, des parlementaires et des journalistes de l’ORTF. L’Office souffre aussi d’incertitudes au sommet. En septembre 1967 et janvier 1968, un Claude Contamine « converti » à la télévision, un Jacques Thibau séducteur et symbole de libéralisation, partent subitement. Le nouveau directeur de la télévision, Émile Biasini, s’enferme, apprend la télévision avec passion. Ce n’est pas suffisant, en un moment où l’ORTF, attaqué de toutes parts, doit soigner son image de marque – avant de remédier aux problèmes internes.

9Mai 1968 à l’ORTF va être singulier par rapport à la crise nationale. Sur le plan professionnel et syndical, l’Office est à un très haut degré de cohésion interne, les syndicats sont très puissants. En même temps, l’enquête sénatoriale qui sera rendue publique en avril 1968, les débats parlementaires, les controverses autour du SLII ont heurté et blessé une « Maison » qui se sent de plus en plus mal comprise. Les critiques de l’information touchent directement les journalistes et les producteurs des magazines, mais rejaillissent sur l’ensemble. Le conflit de 1968 sera fort dans ses émotions, mais très incertain dans ses revendications.

10Dans les rapports avec le pouvoir, la grève de mai ne change pas tout de suite les tendances. Les personnels consolident les conquêtes de 1967 quant aux conditions de travail. L’information est plus que jamais un secteur fragile et critiqué. La nécessité de la réforme est proclamée par tous dans un mot slogan : la « décentralisation », qui porte en germes de multiples initiatives qui aboutiront à l’éclatement de 1974.

2. POLÉMIQUES ET PUBLICITÉ

11Le débat sur la publicité est précédé d’une apparente remise en cause du monopole de l’Office. Les rumeurs de privatisation partielle ou totale, fortes lors de la préparation de la deuxième chaîne, sont relancées fin 1966. C’est à cette époque que les principales sociétés d’électronique (Thomson, Philips, la CSF, la Radiotechnique, Schneider) flanquées d’Havas et de Publicis, créent une société d’études baptisée Pro-TV, « dont l’objet est de promouvoir la création d’une troisième chaîne privée de télévision »3. Au début de 1967 les échos autour de ce projet s’affaiblissent, les démentis se succèdent, dont ceux de la direction générale au personnel de l’ORTF.

12Mais un relais parlementaire est trouvé : le 22 juin 1967, une proposition de loi comportant onze articles4 est déposée par Robert-André Vivien, député de l’UDV, et dix-neuf députés de la majorité. La proposition tend à autoriser l’ORTF « à disposer de son monopole d’émission et d’exploitation en vue de la création de chaînes supplémentaires de télévision » : des sociétés de programmes entièrement financées par la publicité peuvent ainsi être créées, qui utilisent les installations de l’ORTF et lui versent une redevance. La publicité peut occuper jusqu’à 10 % du temps d’antenne, elle peut intervenir lors des « interruptions normales qu’il comporte ». « Sont interdits l’interruption d’émissions et les programmes patronnés » (article 7). L’argumentation est celle des animateurs de Pro-TV : la mise en œuvre du Marché commun en 1968, l’exemple étranger, la venue des satellites, la stimulation de la croissance économique.

13Les projets de privatisation n’ont – à notre connaissance – aucun appui sérieux auprès du personnel dirigeant durant l’époque étudiée. Tous les dirigeants et ministres rencontrés ont été unanimes sur ce point, d’Alain Peyrefitte à Yvon Bourges :

« À l’époque nous étions dans le statut de l’Office de radio télévision française, organisme unique […]. Contrairement à ce que vous indiquez dans votre lettre [NDA : la lettre de demande d’entretien de l’auteur faisait allusion aux rumeurs de privatisation], on ne mettait pas en cause le statut de l’ORTF comme on le fera par la suite »5.

14En revanche, la rumeur autour de la privatisation inquiète les personnels et contribue à faire évoluer le débat sur la publicité télévisée. Les interventions d’Alain Peyrefitte au cours du débat budgétaire de 1964, qui donne lieu à une première floraison d’articles sur le sujet, laissaient déjà prévoir que l’on s’orientait dans cette direction. Le ministre rappelle successivement que l’Office ne peut aller plus loin dans la voie des économies ; que l’emprunt correspond à la politique de l’autruche – car il ne serait pas gagé sur les ressources nécessaires ; qu’une augmentation substantielle de la redevance – nécessaire pour financer les investissements à venir – aurait pour effet de « tuer la poule aux œufs d’or et de faire fuir les spectateurs »6. Même s’il conclut sur une interrogation, le terme d’une telle argumentation est bien le recours inéluctable à la publicité.

15C’est quand ce premier débat public s’éteint que la décision est prise par le gouvernement et le président de la République lui-même au cours d’un conseil restreint à l’Elysée le 16 mars 1965. Georges Pompidou révèle cette prise de décision lors du débat des 23 et 24 avril 1968 sur la motion de censure FGDS à l’Assemblée nationale, précisant que le ministre des Finances, Valéry Giscard d’Estaing, et le ministre de l’Information, Alain Peyrefitte, étaient présents. Si Valery Giscard d’Estaing, lors du débat de 1968 où il ne fait plus partie du gouvernement, s’oppose fermement à Georges Pompidou et déclare que jamais en sa présence le problème de la publicité n’a été évoqué7, Alain Peyrefitte s’en souvient :

« Le Général y était favorable. Il ne voyait pas pourquoi la presse aurait le monopole de la publicité. Et il trouvait bon que la télévision ait un peu de publicité pour mettre du beurre dans ses épinards. Pompidou et moi, nous lui avions démontré que, certes, on pourrait le faire un jour, mais que ce n’était certainement pas en année électorale qu’il fallait le faire, car c’était un sujet très sensible, et qu’il valait mieux attendre que les élections présidentielles soient passées »8.

16Si la décision de principe est prise à ce moment, on ignore les raisons qui font arbitrer, en 1966, en faveur d’une augmentation de la redevance.

17Le gouvernement attendra la rentrée de 1967. La controverse commence le 20 octobre : Georges Gorse reçoit les dirigeants des grands syndicats de la presse. Des rumeurs ont déjà filtré sur le projet gouvernemental :

« Entrés assez inquiets dans le bureau du ministère de l’Information, les représentants de la presse en sortent fort en colère. Georges Gorse vient en effet de les avertir que le Conseil des ministres allait mettre au point, cinq jours plus tard, le mercredi 25 octobre, le projet de loi qui permettrait l’introduction de la publicité à la radio et à la télévision d’État »9.

18Cela fait trop d’années que l’on crie au loup pour que la surprise soit très grande. Mais on assiste alors à une coalition d’intérêts entre une presse inquiète (pour des raisons qui ne tiennent pas seulement à la publicité télévisée), l’opposition (Fédération et communistes) et au-delà les modérés lassés d’être tenus à l’écart du pouvoir et furieux de voir le gouvernement tenter de court-circuiter le Parlement. Dès le 21 octobre, tous les députés reçoivent une lettre signée par les quatre présidents des fédérations de la presse, dont l’un, Pierre Archambault, siège au conseil d’administration de l’ORTF. À la lettre est joint un dossier précis sur les conséquences néfastes pour la presse et la démocratie de l’introduction de la publicité à la télévision. De février 1967 à avril 1968, il ne se passe pratiquement pas de jour sans que ne paraisse dans la presse un article sur la publicité télévisée10.

19Le gouvernement est surpris par l’ampleur des réactions, y compris à l’UNR : outre le rejet global de l’opposition, les centristes et les républicains indépendants de Valéry Giscard d’Estaing émettent de nettes réserves. Le gouvernement choisit de contourner le Parlement, auquel il annonce son intention d’introduire la publicité à la télévision sans passer par un vote, après consultation préalable du Conseil constitutionnel. Cette annonce est faite à l’Assemblée le 10 novembre, au Sénat le 28 novembre. Dès le 11 novembre 1967, c’est la fronde parlementaire ; l’Assemblée nationale refuse l’autorisation de percevoir la redevance par 244 voix contre 235 et le gouvernement doit recourir au vote bloqué. À la veille de la clôture de la session parlementaire, le 19 décembre, une commission spéciale est composée pour examiner une proposition de loi organique de Roland Dumas et de la Fédération de la gauche, visant à préciser et à compléter certaines dispositions de l’article 34 de la Constitution […], cette proposition de loi a pour objet de réserver au Parlement le droit de décider de l’introduction éventuelle de la publicité de marques sur les ondes de l’ORTF », dit le compte rendu du Monde11.

20Au Sénat, on constitue le 14 décembre 1967 une commission de contrôle « chargée d’examiner les problèmes posés par l’accomplissement des missions propres à l’Office de radiodiffusion-télévision française », qui va pour la première fois examiner de fond en comble l’ORTF et ses problèmes. Le rapporteur général est André Diligent, qui a la sympathie de ses collègues et la foi nécessaire (cf. chapitre 2). La commission aura bien du mal à mener ses investigations : ni le gouvernement, ni l’Office ne vont lui faciliter la tâche.

21Pour résoudre la question de la compétence, le gouvernement saisit, comme il l’avait déjà fait pour le statut de 1964, le Conseil constitutionnel qui rend le 30 janvier 1968 une décision ambiguë : l’introduction de la publicité de marques est du domaine réglementaire, c’est-à-dire du ressort du gouvernement, seulement en tant qu’elle n’est pas contraire aux « règles constitutives » de cette catégorie d’établissement. C’est à une question politique qu’il faut répondre : la présence de publicité affecte-t-elle l’accomplissement des missions de service public ? Oui, répondent la CGT, la FGDS, le Parti Communiste. Non, répond le gouvernement, dans la mesure où des limites strictes sont posées et une rigoureuse séparation entre programme et publicité assurée.

22À nouveau, l’écart est flagrant entre la violence du débat et le fond des problèmes abordés. En fait, il ne sera pour ainsi dire jamais discuté dans l’arène politique des conséquences de l’introduction de la publicité à la télévision. Après que les différents groupes parlementaires ont pris position, il s’avère, à la mi-avril, qu’une minorité est véritablement hostile au principe, et que c’est la manière qui choque. Désirant reprendre l’initiative, les républicains indépendants déposent une proposition de loi « tendant à créer une agence française de publicité télévisée »12 dont le principal intérêt est d’associer étroitement la presse aux opérations.

23Du côté des personnels, le projet gouvernemental suscite des réticences différenciées. Si l’opposition à la publicité est absolue du côté du SNRT, on est plus nuancé du côté de la ESU. Analysant le projet, la revue du syndicat13 reconnaît le bien-fondé de beaucoup d’arguments : « En effet, l’examen réfléchi de toutes les données des problèmes posés a conduit la Fédération syndicale unifiée à considérer que l’introduction de la Publicité de marques sur les antennes de l’Office constituait, toutes choses égales, la moins mauvaise des solutions possibles ». Car, puisque la’ publicité « apparaît comme un phénomène vers lequel on tend inéluctablement », la meilleure chose serait de « la confier à un organisme d’État, en l’occurrence l’ORTF ».

3. FLOTTEMENTS AU SOMMET

24À l’exception de son directeur général Jacques-Bernard Dupont le 8 avril 1968, la direction de l’ORTF ne prend peu ou pas part au débat. L’équipe de direction a fort à faire avec ses propres problèmes. En septembre 1967, Claude Contamine part subitement. Nous n’avons pu reconstituer de façon univoque les causes de l’évènement. Fort avare de confidences sur sa personne, Claude Contamine nous a dit qu’il avait fait son temps, et que son départ n’avait rien que de normal14. André Astoux évoque « une émission tardive au cours de laquelle un imitateur aurait associé le général de Gaulle à une conversation obscène »15. Autre explication de ce départ : un différend profond continue d’opposer Claude Contamine aux syndicats, à la direction technique, et aussi – fait nouveau – à son ministre. À l’issue de l’important conflit du début de 1967, on se souvient peut-être que les syndicats avaient rencontré le nouveau ministre de l’Information, Georges Gorse, le 25 mai. L’objet premier de cette entrevue était d’obtenir des assurances face à l’éventualité de création d’une chaîne privée. Georges Gorse l’affirme aux syndicats : le gouvernement reste un ferme défenseur du service public, et n’envisage pas de créer une chaîne privée. Par ailleurs, on sait qu’il confirme les nouvelles orientations prises par la direction générale sur le recours aux sociétés privées, qualifiées de « mauvaise méthode de gestion ». Or, Claude Contamine reste un partisan du recours au privé. C’est pourquoi sans doute on observe un dépassement régulier des crédits des prestations à des sociétés extérieures, au cours de l’année 196716.

25En tout état de cause, Claude Contamine part très vite. Les circonstances de la nomination de son successeur, Émile Biasini, en témoignent17. Georges Gorse le contacte un jour pour lui proposer la direction de la télévision. La commission franco-soviétique pour la télévision en couleur devait se réunir à Moscou. Tout était prêt. Mais Émile Biasini devenu subitement patron de la télévision, ne peut venir à Moscou : on doit demander aux Russes de venir à Paris. Sitôt la conférence finie, Émile Biasini se plonge dans la télévision.

26Il voit partir deux mois après son arrivée un directeur général adjoint qui avait pris depuis longtemps de fortes habitudes d’indépendance. Malgré (ou à cause de ?) le succès de la deuxième chaîne et de la politique de libéralisation, Jacques Thibau connaît des difficultés. Les plus connues sont politiques. Indiscutablement, il est allé beaucoup trop loin dans le goût de la libre parole, surtout pour « ses » magazines. Sa sympathie pour les personnels l’a rendu suspect. Il a laissé s’exprimer des réalisateurs et des producteurs « progressistes », comme le note un étonnant rapport des renseignements généraux du ministère de l’Intérieur de juin 1966, selon lequel Jacques Thibau est considéré, « dans certains milieux de l’ORTF comme un arriviste qui veut donner des gages en cas d’un éventuel échec de l’UNR aux prochaines élections législatives ». Il aurait donc imposé un réalisateur « crypto-communiste », Igor Barrère (il y avait pourtant beaucoup mieux à trouver en matière de réalisateur engagé que le très tiède cédétiste qu’est Igor Barrère), et aurait redonné « confiance » à la « tendance progressiste »18. Il a eu beau ne pas s’appuyer sur les grands réalisateurs traditionnels du SFRT, dont beaucoup ont des sympathies communistes, et plutôt sur des jeunes assistants devenus réalisateurs en 1965, comme Daniel Costelle, il restait proche des tendances « progressistes », dans un milieu où les gauches de tout poil sont largement majoritaires.

27Du côté de la direction, on connaît les reproches adressés à Jacques Thibau (cf. supra chapitre 7) et réitérés par Jacques-Bernard Dupont lors de la séance du conseil d’administration du 20 décembre 1967 : « […] une certaine incapacité à se plier aux règles de discipline nécessaires dans tout organisme de quelque importance », « des indiscrétions manifestes à l’égard de la presse qui avaient amené la direction générale, il y a un an, à lui adresser un blâme ». Bref, « Le directeur général a pensé que le départ de Jacques Thibau était la seule manière d’assurer l’unité de commandement à la direction de la télévision »19.

28Dernière pièce au dossier de ce départ : Jacques Thibau continue de traiter de façon assez désinvolte non seulement les règles administratives (contournement que nous savons indispensable) mais aussi les règles du jeu syndical. Même s’il a des relations favorables avec ses réalisateurs et ses journalistes, cela empêche que son départ soit publiquement regretté par les personnels. Lors des délibérations du conseil d’administration le 20 mars 1968, Émile Biasini note qu’il faudrait « régler le cas des soixante-dix réalisateurs non homologués qui travaillent sur la seconde chaîne : leur présence active est un des éléments d’aggravation du climat »20.

29En revanche, le départ de Jacques Thibau est déploré par la presse écrite. Le « mélange, irritant pour beaucoup, de volonté et d’astuces » n’était-il pas indispensable dans une entreprise « où toutes les autorités existantes s’annulent », écrit par exemple L’Express21. Les journalistes voient aussi partir avec regret une source d’information privilégiée. Les fuites et les interviews de Jacques Thibau ont alimenté la presse. Sur ce point, l’attitude du nouveau directeur de la télévision s’oppose en tout point avec celle de son adjoint de deux mois.

4. « LES SILENCES DE MONSIEUR BIASINI »22

30Émile Biasini va connaître en peu de mois tous les enthousiasmes et surtout toutes les frustrations qui échoient à un dirigeant. Il n’ignore pas tout à fait le petit écran, puisqu’il avait été nommé en juillet 1967 délégué interministériel pour la télévision en couleur, responsabilité surtout scientifique et technique, mais qui lui a fait côtoyer les dirigeants de l’ORTF. Surtout, il a été conseiller technique d’André Malraux dès 1959, et, de 1961 à 1966, directeur du Théâtre, de la Musique et de l’Action culturelle au ministère de la Culture, qu’il quitte à la suite d’un désaccord avec son ministre. Là, il a vécu et coordonné la mise en place des Maisons de la culture.

31C’est aussi un gaulliste de la première heure, un homme de la Libération qui vient à la direction de la télévision. Il est donc tout à fait en harmonie de pensée avec la première génération de dirigeants, et plus un « homme de d’Arcy » qu’un « homme de Peyrefitte ». Une « réflexion sur la télévision » datée du 2 novembre 196723 nous le confirme : « un instrument tenu par quelques hommes au bénéfice de tous les autres. Terrible responsabilité ». À la bombe atomique, instrument « capable de la destruction absolue », il oppose « l’instrument non moins absolu de la promotion des hommes ». Son projet : « Les programmes vont maintenant être développés dans un sens de qualité accrue, d’universalité plus grande, dans le sens surtout d’une communication plus étroite avec les disciplines existantes ».

32En septembre 1967, comme de coutume en pareil cas, la télévision se tait et attend. Plus longtemps que d’habitude. Car le nouveau directeur, homme de passion, choisit lui aussi de se taire et d’observer. C’est le principal souvenir qui reste de lui à la télévision : « il a tout gelé », « il a tout arrêté et il est parti avant de commencer », « il s’est enfermé dans son bureau pendant des mois ». Pourtant, avant ce silence, la carrière d’Émile Biasini a suscité l’espoir – en particulier chez les réalisateurs. Il vient de chez Malraux. On attend donc « la culture » : « J’ai été perçu comme l’anti-commercial, l’anti-Guy Lux »24.

33Il a « tout arrêté ». Ce n’est pas exact. Mais cet écho persistant montre l’importance que la parole publique a prise dans la fonction de directeur de la télévision. Ne pas parler, c’est donner prise aux rumeurs25. Son bref coup d’arrêt correspond surtout à une volonté classique, celle de remettre en ordre : « J’ai été frappé par un espèce de désordre extraordinaire ». Voulant y remédier, il est soutenu par de plus hautes autorités. Car les soubresauts sociaux qui agitent l’Office, même s’ils sont moins lourds de conséquences à l’écran, continuent de déplaire. Et de déplaire au président de la République : « Je vois toujours le Général me disant un jour : vous êtes directeur, eh bien dirigez, la seule chose que je ne vous pardonnerai pas, c’est de ne pas diriger »26. Comme jadis à Alain Peyrefitte, le Général demande de l’ordre.

34Il a le sentiment que la direction de la télévision est frappée d’un double vice de fonctionnement. D’une part, le directeur a une espèce de domaine réservé, une part du budget qu’il consacre à des projets qui lui sont chers. Et d’autre part, il consacre un temps considérable à des problèmes syndicalo-politiques. Ailleurs, il trouve un contrôle qu’il juge très insuffisant. Il s’étonne du pouvoir des réalisateurs :

« Un jour, je tombe sur un projet d’émission sur Christophe Colomb, que je trouve insipide. Je demande à voir le réalisateur pour arrêter le projet. Peu de temps après, visitant les Buttes-Chaumont, je tombe sur des maquettes de caravelles. Cette émission sur laquelle je devais théoriquement donner mon accord avait fait l’objet d’une mise en production ».

35Il va se heurter aux problèmes du contrôle des coûts dans la fiction. Hors la fiction, dans le domaine du sport, des magazines ou des jeux, ce sont les producteurs qui règnent : « Il y avait des producteurs, avec leurs émissions, leurs bureaux ». Ainsi Raymond Marcillac lui paraît gérer son service en toute indépendance. Commence alors une épreuve de force administrative :

« J’ai dit : dans ces conditions, je supprime toutes les délégations de signature. Très vite, au bout d’un mois. J’ai dit : je ne suis pas centralisateur, mais j’ai besoin de savoir ce qui se passe. On a pensé que j’étais fou. On pouvait le penser, car au soir de ma décision, sont arrivés des chariots de notes à signer. Tout le monde était goguenard. J’y ai passé une première nuit, une deuxième. On est arrivé à tout signer. On les a eus, au physique. Bien sûr on redéléguait aussitôt. Mais on y a vu clair27 ».

36Présentant sa réforme au conseil d’administration le 17 janvier 1968, Jacques-Bernard Dupont, soucieux de manifester cette continuité, précise que : « la réforme […] est pour une bonne part la poursuite d’un effort entrepris par M. Claude Contamine, à savoir l’établissement de devis préalables de réalisation pour toutes les émissions dramatiques et une bonne moitié des émissions de variétés […] ». Mais, ajoute-t-il :

« Ce qui est nouveau dans l’organisation prévue, c’est la présence, dans chacune des sections (dramatiques, variétés, émissions pour la jeunesse, cinéma, feuilletons, coproductions, sports, etc.) d’un directeur de production chargé de suivre l’ensemble des productions, assisté d’un certain nombre de chefs de production. […]. Mais ces chefs de production se situent malheureusement à un niveau de la hiérarchie où leur autorité n’est pas aujourd’hui suffisante pour s’exercer sur les réalisateurs les plus notoires [souligné par nous] ».

37Ainsi l’effort d’encadrement commencé en 1966 n’a-t-il que partiellement abouti28.

38Quand Émile Biasini annonce au grand jour ses intentions, la presse et les professionnels sont enthousiastes :

« Jeudi dernier (le 22 mars), […] il a, devant un parterre de 300 journalistes et réalisateurs peu enclins à l’indulgence, rompu le silence dans lequel il s’était enfermé depuis cinq mois. Il a parlé soixante-quinze minutes. Personne ne lui a posé de questions et ce parterre qui, la veille au soir, grondait dans les dîners en ville, s’est décidé à applaudir »29.

39Dans le concert d’éloges qui succède à la conférence de presse, une fausse note : Émile Biasini n’a pas traité de l’information, placée, il est vrai, en d’autres mains que les siennes. Il se souvient que le ministère de l’Information est intervenu « plusieurs fois » auprès des journalistes30.

40En dehors de cette « lacune », le programme tout entier séduit. La concurrence entre les chaînes, peu appréciée de la critique, est rejetée. Le directeur de la télévision s’en explique dans un texte daté d’avril 1968, « la programmation de la télévision » : « La programmation de la Télévision va désormais reposer sur le principe de la complémentarité des deux chaînes, et s’établir en fonction de la mission d’enrichissement des téléspectateurs qui incombe au monopole d’État »31. La thèse est très argumentée. Désormais la deuxième chaîne est plus connue, le territoire est couvert à 75 %, 64 % des téléspectateurs peuvent la recevoir. Les deux programmes seront « partie intégrante d’un tout ». Les horaires seront rigoureux, les points de rencontre constants, l’inégalité de durée étant corrigée par des émissions d’appoint. Enfin, les carrefours seront signalés sur l’écran. On retrouve donc l’inspiration originale de la deuxième chaîne. Le but ultime est de donner un choix en rendant possible l’accession aux émissions culturelles : les émissions « d’enrichissement » étant programmées entre des émissions « de grande écoute », elles pourront être évitées en changeant de chaîne. Mais le pari réside « dans le pourcentage de paresseux et de curieux qui se trouveront ainsi confrontés à des émissions qu’ils n’auraient pas délibérément choisies ». Quant aux autres, ils auront au moins « appris à changer de chaîne, c’est-à-dire à exercer un choix »32.

41Le directeur est également bien reçu par les professionnels. S’il surveille l’administration, il s’appuie sur les piliers : Henri Perez pour la technique, René Han pour l’administration. À André Jammot les programmes de l’été, qu’il réalisera effectivement, à Claude Santelli ceux de Noël 1968. De même, la liste des dramatiques terminées au cours des premier et deuxième trimestres 196833 comporte des noms – et des sujets – qui sont bien dans les traditions de la télévision. Le théâtre classique : Les Joueurs de Gogol, par René Lucot, Turcaret de Lesage, par Iglésis. Les grandes adaptations : Eugénie Grandet de Balzac, adapté par J. L. Roncoroni et mis en scène par Alain Boudet. La fiction « documentarisante » des auteurs-réalisateurs, avec des moyens légers : Usine à droite, première à gauche, de Jacques Krier ; La Séparation, de Maurice Cazeneuve. Enfin, la politique d’ouverture à des grands metteurs en scène du cinéma inaugurée sous Claude Contamine n’est pas abandonnée : c’est Le Gai Savoir, d’après l’Émile de Rousseau, mis en scène par Jean-Luc Godard.

42La poursuite du projet sera balayée par le vent de Mai, avant même le démarrage en « vraie grandeur » :

« Le 27 avril, ma programmation démarre à 20 %. Le 13 mai c’était la grève générale. Le 2 juin, je démissionne. C’est pourquoi je dis que c’est un avortement. Je continue de penser que ç’aurait été formidable. La seule chose qui ait marqué, c’est Les Shaddoks, que j’ai présentés, alors que la direction précédente les avait refusés »34.

5. LES MALHEURS DU SLII35

43Pratiquement méconnu du public et de la presse, le SLII va conquérir une notoriété immense en deux mois. Son directeur de février à mai 1968 a fait le décompte des allusions à l’organisme dans la presse. En 1964, aucune référence, une en 1965, deux en 1966, 7 en 1967 (dont cinq en décembre), et enfin 42 de janvier à mars 1968 (dont deux citations de radio).

44Ce n’est pas l’opposition, ni un journaliste de l’ORTF qui donne le « coup d’envoi », mais les républicains indépendants, dans leur organe France moderne, le 20 décembre 1967 (« le mystérieux SLII »), et qui reviennent à la charge le 19 février 1968, sous le titre : « Censure à la télévision ». Le ton est particulièrement violent. C’est en fait toute la rancœur des minoritaires de la majorité qui s’exprime : comme l’opposition, ils découvrent que la télévision devient difficile d’accès. Une note du deuxième article éclaire ces motivations : « C’est le SLI [ sic] qui a pris la décision de ne pas assurer la couverture de la convention des clubs Perspectives et Réalités à Lyon ou le face-à-face Mitterrand-Giscard. C’est encore le SLI qui a suffisamment tronqué la dernière conférence de presse de Giscard pour mieux l’orienter ».

45Les articles de France moderne vont être abondamment repris en un temps record dans toute la presse. La « légende noire » s’installe… Les hommes sont mis en cause personnellement :

« C’est [NDA : il s’agit de Michel Denieul] un homme à poigne, organisé, tenace, net et précis. Il vient […] d’être nommé à la tête du SLI [sic]. Bien sûr, il n’est pas le patron en titre de la TV, mais personne ne s’y trompe. L’information à la télévision, c’est le SLI [sic] qui la fait et qui devient de plus en plus un véritable organisme d’orientation et de censure. Le non respect des impératifs qu’il impose implique pour les journalistes des sanctions qui peuvent aller de la mise à pied à l’exclusion ».

46Le contenu des premiers articles consacrés au SLII, en 1965 et 1966 n’était pas très différent : le SLII y était bien désigné comme la « véritable rédaction-en-chef » de l’information télévisée, selon les termes du Nouvel Observateur (18.05.66). Mais le thème n’avait pas fait recette.

47Cet « homme à poigne », qui est-il ? Passé par l’École des Chartes, il connaît bien le SLII puisqu’il a été des premiers à y effectuer des stages. Il travaille à la mise en place d’un service d’information de la Ville de Paris comme directeur adjoint de cabinet du préfet de la Seine. Depuis 1967, il est conseiller technique au cabinet de Roger Frey, ministre chargé des relations avec le Parlement. De là, il se voit proposer la direction du SLII : « Je suis arrivé en janvier 1968, contacté par Michel Jobert, directeur du cabinet de Pompidou. Je n’ai pas tardé à me rendre compte que le contexte était délétère. Michel Poniatowski, je dois le dire, m’avait mis en garde ». Le proche de Valéry Giscard d’Estaing lui dit alors : « C’est une mauvaise affaire, on commence à faire de ce SLII une machine de guerre » [NDA : une machine de guerre contre les républicains indépendants, bien entendu].

48Le déluge d’articles s’abat sur le SLII et son directeur, qui se rend compte en outre que son nouveau ministre ne lui est guère favorable. « Monsieur Gorse m’avait reçu de façon fort courtoise, mais je n’étais pas son candidat ».

49Michel Denieul croit comprendre qu’au cabinet du ministre de l’Information, on « met sur le dos » du SLII des interventions qui ont d’autres origines. Selon André Astoux, l’origine, c’est justement… le cabinet du ministre de l’Information : « Depuis que Georges Gorse est installé rue de Varenne, c’est Jean-Pierre Hutin qui donne les instructions politiques. Ce qui suscite l’indignation de Michel Denieul, le nouveau directeur du SLII, et accroît l’incohérence »36. Chargé de mission au cabinet du ministre de l'Information, Jean-Pierre Hutin reconnaît qu’il avait une ligne directe entre lui et les responsables du journal télévisé37. Plus tard, les raisons sous-jacentes apparaîtront : Michel Denieul est considéré par le ministère de l’Information comme un « homme de Matignon », alors que Georges Gorse et Jean-Pierre Hutin seraient du côté de l’Élysée. Cette rivalité Matignon-Élysée, réelle ou exagérée, donnera lieu à des tensions vives en mai 1968. En tout état de cause, le nouveau ministre de l’Information ne fait rien pour soutenir le SLII Il refuse notamment que Michel Denieul témoigne devant la commission Diligent. Dans le rapport final38, le SLII sera condamné, France moderne et Notre République (article de Jacques Thibau) à l’appui.

50Souffrant de sa mauvaise réputation, le SLII voit croître les habitudes d’indépendance des ministères qui préfèrent utiliser leurs propres services de presse plutôt que de passer par lui. Aussi, en mars 1968, Georges Pompidou rédige-t-il un rappel à l’ordre à ses ministres : il n’est pas souhaitable que le renforcement des moyens des ministères « se traduise par un relâchement des relations avec le SLII dont la mission de coordination permanente de l’information gouvernementale doit au contraire être confirmée ». Cette note est évoquée par Michel Denieul dans un rapport de juin 1968. Elle n’eut pas beaucoup d’effets : le secrétariat général ne l’expédia point.

51Mais les problèmes externes l’emportent sur les problèmes internes. En avril, à la veille d’un débat qui doit porter sur la proposition de loi Roland Dumas réformant l’article 34 de la Constitution, Michel Denieul sait que le SLII sera au banc des accusés. Il prépare un argumentaire pour son ministre, répondant point par point aux attaques prévisibles. À lire les débats, on constate que la défense ne prit pas la parole (cf. infra).

52Pourtant le SLII va être au centre de la discussion. Sa mise en cause continuelle a-t-elle été un des éléments qui ont fait changer les socialistes d’opinion ? En tout cas, le 23 avril, on apprend avec étonnement que l’opposition renonce au débat sur l’amendement Dumas et dépose une motion de censure sur « la politique antidémocratique du gouvernement dans le domaine de l’Information et notamment l’utilisation abusive des moyens audiovisuels mis à la disposition de l’État par la nation »39. Le texte d’ailleurs hâtivement rédigé part du problème de la publicité pour retomber sur celui de l’information. Il constate qu’il existe une majorité opposée à la publicité, puis, évoquant l’intervention du directeur général de l’ORTF en faveur de la publicité avant même le débat parlementaire, recentre le débat sur l’information : le gouvernement ne vient-il pas de traiter ainsi l’ORTF en simple « officine de propagande » ? À des griefs anciens (l’absence de droit de réponse) s’ajoutent des accusations précises : l’affaiblissement de la presse privée de ressources, « l’installation des télévisions régionales et des bureaux régionaux d’information (BRI) », de façon telle que « la télévision régionale n’est plus que le faire-valoir des élus ou des candidats de la majorité », enfin et surtout le fait que les « ordres » (du gouvernement en matière d’information) » émanent d’un véritable organisme de censure, le SLI (service de liaison interministériel) ».

53Le long débat portera sur la politique de l’information, la publicité y sera quelque peu oubliée. Si Georges Pompidou y réaffirme son attachement au monopole d’État, aucun orateur de la majorité ne répond avec précision aux accusations relatives à l'information. L’usage des moyens audiovisuels passe au second plan dans un débat politique où le thème de l’impuissance parlementaire revient très souvent. La surprise vient du vote : le 24 avril, la motion de censure recueille 236 voix sur les 244 voix nécessaires. Grâce à l’appui des députés du groupe Progrès et démocratie moderne (39 sur 42) et de 4 députés non inscrits sur 9. Le soir du vote, le premier ministre annonce que la publicité sera introduite à l’ORTF dans les prochains mois. Le gouvernement a eu peur. Cette peur va s’amplifier le mois suivant.

54En cette veille de mai 1968, les maux des journalistes de l’ORTF ont un nom unanimement haï. Il est facile de deviner comment la « légende noire » du SLII en sortira renforcée, et l’organisme condamné. Pourtant, le 30 avril 1968, Le Nouvel Observateur qui n’est pas tendre pour le gouvernement de Georges Pompidou raconte « une histoire de censure » assez éclairante – y compris sur le rôle du SLII Le 14 mars, en période de rapprochement franco-allemand, le ministère des Affaires étrangères s’alarme à propos d’un reportage de Zoom sur le fils de Willy Brandt. Michel Denieul reçoit de Georges Gorse la demande d’accompagner un membre de son cabinet pour visionner le dit reportage. La direction de l’ORTF est présente. « Harris et Sedouy piaffaient dans le couloir ». Dans ce reportage, on voit le fils de Brandt se promener nu dans la campagne, une Croix de Fer attachée au sexe (« Cette sacrée Croix de Fer », titre l’article du Nouvel Observateur). Le reportage passe – sans l’incident diplomatique redouté – et c’est seulement à une seconde diffusion que le directeur général de l’ORTF s’opposera plus tard.

55Nous prendrons à la presse – une fois n’est pas coutume – notre conclusion :

« Mais les censeurs de l’information n’ont pas aujourd’hui la puissance qu’on leur accorde. Leur directeur, Michel Denieul se mêle un peu de tout il est vrai, téléphone pour un oui ou pour un non à Edouard Sablier, patron des actualités télévisées et s’inquiète jour après jour […]. Mais le plus important se passe ailleurs […]. La télévision est soumise aux directions, aux tiraillements, aux pressions, aux conseils et parfois même aux caprices de ses parents abusifs, fonctionnaires, diplomates, ministres, chefs de gouvernement et chefs d’État »40.

56Pourquoi un tel « succès » du SLII, devenu en si peu de temps le symbole de ce qu’il ne voulait pas être ? Petit rouage d’une immense machine, il a permis de nommer le mal. Si la télévision, et notamment les journaux régionaux, manquaient cruellement d’indépendance, il était plus simple de dénoncer (et en même temps d’en réclamer la suppression) un organe de censure que de mettre en cause les ministres et les directeurs de l’Information eux-mêmes. À ce point de vue, « l’anonymat » souhaité par Jacques Leprette a sans doute eu l’effet inverse de celui recherché. Anonyme, le SLII était sans défense.

6. LES PERSONNELS MOBILISÉS

57Nous suivrons les évaluations du rapport Diligent pour avril 196841. On évaluera donc les techniciens « proprement dits » (techniciens du réseau d’émission, contrôle des équipements vidéo, service des études) à 4360. Les personnels artistiques sont 2 255, dont 1 230 affectés à la Direction de l’équipement, et 429 affectés à la Direction de la télévision (notamment les « thécaires », discothécaires, bibliothécaires, cinémathécaires, personnel féminin fort syndicalisé). Ces personnels artistiques ne comprennent pas, rappelons-le, les réalisateurs.

58Nous connaissons bien les courants syndicaux correspondants. La grève les trouve déjà mobilisés, organisés, dialoguant depuis plusieurs années sur les grands objectifs à atteindre. Si d’autres syndicats la rejoignent en mai 1968, l’Intersyndicale de l’ORTF n’est pas née à ce moment, mais dans les conflits de 1966-1967 (cf. supra chapitre 5). Elle comprend alors quatre membres : FSU, CGT, SNA (le petit syndicat national autonome qui recrute surtout chez les administratifs) et CFDT La FSU et la CGT s’y opposent peu, et sont souvent solidaires contre les revendications plus extrêmes des « petits » de l’Intersyndicale. La solidarité entre les deux « grands » est remarquable, en avril 1967 un militant de la FSU écrit :

« L’Intersyndicale vient d’avoir six mois d’existence […]. Imposée par la conjoncture, on pouvait penser que son existence serait brève. […] Pourtant, le courant unitaire qui traverse le pays et l’évolution intervenue dans le domaine syndical ont contribué à la maintenir. Malgré les “incidents de parcours”, la collaboration constructive qui s’est instaurée entre les militants FSU et CGT a ouvert des perspectives nouvelles. […]. La Direction a finalement trouvé devant elle un front uni »42.

59Chez les statutaires, la mobilisation est complète. Outre les techniciens et les artistiques, les administratifs et les cadres sont également représentés. Ils joueront un rôle dans la grève de mai. Les personnels administratifs (4 035 dont 1 054 à la direction de la redevance) ont crû au rythme de la radio-télévision. La part de l’encadrement et les qualifications y sont moins élevés qu’ailleurs. En 1967, ce personnel administratif s’est réveillé. Si la FSU n’a jamais réussi à consolider sa branche artistique, la branche administrative, le SUA (Syndicat unifié des administratifs), doté d’un secrétaire général dynamique, Jean Favre, a affermi ses positions.

60Du côté des cadres, d’autres catégories que les ingénieurs ont connu la naissance d’une « association-syndicat ». C’est dès 1961 que Philippe Raguenau, alors directeur adjoint des programmes de télévision, a créé une Association des cadres supérieurs de télévision. Comme pour les autres catégories, les négociations sur le statut de 1960 ont rendu nécessaire la création d’un organe de défense. C’est à propos du conflit du service minimum de février 1964 que nous trouvons dans nos archives la première trace de l’Union des cadres de la RTF (cf. supra chapitre 3). Sans s’associer aux grèves, celle-ci partage alors les préoccupations du reste des personnels. Fin 1967 début 1968, l’Union des cadres de l’ORTF intervient plusieurs fois dans les grands débats : elle écrit au ministre à propos de la publicité (dont elle accepte l’introduction à la télévision dans le cadre de l’ORTF), elle s’adresse au directeur général à propos des problèmes de retraites, elle suit attentivement les réformes de structures auxquelles est en train de procéder le nouveau directeur de la télévision.

61Le 16 janvier 1968, l’UCO réunit son conseil d’administration et décide de tenir des réunions mensuelles43. À cette date, elle regroupe quatre associations : l’ANIRT (cf. chapitre précédent), la plus active, l’Association des cadres supérieurs de télévision (président : Philippe Raguenau), l’Association des cadres administratifs supérieurs (le président est Jean Izard, énarque que nous avons rencontré à la tête de la station régionale de Nancy), et enfin l’Amicale des cadres artistiques (cadres de la radio, président : Louis Mollion). Dotée de structures, d’opinions sur l’Office, l’UCO, avec quelques centaines de membres, dont la totalité des ingénieurs, sera un interlocuteur important de l’Intersyndicale.

62Outre les personnels du statut général, l’Office doit compter avec les journalistes qui dépendent d’un statut particulier (cf. chapitre 4). Composés de trois groupes différenciés (radio, télévision, stations régionales), les journalistes de l’ORTF vivent deux événements importants à la veille de 1968. D’abord, les attaques continuelles contre l’information et le SLII blessent les consciences et cristallisent l’opposition entre la minorité qui fait passer au-dessus de tout la fidélité au gouvernement et la majorité soucieuse de « dignité ». Ensuite, les journalistes trouvent un leader syndical d’envergure en la personne d’Edouard Guibert, rentré de Nancy à Paris, à la rédaction de France-Inter en 1966. Il devient secrétaire général du SNJ-ORTF au moment du départ de Jean-Claude Héberlé pour les États-Unis, à la fin de 1967. Plus politique, plus à gauche que son prédécesseur, brillant meneur d’hommes et organisateur, Edouard Guibert, apprécié notamment de Stellio Lorenzi et de Marcel Huart, pèsera au sein de l’Intersyndicale et contribuera à rétablir l’influence des journalistes par rapport aux autres catégories. Quant aux syndicats des journalistes français CFDT (jamais affilié au SIRT-CFDT de l’ORTF malgré de nombreuses affirmations contraires)44, le SJF-ORTF, encore marqué par ses origines CFTC, il est dans l’ombre du SNJ dès cette époque, et ne prend pas une part directe au conflit45.

63Aux côtés de ces « statutaires », les personnels occasionnels représentent une masse plus disparate, et volontiers surestimée. Roger Louis cite le chiffre de 35 000 en 196846, le rapport Paye47 donne pour la même année 18 000 dont deux tiers « collaborent vraiment aux activités de l’Office ».

64Ceux des hors-statut qui vont compter sont des catégories peu nombreuses et influentes, les notables par lesquels les événements ont commencé : les quelques quatre-cents réalisateurs, dont une bonne moitié sont membres du Syndicat français des réalisateurs de télévision, une trentaine membres du Syndicat indépendant des réalisateurs de télévision affilié à Force Ouvrière (SIRTE-FO) et les grands producteurs et auteurs qui sortent pour l’occasion de leur individualisme notoire, et mettent toute leur influence dans la balance. Enfin, pour mémoire, il faut citer les acteurs, qui joueront « leur » mai 1968, pour l’essentiel, ailleurs qu’à l’ORTF. Si des syndicats de producteurs et d’auteurs-compositeurs peuvent être nommément présents dans l’Intersyndicale, c’est surtout l’intervention des vedettes de la profession dans le débat qui compte.

65Telles sont les différentes catégories qui seront impliquées dans les grèves de mai-juin 1968, et entretiendront des rapports complexes qui passeront essentiellement par l’Intersyndicale de l’ORTF. Les grands syndicats, même s’ils travailleront sous la pression de la base, ne seront jamais débordés. Sur ce point comme sur d’autres, l’ORTF est une entreprise dans une situation interne particulière. Les syndicats y sont plus puissants et désormais plus unis qu’ailleurs. Le processus de renforcement du pouvoir professionnel par lacune du pouvoir directorial et gouvernemental va être porté à son comble, au point qu’on s’étonne que le légalisme ait pu être préservé, et les syndicats de l’ORTF ne pas céder au vertige du pouvoir.