1. LES RÉALISATEURS EN QUESTION : LA GRÈVE DE 1965 ET LA SUPPRESSION DE LA CAMERA EXPLORE LE TEMPS

1Pour la direction de la télévision, la question clef commence à se poser durant l’époque d’Albert Ollivier : quelle doit être la place des réalisateurs à la télévision ? C’est dans le genre de prédilection des réalisateurs, la dramatique, que la télévision joue sa réputation en tant qu’« art nouveau », mais aussi son audience, ses moyens de production, une bonne partie de ses ressources. Les réalisateurs ont aussi majoritairement une orientation politique qui n’est pas celle du régime. On le voit, la question des réalisateurs condense beaucoup de problèmes.

2En 1964 a lieu le changement à la direction de l’ORTF que nous connaissons déjà. Le contraste est spectaculaire entre Albert Ollivier et son successeur, Claude Contamine. Tout paraît les opposer – et beaucoup les oppose. Chez les réalisateurs, la version dominante des événements est la suivante : d’un Albert Ollivier poursuivant l’œuvre de Jean d’Arcy, s’appuyant sur les réalisateurs « de gauche » et développant leur œuvre culturelle, on passe à un Claude Contamine chargé de promouvoir le divertissement, de « mettre au pas » les réalisateurs et de contrecarrer leur poids politique au profit d’un gaullisme plus réactionnaire que celui de son prédécesseur. C’est peu après l’arrivée de Claude Contamine qu’est supprimée La Caméra explore le temps, émission très populaire dont le producteur est communiste. La réputation de censeur va dès lors « coller à la peau » de la nouvelle direction des programmes. Tout cela n’est pas faux, mais le point de vue est partiel.

3Claude Contamine, « raide, sûr de lui et gaulliste » selon Georges Suffert1, a beaucoup fait pour accréditer cette version. Il y a d’abord le caractère de l’homme, emporté, tranchant, peu enclin au dialogue. Les témoignages, nombreux, sont unanimes, que ce soit dans le style énarque : « C’était un homme d’une très grande culture, mais on ne peut pas dire qu’il ait eu beaucoup de qualités dans le domaine de la communication humaine »2 ou dans le style réalisateur des plateaux : « C’était un foutu con »3 [sic]. Notons, au passage, la mention de la « culture », que citent d’autres proches4. Culture certes traditionnelle, notamment dans le domaine historique, qui ne le prépare pas à toute la palette des genres télévisuels. Philippe Raguenau, responsable des programmes auprès de Claude Contamine, évoque à la fois les ressources intellectuelles et « son commandement très rugueux »5. Les emportements nombreux, les « parapheurs qui volaient en l’air », lui vaudront plus tard, après sa nomination à la tête de FR3 en 1975, le surnom de « Contamine Dada », par référence au directeur ougandais Idi Amine Dada. « J’étais un des seuls à oser lui tenir tête », nous a dit aussi un des ingénieurs de l’ORTF6.

4L’aspect politique de l’action de Claude Contamine est indéniable. Là aussi les témoignages concordent, outre le récit de la suppression de l’émission de Stellio Lorenzi, sur lequel nous reviendrons longuement. Mais ce n’est pas le seul exemple. Ainsi pour Les Femmes… aussi. Au début, on est persuadé « qu’il allait s’agir de chiffons, d’enfants, de beauté », mais « au bout de quelques mois, les responsables ont constaté que j’avais une ambition différente […]. Le sujet et le contenu ont été, dès lors, fréquemment visionnés par la direction avant l’antenne », raconte Eliane Victor7. Sans parler de la censure préalable au tournage qui s’exerce quelquefois. Maurice Failevic raconte : « En juin 1967, je venais d’être homologué réalisateur. Eliane Victor m’a proposé d’aller en Belgique où des ouvrières étaient en grève, dans une manufacture d’armes. Veto de Contamine […] »8. À la place, Failevic tournera une émission sur une femme médecin de campagne. Pourtant, le reportage sur la grève des femmes aura lieu : c’est Zoom, le magazine de Harris et Sedouy, protégé par Jacques Thibau sur la seconde chaîne qui « recueille » le sujet et le diffuse en 1967.

5Une formule résume le peu de goût de Claude Contamine pour le « social » en télévision. Mais, notons-le, elle ne lui est pas spécifique, et reflète un état d’esprit d’autres membres de la direction de la télévision. Selon Yves Laumet, directeur de production au bureau des coproductions à partir de 1963 : « Combien de fois ai-je entendu chez Raguenau ou Contamine dire : surtout ne nous montrez pas des ouvriers au travail. Le téléspectateur souhaite la distraction, le rêve. Il veut des choses souriantes »9. Cette volonté de distraire avait été affirmée, on s’en souvient, lors de la création de la deuxième chaîne.

6De façon plus précise, Claude Contamine est sans nul doute le premier directeur à avoir attaché un grand prix au taux d’audience des émissions, ce qui selon son souvenir n’était guère apprécié, sinon « sacrilège »10. Sa conception des programmes, du moins à son arrivée, est bien résumée par Jacques Thibau :

« La conception de Claude Contamine est celle d’une télévision pour “grand public”. En octobre 1965 débute Le Palmarès des Chansons. Télé-Dimanche (sport et variétés le dimanche après-midi), créée en 1959, devient en 1965 une émission grand public. Claude Contamine entend réagir contre les excès d’un certain intellectualisme. Il y est encouragé par le ministre de tutelle, Alain Peyrefitte »11.

7Jacques Thibau est bien placé pour parler de ces nouvelles orientations d’Alain Peyrefitte, puisqu’il est chef de cabinet du ministre de 1962 à 1965, aux côtés de Claude Contamine, directeur de cabinet de 1962 à 1964.

8S’agit-il véritablement de choix politiques ? Là encore, il y a peut-être confusion entre ce qui tient à la position professionnelle des hommes dans une organisation donnée et ce qui tient à des engagements partisans. Chez Claude Contamine, les intentions politiques réelles et prêtées ont masqué les continuités avec les politiques antérieures (il y en avait) et surtout d’autres ruptures, de nature plus professionnelle, qui se traduisent par deux conflits, l’un public avec les réalisateurs, l’autre plus dissimulé mais au fond tout aussi violent, avec les ingénieurs (cf. infra chapitre 8).

9L’affrontement avec les réalisateurs commence dès l’arrivée du personnage, et de façon très typique.

« Le premier slogan, parmi tant d’autres qui vont suivre, sera : il faut passer à l’ère industrielle : la télévision française, ça a été très bien ; mais l’artisanat, c’est terminé. Contamine affirme sèchement, devant un aréopage de réalisateurs qu’il a tout de suite réunis dans son bureau – une trentaine environ –, ce nouveau mot d’ordre […]. Il résume sa politique en nous disant : “Je suis là pour faire du Janique Aimée”. Janique Aimée, c’était le Noëlle aux Quatre-Vents de l’époque – ; le premier feuilleton familial de la télévision –, et, dans la bouche de Contamine, cette phrase impliquait un mépris du public très affirmé. Il complète en assénant : “et je suis là pour faire du Guy Lux”. Nous nous retrouvons debout, Prat et moi, je me souviens : dans ces conditions, nous ne voyons pas ce que nous faisons ici. Et d’esquisser un mouvement vers la porte. On nous retient. On affirme que c’était une image, que la mission de l’Office restera la même… Nous nous rasseyons »12.

10Si la réorientation des programmes annoncée n’est pas si spectaculaire, il y aura bien une réforme de l’organisation, un « passage à l’ère industrielle », formule qui traduit en fait une volonté de changer les lieux de commandement. L’organisation « verticale » de la radiotélévision est en cause : on commence à critiquer la séparation des fonctions entre l’administratif, l’artistique et le technique, qui poserait des problèmes insurmontables lorsqu’il s’agit de planifier la production. La production, ici, c’est-à-dire la mise en œuvre des moyens professionnels et techniques nécessaires à la « construction » des programmes.

11L’idée n’est pas tout à fait neuve. Les services techniques, notamment, se sont préoccupés de mettre en œuvre une coordination qui permette de prévoir et de contrôler les moyens. C’est en 1963 qu’est mis en place un « Bureau mixte de préparation des programmes »13. Ce bureau correspond à une volonté accrue de planification des moyens ; mais le dialogue se noue toujours entre les mêmes interlocuteurs, « l’artistique » et « le technique », et le second est au fond attentif aux desiderata du premier.

12Claude Contamine veut aller plus loin et plus vite. Il pense à une réforme d’une autre ampleur, qui fait naître un troisième partenaire dans le dialogue, spécialisé dans ce contrôle des moyens. Il organise la direction de la télévision en trois éléments : une sous-direction du programme, confiée à Philippe Raguenau qui garde ainsi, non sans quelques difficultés, le contrôle de la programmation des deux chaînes, une sous-direction de l’actualité télévisée confiée à Raymond Marcillac, qui garde en fait les fonctions qu’il occupait depuis 1963, sans grand changement car l’actualité télévisée jouit déjà d’une large autonomie, et Raymond Marcillac est une puissance professionnelle et politique. La troisième sous-direction est l’innovation véritable : il s’agit de la production, confiée à un ingénieur, Pierre Croissiaux, pur produit de la Maison (il était agent technique à la RTF en 1944), mais aussi connu pour ses sympathies UNR, comme Raymond Marcillac.

13La mission des services de production est essentielle : sous son autorité, les services de production artistique doivent :

« 1°) assurer la préparation, la composition et la réalisation des émissions dont ils ont la charge, 2°) définir et coordonner l’emploi des moyens matériels et des personnels qu’exige la préparation des émissions, et 3°) assurer la régie des personnels statutaires ou occasionnels affectés à la réalisation des émissions (réalisateurs, assistants de réalisation et scriptes) »14.

14Si la nouvelle organisation ne se met pas tout de suite en place, les prémices de la réforme sont impressionnantes. On se souvient du climat lourd de l’année 1964 : attaque contre la RTF-ORTF dans la presse, conflit du service minimum en février, nouveau statut des personnels sans négociation, avec suppression du monopole de production. En octobre 1964, c’est la mutation de Violette Frank de la cinémathèque au service de la recherche. C’est aussi l’époque où la direction de la télévision commence à demander, tournage après tournage, des comptes plus précis aux réalisateurs. Aussi le 10 décembre 1964, cent quinze réalisateurs de télévision (soit la presque totalité) réunis en assemblée générale votent une motion par laquelle ils s’élèvent « contre la dégradation de leurs conditions de travail » et demandent des « garanties précises de liberté d’expression […] des conditions précises de réalisation […] et de rémunération minimale15.

15C’est donc sur un terrain miné que le conflit éclate, lorsque la direction veut bientôt inscrire la mission de ces responsables de production dans les textes, afin de la faire admettre à des réalisateurs rétifs. En janvier 1965, la direction contacte les réalisateurs pour de nouvelles négociations sur le protocole. C’est lors de ces premiers contacts que la différence majeure entre l’ancien et le nouveau texte est révélée. En 1963, le réalisateur « dirige les activités » des personnels placés sous sa direction en vue de la meilleure réalisation artistique et matérielle de l’émission. Le nouveau projet s’ouvre ainsi : « Sous l’autorité des responsables de la production, le réalisateur anime et coordonne… »16. D’autres articles sentent le souffre : ainsi la possibilité de confier des émissions de télévision à des metteurs en scène extérieurs à l’Office, et, enfin, de confier certaines émissions, les magazines notamment, « à des collaborateurs n’ayant pas la qualité de réalisateur »17.

16Le 5 février, Jacques-Bernard Dupont diffuse une note de la direction générale tendant à justifier la nouvelle rédaction :

« Je ne comprends pas comment une volonté de planification pourrait vous apparaître comme contraire aux intérêts des réalisateurs et à ceux de l’Office. Lorsque des moyens et des crédits sont refusés à l’un d’entre vous, vous savez bien qu’ils ne sont pas perdus pour la télévision, mais contribuent au contraire à permettre d’autres productions dont d’autres réalisateurs assument la charge ».

17Plaidoyer pour la planification, c’est-à-dire pour l’économie : « Pourquoi, lorsqu’un journaliste peut facilement à lui seul faire une interview, faudrait-il lui adjoindre un réalisateur ? »18.

18Devant le refus des réalisateurs, intransigeants sur tous ces points, la direction décide de recourir à la dénonciation formelle du protocole du 15 juin 1963 : « Cette dénonciation ouvre une période de six mois au cours de laquelle nous parviendrons, j’en suis certain, à un accord sur un nouveau texte »19. La riposte est prévisible. Le 6 ou le 7 février les réalisateurs décident une grève illimitée à partir du 11 février, grève suivie à la quasi-unanimité. La petite poignée de non-grévistes est conduite par Philippe Ducrest.

19Cette grève échoue surtout pour un motif : les réalisateurs n’entraînent pas le reste de la télévision dans la grève. Du côté du syndicat unifié des techniciens, un tel manque de solidarité n’est pas surprenant, car ils n’ont jamais beaucoup apprécié le pouvoir des metteurs en scène. Du côté du SNRT, les choses sont plus délicates. Au point de départ de la grève, un des membres de la branche production du SNRT, Michèle O’Glor, se souvient de son étonnement :

« Ils étaient dans le même syndicat que nous, une section réalisateurs. Alors qu’on faisait tout en commun, ils se sont réunis et ont décidé la grève. Je l’ai appris tout à fait par hasard. [NDA : un jour de janvier 1965]. J’étais avec Lorenzi qui me dit : “Il y a réunion avec la direction”. Plus tard je vois passer un collaborateur de Contamine : “Il y a grève” »20.

20La branche production du SNRT annonce immédiatement que ses membres n’accepteront pas « de se substituer aux réalisateurs en grève » ou de « participer à une émission interrompue par un réalisateur en grève »21. Mais la solidarité ne va pas jusqu’à se mettre en grève. Les réalisateurs savaient, dès les débuts du conflit, qu’ils étaient en position de faiblesse. Le 13 février, ils publient un tract révélateur, intitulé : « Les réalisateurs en grève s’adressent à tous leurs collaborateurs ». Il s’agit d’y (re) nouer des liens de solidarité :

« La télévision ne s’est développée que grâce aux efforts de ceux qui la font, vous et nous. Placés où nous le sommes, avec les responsabilités qui nous sont confiées, nous vous avons souvent, au nom du sens que nous donnons à notre métier, demandé des sacrifices. C’est grâce à ces sacrifices que la télévision française est devenue ce qu’elle est : honorable. Aujourd’hui la direction veut substituer à la notion de réalisateur responsable devant elle celle de réalisateur subordonné à des intermédiaires chargés de lui imposer des normes décidées de manière autoritaire qu’il serait à son tour chargé d’imposer aux équipes travaillant avec lui ».

21Le tract se conclut : « Voilà en quoi notre action vous concerne tous ! Informezvous, informez-nous. Nous sommes à votre disposition »22.

22Les réalisateurs poursuivent cependant la grève seuls, jusqu’au 18 février, où ils sont rejoints par les seuls aspirants à la profession : les assistants-réalisateurs et les scriptes. Les quelques « jaunes » travaillent autant qu’ils peuvent, des émissions « mises en boîte » sont diffusées. La direction de la télévision pousse à la création d’un syndicat dissident qui n’aura qu’une vingtaine de membres. Le 17 février, les réalisateurs s’annoncent prêts à reprendre le travail si des dates de négociation sont fixées. La direction générale fixera la date du 26 février pour un début de pourparlers. C’est donc leur relatif isolement au sein de la télévision qui pousse les réalisateurs à reprendre le travail le 24 février. La télévision n’est pas tendre avec les personnels de production qui ont refusé de collaborer sur des émissions ne comportant pas de réalisateurs homologués. « Il y a eu des commissions de discipline et des sanctions »23.

23C’est le même jour que débute la deuxième « grande affaire » de l’année : la suppression de La Caméra explore le temps. Dans un premier temps, les coproducteurs de l’émission sont simplement avertis que les dates prévues pour la production des Cathares sont annulées et « que le texte devra au préalable être soumis au Comité des programmes »24. Des obstacles s’accumulent et compromettent le plan de travail, si bien qu’après une demande, Alain Decaux et André Castelot sont reçus par Claude Contamine le 25 mars. C’est alors qu’on apprend la suppression de La Caméra explore le temps. La nouvelle fait véritablement l’effet d’une bombe. L’émission n’est pas seulement celle d’un réalisateur et syndicaliste connu, mais aussi la plus populaire dans le référendum des spectateurs qu’a organisé Télé 7 Jours l’année précédente. Les 3 et 4 mars, Claude Contamine annonce la création de trois nouvelles séries historiques : Le Magazine du Temps passé par Jean Chérasse, Les grandes figures de l’histoire par Henri Noguères, et Le Magazine de l’histoire par André Castelot et Alain Decaux. Le 4 mars, ces deux derniers publient un communiqué sans équivoque, qui démontre que la suppression de La Caméra vise Stellio Lorenzi :

« Nous tenons à préciser que : 1 °) M. Claude Contamine nous a proposé de poursuivre La Caméra explore le temps sans Stellio Lorenzi. Nous avons refusé… 2 °) M. Claude Contamine nous a également proposé d’écrire des textes pour la nouvelle série Les grandes figures de l’histoire. Nous avons refusé. 3 °) Dès le 2 février 1965, sept semaines avant que nous soit signifiée la suppression de La Caméra explore le temps, nous avons envisagé avec M. Claude Contamine, la programmation d’un Magazine de l’histoire, projet retenu il y a trois ans par Albert Ollivier. Cette programmation étant aujourd’hui présentée comme une “compensation”, nous déclarons, pour dissiper toute équivoque, renoncer à la production de ce magazine »25.

24Dans les jours qui vont suivre, les réalisateurs essayent d’alerter l’opinion : conférence de presse du SNRT le 8 avril, appel le 14 au conseil d’administration dont le président, Wladimir d’Ormesson, déclare approuver la décision de la direction dans Le Monde le 24 avril, position qui sera confirmée par le conseil le 5 mai. Le 22 juin, la télévision programme L’Affaire Ledru, et les 22 et 29 mars 1966, Les Cathares. Pendant tout ce temps, Stellio Lorenzi est « au placard ». Il a des projets en cours, notamment un Lorenzaccio, il fait des propositions. Mais on ne lui donne pas les moyens de travailler.

25Entretemps se poursuivent de difficiles négociations sur le renouvellement du protocole. En mai 1965, l’arrivée d’un nouvel homme de la direction va contribuer à faire avancer les choses. Enjoué, passionné, Jacques Thibau a les qualités de communication qui font défaut à Claude Contamine. Il trouve une possibilité de compromis avec les représentants des réalisateurs :

« Tout de suite, je me sentis en accord profond avec les leaders du syndicat des réalisateurs avec qui je négociais, Jean-Marie Dorot [[ sic] il s’agit de Jean-Marie Drot] et Jean Prat. Quelle qu’ait été l’attitude antérieure de leurs mandants, ils acceptaient au printemps de 1965, nettement, l’ouverture. En revanche, ils étaient très inquiets de projets de la direction générale de l’ORTF qui tendaient à diminuer la responsabilité du réalisateur dans la réalisation de l’émission »26.

26D’autres témoins du côté des réalisateurs ou de la direction s’accordent pour dire que Jean-Marie Drot était favorable à l’ouverture de la profession, ou, plus exactement, à l’élargissement des conditions d’accès à la profession de réalisateur. En échange, Jacques Thibau accepte de conserver le rôle de direction de l’équipe dévolu au réalisateur par le monopole de 1963. Mais les deux clauses sont liées. S’il est plus facile de choisir parmi des réalisateurs ne travaillant pas à plein-temps, la direction pourra plus facilement imposer des conditions de production au réalisateur menacé d’être remplacé. Telle est la menace contenue dans le nouveau protocole signé le 22 juillet 1965, par Jacques-Bernard Dupont pour l’ORTF et Jean-Marie Drot, pour le bureau de la section des réalisateurs du SNRT.

2. L’ÉVOLUTION DES RÉALISATEURS APRÈS LA GRÈVE DE 1965

27Quant à l’accord signé le 22 juillet, il va précipiter une évolution du corps des réalisateurs, qui mérite de moins en moins cette qualification : le corps s’agrandit, des différences déjà notées se creusent. De plus, la grève de 1965 a révélé ce qui sépare les réalisateurs du reste des personnels.

28Si les assistants de réalisation ont suivi, le reste du SNRT a été plus réticent. Pourquoi ? Il y a là d’abord un effet du statut de 1960. Indiscutée dans les années 1950, l’autorité du réalisateur souffre dès lors que des professionnels qui revendiquent aussi une conception de la télévision sont mieux installés dans l’institution. Les réalisateurs perçoivent ce fait dès avant la grève :

« Il y avait des réalisateurs qui disaient qu’il ne fallait pas la faire, car on risquait énormément. D’ailleurs on a perdu ; on a senti qu’après le statut de 1960, les catégories professionnelles avaient leurs assises, et qu’elles ne nous soutiendraient pas »27.

29Il faut certes nuancer selon les situations. Sur le plateau de direct, l’autorité du réalisateur ne peut que difficilement être contestée, car c’est lui qui tient littéralement l’émission entre les mains. Les rapports sont cependant quelquefois tendus. Tout dépend aussi des hommes, dont les réputations sont très inégales. Stellio Lorenzi, grand réalisateur, a la réputation d’un caractère très difficile. Il exerce son autorité sans partage, elle est pour lui partie intégrante de la fonction. Il s’accroche plusieurs fois avec les ouvriers du plateau, notamment lors du tournage de La Charrue et les Étoiles (1963) où il entend faire travailler les personnels le 1er mai. Réplique significative d’un leader ouvrier : « Le 1^er mai, c’est plus important que les œuvres de Monsieur Lorenzi »28.

30Surtout, la progression du film dans presque tous les genres d’émissions contribue à accélérer une évolution contenue en germes dans le statut. Car l’autorité sur un tournage film, plus long, plus dilué, est plus difficile à établir. Dans le rapport sur les tournages film de 1963 déjà cité29, Jean-Marie Drot déplore « la séparation rigide créée par le statut du personnel, entre, d’une part les techniciens et les assistants et, d’autre part, le réalisateur et le producteur. La hiérarchie n’est plus commune. L’autorité du producteur et du réalisateur n’est plus reconnue par un personnel qui trouve une complète sécurité d’emploi en étant payé mensuellement et dont l’avancement est réglé par des normes compliquées, où l’ancienneté le dispute le plus souvent au talent tout court ». Voilà un langage de direction : mais après tout, les réalisateurs ne sont-ils pas encore, en 1963, un élément de la direction de la télévision ?

31En même temps, le protocole de 1965 a très vite des conséquences qui compromettent ce rôle. La direction peut beaucoup plus facilement homologuer de nouveaux réalisateurs. Leur nombre passe de 156 en 1963 à 525 après la nouvelle homologation du 14 mai 196630. Comme la production propre de l’ORTF n’augmente pas en proportion, le sous-emploi redouté fait son apparition. Les réalisateurs estiment début 1967 que les deux tiers d’entre eux exercent effectivement leur métier. La direction de l’ORTF, en la personne du nouveau directeur général depuis fin 1967, Émile Biasini, fournit des chiffres concordants31.

32Le groupe se diversifie. Le noyau des origines, les grands réalisateurs venus pour plus de la moitié de l’IDHEC, devient une élite au milieu d’un groupe plus hétérogène. La formation IDHEC, après l’homologation de 1965, devient minoritaire. En 1972, un quart des 880 réalisateurs (cet accroissement correspond à une nouvelle homologation en 1970) a fait l’IDHEC32. En outre, par rapport aux grands réalisateurs de la dramatique vidéo qui ont dominé la profession aux débuts, les réalisateurs sur film ont avec l’institution un lien distendu : le support technique et le mode de tournage conjuguent leurs effets avec ceux du sous-emploi.

33Les soucis des groupes de réalisateurs se différencient. Ce que traduit Jean-Marie Drot dans le rapport de 1963 :

« Pendant trop longtemps il y a eu confusion au centre cinéma entre l’importance quantitative des équipes et leur réelle efficacité. Tout se passait, et tout se passe encore, comme si on avait tiré fierté de ces caméras “genre Tolana”, encombrantes et dont la manipulation implique nécessairement plusieurs personnes. Tout se passe comme si, en définitive, on ne croyait pas aux équipes légères, comme si celles-ci étaient le plus souvent synonymes de mauvaise qualité, voire d’amateurisme. Tout se passe comme si on avait voulu ignorer la mobilité nécessaire des moyens techniques pour assurer la réalisation des reportages sous toutes leurs formes. Car enfin de quoi s’agit-il exactement ? Jusqu’à présent l’enregistrement du réel devait se plier à des exigences qui en contrariaient l’authenticité ».

34Autre critique de Jean-Marie Drot, cette fois pour l’administration : les réalisateurs des tournages en extérieurs doivent travailler « selon des normes prévues pour les Buttes-Chaumont ou la rue Cognacq-Jay »33.

35Même s’ils sont moins puissants à la télévision, les réalisateurs du film, souvent passés par le documentaire et le reportage, deviennent majoritaires dans le syndicat et dans la profession. Ce sont eux qui ont accepté le principe de l’ouverture de la profession. Ils se mettent en quête d’un nouveau statut, au sens large du terme, pour le réalisateur de télévision. Quête difficile car la profession de réalisateur est devenue plus fragile. Le 26 janvier 1967, le bureau des réalisateurs constate, alors que les autres professions de l’ORTF sont sur le point de faire aboutir des revendications essentielles auprès de la direction :

« En ce qui nous concerne, les salaires baissent de jour en jour. Aucune réévaluation n’est intervenue depuis le mois de juin 1963, et nos plus jeunes camarades peuvent difficilement vivre du produit de leur travail. Certains connaissent le chômage. En réalité l’arbitraire préside dans la discussion de nos contrats […]. Toutes ces raisons nous ont conduit à redéfinir nos revendications, aussi bien salariales qu’artistiques. Au cours du mois de mars prochain le bureau de la section syndicale réunira une grande assemblée générale »34.

36On peut prévoir le contenu de cette réunion, alors que les relations se sont distendues et, dans certains cas, détériorées, avec le reste du SNRT, notamment avec les ouvriers35. Il a très vite été question de créer un syndicat des réalisateurs autonome. Ils ont leurs problèmes propres. Le rôle de leaders qu’ils ont longtemps joué dans le secteur de la production ne se justifie plus. Plusieurs réunions de conciliations ont lieu en 1966 et peut-être début 196736. Si Violette Frank est favorable au maintien des réalisateurs dans le syndicat, comme les assistants et les scriptes, les ouvriers comme beaucoup des personnels de production n’y sont guère favorables.

37Aussi l’assemblée générale qui se réunit le 26 juin 1967 adopte-t-elle un ensemble de résolutions qui traduisent de nombreuses tendances nouvelles37. Outre les discussions sur les salaires et les clauses défavorables du protocole, les réalisateurs demandent la mise en place d’une commission d’arbitrage, de recours et d’appel auprès de l’ORTF, ainsi qu’une représentation aux différentes commissions où se décide la vie de l’Office. Enfin et surtout, ils demandent l’ouverture de négociations avec la production privée, et la conclusion d’un contrat collectif entre les réalisateurs et le secteur privé. Plus dispersés, les réalisateurs ont donc plus de mal à se faire entendre de la direction. Travaillant de plus en plus souvent pour plusieurs employeurs, publics et privés (cf. infra), ils savent que leur sort ne se décide plus seulement à l’ORTF. L’assemblée du 26 juin tire la conclusion de toutes ces évolutions :

« Notre situation a trop évolué par rapport à celle de nos camarades statutaires et contractuels. Nous allons donc entreprendre de transformer notre section en un Syndicat de réalisateurs de télévision, affilié directement à la Fédération nationale du spectacle »38.

38Isolés, ayant en partie perdu l’appui des personnels de production, les réalisateurs ne sont pas dès 1965 entièrement soumis à l’autorité de nouveaux responsables de la production diligentés par Claude Contamine. Un réalisateur-producteur influent de ces années le dit sans détours : « En 1964, on essaya de donner les pleins pouvoirs au directeur de la télévision. En trois ans, l’expérience manqua cruellement : on peut le regretter. Mais, quand on la tenta, il était sans doute trop tard »39. L’expérience manque aussi à cause de l’évolution de la direction : le phénomène nous est connu. Après l’affrontement des débuts, Claude Contamine va s’appuyer sur les réalisateurs, ou du moins les plus influents. L’évolution du personnage est bien saisie par Marcel Bluwal : « C’est un curieux homme dont on devine, derrière le goût du paradoxe, les affirmations péremptoires, le ton cassant et froid, qu’il n’est pas si entier que ça »40.

« Il allait être – c’est l’image la plus commune qui reste de lui à l’intérieur de l’Office – “bouffé par la maison”. Au-delà de sa tournure d’esprit paradoxale, de sa vision pessimiste et affichée du public, il voulut “prouver” qu’il était éclectique et intelligent […] »41.

39Ainsi Claude Contamine cherche à faire venir les grands du cinéma, Godard, Rossellini, Welles. Il laisse faire Dom Juan, même s’il demande à Marcel Bluwal de le faire visionner par le comité des programmes, où la mise en scène suscite des approbations mitigées. Marcel Bluwal se souvient de deux réflexions de l’aréopage : « Il y a des choses contre la religion là-dedans » et : « Ça ne va pas faire plaisir à Yvonne… » (Yvonne de Gaulle, bien sûr). Mais Claude Contamine passe outre ces réserves, et la pièce est ce que furent Les Perses, une sorte d’anoblissement de toute la télévision. En 1966, Stellio Lorenzi « sort du placard » où l'avait poussé la fin de La Caméra explore le Temps. Il commence à travailler sur un feuilleton historique qui aura, lors de sa diffusion fin 1967 – début 1968, un grand retentissement : Jacquou le Croquant.

40Pour Claude Contamine, comme pour Robert Bordaz et Albert Ollivier, la « grande fiction » et surtout la fiction historique, va être le genre majeur, les grands réalisateurs les hérauts de la télévision. Au point qu’à la question : « Vous avez connu des rapports difficiles avec les réalisateurs », il répondait d’un ton définitif en 1987 : « Ce sont des amis. Tous »42 [ sic]. Dirons-nous les choses autrement ? Il fallait passer par eux. À la fois parce qu’ils étaient le relais du pouvoir, et qu’une télévision de prestige, comme l’a souhaité l’homme de culture traditionnelle qu’était Claude Contamine, devait s’appuyer sur le genre « admirable » (André Brincourt) : la dramatique. Le remplacement de Claude Contamine par un nouveau directeur de la télévision fin 1967 ne modifie pas la tendance : les grands réalisateurs continuent de recevoir le soutien de la direction : « Sur les 450 réalisateurs de télévision inscrits, 60 environ ont réalisé les émissions de la télévision française. Pour ceux-là on s’efforce de prévoir des engagements »43.

41Le pouvoir des premiers réalisateurs se prolonge donc largement jusqu’à 1968, et, d’après beaucoup d’autres témoignages, jusqu’à 1974. La direction générale même continue de les appuyer sur certains points. Jacques-Bernard Dupont se souvient de « les avoir beaucoup aidés pour l’accès aux droits d’auteurs. C’est un des rares points qui m’a valu de leur part une réelle reconnaissance. Nous avons réglé cela directement avec la SACEM, qui a reconnu à cette époque [NDA : 1967] le droit d’auteur images »44. Pour obtenir cette reconnaissance, il a fallu que l’Office accepte de contribuer à cette dépense45.

42En revanche, dans deux autres domaines, les ruptures vont être plus rapides. D’une part, Claude Contamine, l’homme qui fait rayer le monopole de production du statut, va pratiquer largement l’ouverture au secteur privé, en privilégiant le support film : volonté d’économie, hostilité au système de production de l’ORTF, mais aussi appel à un support jugé plus prestigieux. Si la tendance existait, c’était dans des limites strictes : Philippe Raguenau acceptait par exemple la notion d’un quota d’heures réservées au secteur public (de l’ordre de 70 %)46. Avec Claude Contamine, foin de quotas : car le recours au privé est aussi un moyen d’affaiblir la machine syndicale.

43Deuxième rupture, la plus décisive de toutes : dans les choix de programmation. Claude Contamine est un partisan de la concurrence entre les chaînes, comme Jacques Thibau, l’homme qui vient négocier avec les réalisateurs en 1965. Concurrence que Robert Bordaz et Albert Ollivier rejetaient, comme le montrent les choix faits pour la « première seconde chaîne ».

3. LES DÉBUTS DE LA COPRODUCTION

44Entrons d’abord dans les mécanismes de cette coproduction qu’on imagine trop souvent liée à la période la plus récente de l’histoire de la télévision. Car c’est très tôt que les dirigeants en ont senti la nécessité. Philippe Raguenau, venu par le gaullisme et le RPF à la direction du journal parlé (1959) devient de 1959 à 1964 le directeur adjoint des programmes de télévision. Il est surtout le responsable de la préparation et du lancement de la deuxième chaîne, laquelle posait inéluctablement le problème du recours à la production privée et la coproduction. Il se souvient que dès le début des années 1960, trois « grandes voies » de la coproduction étaient considérées : coproductions avec le cinéma, rapprochement avec les télévisions étrangères (cf. infra) et enfin coproductions avec les sociétés spécialisées, alors embryonnaires.

45La coproduction commence timidement en 1957 avec ces « sociétés spécialisées », dont deux joueront un rôle capital : Telfrance et ParisTélévision. Elle contribue aussi au développement du support 16 mm, qui est le choix le plus naturel pour abaisser les coûts de production – surtout si les normes de tournage sont plus sévères qu’à la RTF. Selon Michel Canello, le fondateur de Telfrance : « Telfrance est sûrement la première société à avoir signé un véritable accord de coproduction avec la RTF, en 1957, avec une convention sur une petite série de 13 demi-heures, La Déesse d’or. Antérieurement, il n’y avait que des opérations au coup par coup entre des organismes privés et la RTF. Ainsi je filmais à titre individuel les grands rallyes pour le Magazine de l’action automobile. Un an après La Déesse d’Or, nous avons lancé une seconde opération pour 115 quarts d’heure, Le Temps des Copains »47.

46Si cependant Telfrance est présent sur le marché, c’est à la demande d’un groupe canadien pour lequel il produit dès 1956. Selon Michel Canello, Telfrance réalise autour de 1960 un quart de son activité avec des coproductions RTF, le reste avec le Canada. Si le mécanisme reste exceptionnel, on notera que l’internationalisation de la production télévisée est une tendance très ancienne. À Telfrance se joint Paris-Télévision, émanation de RTL, créée en 1955, dont un des directeurs sera Roland Gritti, venu de la télévision publique puisqu’il était assistant de Marcel Bluwal en 195348. En 1990, il était président de la chambre syndicale des producteurs de télévisions et de Télécip, société qui reste, avec Telfrance, la première société privée de production de fiction française. Enfin, le cinéma va également coproduire avec la RTF, mais dans d’autres genres.

47Ces pionniers de la production privée constituent l’embryon d’un milieu très spécifique, avec un savoir-faire éclectique fait de connaissances des supports techniques, des montages financiers, et du maquis juridique dans lequel se construisent les conventions avec la RTF, les trois données étant liées.

« À l’époque, la rentabilité ne pouvait être assurée que par un financement partiel canadien, mis bout à bout avec un financement RTF pour les droits français, et ensuite toutes les ventes possibles à l’étranger, pour au moins un tiers […]. Pour démarrer une production, il fallait au minimum l’accord avec la RTF puis avec un pays étranger »49.

48Ce jeu financier entre les partenaires n’est pas sans influence sur le scénario : pour Le Tour de France de deux enfants, « les deux jeunes héros arrivent du Canada, et non plus d’Alsace, à la recherche d’un oncle qu’ils ne connaissaient pas… »50.

49Jean Bodin, chef du service juridique jusqu’en 1964, nommé aux environs de 1960, est le premier responsable des coproductions pour ce qui concerne les sociétés privées françaises. Les débuts sont difficiles : « Nous peinions […] dans un ostracisme de la part des autres milieux de l’ORTF. La coproduction c’était un peu l’introduction du loup dans la bergerie, sous forme de la société privée qui a des intérêts capitalistes »51. De son avis, les coproductions ont commencé quand le besoin de courtes séries pour les enfants a émergé, à l’initiative de William Magnin, le responsable des émissions pour la jeunesse depuis les années 1950, qui devient justement en 1964 responsable des coproductions. Puis sont apparus les fameux quarts d’heure, avec une histoire « à suivre » d’un épisode à l’autre. Il s’agit là d’une spécificité française – la durée, le feuilleton à suivre. Des habitudes sont prises, qui poseront des problèmes lorsqu’il s’agira d’exporter des programmes.

50Sur le plan juridique, on est obligé de contourner un monopole de production inscrit dans les textes. La première formule de coproductions est la société en participation, qui pose des problèmes à la RTF car rien ne vient limiter sa responsabilité en cas de défaillance financière de la société coproductrice (souvent petite et fragile). C’est le statut des personnels de juillet 1964 (cf. supra) qui ouvre la possibilité de coproductions véritables.

51Les années 1964 à 1968 voient « le grand essor de la coproduction », écrit en 1969 Jean-Claude Michaud, ancien collaborateur d’Alain Peyrefitte devenu chargé de mission auprès du directeur général de l’Office52. La deuxième chaîne a créé un appel de programmes considérables, et l’appareil de production de l’Office déjà fortement sollicité a bien du mal à suivre – du moins aux normes de temps exigées :

« On dut faire largement appel aux séries étrangères et spécialement américaines pour assurer la continuité du programme. Ces séries, de qualité souvent médiocre et quelquefois choisies à la hâte, provoquèrent de vives réactions hostiles auprès du public et de la presse, réactions qui atteignirent leur point culminant au cours de l’été 64 ».

52L’appel à la coproduction s’impose alors, « formule déjà rodée […] qui avait en outre l’avantage de faire prendre en charge une fraction non négligeable du devis par le producteur privé »53.

53On peut chiffrer cet essor à partir du budget du service des coproductions depuis sa création (tableau infra). La progression « est sensiblement plus rapide que celle des autres budgets de la direction de la télévision ». En francs courants, le budget de l’ORTF triple entre 1961 et 1968, alors que le budget des coproductions est multiplié par 10 entre 1962 et 1968.

54Même si, comme on l’a vu, le recours au secteur privé (sous la forme de coproductions et de prestations de service) est favorisé par la direction de la télévision, il y a dans ce développement une raison de fond : en choisissant d’accroître ses heures d’antenne, la télévision est confrontée à l’impératif de produire plus et plus vite, dans des conditions de relative rareté financière. Développé dans la hâte, le système fait d’ailleurs l’objet de multiples critiques. Si la formule juridique s’est un peu améliorée, le montage financier laisse à désirer. D’autant qu’après 1964, ce n’est plus seulement à des sociétés expérimentées qu’on fait appel, mais à « des sociétés de moindre importance, travaillant précédemment dans le domaine du court métrage ou du film publicitaire, dont la situation financière était souvent difficile et pour lesquelles l’apport de l’ORTF, si insuffisant fût-il par rapport à la commande, constituait un ballon d’oxygène »54. Certaines de ces sociétés réussissent leur mutation : ainsi Europe Vidéo, créée en 1955, à l’origine prestataire de service de la RTF, devenue en 1964 Neyrac Film, du nom de son principal actionnaire, produit des films publicitaires ou de formation, mais aussi le fameux Saturnin, diffusé en 1965. Le nom de Neyrac devient célèbre en 1968, car la société qui travaille pour l’ORTF en pleine grève sera considérée comme « briseur de grève ».

Budget du service des coproductions55

55La coproduction première manière est insatisfaisante car elle résulte largement d’un malentendu réciproque sur ses avantages. À l’origine, certains producteurs privés et quelquefois l’ORTF lui-même pensent aux revenus de la vente d’émissions à l’étranger : « Les premiers schémas de coproduction, qui étaient essentiellement consacrés aux modalités de partage des bénéfices, en portent témoignage »56. L’ORTF voit très vite dans les coproductions un moyen d’abaisser son prix de revient, sans d’ailleurs chercher à générer des bénéfices. C’est alors qu’est mis sur pied, pour les séries les moins coûteuses, « l’achat de droit-commande » : « La participation de l’Office, plus importante en pourcentage du budget mais inférieure en valeur absolue, correspondait à un achat forfaitaire du droit de diffusion sur les antennes de l’ORTF, sans que l’Office soit associé aux bénéfices éventuels des ventes, ce qui est le cas dans la coproduction »57. Les producteurs privés, sans le bénéfice de ventes à l’étranger pour des produits trop nationaux, sont réduits à une situation financière difficile, d’autant que l’ORTF est entravé par la règlementation publique, qui l’empêche de planifier à long terme et de payer sans que le travail ait été achevé. Pour s’y retrouver, la solution est simple. Très tôt le bruit court, qu’on entendra encore dans les années 1970 : « […] de notoriété publique, des coproducteurs ont produit des séries sans autre apport financier que celui de l’Office ou, en tout cas, en réduisant leur apport à un niveau très inférieur à celui qui figurait dans les contrats ». Autrement dit, les devis des sociétés privées sont artificiellement « gonflés ». Sans accabler une partie ou l’autre, l’auteur du rapport propose une conclusion « systémique » très nuancée : « […] il est indéniable que la lourdeur administrative de l’Office encourage la fraude et que la fraude entraîne un alourdissement – rarement efficace – des procédures de contrôle »58.

4. VERS LE CINÉMA

56Fragilité financière des partenaires, risque de fraude : pourquoi n’avoir pas choisi les partenaires du cinéma, plus solides, alors que les techniciens du cinéma étaient au chômage et les plateaux de cinéma sous-occupés ? Nous avons déjà un élément de réponse dans les traits professionnels qui opposent irréductiblement deux milieux. Il s’agit maintenant de fournir une explication sur le plan économique et industriel. Les représentants des deux industries se sont rencontrés à plusieurs reprises, ont réaffirmé la nécessité d’une association : mais pourtant celle-ci n’eut pas lieu dans la période qui nous occupe.

57L’histoire de toutes les commissions, instances et lieux où se sont rencontrés les représentants du cinéma et de la télévision est fort longue. « En 1957, les principaux représentants de l’industrie cinématographique préoccupés des incidences de la télévision sur leurs activités se réunissaient avec les responsables de la RTF au sein de la « Commission d’étude des problèmes communs au cinéma, à la radio et à la télévision »59. Cette commission se réunit douze fois entre février 1957 et avril 1959 et ne crée pas moins de huit commissions spécialisées dont la plupart ne déposent pas de conclusions. Pierres d’achoppement : la diffusion de longs métrages par la télévision, la présence de la télévision dans les lieux publics.

58C’est parallèlement que se met en place la première tentative de coproduction de fiction long métrage entre cinéma et télévision, Le Testament du docteur Cordelier de Jean Renoir. Les incidents auxquels cette tentative donne lieu mériteraient une monographie, tant s’y trouvent mêlés tous les problèmes des relations entre cinéma et télévision.

59L’initiative vient, semble-t-il, de Jean d’Arcy. Ardent défenseur de la spécificité télévisuelle, il est aussi partisan de certains rapprochements avec le cinéma par le biais de coproductions. N’écrit-il pas le 12 mars 1959, dans une note personnelle :

« Depuis quatre ans, je demande régulièrement chaque année au budget l’ouverture d’un compte spécial de “coproduction avec l’industrie cinématographique” qui finalement chaque fois saute pour une raison ou une autre. Un tel chapitre est indispensable pour une politique de coproduction efficace, il serait l’outil de manœuvre entre les mains de la RTF permettant de diriger la production en France de films pour la télévision »60.

60Approchant Jean Renoir pour qu’il travaille avec la RTF, il lui propose d’abord d’utiliser les moyens du direct pour faire une émission dramatique. Mais la possibilité s’offre d’utiliser le film, ou plus précisément l’équipement vidéofilm, ce « compromis idéal » entre télévision et cinéma cher au cœur de Jean d’Arcy (cf. chapitre 6 : les débats techniques). L’idée émerge alors de la double exploitation : la RTF cherche à obtenir l’accord de la Fédération nationale du cinéma français pour exploiter commercialement le film, en coproduction avec la société Jean Renoir qui a été créée pour la circonstance61.

61Elle se heurtera à une longue opposition des milieux du cinéma, unanimes. Y compris la Fédération du spectacle CGT, dont dépend le Syndicat national du spectacle télévisé (l’ancêtre du SNRT), mais également le Syndicat des techniciens de la production cinématographique. La Fédération du spectacle proclame son opposition à l’expérience par un communiqué en mars 1959.

62La direction de la RTF doit évoquer le problème dans une conférence de presse peu de temps après le communiqué (le 20 mars). Christian Chavanon répond d’abord aux questions des journalistes : « La RTF a tourné un film. La question est de savoir si elle l’exploitera ou non dans ce que j’appellerai le secteur privé. Personnellement, je trouve la réponse affirmative également naturelle […] ». Jean d’Arcy éclaire les intentions de la RTF tout en tâchant de réduire la portée de l’initiative prise :

« […] Quand nous avons fait ce film Renoir, il s’agissait d’une expérience dans la voie des longs métrages et pour les longs métrages nous avions l’intention de ne faire que cette expérience. Il y a déjà fort longtemps qu’il y a une exploitation de courts métrages faits par nous dans les salles de cinéma »62.

63La RTF connaît également des difficultés du côté des techniciens qui ont participé à l’expérience. Une correspondance de février 1959 entre la direction des programmes et Violette Frank, alors secrétaire du Syndicat national du spectacle télévisé (le futur SNRT) évoque le problème des suppléments de rémunération exigés par les techniciens de la RTF dès lors que le passage en salles est envisagé : les techniciens du cinéma ne sont-ils pas beaucoup mieux payés. Violette Frank obtient gain de cause, c’est-à-dire des suppléments, et le film passe en salle63.

64C’est dans ce climat de méfiance que se constitue, en 1961, le groupe cinéma du IV^e plan qui, après une première phase, demande à divers sous-groupes de s’organiser. Le sous-groupe sur les rapports du cinéma et de la télévision sollicite plusieurs acteurs dont la direction de la RTF qui exprime ses positions en 196364. Elle conteste certains des rapports déposés auprès du groupe cinéma.

65Selon la direction de la RTF65, les représentants du cinéma imputent à la concurrence de la télévision « 60 % du déficit » constaté dans les salles de 1953 à 1960. Le mode de calcul est critiqué, l’évaluation chiffrée paraissant très délicate. Quant aux représentants du cinéma, ils luttent sur le plan juridique, avec deux arguments. D’abord, la télévision, surtout quand elle est placée dans les lieux publics, fait une « concurrence déloyale » au cinéma. Ensuite, la télévision abuse de sa position d’acheteur unique en matière de passage des films. Les exploitants intentent un procès en 1963 (Tribunal du Commerce de la Seine, 3 septembre 1963) « sur la concurrence illicite que les récepteurs de télévision installés dans les endroits recevant du public causeraient aux salles de cinéma » et en 1965 (Tribunal de Commerce de la Seine, 8 mars 1965) un autre procès sur l’abus de position dominante en matière de droits de passage.

Équipement en télévisions et public du cinéma66

66Les demandeurs sont chaque fois déboutés, au fond pour des motifs identiques et qui méritent d’être relevés : « les différences de régimes réglementaires et fiscaux entre les organismes de radiodiffusion ou les hôteliers et les exploitants de salles résultent de la volonté du législateur », de même que « la position dominante de l’ORTF »67. C’est au législateur qu’il appartient d’intervenir s’il le désire. Or le ministre avait refusé de considérer les projets de loi soumis par les professionnels, et continue d’ignorer ce problème. La position dominante de la télévision résulte donc aussi d’une volonté politique ; un autre aspect de ce monopole de l’image audiovisuelle dont elle bénéficie alors.

67La question de la concurrence devient de plus en plus aiguë. La télévision se fait consommatrice de films, dans des proportions considérables. On constate sur le tableau des longs métrages diffusés (cf. ci-après) deux évolutions décisives, toutes deux à partir de 1964, date de l’apparition de la deuxième chaîne : la télévision double sa consommation de films, et les films d’origine étrangère y deviennent majoritaires.

68Autre grief de la profession cinématographique : la RTF ne s’astreint à aucune limitation d’horaire, sauf la non-diffusion d’un film le samedi soir, en vertu d’un « gentleman’s agreement » qui n’a été écrit dans aucun texte. Mais la télévision diffuse beaucoup de films le dimanche (le film du dimanche après-midi est devenu en 1968-69 une institution, et en 1969, l’ORTF a diffusé 46 % de ses films le dimanche) et les professionnels du cinéma citent en exemple l’Italie où la RAI ne diffuse pas de films le week-end, et seulement deux films par semaine.

Films de long métrage diffusés par l’ORTF : 1960-196868

69Enfin, les représentants du cinéma déplorent les faibles prix payés par un ORTF en position de monopole.

70Ainsi, en 1968, le prix moyen de l’heure de film s’élève à 36 600 F, ce qui permet à André Astoux de dire, dans un rapport de 1970, que l’ORTF supporte seulement 1 % du coût de la production des films dont elle est si grosse consommatrice69.

71Pour obtenir de meilleurs prix, les représentants du cinéma ont de nouveau recours à la justice. Mais, profession plus éclatée, la production cinématographique a du mal à s’organiser, notamment les producteurs, le groupe professionnel le plus rétif à la « syndicalisation » ou à l’association. En 1966, ils forment une société (SODICITEL) pour obtenir des prix planchers70. Consultée par l’ORTF, la direction des prix du ministère des Finances a fait savoir que les pratiques projetées seraient peu compatibles avec les dispositions sur la libre concurrence. Alors que, paradoxalement, l’ORTF bénéficie d’une position dominante en tant qu’acheteur. Des tentatives analogues ont lieu en 1967, 1968, et 1971. Mais l’échec persiste. Dans un rapport de force défavorable, en l’absence de dispositions légales, le cinéma ne trouve pas de quoi se protéger.

72Le remède au conflit peut être celui auquel avait pensé Jean d’Arcy : l’association dans la production. Mais elle ne paraît pas essentielle aux dirigeants de la télévision, au moins au début :

« Par ailleurs, cette association trouve en quelque sorte une limite naturelle dans le fait que la production d’émissions en direct est le domaine propre de la télévision et que d’autre part, cette production est moins onéreuse que la production cinématographique »71.

73Nous sommes en 1963 : le 16 mm n’a pas connu son grand essor, les réalisateurs ne désertent pas encore les studios.

74Pourtant, le point de vue exprimé ici n’est pas partout partagé. C’est le responsable de la constitution du stock de la deuxième chaîne, Philippe Raguenau, déjà rencontré, qui se rend compte des nécessités nouvelles qu’impose la croissance des heures diffusées. Ces premières coproductions cinématographiques concernent trois maisons : Pathé, Gaumont, et la Franco-London films, qui toutes trois bénéficient d’un important stock d’archives. Le documentaire historique est le genre dominant : la télévision coproduit une histoire de la mode, du chemin de fer, de l’aviation72.

75Mais comme le montrent les chiffres de films diffusés après 1964, c’est aussi à la fiction que la télévision doit penser. L’expérience de « l’affaire Cordelier » n’a pas été oubliée. On s’engage prudemment dans cette voie. Le dialogue est cependant facilité par la présence au conseil d’administration, à partir de 1965, du président du Centre national de la cinématographie, André Holleaux, ainsi que par les orientations de Claude Contamine. Celui-ci est favorable au support film comme au film de fiction cinématographique.

76Premier aspect de ce modeste dégel : la télévision lance en 1967 un jeu destiné à promouvoir le cinéma, résultat d’une demande expresse du CNC à Claude Contamine. Pierre Tchernia73 met alors sur pied Monsieur Cinéma, qui connaîtra de nombreux descendants jusqu’à Mardi Cinéma sur Antenne 2, de janvier 1982 à juin 1988, en alternance avec Les Dossiers de l'Ecran. Mais l’existence d’émissions de promotion du cinéma à la télévision n’est pas neuve, et celle-ci n’a jamais manqué de les mettre en avant pour répondre aux reproches du cinéma. Dans le rapport de la direction de la RTF de 196374, la liste est déjà longue : de Cinépanorama de François Chalais à l’inusable Séquence du spectateur et Séquence du jeune spectateur de Claude Mionnet.

77Beaucoup plus importante est la production en commun d’un certain nombre de longs métrages destinés à la fois au grand et au petit écran : « Diverses formules sont simultanément expérimentées : production par l’industrie cinématographique de films de cinéma auxquels l’ORTF est financièrement associé, en échange d’un droit de passage relativement rapide sur ses antennes après la sortie du film en salle »75 : Mouchette, de Robert Bresson, L’Une et l’Autre de René Allio, Les Quatre Horizons, de Jean-Daniel Pollet, et La Fille d’en face, de Jean-Daniel Simon. Parallèlement, l’ORTF produit des dramatiques filmées avec l’apport financier d’un producteur de cinéma, l’émission passant dans les salles après sa diffusion par l’ORTF (C’est le cas du Drôle de jeu de Pierre Kast et du Gai Savoir de Jean-Luc Godard.) En même temps, le directeur du CNC autorise systématiquement le passage des films de télévision dans les salles de cinéma : c’est ce qui a eu lieu avec La Prise du pouvoir par Louis XIV de Rossellini.

78Pourtant, au vu des titres coproduits, on est en droit de s’interroger. Plus que d’une politique industrielle, il s’agit aussi d’une politique culturelle, de prestige, mais ne répondant pas aux besoins quantitatifs de l’antenne. Les choix ne sont pas sans rappeler ceux faits par l’ORTF en matière de dramatiques. De grands noms, des metteurs en scène célèbres, le classicisme (Rossellini) et l’avant-garde (Godard). Certes, c’est un début, mais on est très loin de l’association massive et régulière dans la production que d’aucuns souhaitaient.

79Tous les efforts n’aboutissent que tardivement, en 1972, quand l’ORTF se rend compte qu’il est vital d’intervenir dans la production s’il ne veut pas assécher le stock de films, quand les pouvoirs publics s’émeuvent de la part faite aux films américains, quand, enfin, l’ORTF, qui connaît mieux son public, se rend compte de ce qu’on soupçonnait depuis longtemps : les films sont les programmes les plus populaires du petit écran, les plus unanimement appréciés, et ceux qui recueillent souvent les meilleurs taux d’audience. Ainsi l’enquête pour l’année 1967 ouvre sa partie consacrée aux films sur ce rappel :

« Toutes les enquêtes antérieures révèlent que les téléspectateurs sont avant tout avides de films. Rappelons les résultats de 1965 (échantillon national, 525 interviews à domicile) où le goût pour les films vient en tête : 77 % des téléspectateurs déclaraient “aimer beaucoup” les films à titre de comparaison : les actualités n’obtiennent que 71 %) »76.

80Ce recours stratégique à la programmation de films, préalable à l’intervention lourde de la télévision dans la production, est un des éléments du succès de la deuxième chaîne de Jacques Thibau en 1967.

5. LES MESURES DES PUBLICS

81N’imaginons pas qu’avant 1967 la télévision n’enquêtait pas auprès des publics77. Fondé à la libération par Roger Veillé, un professeur, vite repris par Jean Oulif, un journaliste, le Service des relations avec les auditeurs devient en 1954 Service des relations avec les auditeurs et les spectateurs. C’est à cette date qu’il met en place trois instruments : des visites quotidiennes à domicile, des enquêtes téléphoniques quotidiennes en région parisienne (150 personnes par jour en 1962), et des questionnaires écrits (2 000 à 4 000 sont envoyés chaque mois). On dispose donc d’une masse considérable d’informations. De plus c’est très tôt que différents journaux se livrent à des enquêtes, des référendums, pratiques que reprendra Télé 7 Jours après 1960.

82Ces études n’ont pas le rôle des sondages quotidiens d’aujourd’hui. Elles sont beaucoup moins diffusées dans les milieux professionnels, qui évoquent toujours l’arrivée des sondages à partir de 1967-70, comme une nouveauté quasi absolue. De plus, point capital, le service des relations avec le public, s’il se pose le problème des goûts majoritaires, cherche aussi les éléments actuels ou potentiels favorables à une transmission de la culture. Jean Oulif n’écrit-il pas en 1956 : « La plupart des téléspectateurs achètent leur récepteur avec une idée arrêtée, c’est que le récepteur est fait pour les distraire, les délasser, les amuser […]. C’est une sujétion dont nous essayons de nous libérer »78.

83La RTF met aussi en place des enquêtes en recourant aux organismes extérieurs : principalement l’IFOP, qui réalise à partir de 1949 des enquêtes par souscription sur la radio. Elles sont irrégulières et consistent en des courbes d’audience globale quart d’heure par quart d’heure, sans qu’on puisse mettre en regard du quart d’heure le titre d’émission correspondant. Il n’y a pas, dans les débuts (en 1958-1961), de ventilations socio-démographiques.

84II faut rappeler ici un facteur simple : il n’existe qu’une seule chaîne, autour de laquelle se réunissent chaque soir les spectateurs. Les taux d’audience, sauf cas de rejet, sont toujours très élevés. Rappelant le taux d’écoute des Perses, rediffusé en 1966 sur la première chaîne à une heure de grande écoute, soit 60 %, le service des études de marché estime qu’il s’agit d’un « taux moyen »79. Un autre exemple : dans l’enquête IFOP du 17 au 23 janvier 1961, le taux d’écoute de la télévision à 21h15 pour les foyers équipés, oscille selon les jours entre 76 % et 81 %.

85Dans cette première époque, la connaissance quantitative du public n’est pas le premier facteur d’appréciation. Les producteurs-réalisateurs sont très attentifs au courrier reçu. Même si l’on sait, très vite, que seule une minorité active écrit. On cite les lettres en témoin du succès, comme Eliane Victor qui fut destinataire de nombreuses lettres pour Les Femmes… aussi. Cette source met en valeur le public que l’on souhaite avoir : un public actif, qui réagit aux programmes.

86La notion de représentativité statistique n’étant pas encore rentrée dans les mœurs, chacun peut, à partir de théories et de réflexions personnelles, d’éléments d’enquêtes, de réactions de l’entourage, forger « son » spectateur. Ainsi Pierre Viallet : « Je crois que le spectateur est choqué par l’intrusion de tout ce qui est remuant chez lui, de tout ce qui peut le déranger, ou le harceler ; il y a une espèce de calme chez lui, et ce qu’il recherche au cinéma, il ne l’accepte pas chez lui »80. Comme les autres professionnels des médias, le réalisateur ou le producteur de télévision est obligé d’imaginer un spectateur pour arriver à créer. Dans ce processus, l’appréciation des collègues, des critiques, les enquêtes qualitatives sont plus importantes que des chiffres d’audience, au moins jusqu’au milieu des années 1960.

87Le poids du milieu, jadis considérable, tend à diminuer,. La télévision n’est plus si petite et « poreuse »81. Il y subsiste des petits groupes qui se connaissent : les réalisateurs des dramatiques, ceux des Femmes… aussi, les réalisateurs de Cinq colonnes. Le mécanisme que Marcel Bluwal décrit pour les années 1954 à 1960 se prolonge ainsi dans certaines « poches » professionnelles : « Rencontrer un tel ou un tel dans un couloir, se faire arrêter par lui et se faire dire : “Dis donc, ton truc, avant-hier, c’était pas mal”, ça signifiait quelque chose d’important »82. Souvenons-nous du jour de 1962 où fut « révélé » Jean-Christophe Averty, parce que chantent ses éloges le directeur général, les milieux professionnels et les journalistes spécialisés (cf. supra) ; la révélation n’est pas le fait d’un taux d’audience.

88Le « soutien critique » évoqué par Claude Santelli83 se prolonge : Jacques Siclier dans Le Monde (depuis au moins 1960), André Brincourt au Figaro (depuis 1954), Jacqueline Beaulieu à L’Humanité Dimanche, et même François Mauriac, pour un temps, dans L’Express sont lus avec attention. André Brincourt consacre même un livre, que nous avons cité plusieurs fois, à La Télévision et ses promesses en 1960, auquel fait suite La Télévision, pensées et maximes en 1965. Ces critiques sont fondamentales car elles sont la consécration culturelle attendue, elles donnent à penser qu’il se crée un public de téléphiles à mi-chemin du cinéma et du théâtre. Elles confèrent aux réalisateurs et aux œuvres soutenus une stature au sein de l’institution.

89N’allons pas imaginer cependant des réalisateurs coupés des chiffres d’audience. Même si les résultats d’études d’audience ne sont pas très diffusés, même si ces réalisateurs souhaitent « rendre le spectateur actif », ils savent aussi que les préférences statistiques ne sont pas nécessairement les leurs. Très tôt une revue comme les Cahiers d’études de radio-télévision contient des jugements sans équivoque : « Nous réalisateurs, nous ne montons pas toujours les textes que nous souhaiterions car ceux que nous souhaiterions monter paraîtraient trop ambitieux à la majorité des spectateurs »84. Quatre ans plus tard, dans les Cahiers du Cinéma, c’est le responsable de la programmation des films à la télévision qui évoque cette pesanteur des goûts du public : « C’est en suivant le goût du public, dans ce qu’il a de plus épais, à la majorité des suffrages, qu’on a trouvé ou gardé Cinq colonnes et les matches de rugby, Faire face ou La Vie des animaux »85. On se rend très vite compte, par les échos dans la presse populaire, dans la presse de programmes, par un frémissement dont on apprend vite à saisir les signes, qu’une émission « marche très fort », est ou n’est pas « une locomotive ». Le succès des jeux et des variétés est perçu de cette façon (cf. supra). De même que celui des grands feuilletons et de certaines émissions dramatiques.

90Bref, il se développe vite un sentiment clair des préférences statistiques. Mais on peut discuter ce sentiment, le moduler. Ce n’est pas encore « l’indice exterminateur » qui fait condamner une émission dont l’audience baisse très vite. Une direction des programmes volontariste, des « pairs » encourageants, une critique élogieuse, peuvent modifier cette appréciation. On guette dans les réactions du public « la bonne volonté culturelle », pour reprendre L’Expression de Pierre Bourdieu. Une émission culturelle à taux d’audience honorable fait figure d’événement plus qu’un jeu à taux d’audience élevé.

91Dans les facteurs qui vont modifier cette situation à partir de 1964-1965, il faut certainement citer – une nouvelle fois – l’influence du ministre de l’Information et des hommes qui l’entourent. Claude Contamine, Jacques Thibau, ont le goût des enquêtes quantitatives et des sondages. Une audience faible ou minoritaire, fûtce pour une chaîne culturelle appréciée, ne les satisfait pas. Témoin ce jugement ministériel sur le service public comparé aux radios périphériques :

« En somme ce service public fonctionnait comme si le public n’existait pas. Dans les postes périphériques, les auditeurs étaient traités en consommateurs, adultes et libres de leur choix. À la RTF, ils étaient traités en administrés, dont l’administration assure le bien-être puisqu’elle est meilleur juge qu’eux »86.

92Consommateur, comment le spectateur peut-il exprimer ses préférences sinon dans une décision d’écoute ou d’achat, qu’il s’agit désormais de mesurer. En 1964 a lieu un changement de dénomination qui n’est pas fortuit : le Service des relations avec les auditeurs et les spectateurs devient le Service des études de marché (en 1964), avant d’être baptisé en 1971 Service des études d’opinion. Ce service change également de directeur en 1964. Le ministère de l’Information fait aussi réaliser des enquêtes par des organismes extérieurs. Nous avons évoqué les enquêtes sur l’audience de la radio qui ont préludé à la réforme de France-Inter. Pour la télévision, l’IFOP est de nouveau mis à contribution en 1964. La même année, tandis que les débats sur la publicité télévisée battent leur plein, le Centre d’études des supports de publicité, créé en 1957, introduit la télévision dans ses grandes enquêtes périodiques. Enfin, il faut ajouter à ces sources les lettres et les référendums des journaux de programmes qui s’intronisent volontiers porteparole du « public ». Les directeurs des programmes savent que Télé 7 Jours diffuse plus d’un million d’exemplaires dès 1963.

93Pour la télévision, la grande date est incontestablement 1967 : pour la première fois, la télévision peut produire des données quotidiennes, quantitatives. La France entre alors dans l’ère des enquêtes « socio-psychologiques », « pluridisciplinaires », et dans l’ère de la mesure statistique de l’opinion. Comme le rappelle Jacques Durand, dans tel colloque de 1964 sur « les problèmes de l’information », le mot sondage « avait été à peine prononcé ».

94Le Service des études de marché prépare en 1968 un grand « Rapport annuel sur la télévision en 1967 »87. Il s’ouvre sur une longue introduction méthodologique où les statisticiens présentent avec fierté les nouveaux outils de la connaissance du public. L’élément central est l’enquête sur panel : 470 « panelistes » sont recrutés tous les quinze jours, répondent à une enquête par questionnaire écrit, laquelle est traitée « au Centre électronique de gestion » de l’ORTF : l’ordinateur, inséparable de ces nouvelles méthodes, vient de faire son entrée à la télévision. Dans son programme pour 1968, le Service se propose en particulier de « profiter des mathématiques pour découvrir le public dans sa diversité, la télévision dans ses formes les meilleures, pour donner au message adéquat le maximum d’audience et de satisfaction »88.

95« Le but primordial de cette enquête », poursuit notre rapport, est de :

« donner quotidiennement [souligné par les auteurs du rapport] des résultats. Mais l’information collectée à l’aide du panel donne naissance, notamment par cumul, à une masse d’informations dont on peut essayer de faire l’inventaire, ceci n’étant pas limitatif ».

96Dans la variété des traitements possibles, le rapport propose ce qui sera le lot de tous les enquêteurs à venir : ventilation par jour de la semaine, saison, tranche d’âge, catégorie socio-professionnelle, et genre télévisuel.

97Nos enquêteurs insistent sur la volonté d’aller au-delà des taux bruts. Des indices de satisfaction sont ainsi calculés (comme le fait depuis presque les origines, et continue de le faire, la BBC). Dans la panoplie des investigations possibles, ils ajoutent l’enquête par questionnaire « sur un problème particulier », les interviews non-directives sur des petits échantillons (d’une quarantaine de personnes), les interviews de groupe. Si le chiffre est roi, le « qualitatif » n’est pas oublié.

98De tous ces efforts, on retiendra cependant très vite seulement les chiffres, et un seul d’entre eux. Toutes les discussions entre les émissions « culturelles », « grand public » ou « populaires », ne sont plus désormais affaire d’indices et d’appréciations multiples mais peuvent être argumentées à l’aide du taux d’audience, qui prend dès 1967 plus de poids pour les professionnels – et d’abord pour les dirigeants. Dans son livre paru en 1970, Une Télévision pour tous les Français, Jacques Thibau en cite un grand nombre pour justifier son action. Même s’il insiste sur le fait que ce n’est pas la seule source d’information, on comprend qu’un taux d’audience convenable est désormais le préalable à la réussite d’une émission. Il est vrai que la première chaîne ne se compare plus seulement à elle-même. La deuxième chaîne a grandi, elle est devenue une vraie concurrente.

99Le rapport pour 1967 confirme notamment le succès des émissions grand public, et les difficultés que posent les émissions les plus « culturelles », difficultés perçues par les premiers programmateurs qui justifient ainsi leur rejet dans une tranche horaire tardive. Mieux, les enquêtes permettent de mieux connaître les catégories sociales et démographiques concernées. Un exemple :

« Le goût pour les feuilletons est net dans toutes les couches de la population, mais il est d’autant plus vif que le niveau socio-économique et culturel est plus faible : ce sont des personnes âgées, inactives, de niveau d’instruction primaire, provinciales, qui sont les plus fortes consommatrices ».

100Les émissions de variétés « populaires », avec un animateur qui crée un « courant de sympathie », ont les plus forts taux d’audience et de satisfaction…

101En revanche, les émissions culturelles proprement dites, sur les arts, les lettres et la musique classique ne recueillent qu’un succès modeste. La conclusion sur la musique classique peut être reprise et généralisée : « On voit qu’actuellement, le milieu social et le niveau d’instruction ont une importance primordiale dans les facteurs d’intérêts pour la musique »89. La décision de programmer ces émissions relativement tard se trouve donc justifiée par l’enquête qui propose par ailleurs de remédier à cette situation par une attitude pédagogique active. Enfin, les dramatiques, le cœur du programme, sont décrites comme la catégorie « la plus ambiguë » : des séries policières (Les Cinq dernières minutes) et du théâtre populaire (Au Théâtre ce soir, cf. infra dans ce chapitre) qui recueillent les audiences maximum, au théâtre classique, ou, plus bas encore, au théâtre d’avant-garde.

102Les techniques de sondage s’améliorent pour des dirigeants qui y sont de plus en plus attentifs. Ce fait va être fatal à la « première deuxième chaîne » que nous avons évoquée, et qui ne touchait, fin 1965, que la moitié des 15 % de spectateurs équipés pour la recevoir90.

6. LA DEUXIÈME CHAÎNE DE JACQUES THIBAU

103Jacques Thibau est décidément un homme-orchestre. Venu à cause du conflit des réalisateurs en mai 1965, il est nommé directeur adjoint de la télévision le 6 juillet91. Dans le cadre des projets de libéralisation lancés fin 1965 (cf. chapitre 4), il s’occupe de mettre en place une série de magazines. Il est ensuite chargé d’une nouvelle mission, la relance de la deuxième chaîne, à partir de la fin de 1966. Il porte sur les efforts de ses prédécesseurs un regard sévère : la deuxième chaîne, lui semble-t-il, n’a pas cessé d’être « une chaîne d’appoint » ; « Le public ne s’y trompait pas. Il ne ressentait pas la deuxième chaîne comme un programme de télévision ; mais comme quelques émissions supplémentaires qu’il se laissait aller à regarder le jour où la première chaîne apparaissait insupportable »92.

104Nous l’avons connu libéralisateur, négociateur habile ; le voici directeur de chaîne. Il aura le temps de mettre en œuvre sa politique : la deuxième chaîne présente une nouvelle grille le 1^er avril 1967.

105Par passion, il touche à beaucoup de domaines de la télévision, et pas toujours dans les limites des textes de nomination… Selon un des grands réalisateurs : « Très habile, sachant parler aux gens, il a su très vite se faire une direction particulière. Quand on n’avait pas envie de voir Contamine, on allait voir Thibau »93. Un des dirigeants de l’ORTF le décrit ainsi : « un esprit inventif, intelligent, mais terriblement personnel et entêté […]. Par conviction profonde, il manquait facilement au devoir de réserve. Mais il faut mettre à son actif des choses qui durent encore aujourd’hui »94. Jacques Thibau est un « fonceur » dont le style rapide, pourfendeur de règlementations, ne correspond guère aux habitudes de l’ORTF.

106Proche de certains personnels par son goût de la libre parole, il développe aussi les orientations plus « libérales » (en termes économiques) qui sont celles de Claude Contamine. Outre l’élargissement des conditions d’accès à la réalisation, il est partisan de la concurrence entre les chaînes. La complémentarité totale voulue par les premiers programmateurs est donc battue en brèche par le nouveau plan de programmes. On n’opposera plus des émissions grand public à des émissions pour un public plus limité :

« L’option choisie devait être au contraire d’offrir au public, aussi souvent que possible, des émissions présentant un degré d’attraction comparable sur l’une et l’autre chaîne, afin de donner à la plupart des émissions qui passaient sur la deuxième chaîne la chance d’avoir un public, non pas égal à celui de la première, mais à la mesure de la télévision »95.

107Pour préparer cette politique, Jacques Thibau a une démarche profondément cohérente avec sa conception de la réalisation. Il part non des réalisateurs mais des producteurs. C’est l’occasion de la consécration pour l’un d’entre eux, qui s’en souvient : « La naissance des Dossiers de l’écran est intéressante à rappeler parce qu’elle témoigne d’une démarche originale de la part des responsables des programmes et d’une reconnaissance du rôle des producteurs. En 1967, Thibau et Raguenau nous ont réunis à Cognacq-Jay, dans une sorte de conférence-débat. Thibau nous a dit : « La deuxième chaîne commence, j’ai besoin de votre aide, je découpe la semaine en sept soirées. Je vous demande d’établir des projets. Je prendrai les sept qui m’apparaissent les plus intéressants »96. Armand Jammot se souvient aussi de la présence d’Eliane Victor et de Daisy de Galard.

108Cette mise en avant du producteur correspond à un recul du rôle du réalisateur. Dans son livre-manifeste, après avoir évoqué les techniciens, Jacques Thibau ajoute :

« Mais il faut un homme pour tirer une émission. Traditionnellement, c’était le réalisateur. Sa prééminence de droit, légitime dans la dramatique où la responsabilité, à la télévision comme au cinéma et au théâtre, revient au metteur en scène, était sans justifications dans d’autres domaines […]. En principe, le producteur est l’homme qui a l’idée d’une émission. En réalité, de plus en plus, dans l’information, dans la variété, c’est lui qui a l’idée, élabore et met en œuvre, le réalisateur étant, à ses côtés, un technicien parmi d’autres »97.

109Jacques Thibau s’efforce d’organiser l’ensemble de la soirée, et non pas seulement une tranche particulière, autour d’un thème. Ainsi le lundi, un jeu sur le cinéma (20h-20h30) est suivi d’un grand film. Le mardi, ce sont les grands magazines d’actualité (présentés au chapitre 4). Le mercredi est consacré au théâtre, le jeudi à « l’histoire », c’est-à-dire à un jeu historique suivi d’un film ou d’une dramatique originale et d’un débat sur un thème illustré par le film. Le vendredi est consacré à un film policier (avec des jeux ou des variétés attenants), le samedi à une dramatique originale ou à une œuvre de la série Au théâtre ce soir, ou enfin à une présentation d’émissions de télévisions étrangères ou à des soirées exceptionnelles. Enfin, le dimanche soir est consacré aux variétés : Dim Dam Dom, de Daisy de Galard, y poursuit sa carrière98.

110Parmi les projets retenus, beaucoup correspondent à la poursuite d’émissions déjà présentes sur l’une ou l’autre chaîne. Ainsi, c’est dès 1965 qu’ont débuté les Verdicts, d’Armand Jammot et Pierre Cardinal (qui réalisera beaucoup d’éditions) : un fait divers est reconstitué et présenté aux téléspectateurs, qui interrogent par téléphone des personnalités présentes sur le plateau. Verdict a été selon Armand Jammot « la sœur aînée des Dossiers de l’écran »99, titre que l’émission prend en 1967. La formule est alors rodée. Le film va lentement supplanter la dramatique originale. Le débat avec interventions des spectateurs par téléphone (ce que l’anglais résume d’un mot : le « phone-in ») devient un genre essentiel, et une nouvelle façon de découvrir l’actualité, qui suscite de grands moments d’intérêts : par exemple les débats sur la tragédie de l’Exodus et sur le Québec.

111Dans la nouvelle grille de la deuxième chaîne, on aura remarqué, le samedi soir, la présence d’Au théâtre ce soir. Cette émission venue de la première chaîne devient une exclusivité de la deuxième à partir du 8 avril 1967, avec la retransmission de Topaze, qui ne correspond pas tout à fait au style habituel des pièces. Retraçons la genèse de l’émission : c’est dès les premières années de sa carrière au journal télévisé que Pierre Sabbagh, réalisant une émission de montage sur la saison théâtrale écoulée, a l’idée d’une émission de théâtre régulière, fondée sur le théâtre de boulevard :

« En 1957, j’établis un projet détaillé, avec textes, durée, prix moyen, postes techniques, etc. Les directeurs de télévision successifs s’accordèrent tous pendant neuf ans pour me refuser le projet. Quelques fois, très fermement. J’étais même parfois l’objet de calembours et de commentaires attristés. Au mois d’avril 1966, Claude Contamine, qui dirigeait la télévision, me demanda de concevoir et de réaliser les programmes de l’été »100.

112Claude Contamine lui avait déjà refusé trois ou quatre fois. Mais il finit par dire oui. Le succès public est immédiat, et surprend tout le monde à l’ORTF où le programme avait été perçu comme une émission de « remplissage » pour les heures creuses de l’été. Une certaine critique qui découvre ainsi le boulevard s’afflige. Jacques Thibau flaire-t-il une de ces émissions-locomotives dont il a besoin ? Au Théâtre ce soir, qui offre un très bon rapport entre le coût de production, faible, et l’audience, forte et régulière, est sollicité pour contribuer à la relance de la deuxième chaîne. La nouvelle grille de la deuxième chaîne contribue à faire remonter l’audience. D’avril à septembre 1967, à 21h15, l’audience de la première chaîne est de 53,4 %, l’audience de la deuxième de 14,6 % (ce qui correspond approximativement à un doublement par rapport à la saison antérieure)101.

113Si les magazines de la deuxième chaîne sont la vitrine de ce succès, la remontée de l’audience est due essentiellement à des genres bien particuliers, et d’abord à une programmation habile de longs métrages :

« Lors de notre enquête sur la deuxième chaîne publiée en septembre 1967, nous notions que la deuxième chaîne était pour la masse du public, “la chaîne des films” : en effet, l’augmentation globale de l’audience de cette chaîne constatée depuis les changements de programmes est due principalement à la diffusion de films »102.

114Aux côtés des films, c’est Au Théâtre ce soir qui apporte une des plus fortes contributions à l’audience de la deuxième chaîne (moyenne annuelle en 1967 : 17,6 %).

7. LES RÉALISATEURS QUAND MÊME

115Une autre télévision que celle des réalisateurs ? Nous espérons avoir amplement justifié notre titre en forme de question. Les trois chapitres qu’on vient de lire ne recoupent pas strictement une évolution chronologique, mais plutôt un très lent déplacement des rapports de force et des rapports de goûts entre les groupes. Si les réalisateurs dominent incontestablement dans le début des années 1960, c’est pour des raisons à la fois techniques, politiques, professionnelles. Sur ces trois plans, des évolutions ont lieu, qui mettent en cause leur puissance. Mais dans une institution dont l’inertie est considérable, il n’est pas facile de trouver une solution de rechange à ce pivot qu’est la réalisation : aussi bien vis-à-vis de l’intérieur que de l’extérieur de la télévision.

116La disparition du direct dans le domaine dramatique n’est pas seulement un phénomène technique. Sans le direct, l’émission n’est plus cet avion que seul le réalisateur peut faire décoller. Pour filer cette métaphore souvent appliquée aux réalisateurs de la première époque, le différé fait du réalisateur l’équivalent d’un conseiller technique au sol, le vol lui-même étant assuré par des automatismes. Pour les dirigeants, les directeurs des programmes, un obstacle technique essentiel à la maîtrise du programme disparaît, même s’ils n’en ont pas essentiellement conscience.

117La mort du direct dramatique mine aussi le débat conduit par André Frank103 et certains critiques sur la spécificité télévisuelle. Sur film ou sur magnétoscope, même si l’on glose sur la taille de l’écran et les conditions de réception, il est difficile de nier que la télévision se rapproche du cinéma à domicile.

118Enfin, le direct n’est plus là pour cimenter une solidarité technique entre les réalisateurs et les personnels de production, d’autant que ces derniers, intégrés dans un statut, se sentent partie intégrante et solide de l’institution. Les réalisateurs des films savent combien il est difficile d’asseoir leur autorité sur l’équipe qui ne leur est pas – ou plus – dévouée corps et âme durant les répétitions et la diffusion. Tous les tournages n’en souffrent pas. Mais, un élément objectif du pouvoir des réalisateurs disparaît.

119Sur le plan de l’organisation de la télévision, la montée du volume de production et des heures d’antenne rend nécessaire une planification stricte à laquelle les réalisateurs ne sont pas prêts – et qu’ils ne peuvent pour la plupart organiser eux-mêmes. Les ingénieurs, les premiers dirigeants, sentent la nécessité de cette planification. Mais ils n’ont ni le goût, ni l’envie de l’affrontement.

120Le facteur politique et personnel vient alors précipiter les évolutions. L’arrivée d’un Claude Contamine autoritaire et conservateur, désireux d’en découdre, transforme le débat sur les réalisateurs en un affrontement droite-gauche. Le soupçon politique pèse sur une télévision dont on craint le rôle subversif. Au point que Jacques Thibau, qui plus que tout autre a contribué à une évolution de la fonction, est accusé de « crypto-communisme » et de trop grande proximité avec les réalisateurs. C’est pourtant lui qui fait modifier le protocole favorable de 1963, et provoque le quadruplement des effectifs. C’est lui aussi qui met des producteurs « en tête de soirée ».

121Pourtant, le pouvoir des grands réalisateurs est une donnée permanente des années 1958-69. Les facteurs de changement sont là, mais leur effet est comme retardé. Réduits à des individualités, les producteurs – au moins pour les magazines – apparaissent autant comme des complices que comme des concurrents. De même, ni les programmateurs ni les « gestionnaires » ne fondent un nouveau groupe professionnel susceptible de briser définitivement la souveraineté du réalisateur. Pourquoi ? Le « soutien critique » nous apparaît à nouveau comme une donnée essentielle. Il ne s’agit pas seulement des articles favorables aux œuvres des réalisateurs, mais d’un processus social et culturel qui touche toute la télévision. Le chiffre d’audience n’est pas encore la source de légitimité essentielle. Si les débats sur la spécificité se sont appauvris, la reconnaissance des œuvres télévisuelles est perçue par les dirigeants comme un élément essentiel de réussite, pour la télévision et pour eux-mêmes.

122Les réalisateurs eux-mêmes n’ont pas contribué à conforter ce soutien intellectuel. Peu amateurs du direct, ils n’ont guère cru aux thèses sur la spécificité. Marcel Bluwal souligne la surprise qu’ont eue les réalisateurs face à l’écho que rencontraient les thèses d’André Frank :

« Ses rapports avec Jean-Louis Barrault et Madeleine Renaud qui participaient alors à la télévision lui ont permis de développer dans leurs Cahiers une tribune qu’il tenait par ailleurs dans son bureau et que nous ne comprenions pas toujours ! Brusquement on a vu le point de vue de Frank repris universellement parce qu’il avait été posé comme base de raisonnement dans les Cahiers […]. De même il est évident que […] quelques autres publications comme La Télévision et ses promesses d’André Brincourt ou le Dictionnaire de la Télévision ont eu pour conséquence de faire passer dans l’ombre certaines réalisations importantes pour valoriser d’abord d’autres éléments »104.

123Les réalisateurs avaient pourtant besoin de ces « supporters » intellectuels, fussentils partiaux. À défaut de spécificité et de théoriciens véritables, la télévision trouve peut-être des amateurs, des « téléphiles » qui vibrent devant Dom Juan et s’enthousiasment à l’idée de transmettre le patrimoine. La télévision puise sa légitimité dans des ambitions « hautes », que finit par partager, quoi qu’il en ait de ses revendications de télévision « grand-public » et « industrielle », Claude Contamine. Les « sondages » et la « rentabilité » sont des notions rejetées tant par le milieu professionnel que par la plupart des milieux culturels où ces dirigeants ont été formés. Moment fort de cette ambition, la diffusion du Dom Juan de Marcel Bluwal. Après le départ de Claude Contamine, nous verrons qu’Émile Biasini consacre lui aussi la fonction de réalisateur.

124Pour le milieu professionnel, le rôle des réalisateurs est également essentiel. Il faut des hommes capables d’incarner la « mission nationale » d’une Maison qui s’y consacre avec une passion qu’on a du mal aujourd’hui à imaginer. L’ensemble des catégories professionnelles se sent pleinement concerné par les succès de la télévision. À cette passion, à ce soutien d’un programme – et d’une technique ambitieux, participe pleinement le groupe le plus mal connu, mais non le moindre : les ingénieurs.