1. UNE AUTRE TÉLÉVISION ? LA VARIÉTÉ

1Si la dramatique, et dans une moindre mesure la « télévision du réel » (il n’est pas de terme pour désigner l’ensemble composé par les reportages, le documentaire, et le cinéma ou la télévision-vérité) ont les faveurs de la direction des programmes, d’autres genres posent plus de problèmes et ne sont reconnus que plus difficilement. Même s’ils bénéficient d’une bonne tranche horaire, depuis les origines de la télévision. Notons de prime abord que si la variété et les jeux font couler beaucoup d’encre, ce n’est pas à raison de leur place de plus en plus lourde parmi les genres télévisuels. L’équilibre global des genres a peu évolué dans les années qui nous intéressent (cf. annexes). En 1958, pris ensemble, variétés et jeux représentent 14,4 % du programme, en 1968 11 %. Donc une baisse, avec sans doute une hausse de la part relative du jeu. La sensibilité des publics, favorables ou défavorables, a compté ici plus que les chiffres.

2Les variétés d’abord : elles sont traitées par la critique « culturelle », mais aussi par la direction de la télévision, comme un « problème » : « […] la qualité (des variétés) ne satisfait personne ; le directeur général en est conscient », écrit Suzanne Worms interviewant Robert Bordaz dans les Cahiers de la Télévision1. Albert Ollivier renchérit dans le numéro 2 :

« Il y a un problème international des variétés […]. Il est vrai que parfois j’ai davantage apprécié les chanteurs étrangers que les chanteurs français mais c’était parce que leur langue m’était inintelligible et qu’ainsi m’échappait la puérilité des paroles » [sic]2.

3De Jean Nohain, l’animateur le plus populaire des années 1950, les auteurs favorables aux réalisateurs écrivent, avec une évidente volonté de provocation, dans le petit dictionnaire des réalisateurs pour Les Cahiers du Cinéma de 1961 : « L’homme à abattre de la télévision française […]. Il n’est qu’un vaste éteignoir de l’intelligence et son éternel fleur bleue est l’opium d’une petite bourgeoisie continuellement ravie par sa stupidité ». Si la « petite bourgeoisie » est la « classe à abattre » d’une certaine intelligentsia, le succès des variétés et de Jean Nohain est beaucoup plus large.

4Ce statut particulier des émissions de variétés pour la critique « culturelle » et la direction des programmes, on en trouve trace dans cette fiche de Peuple et Culture (1966) : « Les variétés appartiennent sans doute à un genre mineur. Du moins si l’on envisage une échelle de valeurs où prime ce qui a pour but initial d’élever la pensée, de contribuer au développement des connaissances… ». La même fiche présente un florilège des émissions de variétés parmi les meilleures, celles qui se donnent « pour premier but de distraire… mais ne négligeant aucun effort pour le faire avec le moins possibles de concessions à une certaine facilité, à la vulgarité, à l’ambiguïté gratuite, et allant jusqu’à contenir des éléments d’information sur notre temps »3.

5Si l’on est obligé de tenir compte de ce genre « mineur », c’est parce qu’il s’est imposé comme un élément indispensable de la programmation… De ce point de vue, l’éventail des émissions va ainsi « du convenable au douteux ». Peuple et Culture choisit trois émissions. En tête, Bienvenue, de Guy Béart. Lancée en 1966 sur la première chaîne, l’émission se situe bien dans « les frontières de l’acceptable ». La formule en est classique, un animateur, lui-même vedette, Guy Béart, accueille une vedette. Mais on mélange les genres de vedette et de culture : l’invité n’est pas forcément un artiste de variétés, mais aussi un acteur, un réalisateur. Parmi les « amis », on trouvera un savant, un peintre, un musicien classique. Bref, on s’efforce de définir une culture du juste milieu, une culture moyenne. Comme pour Cinq colonnes à la Une, on présente des idées « à travers les hommes ». C’est au fond le système que Jacques Chancel reprendra avec Le Grand Échiquier en 1972. La critique de ce genres d’émissions est simple : la culture « respectable » n’y est qu’un alibi, à quoi répond le plaidoyer : la culture populaire est aussi une occasion de faire découvrir aux spectateurs autre chose.

6Autre émission acceptée, celle d’Albert Raisner. Le producteur-animateur de Âge tendre et têtes de bois est un étudiant en philosophie devenu musicien et globe-trotter. L’émission est lancée fin 1960, et s’installe bientôt le samedi dans la tranche de 18h-18h30, avant de devenir mensuelle, le mercredi à 20h30, sous le titre Têtes de bois et tendres années. Albert Raisner en fait le récit en 1966 :

« La télévision française faisait alors des émissions enfantines et des émissions pour les adultes. Pour les jeunes, rien. Le mot “jeune” lui-même n’avait pas le sens qu’on lui donne aujourd’hui. J’utilise l’expression “âge tendre”, parce qu’elle me paraissait être un équivalent assonant de “teenager” qu’utilisent les anglo-saxons pour les pré-adultes »4.

7L’émission, qui paraît aujourd’hui très compassée, étonne alors par sa liberté de ton. Elle est réalisée en direct, « depuis » des lieux très différents qui sont les lieux « où les jeunes se réunissent »5. Les premiers face à face entre des personnalités publiques et les « jeunes » ont lieu, le phénomène « yé-yé », auxquels les magazines d’information dans le même moment s’intéressent, est révélé aux adultes.

8Le succès est là, et l’émission est troisième au référendum des téléspectateurs de Télé 7 Jours pour la saison 65-66, comme le souligne Albert Raisner lui-même. Albert Raisner poursuit sa carrière, produit diverses émissions, et se retrouve, à la rentré 1968, en charge de l’émission Samedi et compagnie (Samedi 16h, 1^re chaîne), en alternance avec Dominique Reznikoff.

9Albert Raisner insiste sur le direct, car c’est dans les années 1960 qu’apparaissent les émissions de variétés enregistrées, en tout ou en partie, et surtout le playback, sécurité présente depuis les origines, mais de plus en plus répandue. Ainsi, dans certains émissions de Maritie et Gilbert Carpentier, producteurs discrets, professionnels incontestés qui produisent de 1960 aux années 1990 un nombre considérable d’émissions de variétés de télévision fondées sur le « défilé de vedettes » que déplorent la critique et la direction des programmes. À l’origine organiste, Gilbert Carpentier est entré à RTL à la Libération comme « metteur en ondes ». Il se marie en 1945. Le « couple Carpentier » produit à la télévision, de 1961 à 1967, La Grande Farandole, à laquelle succédera un nombre considérable d’émissions. C’est, semble-t-il, La Grande Farandole qui comporte la première des parties enregistrées dans une émission de variétés6. Si les formules sont simples, les méthodes sont efficaces, et les producteurs ont été à bonne école. Ils sont allés aux États-Unis étudier les méthodes de la télévision américaine.

2. À PART : LA VARIÉTÉ DE CRÉATION

10À côté des producteurs-animateurs diversement appréciés, mais jamais encensés, la télévision a ses « grands » réalisateurs de variétés. Peu nombreux il est vrai. Le père fondateur, Gilles Margaritis, continuera à réaliser La Piste aux Étoiles jusqu’en 1964 ; mais dans les années 1960, il ne fait plus aucune des émissions qui l’ont rendu célèbre. Interviewé en 19637, il porte sur la télévision de service public un regard sévère. Aux critiques il oppose le même constat que Pierre Tchernia pour les auteurs : la variété est très mal payée. « J’ai été exploité pendant dix-sept ans ». Résultat de ce mauvais traitement : « on ne voit que des chanteurs » : c’est la formule des émissions des Carpentier. Les chanteurs acceptent de venir pour peu d’argent car la télévision est un instrument de promotion, de même que les organisateurs de match sportif se rémunéreront sur la gestion de la publicité indirecte, placée sur les lieux de l’événement et retransmise à l’antenne. Plus grave encore, le Gilles Margaritis de 1962 considère qu’il « ne fait pas de télévision » : « La télévision n’est pas mon métier. En fait de métier, j’ai eu le choix entre le musichall et le cirque. J’ai fait l’un et l’autre mais ce qui m’intéresse, c’est le cirque. Ce ne sont pas les variétés »8.

11L’autre grand de la variété est Jean-Christophe Averty, qui signera son dernier « show », Léo Ferré Amour-Anarchie, en 1990. Fils d’un employé du commerce et d’une institutrice (comme tant d’autres réalisateurs fils d’enseignants !), Averty baigne dans une culture faite de jazz, de bandes dessinées, de chansons populaires, de surréalisme. Et bien sûr de cinéma, art le plus vite consacré. Averty fait l’IDHEC en 1948-1950, dans la promotion de Jean Lhôte et de Pierre Badel.

12Après avoir réalisé beaucoup d’émissions de jazz, il se fait remarquer avec Bonsoirs mes souvenirs (avec Line Renaud), diffusé à 21h le samedi 14 septembre : « Le lendemain, tout le monde en parlait, et M. Bordaz, directeur général de la RTF, chantait les louanges d’Averty »9. Les Raisins verts, diffusé par Albert Ollivier un samedi à 21h (le 12 octobre 1963) est son émission la plus souvent citée. Appuyé par de nombreuses lettres de lecteurs, Télé 7 Jours publie le 26 octobre 1963 un éditorial furibond intitulé « Assez Averty ! » :

« Vous qui aimez cuire les bébés à feu doux […] nous soumettons à l’appréciation de nos lecteurs cette photo de tournage de votre prochaine émission dans laquelle vous proposerez à des millions de familles, un samedi soir, des yeux de chats et des oreilles de chiens hachés. Est-ce drôle ? Nous ne le croyons pas ».

13« Le bébé à la moulinette » devient le blason d’Averty.

14La forme pourtant est très neuve. Aucun autre réalisateur ne s’intéresse autant aux possibilités de l’électronique. Il prépare plan par plan, sur le papier, toutes les combinaisons, traitant le petit écran comme une feuille de papier où s’agencent les acteurs et les décors, non comme un mini-cinéma. Son travail graphique sur le trucage n’est pas sans rapport avec la comédie musicale américaine (Busky Berkeley), même s’il s’agit d’une convergence fortuite. Il ouvre la voie à l’art vidéo aujourd’hui servi par des techniques bien plus puissantes. Il collabore très étroitement avec un technicien de haut niveau, formé à la télévision et devenu grand spécialiste du trucage, Max Debrenne. À défaut de la consécration en France, Averty bénéficie toujours de l’hommage des pairs10.

15Le portrait ne serait pas complet si l’on ne disait pas le côté anarchiste et provocateur du personnage. Il est sans concession y compris pour ceux qui l’admirent, tels les auteurs de la fiche déjà citée de Peuple et Culture : « Averty – s’il a été parfaitement désagréable avec nous – est et restera celui qui a fait découvrir le petit écran dans ses vraies dimensions ». Un mot impertinent de lui nous donne en même temps un éclairage supplémentaire sur le général de Gaulle. Averty raconte :

« Moi, j’aimais bien de Gaulle. C’était un magicien. Il disait, le ciel est bleu. Le ciel était gris, mais tout le monde alors le voyait bleu […]. Quand je l’ai vu à l’Elysée, il m’a dit : C’est vous, Averty ? Comment faites-vous vos trucages ? Et je lui ai dit : Monsieur le Président, comment faites vous les vôtres ? Et il a ri »11.

16Si l’on peut risquer une interprétation sociologique des tentatives d’Averty, on serait tenté d’y voir le prolongement à la télévision d’une culture de classes moyennes faite contre la culture traditionnelle mais dans sa dépendance. Mais cette culture se trouve mal accueillie à la télévision : elle déconcerte un grand public qui ne lui reconnait même pas la légitimité de la culture traditionnelle, elle n’a pas pour elle le prestige confortable et assuré de la dramatique. Elle ne se rattache pas non plus aux variétés traditionnelles de la télévision, dont Jean-Christophe Averty a d’ailleurs piètre opinion :

« Les variétés de 1959, de 1960, de 1961, de 1962 étaient ce qu’elles sont redevenues depuis 1970 ; un produit de pure consommation qu’on n’a pas besoin de présenter ni de mettre en scène d’une manière exceptionnelle. Il suffit de balancer devant la caméra et derrière le micro des artistes dont on suppose que le seul nom suffit à attirer le public »12.

17Encore faut-il les connaître, savoir les choisir, et agencer le plateau. Il y a là un métier, mais un métier de producteur-animateur qui n’est pas celui de Jean-Christophe Averty. Alors que le réalisateur de dramatiques peut fonctionner seul, le réalisateur de variétés qui a « des idées », des envies de mises en scène, est dans la nécessité de trouver un producteur. Mais le mouvement est rare. L’initiative vient généralement du producteur qui va choisir le réalisateur et l’animateur. Quand le producteur n’est pas lui-même animateur, comme c’est le cas pour la plupart des jeux.

3. LE JEU, INFÂME ET TRIOMPHANT

18Dans la controverse qui s’amplifie sur la place et le rôle de la culture à (et par) la télévision, les jeux télévisés vont vite jouer le rôle du repoussoir absolu. André Labarthe et Jacques Siclier, dès août 1963 (depuis beaucoup d’encre a coulé sur le même sujet), déplorent que les émissions culturelles dont ils font l’éloge (notamment Les Heures chaudes de Montparnasse, de Jean-Marie Drot, Portrait-souvenir, de Roger Stéphane, Terre des Arts de Max-Pol Fouchet, et Lectures pour tous) soient programmées à des heures tardives. Ils enchaînent : « La campagne démagogique de certains journaux essaie de nous faire croire que la culture ennuie. Disons que si Monsieur tout le monde et Intervilles sont des maux nécessaires pour assurer, en province [ sic], la popularité de la télévision, les émissions artistiques ne doivent pas être considérées pour autant comme des pièces rares destinées à des cerveaux avertis »13.

19Car les jeux se sont définitivement installés à la télévision14. L’ancêtre, c’est le Télé-Match (1954-56), lancé par André Gillois à la demande de Jean d’Arcy, repris dès le deuxième numéro par Pierre Bellemare et Jacques Antoine, qui travaillent dans une société de production privée de jeux pour la radio, Radio-services.

20Bimensuelle, l’émission devient hebdomadaire en juin 1957, et connaît alors un triomphe que l’on a peine à imaginer aujourd’hui, et dont Pierre Bellemare dira : « C’était la rue noire de monde en sortant du studio, l’enthousiasme populaire »15. Le principe de l’émission : un candidat intellectuel répond à des questions en studio et se fait « rattraper » par un sportif. En 1957 toujours, c’est Pierre Sabbagh qui crée deux nouveaux jeux : Télé-Pok en septembre, et Le Gros Lot en décembre. Cette floraison de jeux est l’occasion d’un premier flot d’articles dans la presse, d’une extraordinaire mise en vedette des candidats.

21Dans France-Observateur le 18 décembre 1958, Georges Suffert s’interroge : pour ou contre les jeux télévisés ? La réponse est négative, en tout cas pour les jeux grand public en pleine éclosion, car « le public tout entier est, par définition, inexistant […]. Formé de couches contradictoires de population, il ne trouve son unité qu’à partir d’émissions creuses ». Dans le même journal le 30 avril 1959, le ton est franchement indigné : « … la culture, la science, le savoir se mettent en formule… ». Pierre Bellemare a des souvenirs précis sur les réactions de la critique : « Brincourt dans Le Figaro, Chancel dans Paris-Jour démolissaient l’émission qui représentait pour eux une sorte de décadence »16. À quoi il oppose le soutien constant reçu de Jean d’Arcy. Amplifié par la presse, le vertige est si fort (accompagné d’inévitables rumeurs de scandale) que les animateurs choisissent parfois d’arrêter l’émission : Pierre Sabbagh met fin au Gros Lot fin 1959, Pierre Bellemare arrête Télé-Match en 1961, après avoir plusieurs fois changé de formule.

22En 1961 démarre un autre jeu, plus calme de rythme et moins controversé, L’Homme du XX^e siècle, imaginé par Armand Jammot, lancé avec Pierre Sabbagh et Pierre Cardinal. Armand Jammot est depuis 1954 producteur sur Europe N ° 1, puis sur Radio-Luxembourg. Il entre à la télévision en 1960 (cf. infra sur les producteurs). Au lieu d’être fondé sur un savoir spécialisé comme les émissions vedettes, L’Homme du XX^e siècle suppose selon son auteur « l’honnête culture d’un homme d’aujourd’hui : en matière d’histoire, de géographie, de physique »17. À chaque question, trois réponses sont proposées parmi lesquelles il faut faire un choix. Le jeu comporte donc déjà une des caractéristiques des jeux « Jammot » : « Le public pouvait participer et jouer activement chez lui, un peu comme au loto »18. L’émission dure pendant l’année 1965, avec un bon succès sans déclencher les passions de ces prédécesseurs. En septembre 1965 (le dimanche sur la première chaîne entre 14h et 14h30) est lancé Le Mot le plus long (qui deviendra en 1972 Des Chiffres et des Lettres.

23Dans un genre plus « bon enfant », plus proche du cirque et du batelage, un autre grand nom des jeux : Guy Lux, commence sa carrière dans les années 1960 et devient très vite synonyme de « télévision abêtissante » pour la critique intellectuelle19. D’abord, il présente en 1960 La Roue tourne, une suite de chansons mêlées à un jeu, tournée en direct depuis différentes villes de province. Il vient, c’est inévitable, par le réseau des producteurs radio des années 1950, autour de Jean-Jacques Vital, qui deviennent tous producteurs de télévision. Guy Lux est d’abord le co-auteur, avec Jean-François Chiappe, de La Roue tourne. Il remplace Georges de Caunes, le premier présentateur, au bout d’un mois, et commence ainsi une nouvelle carrière. Guy Lux présente aussi Télé-Dimanche de Raymond Marcillac, entre 1958 et 1960.

24Le succès vient surtout avec Intervilles. C’est Pierre Brive, autre producteur-animateur de radio célèbre, qui emmène Emmanuel Robert, le chef du service des variétés de la télévision, voir une émission italienne, Campanile sera, à Monte Carlo puis à Milan. Le jeu sera adapté à la télévision française et programmé à 20h30. De présentateur en 1962, Guy Lux devient l’année suivante le présentateur-producteur, et bientôt une des grandes vedettes du petit écran et une des têtes de turc d’une bonne partie de la presse.

25Le succès et le retentissement du jeu sont considérables. Épreuve burlesque et spectaculaire, caractère collectif du jeu, déchaînent les rires mais aussi les inquiétudes. Lors du match Compiègne-Royan, l’on voit des citoyens se raser le crane pour faire gagner leur ville : « On jugea que la télévision me mettait entre les mains un pouvoir exorbitant et que j’en usais mal »20. La presse dénonce « la bêtise » et « la démagogie » d’Intervilles, mais le succès, cette fois, va emporter beaucoup de résistances, et certains journaux finiront par se rallier, dont France-Soir et L’Aurore. Fait plus rare, Guy Lux recueille l’assentiment d’un Albert Ollivier pourtant réticent à ce type d’émission. Il raconte avoir reçu et encadré, à la fin de la série, une lettre d’Albert Ollivier qui le félicite : « Vous avez restauré les rites médiévaux. Bravo ! »21. Plus tard, Jacques Thibau fera aussi l’éloge d’Intervilles. Bref, le jeu, s’il implique un public nombreux dans des épreuves jugées futiles, paraît pourtant plus acceptable que les questionnaires encyclopédiques : est-ce parce qu’il se tient à l’écart de la culture traditionnelle ?

26En 1965, l’ascension se poursuit. Le général de Gaulle aurait dit à l’ancien chancelier Adenauer qu’il souhaitait organiser des rencontres entre une ville française et une ville allemande. Et voilà la télévision instrument de la politique du Général, cette fois hors période électorale. Grands émois à l’ORTF où l’on met à exécution cette haute directive : ce sera Jeux sans Frontières, avec quatre pays européens. À partir de cette même année, Guy Lux produit et anime un Palmarès des chansons, émission de jeu-variété fondée sur le vote des spectateurs : les téléspectateurs y classent et choisissent des chansons.

27Sans prétendre à l’exhaustivité dans les citations des émissions, ajoutons un dernier titre, révélateur de la signification du jeu. Guy Lux (encore lui) met sur pied un autre jeu, à la demande d’Albert Ollivier. Monsieur tout le monde (1962-1963) peut se targuer d’être en avance : les candidats doivent y deviner l’état de l’opinion moyenne reflétée par des sondages, qu’on découvre à peine en France à l’époque. Cette fois, si le succès est convenable, la condamnation domine : « On ne fait plus appel à l’intelligence ni même à la culture de base et aux connaissances élémentaires. Monsieur tout le monde est surtout simplement une prime à la platitude et à la médiocrité […]. La démagogie d’Intervilles n’était qu’un hors d’œuvres »22. Quand on songe que c’est le journal Le Monde qui propose en 1988 un jeu équivalent (découvrir l’opinion « moyenne » sur le thème : les grands événements du septennat de François Mitterrand), on mesure l’évolution du « statut social » du sondage. En 1963, sensible aux réactions hostiles de la presse, Albert Ollivier décide d’arrêter l’émission.

28Avec ou sans polémique, le succès des jeux ne se dément pas. Dans cette époque de découverte, les candidats deviennent des vedettes locales sinon nationales. Connu à la radio, le phénomène est grossi à la télévision. Le phénomène commence avec La Tête et les Jambes, pour lequel les candidats viennent autant par goût du vedettariat que pour les gains, aux dires des producteurs. Dans les années 1960, tous les grands jeux individuels ont leur vedette. Le dernier jeu-phénomène de ce type est peut-être Pas une seconde à perdre (producteur-animateur : Pierre Bellemare, 1966-68), dont un des candidats est présenté ainsi dans France-Soir le 19 octobre 1967 : « Accueil de vedette hier à Toulouse pour Claude Masseboeuf, le millionaire de la télévision ; le maire, les conseillers municipaux de l’Isle-sur-Tarn, sa femme en larmes, ses enfants l’attendaient à sa descente d’avion ». C’est à propos du même candidat que Jacques-Bernard Dupont, directeur général de l’ORTF s’adresse à France-Soir le 27 octobre afin de calmer des inquiétudes : « Monsieur Masseboeuf sera payé dans les jours à venir ». Ce même vedettariat suscite alors des pseudo interrogations révélatrices d’un état d’esprit : « Oui, le jeu peut rendre “dingue”, pas besoin d’être psychiatre pour l’affirmer : les jeux peuvent rendre fou, d’une certaine folie tout aussi inquiétante finalement que la démence classique », écrit Paris-Jour, le 25 septembre 1965.

4. PRODUCTEURS ET ANIMATEURS EN ASCENSION

29Le jeu est le lieu privilégié pour l’ascension d’une catégorie professionnelle : les producteurs-animateurs. Si le réalisateur, doublé d’un auteur ou dédoublé en auteur, est le personnage clef de la dramatique, la variété, les jeux, sont d’abord le fait de producteurs doublés d’un animateur ou quelquefois dédoublés en animateur. Au côté des jeux, nous signalerons les magazines d’actualité et de culture – où le producteur domine, mais où le réalisateur peut retrouver une certaine place. Le feuilleton occupe un rang intermédiaire. Le réalisateur y joue bien sûr un rôle plus grand que pour les émissions de divertissement, puisqu’il s’agit de fiction. Cependant, l’auteur et quelquefois le producteur, y pèsent très vite plus lourd que dans les dramatiques.

30Qu’est-ce qu’un producteur à la télévision française ? Ce n’est pas dans les textes statutaires, pour une fois rares et peu loquaces, que nous trouverons la réponse. Pourtant, les producteurs ont leur protocole, qui n’est qu’un « règlement définissant les modalités de collaboration des producteurs aux émissions de la radiodiffusion et de la télévision française », signé le 30 mars 196023 par la direction de la RTF et André Gillois, du bureau du Syndicat national des producteurs radio et télévision, syndicat à l’existence très précaire, qui devient, peu d’années après, un syndicat des seuls producteurs de radio.

31Profession peu organisée, plus extérieure à la télévision, au syndicat faible, les producteurs signent un règlement qui est l’envers du protocole des réalisateurs. Il commence par nier la notion même de producteur. Le règlement fixe « les conditions de collaboration des producteurs », mais en vertu d’une doctrine depuis longtemps fixée par Jean d’Arcy et Wladimir Porché, l’établissement est considéré comme « seul producteur » de l’émission. Et le règlement d’expliquer que le terme producteur « appliqué dans le présent règlement » doit s’entendre « dans l’acception courante en usage dans l’établissement et non au sens juridique du terme ». On risque alors une définition : produire, c’est « concevoir une émission spécifique, en étudier la mise en œuvre, la mener à bonne fin avec ou sans concours de collaborateurs à compétence artistique spécialisée ». Les paragraphes suivants ne font qu’additionner les tâches : « proposer les éléments constitutifs de l’émission, l’organiser, la présenter, l’assurer, choisir l’interprétation […]. ».

32Le producteur a aussi pour tâche d’établir un projet de budget. Il est prévu une homologation par une commission paritaire, qui n’aura peu ou pas l’occasion de fonctionner. Sans être vraiment reconnu par la RTF, le producteur se voit imposer des conditions qui correspondent pratiquement à l’exclusivité de collaboration (qui ne joue pas pour les réalisateurs). Enfin, qu’ils ne lorgnent pas trop vite vers des droits d’auteur : « Le présent règlement ne saurait conférer ipso facto au producteur de la RTF la qualité d’auteur de l’émission ».

33Les archives de l’ORTF ou d’autres syndicats vont-elles nous renseigner ? Guère mieux. Une note de 1969 de la direction de l’ORTF24, qui mentionne deux syndicats de producteurs de radio, CGT et CFDT, constate : « Il n’existe pas de syndicat à proprement parler mais un groupement animé par P. Dumayet et P. Bellemare qui se manifeste d’une manière épisodique » (ainsi en mai 1968). Interrogés, les deux intéressés n’ont pas gardé grand souvenir de cette activité25. Quant à Armand Jammot26, venu à une de ces réunions qu’il situe en 1965, il se souvient qu’à l’ordre du jour y figurait… l’obtention de la carte de réalisateur ! En effet, les producteurs, si leur prestige est indéniable, ne se sentent pas en mesure de peser sur le fonctionnement interne de l’institution.

34Si le règlement ne suffit pas, il faut examiner les hommes. Caractère peu organisé du groupe, importance des réseaux de relation rendent difficile les généralisations.

35Si les réalisateurs ont un « esprit de corps » affirmé, les producteurs réfutent la notion. On ne peut même pas risquer de chiffres sur le nombre de producteurs en exercice à la télévision française dans les années 1960 : il se réduit sans doute à quelques dizaines.

36On constatera d’abord l’absence de producteurs de télévision dans la fiction. Ce qui pose à nouveau le problème de la suprématie du réalisateur. L’exception notable est Claude Santelli, d’abord producteur, qui a fait travailler « un vivier de jeunes réalisateurs »27 pour une émission comme Les Cents Livres, coproduite avec Françoise Verny. Mais ces producteurs-réalisateurs de fiction sont très rares. Citons aussi le cas de Stellio Lorenzi pour La Caméra explore le temps. Dans ce dernier cas, le producteur est d’abord et surtout un réalisateur et un auteur.

37Sinon, la variété des profils rend difficile une catégorisation. Viennent d’abord les producteurs de magazines et d’émissions culturelles, tels les « papas » de Cinq colonnes, André Harris et Alain de Sedouy pour les magazines de la deuxième chaîne, Eliane Victor pour Les Femmes… aussi, et plus tard pour Séance tenante. Ce groupe entretient des relations privilégiées avec le journalisme : beaucoup ont été ou seront journalistes en même temps que producteurs. Ils sont mieux reconnus socialement par la télévision – et surtout par les directions. Ils y sont en général entrés tôt, par le biais d’un autre métier, avant de devenir producteurs.

38Leur rôle est également accepté par les réalisateurs : ces producteurs leur donnent l’occasion de s’exprimer, et les metteurs en scène sont nombreux aujourd’hui à rendre hommage aux producteurs « accoucheurs », qu’ils aient été d’un style « doux » (Eliane Victor, Jean Émile Jeannesson, André Labarthe et Jeanine Bazin) ou plus contraignant (Harris et Sedouy, Dumayet et Desgraupes)28. Le ton de ces hommages évoque bien sûr ceux rendus aux producteurs de cinéma.

39Peu organisés, les producteurs de magazines sont pourtant des puissances : neuf d’entre eux donnent, par un communiqué le 11 mai, le signal du déclenchement des événements de mai 1968 à l’ORTF. Ils sont très vite rejoints par les grands réalisateurs. Ce qui fait dire à un assistant-réalisateur après le premier communiqué que « les grands reptiles venaient de bouger »29. Reptiles en effet : ils dorment, ils ne s’agitent pas souvent, à l’inverse des réalisateurs. Mais ils comptent.

40Deuxième catégorie : les producteurs d’émission grand public (jeux et variétés), souvent venus de la radio, sont d’emblée producteurs de leurs émissions. Ils restent liés au secteur privé. Dans leurs émissions, les réalisateurs ont un statut modeste, beaucoup plus que dans les magazines. Moins puissants que les producteurs de magazines, ils ont cependant leurs entrées dans une télévision qui sait qu’elle dépend d’eux.

41Mais ils se souviennent tous qu’au moins jusqu’en 1974 l’attitude de la télévision publique à leur égard est faite d’une méfiance qui culminera en 1972 avec le « scandale » de la publicité clandestine. Tous ont eu l’occasion de s’exprimer sur ce point, et l’homogénéité du discours est frappante30. Ils restent liés à des milieux qu’on imagine « d’argent facile ». Leurs émissions ne correspondent pas aux idéaux du service public. Au plan social, il est probable que leur milieu d’origine est plus modeste, leurs études moins poussées que celles des producteurs de magazine : si Igor Barrère (Cinq colonnes à la Une, Faire Face) est médecin, si Pierre Dumayet (Cinq colonnes à la Une, Lectures pour tous) a une licence de philosophie, Pierre Bellemare et Guy Lux sont des autodidactes avoués.

42Comment cette catégorie de producteurs entre-t-elle à la télévision ? La réponse n’est pas très difficile. Le groupe est petit, tous se connaissent et viennent avec des ramifications variables de l’équipe de Jean-Jacques Vital, grand producteur de radio. Les contacts personnels jouent un rôle essentiel, et permettent très tôt de contourner les canaux officiels. Armand Jammot en fait l’expérience. Il est déjà connu en 1960 comme collaborateur de Jacques Antoine et de Pierre Bellemare avec lesquels il collabore pour Vous êtes formidables. Il tente alors sa chance comme producteur indépendant à la télévision cette année-là.

« Mon idée était simple : il existe un très grand nombre de collectionneurs qui deviennent passionnants quand ils racontent leur passion, qu’il s’agisse d’une collection de montres anciennes ou d’étiquettes de boîtes de camemberts. C’était là le principe de l’émission : aller chez un collectionneur, lui demander de présenter sa collection et en même temps lui donner l’occasion de s’adresser au public pour dire quelle pièce rare il lui manquait […]. Comme on me l’avait conseillé, j’avais déposé mon projet au comité des programmes. Après plusieurs mois d’attente, j’apprends par un courrier qu’il est refusé. À quelque temps de là, j’avais rendez-vous avec Pierre Sabbagh pour un tout autre sujet »31.

43C’est la collaboratrice de Pierre Sabbagh, Madame Voiran, à laquelle il raconte sa tentative malheureuse, qui lui demande s’il peut trouver un collectionneur pour la semaine prochaine, que l’on pourrait programmer dans le cadre de En Direct de…

« Je réponds par l’affirmative. Elle me demande alors si j’ai un réalisateur. Je n’en connaissais pas. Entre dans le bureau Folgoas. Madame Voiran fait les présentations. Nous tombons vite d’accord sur la réalisation. Il ne manquait plus qu’un présentateur et c’est Pierre Sabbagh, que je venais justement voir, qui a animé l’émission. Depuis lors, je n’ai plus jamais envoyé de projet au comité des programmes »32.

44Si le producteur de magazines est souvent producteur-auteur, producteur-réalisateur, les producteurs d’émissions de plateau – qu’elles soient culturelles ou « grand public » – sont, de façon privilégiée, producteurs-animateurs. Guy Lux, on l’a vu, est passé du statut de producteur à celui de producteur-animateur. Pierre Bellemare est d’emblée producteur-animateur. Du côté culturel, Pierre Desgraupes et Pierre Dumayet ont été producteurs-animateurs pour Lectures pour tous. Tous ne font pas le pas : Armand Jammot préfère délibérément rester hors antenne. Mais la tendance est nette. Jacques Antoine, coproducteur de Télé-Match, se souvient d’avoir essayé plusieurs fois d’animer :

« Mais je suis timide, j’ai une tremblote épouvantable. Le lendemain d’une des émissions, j’étais dans un bar, je vois quelqu’un qui me regarde et me dit : oh c’est vous, Jacques Antoine, vous êtes mieux au naturel »33.

45Il renonce alors définitivement.

46Comment interpréter cette tendance qui est peut-être moins forte aujourd’hui, où le rêve de nombreux animateurs est de « passer producteurs »34. Il ne s’agit évidemment pas d’acquérir un statut professionnel à l’intérieur de l’institution. La « profession » d’animateur a des contours encore plus flous que celle de producteur. Ils sont déjà très nombreux à intervenir à l’antenne : en tout 120 personnes occupent la fonction d’animateurs en 1965, « ce qui est un nombre beaucoup plus élevé qu’aujourd’hui si on le met en relation avec le nombre d’heures de diffusion »35.

47Intermittents souvent, de parcours divers, les animateurs sont aussi un groupe très hiérarchisé. On se souvient des grandes vedettes extrêmement populaires, précisément les producteurs-animateurs. Nous avons dans ce vedettariat la clef de l’attraction que la fonction exerce. Léon Zitrone, en 1965, déclarait recevoir six mille lettres par an, et pouvait écrire quantité d’anecdotes qui témoignent du fait que les spectateurs rendent le présentateur responsable de l’émission, et que son apparition à l’écran en fait un personnage essentiel36. « Face visible » de l’institution, ils ont une popularité qui n’est pas à la mesure de la reconnaissance du milieu professionnel.

48Est-ce un hasard pourtant si c’est Pierre Desgraupes, un des premiers producteurs animateurs de la télévision, qui porte en 1985 cette appréciation : « À part les films ou les dramatiques, et encore celles-là y recouraient parfois (voir En votre âme et conscience et La Caméra explore le temps), les grandes réussites de la télévision ont toujours été attachées à quelqu’un qui n’était pas seulement l’auteur ou le producteur, mais qu’on voyait à l’écran […]. Ce personnage n’existe pas au cinéma, ni au théâtre ». Quant aux réalisateurs, poursuit-il, « ils ont leur part. Peut-être que ça fait partie du talent des réalisateurs de savoir mettre en scène ces personnages-là »37.

49Ces animateurs ont constaté depuis longtemps l’étrange phénomène de confusion entre leur image publique et leur image privée : « L’écran déforme, le public a de moi une image qui est archi-fausse. Il y a un malentendu entre nous »38. Ce phénomène, différent de celui qui affecte les stars au cinéma, est en France remarqué pour la première fois en 1966 par un sociologue qui propose quelques hypothèses « pour une entomologie des intercesseurs télévisuels ».

« La télévision donne naissance à une “élite” dont on n’a pas assez étudié le statut […]. La télévision a ses vedettes. Qui croyez-vous qu’elles soient ? Le Chef de l’État, ses ministres et les leaders de la majorité ? Certes non. M. Armand Jammot (il faut de la mémoire, avouez-le, pour ressusciter son nom), M. Jacques-Bernard Dupont, M. Wladimir d’Ormesson [NDA : alors respectivement directeur général et président du conseil d’administration] ? Si les services de sondages de l’ORTF entreprenaient une enquête de popularité, on devine la place qu’ils occuperaient. Jean-Christophe Averty, Alice Sapritch, Jean Prat, Stellio Lorenzi ? Hélas, quatre fois hélas ! Le cinéma alimente nos rêves avec des produits de luxe : Jean Gabin, Brigitte Bardot, Jean-Paul Belmondo, Anna Karina. La télévision, elle, nous offre Roger Lanzac [NDA : présentateur de La Piste aux Étoiles], Marina Grey [NDA : présentatrice de jeux], Albert Raisner [NDA : Âges tendres et têtes de bois], Anne-Marie Peysson [NDA : speakerine] et François Gerbault [NDA : journaliste, présentateur du JT]. Chaque moyen de communication a les vedettes qu’il mérite »39.

50Si le mépris perce sous le constat, il n’empêche. L’administration encense et va combattre les réalisateurs, elle se méfie des producteurs, mais elle n’a pas encore reconnu le rôle de cet étrange ingrédient du programme, l’animateur.

5. LE FEUILLETON

51Dans l’échelle de « noblesse » des genres télévisuels, le feuilleton (ou la série, terme employé lorsque chaque épisode avec des personnages concurrents constitue une histoire close) occupe une place intermédiaire. Il recueille aussi bien les honneurs de la dramatique que les foudres du jeu. Comme les genres précédents, il doit s’analyser à différents niveaux. À l’intérieur de la télévision, le feuilleton ne déclenche pas d’abord de controverses en raison de son contenu, mais de son mode de production. En effet, à cause des normes de production qu’il suppose, le feuilleton est très vite réalisé dans le secteur privé. malgré le monopole de production. Évaluons d’abord la part du feuilleton dans le temps d’antenne. À l’inverse de ce qui se passe pour la variété et les jeux, il y a une augmentation réelle, à la fois en valeur absolue et en valeur relative.

52Si le chiffre de 1958 est si faible qu’il n’a que valeur indicative, d’autres sondages dans les journaux de programme montrent le caractère quasi inexistant du feuilleton avant 1958. Il s’agit vraiment d’un genre nouveau. Les chiffres qui suivent nous montrent que les années suivantes sont celles de l’essor du feuilleton, accéléré par l’apparition de la seconde chaîne. Il constitue très vite une part du programme plus importante que la dramatique. Celle-ci représente 5 % dans toutes les années 1960, avant de chuter encore dans les années 1970, alors que feuilletons et séries ne cessent d’augmenter.

53Les raisons de l’essor du feuilleton sont multiples. Il y a d’abord une pression financière, contrainte bien connue des programmateurs du monde entier. Pour remplir la grille, l’aliment le moins coûteux est le feuilleton américain, auquel, malgré une répugnance nationale plus forte en ces années qu’aujourd’hui, on fait appel dans des proportions croissantes. Ce que montre notre second tableau, qui compare le volume de feuilletons étrangers, et le volume de production nationale (feuilletons français hors rediffusions). Il s’agit d’une estimation ; il faut de plus rappeler le décalage entre la mise en production et la diffusion effective. Les chiffres de production français correspondent donc à un effort antérieur d’un an ou deux selon les cas.

54Les années 1960 sont donc celles du feuilleton à tout point de vue : fort mouvement d’importation, suivi d’un gros effort de production nationale. Les premiers feuilletons importés sont de grands succès. Il s’agit d’abord de feuilletons pour enfants et adolescents : Les Aventures de Rintintin (USA 1958), Ivanhoé (Grande-Bretagne, 1959), L’Homme invisible (USA 1963), Au nom de la Loi (USA 1963).

55Le feuilleton se trouve ainsi d’abord associé aux productions américaines, qui, malgré leur succès, sont assez mal vues en ces temps de nationalisme gaulliste. Mais leurs héros sont d’une popularité indéniable. Jean Diwo, responsable de Télé 7 Jours, a raconté la fête donnée par l’hebdomadaire en mars 1958 pour le héros d’un des premiers feuilletons diffusés, le Capitaine Troy, alias G. Mac Kay42. La foule se presse, la popularité du héros de feuilleton est révélée, d’une nature différente de celle de la star de cinéma car c’est bien le héros et non l’acteur que le public applaudit. Outre les besoins de l’antenne, ce succès stimule la télévision française dans la voie du feuilleton. Les feuilletons français de ces premières années d’essor couvrent tout le spectre des genres : Le Tour de France de deux enfants (Claude Santelli, 1957-58, sans doute le premier feuilleton véritable de la télévision française), La Déesse d’or (1961), L’Inspecteur Leclerc (1961), Le Temps des Copains (1961), et surtout Janique Aimée (1963), et Thierry la Fronde (1963). On trouve donc là une adaptation d’un classique de la littérature « civique »· du XIX^e siècle (Le Tour de France), une série policière autour d’un caractère principal (L’Inspecteur Leclerc), un feuilleton contemporain « d’atmosphère », évocation de divers milieux (Le Temps des Copains), un feuilleton sentimental issu du feuilleton radiophonique (Janique Aimée), le feuilleton « historique » médiéval (Thierry la Fronde). En termes de durée, si les premiers cités sont des « 30 minutes », les deux derniers feuilletons sont les premiers exemples d’une spécificité française, le « 15 minutes », programmé quotidiennement avant le journal.

56À l’intérieur de la RTF, le feuilleton est un genre mal perçu. Pour deux raisons bien distinctes et qui pourtant finissent par se confondre, le sujet et le mode de production. Parce qu’il suppose un tournage plus rapide (le plus souvent), des sujets plus modestes, des techniques plus légères (16 mm), le feuilleton est tourné en association avec le secteur privé. Or le secteur privé, c’est l’atteinte au monopole de production, la « dénationalisation » tant redoutée par les syndicats et les personnels de production : qui trouvent là une raison supplémentaire de rejeter le feuilleton. Quant au contenu, il est fréquemment jugé » démagogique ».

57Yves Laumet, réalisateur proche du point de vue dominant chez ses pairs, arrivé au service des coproductions en 1963, le dit sans détours :

« […] (en 1963) le grand succès c’était Janique Aimée. Quand je suis parti en 1972, c’était La Demoiselle d’Avignon. Deux exemples de feuilletons à grand succès mais d’une médiocrité accablante. Je me suis battu pour que La Demoiselle d’Avignon ne se fasse pas »43.

58Jean Prat, le réalisateur des Perses, ne travaille pas dans le privé, et ne tourne pas de feuilletons. De même Stellio Lorenzi, qui rejette d’ailleurs l’appellation de feuilleton pour les « œuvres longues » (Jacquou le Croquant) qu’il tourne dans le secteur public. Selon Marcel Bluwal, « c’était mal vu dans le national d’aller travailler dans le privé »44.

59Bluwal est justement un des rares réalisateurs connus qui acceptent à la fois de « faire du feuilleton » et de travailler dans le secteur privé. Il tourne ainsi L’Inspecteur Leclerc (39 x 30 mn, première diffusion 1961) avec Pierre Nicollet (auteur) et Philippe Nicaud (acteur) puis une première série de Vidocq diffusée en 1966, unanimement saluée. Ces deux feuilletons sont des coproductions avec Paris-Télévision. Deux autres suivront. Même si, à l’intérieur de l’ORTF, « le fait que je fasse Vidocq dans le privé, après avoir fait Dom Juan dans le public, c’était perçu comme une trahison […] par les autres réalisateurs, par la production […] »45. Parmi les « mandarins » de l’ORTF, Claude Barma, qui n’a pas de préventions contre la production privée, est celui qui a tourné le plus de feuilletons, dont un des grands succès de Telfrance, Le Chevalier de Maison Rouge, d’après Alexandre Dumas (1963), puis le fameux Belphégor (1964). Les deux feuilletons, constitués d’épisodes de 90 minutes, sont programmés par Albert Ollivier le samedi soir à 20h30, dans une tranche horaire où déjà le film de cinéma est exclu, avec un grand succès.

60Certes, ces feuilletons tournés par des réalisateurs de l’ORTF restent proches des traditions de la « Maison » : adaptations littéraires, feuilletons historiques. Les feuilletons les plus « grand public », dont les quarts d’heure, sont réalisés par des réalisateurs qui travaillent entièrement dans le secteur privé, et qui perçoivent l’ORTF comme une inaccessible forteresse, les réalisateurs de l’ORTF rétorquant que le critère de sélection est la qualité.

61« C’était un peu l’illustration de ce poème d’Apollinaire, ouvrez-moi cette porte où je frappe en pleurant », dit Robert Mazoyer46, futur réalisateur d’un Au Plaisir de Dieu extrêmement populaire en 1975, qui tourne pour Europe N ° 1 une série coproduite avec l’Allemagne (1966), Valérie et l’aventure, et avec Telfrance, sur un scénario de Paul Guimard, Les Cousins de la Constance (1969). Dans un registre plus populaire, Robert Guez est un des réalisateurs des grands succès des débuts : Le Temps des Copains, Janique Aimée.

62Avec Les Saintes Chéries réalisé avec Micheline Presle et diffusé pour la première fois en 1965, le samedi soir sur la première chaîne, on change de format et de scénario. Il s’agit d’un « 39 X 30 mn ». On retrouve les mêmes personnages sur les mêmes lieux (le bureau, la maison familiale), avec des petits drames domestiques ou bureaucratiques : c’est le concept de la « sitcom », comédie de situation à l’américaine. L’auteur, Nicole de Buron, a d’abord écrit l’histoire de son héroïne en feuilleton dans Marie-Claire, puis publié un livre qu’elle adapte à la télévision. Elle est mise en vedette par Télé 7 Jours qui ne cite même pas le réalisateur, et s’attarde sur l’auteur et les acteurs. Il y a bien sûr des raisons circonstancielles : la célébrité de l’auteur avant son passage à la télévision. Mais une raison de fond : dans ces feuilletons vite tournés, la réalisation et la partie visuelle sont moins riches d’informations que le jeu des acteurs et les dialogues.

63Si l’originalité du système de production, les phénomènes des premières coproductions nationales ou internationales ne sont pas perçus (ou très rarement) par la presse – la télévision, croit-on, n’est décidément pas une affaire d’économie –, les discussions sur le « niveau » des feuilletons sont très vives. Certains trouvent grâce aux yeux de la critique (ainsi Vidocq), d’autres sont « inexcusables », ainsi pour la presse la plus « culturelle » allergique aussi à Guy Lux :

« Sans saveur, sans couleur, sans odeur. Il faut tout de même parler un peu de cette Janique Aimée. Sous prétexte que la télévision réunit un public de treize millions de personnes de tous âges, de toutes croyances, de toutes conditions, certains producteurs, pour les séduire toutes, paraissent penser qu’il est de bonne politique de calculer la moyenne de leurs goûts […]. Ce faisant ils aboutissent au portrait robot de M. et Mme Tout-Le-Monde. Janique en est un parfait exemple […]. Farouche pucelle obstinée, vaniteuse oie blanche gavée de bons principes […] »47.

64C’est, à nouveau, le premier article d’une longue série qui déplorera la « médiocrité » des feuilletons et des séries, françaises ou américaines, en saluant les « exceptions ».

65Le feuilleton est un genre important à un autre titre que par les querelles qu’il provoque. Placé à un moment décisif dans les programmes, il est aussi très symptomatique d’une évolution de la conception même du « programme ». Le souci d’agencement va devenir, dans les années 1960, capital. Après la dramatique du mardi soir, après le journal télévisé, dont l’heure oscille entre 19h45 et 20h45 pendant plusieurs années avant de se fixer à 20h, c’est autour du feuilleton que des habitudes de programmation se prennent : outre le 15 minutes d’avant le journal, habitude très française (au point que l’on découpe en deux des séries américaines de 30 minutes), présent cinq jours sur sept toute l’année en 1963, on trouve un « 26 minutes » pour enfants, d’origine américaine ou britannique programmé vers 18h-18h30 le jeudi (alors le jour de congé scolaire). Le feuilleton familial du dimanche soir, de 15 minutes d’abord apparaît en 1957 (avec Le Tour de France de deux enfants) disparaît en 1959 et revient en 1960, avec une durée de 30 minutes.

66L’organisation de la grille en rendez-vous, amorcée dès le début des années 1960, va s’accentuer avec la deuxième chaîne, qui ouvre aussi le début des réflexions sur les notions telles que « concurrence », « complémentarité », « émulation ».

6. LA PREMIÈRE DEUXIÈME CHAÎNE

67Si l’année 1964 peut être choisie comme date clef dans l’histoire de la télévision, ce n’est certainement pas pour le nouveau statut, mais pour le lancement officiel, en 1964, d’une deuxième chaîne de télévision. Pour les téléspectateurs, les conséquences sont modestes.

« Tout d’abord, le réseau d’émetteurs n’est pas achevé avant 1970. 20 % de la population française habite dans une zone de couverture au démarrage de la chaîne, 50 % en 1966, et 82 % en 1969. Ensuite et surtout, l’équipement en récepteurs VHF nécessaire est encore plus lent : 15 % du public peut regarder la deuxième chaîne en 1965, 53 % en 1969 ».

68Pour la période qui nous intéresse, la deuxième chaîne joue encore un rôle public restreint. Mais pour les dirigeants, il est considérable48.

69C’est la deuxième chaîne qui va accélérer une réflexion sur la programmation et les attentes des spectateurs, naissante aux débuts des années 1960. La notion même d’organisation des programmes devient de plus en plus prégnante, ce qui se traduit dans le vocabulaire. Jusque là la télévision n’avait, comme la radio, qu’un « plan » de programmes, très mobile. En 1962-1963, on parle en télévision de la « grille » de programmes, le document est établi régulièrement, son caractère contraignant est de mieux en mieux perçu.

70De l’extérieur de la télévision, on perçoit cette évolution. Les critiques y sont sensibles. Eux qui critiquaient, après coup, des œuvres, dans les premiers temps, se rendent compte que « à la TV, la profusion n’est pas simultanée, elle est successive […]. À l’intérieur de quelques lignes générales tracées une fois par an – et elles-mêmes perfectibles – la programmation [NDA : c’est une des premières apparitions écrites du mot] s’opère quelques semaines à l’avance seulement, et lorsque le public a vu une émission, il est encore temps de peser sur la série qui va se poursuivre »49. Le rôle du critique consiste autant à peser sur la « programmation » qu’à influer sur les œuvres elles-mêmes.

71À l’intérieur de la télévision, citons un exposé de Jean Chauveau (qui a effectivement remplacé Albert Ollivier à la direction des programmes en janvier 1964) au comité des programmes de télévision, le 22 avril 196450. C’est le premier exposé complet des différents problèmes de la programmation : jours et heures de diffusion, rapport entre les chaînes et construction de la « grille » des programmes (nous employons les guillemets comme le font en ces années les journalistes qui commencent d’employer le mot). Jean Chauveau commence par évoquer les combinaisons possibles entre les deux chaînes. Il raconte qu’après réflexion la direction de la télévision a choisi de refuser la concurrence telle qu’elle est pratiquée en Grande-Bretagne depuis 1954, entre le réseau des télévisions privées et la BBC, alors réduite à une seule chaîne, et qui aboutit à mettre aux mêmes heures des émissions similaires. La RTF fait choix de la complémentarité entre programmes placés aux mêmes heures, la direction unique de la télévision permettant de contrôler l’application de cette politique.

72« En pratique », dit-il, cela se traduit par l’établissement, « deux fois par an, d’une grille de programmes ». Il décrit ensuite les étapes de cette élaboration. On part des soirées du samedi et du mercredi, veilles du jour de repos le plus général et du congé scolaire hebdomadaire.

« La soirée du samedi est réservée à une fiction dramatique en principe pour tous âges et tous milieux, diffusée en alternance irrégulière avec un grand spectacle de variétés. Ces deux genres, d’après tous les sondages, ont la préférence du plus large public ».

73Puis il continue avec le mercredi soir (émission de caractère familial), le dimanche, « jour de repos pour la majorité des services techniques comme pour tout le monde, la diffusion d’un film dispense d’utiliser les studios », le mardi soir, réservé à l’émission dramatique parce que c’est relâche pour beaucoup de théâtres […] « et que les comédiens peuvent ainsi participer le soir à des émissions en direct ». La « dramatique du mardi soir » est en effet une des premières institutions dans le programme de la télévision.

74Le reste des soirées est fixé en tenant compte de l’alternance souhaitable des genres ». Puis il continue par l’exposé de la programmation des journées (la télévision diffuse alors à partir de 12h30) en évoquant les différentes catégories de public présentes à la maison. Nous citerons seulement un point : « À 19h, des émissions de caractère documentaire ou des jeux peuvent trouver et intéresser un public déjà plus large. À 19h40, enfin, les feuilletons s’adressent à tous. Ils sont de qualité inégale […] mais tous les sondages témoignent qu’ils rencontrent la faveur du public ». Suit l’exposé des programmes de la seconde chaîne, en application du principe de la complémentarité.

75Certes tout dans cet exposé n’est pas neuf : soucis d’audience, choix des genres, dosage, Jean d’Arcy pour ne citer que lui, y pensait déjà, mais c’est la première fois que tout cela s’organise consciemment en système. Pour justifier la nécessité de la grille, l’auteur soutient que :

« si l’on tient compte en effet des obligations inévitables et légitimes auxquelles doit satisfaire un service public, de la limite des moyens de production financiers et techniques dont nous disposons, des conditions d’écoute que nous devons respecter, on s’aperçoit alors qu’une telle grille, dont tous les éléments se justifient les uns par rapport aux autres, ne peut être modifiée aisément de façon sensible ».

76De plus, toute cette théorie n’est pas rigoureusement appliquée. Le figement de la grille est inégalement réalisé. Il concerne d’abord les heures de grande audience. On ne s’interdit pas « l’alternance irrégulière ». Enfin, dans la pratique, les retards, les émissions substituées sont restées chose assez fréquente, que l’on peut mesurer par les protestations qu’elles suscitent dans les journaux de programmes : elles sont présentes dès les débuts de Télé 7 Jours. Protestations significatives des attentes du public envers sa chaîne unique, protestations auxquelles ont été très tôt attentifs nos « programmateurs » (le mot n’existait pas encore).

77Enfin, la théorie ainsi énoncée résulte d’un processus étalé sur plusieurs années et de choix qui concernent toute l’équipe dirigeante. L’option de la complémentarité est confirmée par celui qui fut le premier directeur de la seconde chaîne, avant l’arrivée de Jacques Thibau, Philippe Raguenau. Lorsque Robert Bordaz l’approche en 1962 pour lui parler du lancement de la seconde chaîne, il accepte de la prendre en charge à condition de conserver aussi le contrôle des programmes de la première. « Albert Ollivier était tout à fait d’accord pour ce schéma qui consistait à donner un choix entre deux genres différents aux téléspectateurs »51. En fait, l’unité de pensée de la direction sur ce point est totale :

« Nous voulons que le téléspectateur ait le choix entre les deux chaînes. Mais il n’y aura pas telle catégorie de programmes sur la première et telle autre sur la seconde. Ce sera au téléspectateur de faire un choix, exactement comme lorsqu’il va au spectacle »52.

78Il s’agit donc d’une complémentarité sans spécialisation entre les chaînes.

79Philippe Raguenau réalise une étude « technique, artistique et financière de TV2 »53. À partir d’enquêtes préalables on conclut que le public de la deuxième chaîne sera pour longtemps un public d’abord urbain (en raison des zones de couverture et du coût de l’équipement), lequel « aspire à la détente et à l’évasion » et n’est guère disponible avant 20h54 ; ce public « souhaite une télévision plus rose, plus gaie, plus détendue », « il n’admet de longues émissions que dans la mesure où l’histoire racontée est très attachante. Pour les variétés et les reportages, il préfère des séquences plus courtes ». Ce qui conduit à tempérer l’idée de complémentarité sans spécialisation. La deuxième chaîne annonce très vite une tonalité assez « récréative ». Le contenu des soirées est éloquent : après un « documentaire sur un ton léger » (20h-20h30) et un résumé de dix minutes des actualités de la première chaîne (20h30-20h50) se succèdent un film (lundi), des variétés (mardi), des dramatiques ou séries policières suivies de documentaires et de variétés (mercredi), des jeux et variétés (jeudi, ce sera Champions, de Pierre Bellemare), une dramatique ou un film (vendredi).

80Plus que dans les genres, la complémentarité se matérialise surtout dans la coordination horaire entre les programmes. Pour éviter que les émissions ne se chevauchent, on cherche à élaborer des tranches horaires de même longueur. Lorsque les chevauchements sont inévitables, les programmateurs, matérialisant le refus de la concurrence, incrustent dans le coin de l’écran un petit « 1 » ou « 2 » pour indiquer au spectateur qu’une émission débute sur l’autre chaîne55.

81Après une première période expérimentale à partir de Noël 1963, la deuxième chaîne démarre officiellement le 18 avril 1964. Du côté des genres, on remarque très vite que « la réussite artistique de la deuxième chaîne vient essentiellement des films (trois à quatre par semaine) »56. En 1965, la deuxième chaîne programme 42 % de fiction (hors dramatiques télévisées), contre 17 % à la première chaîne. Cette différence s’explique principalement par le recours aux films du cinéma (cf. infra) et le lancement de magazines du cinéma, dont le très vite prestigieux Cinéastes de notre temps d’André Labarthe et Jeanine Bazin. C’est aussi sur la deuxième chaîne que commence « une grande nouveauté » : la programmation de films étrangers sous-titrés, en fin de soirée le vendredi. Enfin, la deuxième chaîne s’appuie aussi sur les feuilletons pour attirer le public. C’est l’occasion d’essayer une nouvelle formule de programmation. On profite du public modeste pour programmer les feuilletons les plus prestigieux en deux temps : « premier passage en avant-première sur la seconde chaîne et second passage très rapproché sur la première »57.

82Certaines émissions recueillent un succès critique : outre Cinéastes de notre temps, Dim Dam Dom, magazine produit par Daisy de Galard le 7 mars 1965, qui, conformément à l’idée des sujets brefs, fait alterner des rubriques de 30 secondes à 13 minutes, sur des thèmes très variés (mode, cinéma, variété, et même politique), avec des équipes de réalisation différentes : une certaine légèreté de ton, un rythme qui feront école. Une sélection des meilleurs moments du magazine a été diffusée sur Antenne 2 en juillet 1988.

83Pourtant, après un an, les observateurs perçoivent certaines limites de la politique de la deuxième chaîne :

« La production de la deuxième chaîne paraît bien aujourd’hui être “en marge” de la première et il n’y a plus de recherche d’équilibre ou de concurrence (stimulante) entre les deux programmes. Il semble qu’on “laisse faire” plutôt qu’on dirige, de ce côté »58.

84À ce moment, la nouvelle direction de la télévision, à peine mise en place, a fort à faire du côté des réalisateurs ; et la deuxième chaîne a quelque mal à se trouver une identité.

85Le démarrage de la deuxième chaîne est concomitant d’un développement du service des études qui réalise pour son compte des enquêtes téléphoniques, traite le courrier, commandite un nombre de plus en plus grands d’études (cf. infra). Une enquête réalisée en octobre 1965 par l’IFOP pour l’ORTF est sans ambiguïtés59. Sur cent personnes ayant la télévision, en semaine, 78,6 % ont regardé la première chaîne, 7,2 % ont regardé la deuxième chaîne, alors que 15 % peuvent la recevoir. En janvier-juin 1966, selon une autre enquête de l’IFOP, alors que 20 % des spectateurs sont équipés pour recevoir la deuxième chaîne, seuls 5,7 % l’ont regardée (mais 10,1 % dans la catégorie : « Affaires et cadres supérieurs »). Les raisons de cette attitude :

« La possibilité de recevoir la deuxième chaîne est avant tout jugée commode pour changer d’émission dans la mesure où le programme de la première chaîne ne plaît pas (76,7 %) ou parce que l’on est content d’y trouver souvent des films de cinéma (65,1 %) ».

86C’est donc un choix fait faute de mieux sur l’autre chaîne. Pourquoi ce manque d’attraction ? Le diagnostic est proposé par la presse, mais aussi à l’intérieur de la RTF : « On n’a pas jusqu’ici lancé en avant ces émissions locomotives qui attirent les foules »60.

87Cependant, pour les responsables, la production est un défi beaucoup plus considérable que la programmation. Si l’on s’efforce à la RTF de maintenir un taux élevé de production propre, si la direction des programmes et les ingénieurs y participent, les moyens ne sont pas doublés. Plus que le style de programmation, c’est cette contrainte matérielle qui explique le recours au cinéma, aux feuilletons appuyés sur les coproductions. Ces choix sont faits dès avant 1964. Ils sont entérinés et accentués par la nouvelle direction de la télévision de 1964. Mais dans la tourmente d’un vif conflit avec les réalisateurs, la politique fait oublier le débat sur la deuxième chaîne, qu’il s’agisse de production ou de programmation. Une évolution décisive aura lieu en 1967 : le passage de la complémentarité à la concurrence ouverte. Évolution liée à une autre : la montée des producteurs organisateurs de soirées régulières, par opposition aux réalisateurs.