1. LE JOURNAL TÉLÉVISÉ AUX DÉBUTS DE LA V^E RÉPUBLIQUE, UN AUTORITARISME TÂTONNANT

1La RTF de la IV^e République était vilipendée pour la piètre qualité de l’information du service public, c’est-à-dire de la radio. En 1958, la partialité gouvernementale des bulletins de la RTF est bien connue, surtout depuis les débuts de la guerre d’Algérie. Les auditeurs, y compris les ministres, vont chercher plutôt l’information dans les bulletins d’Europe N ° 1 et de Radio Luxembourg. Cette situation se prolonge au moins jusqu’en 1963. Appelé cette année-là par Alain Peyrefitte pour venir travailler au ministère de l’Information, Jacques Leprette se souvient que « tous les ministres du gouvernement Pompidou écoutaient Europe N° 1. Quand on évoquait France-Inter, ils souriaient »1. France-Inter souffre toujours de faibles taux d’écoute, qui ne s’expliquent pas seulement par les carences de l’information.

2Déjà, la télévision est aux côtés de la radio – sans la supplanter. Si la radio est source d’information, l’image publique se construit de plus en plus par l’écran. La V^e République naît avec la politique télévisée. Jacques Sallebert, parti à Londres en 1954, à une époque où la télévision ne comptait pas, est étonné lorsqu’il est nommé à la tête du journal télévisé fin 1958 :

« À cette époque, le nombre de postes atteignait à peine le million. Mais déjà le journal prend une importance considérable : je reviens donc à Paris en plein essor de la télévision »2.

3Le climat politique est alors le pire qu’on puisse imaginer pour des journalistes. Une guerre coloniale s’éternise, un nouveau régime s’installe, les hommes politiques découvrent avec inquiétude et convoitise la télévision. Entre 1958 et 1962, il n’est pas d’événement politique qui n’ait de répercussions à la télévision, pas d’incident télévisé si minime soit-il, qui ne suscite l’inquiétude des hommes politiques.

4Première manifestation du changement de régime : l’instabilité de la direction de l’information. À partir de juillet 1958, se succèdent au ministère de l’Information : Jacques Soustelle jusqu’à janvier 1959, Roger Frey jusqu’à février 1960, Louis Terrenoire jusqu’à août 1961 et Christian de la Malène jusqu’à avril 1962.

5À la direction de l’information de la RTF, on n’envoie pas seulement des « journalistes politiques », mais des « politiques journalistes », des fidèles du Général qui ont une expérience en matière de journalisme. Louis Terrenoire est le premier directeur de l’information, avant sa nomination au ministère. Il a été directeur du Rassemblement, l’organe du RPF, à sa fondation en 1946. Puis Albert Ollivier est nommé ; le futur directeur des programmes et soutien des réalisateurs est perçu comme un pur politique puisqu’il a été secrétaire général du RPF de 1951 à 1954. Le troisième directeur de l’information René Trotobas (dit René Thibault), diplomate, ex-directeur des émissions sur ondes courtes (de 1954 à 1956 puis pour un court moment en octobre 1958), est aussi le documentaliste du Général pour la rédaction de ses mémoires.

6Lui succède enfin André-Marie Gérard, qui est issu du cabinet de Louis Terrenoire devenu ministre. Agrégé de philosophie, il a peut-être le profil de journaliste le plus pur ; colonel FFL pendant la guerre, il est passé par divers journaux depuis 1947, il a été rédacteur en chef de L’Aurore de 1957 à 1960. S’il connaît bien la presse et cherche à améliorer la présentation du journal, il sera aussi un responsable fort autoritaire, gaulliste convaincu, avec un strict sens de la hiérarchie gouvernementale. C’est peu après son arrivée que Pierre Sabbagh démissionne (cf. infra). Comme il convient, il est au rapport chaque matin dans le bureau de son ministre, ce qui surprend fort Alain Peyrefitte lorsque celui-ci est nommé au ministère de l’Information en avril 19623.

7Quelles que soient les variations individuelles, la défense du nouveau régime prime. Lâcher prise, laisser les opposants s’exprimer, c’est courir un risque inconcevable. Roger Frey, ministre de l’Information, le dit sans détours :

« L’État dispose d’un moyen de communication qui est un relais entre lui-même et l’opinion publique. Il serait absurde que l’État livre ce moyen à tous ceux qui dans la presse ou ailleurs, ne cherchent qu’à vilipender son action, à la saboter »4.

8L’argumentation n’est pas neuve, et prolonge les débats de la IV ^e République5. De même Louis Terrenoire, quoiqu’il estime que le rôle de l’État est de « garantir toutes nos libertés », clôt ainsi une réponse à une question orale d’un sénateur sur l’information : « Si le Parti communiste était au pouvoir, donnerait-il la parole à ses opposants ? »6. Enfin, au moment de la crise de Bizerte, André-Marie Gérard s’adresse plus directement aux journalistes : « Un journaliste doit être un journaliste français, avant d’être un journaliste objectif »7.

9Les effets du manège des dirigeants de l’information sont renforcés par les incertitudes qui pèsent sur l’organisation du journal télévisé. On hésite entre deux formules : soit l’autorité directe du patron de l’information radiotélévisée, qui contrôle deux rédacteurs en chef sans pouvoir réel, l’un pour la technique, l’autre pour le contenu. Soit la nomination d’un vrai responsable du journal, qui « décharge » le directeur de l’information. Le candidat idéal est fort difficile à trouver. Aux débuts, comme depuis 1956, c’est la première formule qui est utilisée. Mais à la rentrée 1958, après des incidents entre le rédacteur en chef Jacques Anjubault et un journaliste réputé indocile, Claude Darget, on s’oriente vers la deuxième solution, celle de l’autonomie du responsable du journal.

10Jacques Sallebert, nommé fin 1958, prend son poste avec sérénité :

« Le ministre de l’Information a été témoin à mon mariage et son directeur de cabinet a usé ses pantalons sur le même banc de lycée que moi. Je ne peux donc souhaiter de meilleures conditions pour prendre mes fonctions »8.

11Mais ces liens personnels ne sont pas d’un grand secours lorsqu’il veut passer, contre la volonté du directeur de cabinet Alexandre Sanguinetti, des images des heurts entre policiers et anciens combattants en janvier 1959. Alexandre Sanguinetti s’y oppose, et Sallebert choisit de démissionner. On fait appel un moment à Philippe Ragueneau, puis on revient au père fondateur, Pierre Sabbagh, qui reste en poste d’octobre 1959 à juillet 1961 puis démissionne un mois après l’arrivée du nouveau directeur de l’information radiotélévisée, André-Marie Gérard. Le journal est alors repris en charge directement par André-Marie Gérard, aidé de Jacques Anjubault, responsable technique, et de Max Petit, futur député UNR de Longjumeau en 1962, trois journalistes gaullistes, comme tout ceux qui sont promus dans les rédactions depuis 1958.

12Dirigé par beaucoup, le journal n’a peut-être jamais été aussi surveillé. Beaucoup des maux que l’on dénoncera de façon plus virulente après 1965 sont là, à l’identique. Ainsi, raconte Jacques Sallebert : « Presque chaque matin je suis convoqué au ministère de l’Information où indifféremment soit Roger Frey, soit son directeur de cabinet, me demandent des explications :

« Il paraît qu’hier, dans le journal télévisé, vous avez dit ceci, vous avez dit cela… Je dois alors apporter la bande témoin pour justifier le plus souvent d’une fausse interprétation d’un membre trop zélé d’un quelconque cabinet ministériel »9.

13Autre mésaventure, celle de Pierre Sabbagh, qu’il raconte sans fard à Télé-Magazine le 18 avril 1964. Revenu de son expérience à Europe N ° l en 1953-58, il rêve de refaire de la télévision. L’occasion lui est donnée quand René Thibault le désigne en octobre 1959 :

« Nous nous mettons d’accord sur un certain nombre de points. Il est mon chef, je lui obéis. En revanche, j’ai pleine autorité sur mon équipe. Je la choisis et on ne peut rien dire aux journalistes qui la composent sans que je sois présent. C’est un accord qui a été respecté jusqu’au départ de Monsieur Thibaud [ sic ]. Et puis M. Gérard a remplacé M. Thibaud […]. La première mesure que M. Gérard a prise a été la nomination d’un rédacteur en chef, sans me demander mon avis favorable, et même mon avis tout court [NDA : il s’agissait de Max Petit]. J’ai fait venir Max Petit, je lui ai dit les raisons de mon hostilité. Il m’a répondu qu’il les comprenait, mais qu’il ne pouvait laisser passer une pareille chance […]. Et le 1^er octobre 1961, je réintégrais le rang ».

14Mais le ministre de l’Information n’est pas le seul. Tout le monde s’en mêle, surtout au moment des événements d’Algérie. Ainsi, ces recommandations du chargé de presse de l’Élysée, le rigide Pierre Lefranc, au directeur général adjoint de la RTF, alors que Louis Terrenoire est ministre de l’Information :

« Lors d’une réunion chez Terrenoire, il nous avait fait le reproche de privilégier l’information sanglante : “Au lieu de montrer tous les soirs le résultat des attentats à Alger, vous devriez montrer un soir une famille qui mange tranquillement le couscous à Sidi-Bel-Abbès”. Ce qui est l’entière expression d’une philosophie de l’information »10.

15On sait déjà dans quelles conditions le même directeur général adjoint, Raoul Ergman, dut partir, victime de cette philosophie (cf. supra chapitre 3). Le Premier ministre n’est pas le moindre des solliciteurs. Toujours selon le directeur général adjoint : « Le coup de téléphone de Michel Debré chez moi après le journal le dimanche, était une sorte d’institution. Quand le téléphone sonnait le dimanche vers 2h, mes enfants disaient : « Papa, c’est Debré »… Une fois sur deux, ils avaient raison ». Il est vrai que les troupes des partis au pouvoir veillent. Au mois de juin 1960, les parlementaires UNR réunis en Congrès à Arcachon accusent le gouvernement de Michel Debré de ne pas « tenir en main » la RTF11.

16Les maux du journal sont particulièrement criants en période électorale, et notamment à la rentrée 1962. Même les initiatives d’ouverture sont critiquées. Ainsi, alors que le gouvernement et ses ministres s’expriment d’abondance, le journal décide d’accorder la parole aux représentants des partis. C’est le prestigieux producteur de Cinq colonnes à la Une, Pierre Lazareff, qui prend la plume pour le critiquer :

« Le journal télévisé commit, en l’occurrence, erreur sur erreur : l’horloge qu’on montrait lorsque parlaient les représentants des partis pour bien prouver qu’ils n’excédaient pas les dix minutes qui leur étaient accordées ; la présentation des candidats par un rédacteur du journal télévisé qu’on savait candidat UNR aux élections »12.

17De plus, c’est dans les années 1960-1962 que la « censure » commence à « déborder » du journal télévisé. Elle frappe une émission désagréable aux gouvernants depuis sa création. Due à Pierre Tchernia associé à deux chansonniers passés de Montmartre à la télévision, Jacques Grello et Robert Rocca, la Boîte à Sel raille en direct, depuis 1954, les hommes politiques. Elle a survécu à Wladimir Porché et Christian Chavanon qui ont toléré ses plaisanteries non sans humour. Après le congrès d’Arcachon, le ministre de l’Information rencontre les deux chansonniers et leur demande de se tenir « dans les limites d’une certaine correction ». Comme réponse, à l’antenne, les chansonniers se montrent sous les barreaux d’une « Maison de correction pour chansonniers Louis Terrenoire », enchaînant sur un commentaire ironique sur un discours du Premier ministre13. À l’Assemblée, le 13 novembre 1960, un parlementaire UNR déclare : « À cause de cela, je voterai contre le budget de la RTF »14. On demande alors aux responsables de l’émission de l’enregistrer pour la « juger avant diffusion ». Ils se refusent à la censure préalable, et sabordent la Boîte à Sel.

18Autre émission majeure interdite, le magazine d’Igor Barrère et Etienne Lalou, Faire face. Entre 1960 et 1962, Faire face réussit, selon Le Monde, à traiter « de sujets aussi délicats que le contrôle des naissances, la Sécurité sociale, la prostitution, le racisme, le logement, les rapatriés, sans jamais ébranler les assises de l’État »15. En mars 1962, Faire face a l’ambition d’aborder « la violence ». On ne sait rien de ce qu’ils vont dire, mais à Paris les attentats de l’OAS se succèdent, et le sujet paraît trop risqué… Les auteurs proposent en remplacement un sujet plus inoffensif, « La tolérance ». L’autorisation est donnée, mais en août 1962. Les producteurs préfèrent renoncer à leur projet, et entreprennent un Faire face sur le communisme. Comme de coutume, une partie de l’émission est filmée, avec de nombreuses interviews. La seconde partie doit être en direct. Robert Bordaz voit la partie filmée, et décide d’interdire l’émission16. Les producteurs décident d’arrêter. Sujets trop « sensibles », débats ou plaisanteries en direct, disparaissent ou presque du petit écran.

2. PREMIÈRES RÉFORMES DU JOURNAL

19Malgré les orages, les responsables de l’information essayent de transformer et de réformer le journal. Leurs initiatives ne font guère de bruit en dehors de l'établissement, mais la leçon n’en sera pas perdue. Jacques Sallebert commence par différencier les éditions. Les journaux de fin de soirée souffraient de n’être que des reprises du « 20 heures » précédent ; ils sont désormais de durée variable. Le soin se porte sur l’édition du 20 heures qui comporte trois rubriques : une rubrique politique et générale, une autre sportive, et une rubrique « Arts et spectacles » intitulée « La vie parisienne », animée par Yvon Audouart et André Parinaud. L’ensemble du journal est présenté par un « meneur de jeu » qui « donne beaucoup plus de vie ». C’est donc la « Formule Europe N ° 1 adaptée pour la TV »17, dit la presse, pour une fois favorable.

20Pierre Sabbagh maintient cette mise en scène, en réduisant à un petit nombre les commentateurs réguliers, qui commencent à jouer un rôle de plus en plus important dans le journal – depuis leur première apparition à l’antenne, en 1954. La presse continue d’apprécier : « Obligé à un effort de synthèse et de mise en page, il ordonne ce qui jusqu’à présent semblait une succession capricieuse d’images »18.

21À cet ordonnancement du journal par le présentateur en direct s’ajoute une autre idée, celle d’affiner la division en rubriques. La division traditionnelle en télévision comme en radio, c’est d’une part « informations politiques », d’autre part « informations générales » (les « infos géné », disent les journalistes). C’est en 1960-1961 qu’on voit poindre l’idée qu’il faut une division plus fine des rubriques, et qu’on peut faire appel « exceptionnellement à des experts » pour traiter de questions particulières. C’est ce qu’expose André-Marie Gérard au Comité des programmes du 10 octobre 1961 : on a supprimé « la cloison informations politiques/informations générales afin de donner aux différents faits leur valeur exacte […], politique étrangère, spectacles, sports… »19. Une voie est ouverte, que d’autres emprunteront en 1965.

22À la veille de son départ, André-Marie Gérard caresse un autre projet plus ambigu. Il veut centraliser l’information gouvernementale, afin de résoudre les problèmes que posent les desiderata et les interventions des différents ministres. La presse dénonce immédiatement ce qui paraît le projet d’une agence centrale de censure : « Un service politique centralisé […] qui donnera le ton à tous les bulletins d’information »20. L’application d’une telle idée ne peut être que politique, mais elle part aussi d’un souci d’organiser l’information gouvernementale. Elle sera reprise plus tard par Alain Peyrefitte.

23L’innovation majeure est sans doute l’extension des échanges d’actualité filmée. Huit organismes avaient fondé l’Eurovision en 1954, ils sont treize en 1960. Outre les grandes retransmissions, une des tâches de l’Eurovision est d’organiser des échanges d’actualités qui sont transmises par voie hertzienne, recopiées sur kinescope (c’est-à-dire un support film) afin de pouvoir être remontées. Après deux expériences en octobre 1958 et en mai 1959, démarrent en janvier 1962 les échanges quotidiens d’actualité filmée, ou EVN (EuroVisionNews), qui vont contribuer à donner au « JT » sa physionomie moderne21.

24Malgré ces quelques retouches, le journal souffre toujours de deux maux fondamentaux : la fadeur politique du contenu et le manque de moyens. Les ministres et les inaugurations se succèdent, ce que ne manquent pas de critiquer la presse et la télévision elle-même, dans des émissions comme la Boîte à Sel avant sa disparition. En 1958, une autre émission s’amuse à tourner un ministre imaginaire en ridicule. Un dialogue l’évoque en train de se regarder pour son premier passage au journal télévisé. Le ministre : « J’ai le trac, vous comprenez, être secrétaire d’État pour la première fois et passer déjà au journal télévisé » ; commentaire off du pseudo-journal : « Cet après-midi, on a procédé à l’inauguration des chantiers de Vitry-le-François, le secrétaire d’État à l’Industrie et au Commerce avait tenu à être présent ». Suit une saynète où le ministre s’indigne parce qu’on écorche son nom, enjoint à sa secrétaire : « Mais faites donc quelque chose, téléphonez ! »22.

25Pour riposter aux injonctions ministérielles et pour faire le travail de journalistes, il n’y a qu’une trentaine de personnes, qui souffrent de la concurrence des magazines télévisés, et surtout du plus prestigieux d’entre eux, Cinq colonnes, pour lesquels il fait meilleur travailler. En quoi consiste l’attrait de ce concurrent ?

3. L’IRRUPTION DE CINQ COLONNES

26Aujourd’hui encore, Cinq colonnes à la Une est l’émission la plus souvent citée par les professionnels de la télévision française. Enveloppée de légendes, elle est la première d’un genre nouveau à la télévision, le magazine de grand reportage, dont le développement dans les années 1960 est un des seuls chapitres bien connus de l’histoire de la télévision23.

27Le lancement de Cinq colonnes en janvier 1959 est dû à Jean d’Arcy, directeur des programmes de la télévision, et Pierre Lazareff, patron du groupe de presse Frampar, éditeur de France Soir. Le premier est désireux de développer une information à grand spectacle qui échappe à la direction de l’information de la RTF et puisse s’ouvrir à des collaborateurs extérieurs. Le second connaît bien la radio : il produit plusieurs émissions sur Europe N ° 1 et Radio Luxembourg. Il se passionne pour la télévision : on le trouvera aussi coproducteur d’une émission de jeux avec Guy Lux. Enfin, il bénéficie d’un considérable réseau de relations politiques. Tout deux ont vu l’ampleur des moyens affectés à l’information et aux reportages dans les télévisions anglo-saxonnes, qui contraste avec la pauvreté des équipes françaises.

28Une équipe se forme autour de Lazareff. Premiers recrutés : Pierre Desgraupes et Pierre Dumayet. Les deux fondateurs de Lectures pour tous ont déjà tenté de transposer leur science de l’interview hors du champ littéraire avec Écoutez-voir (1955-56), magazine où la parole était donnée « à des gens de toute origine, du patron de la SNCF à l’ouvrier »24. Mais l’expérience fit long feu faute de moyens. Aux trois Pierre se joignent Igor Barrère, réalisateur-producteur et spécialiste des grands directs, et Éliane Victor. Elle se définit comme « la sixième colonne, une toute petite sixième colonne », et exerce « une espèce de secrétariat de luxe, ou plutôt, d’assistanat ». Elle profitera de l’expérience de Cinq colonnes pour créer plus tard sa propre émission25. Cinq colonnes est un succès et ce dès les premières éditions. Diffusé à 20 h 30, un vendredi par mois, pendant une heure et demie, le magazine suscite les éloges de la presse et devient un des grands rendez-vous de la télévision. Comment analyser ce succès ? Avant d’évoquer les sujets, il faut mettre en valeur le ton et les moyens. Le ton est celui de la presse à grand tirage, de France-Soir, ou de ParisMatch fondé en 1949 par Jean Prouvost et qui est en 1960 au sommet de son succès. Cinq colonnes est conçu selon les mêmes critères transposés pour la télévision. Les sujets sont brefs, les images « choc », le montage rapide, et l’événement est toujours transformé en un double récit : une enquête journalistique et un drame humain vécu par les protagonistes. Qu’il s’agisse d’une grève en Belgique, d’un reportage sur Johnny Halliday, d’une descente du fleuve Congo par Roger Louis, le souci du pathos et du rythme est partout présent.

29Les producteurs ont un souci, une obsession peut-être : rendre le produit accessible à tous. En 1960, deux réalisateurs, Jacques Krier et Jean-Claude Bringuier partent faire un sujet pour le magazine à l’Ile de Houat. Ils tournent à la manière des grands documentaires de l’époque : « C’était superbe, la mer, les gens qui commentaient en son off, les images »26. Superbe, mais lent, sans histoire.

« On a montré ça aux ‘ papas’ [NDA : c’était le surnom des quatre producteurs de l’émission à la télévision]. Silence total. Et puis Dumayet qu’on connaissait mieux nous a dit : “Dîtes, les cocos, c’est pas les Ursulines, Cinq colonnes, nous on travaille pour des millions de mecs et pour qu’ils comprennent”.

30Les réalisateurs remontent alors l’émission dans le style qui convient.

31Pour expliquer l’apparition des magazines, on a souvent recours au progrès des techniques. Il faut relativiser cet élément. La technique a favorisé des changements dont les causes sont ailleurs, même si ces changements ont bénéficié du progrès technique. Premier constat : Cinq colonnes se tourne essentiellement en film 16 mm, à une époque où ce support, en particulier dans l’information, est en plein essor à la télévision. Il ne néglige pas les autres ressources, et organise notamment pour la première émission, un duplex avec le « sergent Robert », un soldat du contingent en Algérie, qui dialogue en direct avec sa famille restée en métropole. Il utilise aussi tous les matériels disponibles, c’est-à-dire les matériels du début de la télévision, des caméras 16 mm et 35 mm de marques diverses.

32Il est vrai aussi que Cinq colonnes bénéficie d’évolutions techniques décisives. Le son vient ici avant l’image. En 1959, on utilise encore de lourds magnétophones Thomson27, d’une vingtaine de kilos. Pour synchroniser, on utilise depuis 1956 le son magnétique perforé, les caméras et le magnétophone étant reliés par fil à de lourdes batteries. Les premiers magnétophones à transistor, les fameux Nagra, sont apparus en 1955 en Europe. C’est vers 1960 que la télévision française commence d’en bénéficier, juste après les débuts de Cinq colonnes. En 1963, apparaît sur le marché une caméra 16 mm autosilencieuse professionnelle, légère (on peut enfin « travailler à l’épaule »), la Coutant, qui va bouleverser les pratiques de l’actualité, puis du documentaire et de la dramatique. La même année est mis au point un système de son synchrone sans fil, à quartz, d’ailleurs directement issu d’expériences américaines antérieures de trois ans. La Coutant est très souvent citée à propos de Cinq colonnes, mais elle va mettre plusieurs années à se généraliser, et compte surtout pour la période postérieure à 1965 : « Ce qui a changé la vie du journaliste, c’était d’abord le son »28.

33Plus que les moyens techniques ont compté les ressources financières et humaines des patrons de l’émission, notamment de Pierre Lazareff. Les meilleurs professionnels de la télévision y participent mais on ouvre la porte à de nombreuses recrues nouvelles. Les pellicules, les bandes ne sont pas comptées : le rapport entre sujets diffusés et filmés s’établirait de 1 à 10. On est donc très libéral avec une pellicule que l’on mesure chichement par ailleurs, notamment au journal jusque vers 1963. Enfin Lazareff sait jouer de ses relations politiques et professionnelles et des complémentarités avec son groupe de presse. Le réseau des correspondants du journal sera souvent utile aux reporters du magazine : il arrive qu’on envoie une équipe commune. Cinq colonnes y trouve un avantage supplémentaire : on contourne les pesantes réglementations administratives de la RTF29. Raoul Ergman évoque ainsi la réaction de Lazareff lors du coup d’État au Congo. Les conjurés sont passés à l’action le week-end : il est donc impossible de faire signer un ordre de mission. Lazareff propose d’ouvrir le coffre de France-Soir30.

34Quant aux thèmes abordés, ils tranchent avec ceux du journal sur un point essentiel. Le titre de gloire de Cinq colonnes, c’est d’avoir « parlé de l’Algérie » :

« Écoutez, dit Pierre Lazareff, jusqu’à notre émission l’Algérie était un sujet tabou, si on la montrait, c’était derrière un rideau de fumée. Nous avons montré la vérité : car c’est vrai qu’on se bat là-bas, non ? »31.

35Pourquoi le gouvernement a-t-il accepté de Cinq colonnes ce qu’il refusait au journal et aux médias qu’il contrôlait ? L’explication par les relations de Lazareff n’est pas fausse, mais anecdotique. Plus profondément : évoquer avec talent les difficultés de l’armée, le désenchantement des pieds-noirs, a constitué un parfait contrepoint à la politique du général de Gaulle. C’est une véritable pédagogie de la décolonisation que Cinq colonnes a pu entreprendre. Quand on examine le détail des sommaires, on découvre aussi comment Cinq colonnes a été conditionné par le climat politique de l’époque. Face à un régime autoritaire, dans un contexte difficile, le magazine s’est surtout préoccupé de politique étrangère – l’Algérie étant la seule exception notable. Un seul chiffre : en 1965, Cinq colonnes a traité quatre fois de politique française. Quatre fois, c’est-à-dire quatre sujets au sein d’un magazine qui en comporte plusieurs, un maximum d’une heure sur plus de soixante-dix heures d’émission32.

36Au niveau national, on privilégie les variétés, les portraits de vedettes du cinéma et de la chanson, et non les sujets de politique et de société qui ont condamné Faire face en 1962, qui poseront des problèmes à Zoom en 1965-68. Cette division de ton entre sujets nationaux et étrangers apparaît dans l’organisation des éditions, les producteurs faisant alterner les sujets graves et légers. Ainsi, en novembre 1962 :

« Les Américains après l’alerte de Cuba - Les Pères du Concile - Les nazis anglais - Yves Montand - Les Alcooliques anonymes - Face aux Chinois - Le drame de Nehru - Six ans après, la Hongrie - La révolte des Kurdes - Bécaud - L’opéra d’Aran ».

37En France, l’alcoolisme, Bécaud, Montand. À l’étranger, la politique. Même lorsqu’il s’agit de sujets de politique étrangère, les producteurs restent prudents. Une étude sur le traitement du sujet « Allemagne » par Cinq colonnes le montre : « Sans jamais se départir de tous les éléments qui ont fait son succès, le magazine a épousé en profondeur la courbe des relations franco-allemandes »33.

4. LES JOURNALISTES, LA GRÈVE ET LE STATUT (1958-1962)

38Il est ici impossible de traiter des journalistes sans évoquer la radio en même temps que la télévision. En 1960, sur 340 journalistes statutaires, 310 travaillent à la radio. Les réactions du corps professionnel sont commandées par les problèmes de la radio, jusqu’à ce que la télévision apparaisse, à l’occasion de crises spécifiques. C’est la radio qui connaît d’abord des mouvements de personnel importants : Louis Terrenoire qui devient directeur de l’information en juin 1958, fait mettre Jean Teitgen, de sympathie SFIO, à l’écart, et promeut des journalistes gaullistes fidèles, qui joueront un rôle clef dans les années 1960 : Jacqueline Baudrier, Pierre Fromentin, et Lucien Renault. Dans les derniers mois de 1958, ils montent la rédaction de France 1. La guerre d’Algérie crée un climat particulièrement tendu dans les rédactions, où les responsables sont accusés par la « base » de favoriser un gouvernement qui, en retour, redoute la « subversion ». La prudence l’emporte, ainsi lorsque la veille du siège de Bizerte par les Tunisiens la radio ne mentionne pas que les Tunisiens ont abattu un avion d’observation français. Mais les journalistes se sentent aussi des cibles, notamment aux moments des attentats OAS, où les domiciles de plusieurs d’entre eux, dont Frédéric Pottecher, sont plastiqués.

39Du côté professionnel, le principal problème est la masse de pigistes. Aux chiffres d’effectifs que nous venons de citer, il faut ajouter au minimum (et cela à pratiquement toutes les époques jusqu’en 1966) 50 % de pigistes. Un syndicaliste évoque leur situation en 1960 :

« À l’origine, ils n’étaient que quelques auxiliaires chargés d’aider les contractuels. Mais en 1960, ils étaient devenus aussi nombreux que ces derniers et réalisaient à pleine responsabilité des émissions sans avoir aucune garantie ni les mêmes avantages sociaux reconnus à tous les salariés »34.

40En fait se prolonge très vite à la télévision une pratique abondamment employée à la radio : des pigistes sont recrutés avec des feuilles de cachet de collaborateurs artistiques (que l’on obtient plus facilement).

41Sur le plan syndical, FO et la CFTC-journalistes représentent le gros des troupes. Comme dans la presse écrite, la CGT n’est pas représentée chez les journalistes. FO est le syndicat traditionnel, puissant depuis la Libération : axé surtout sur la défense des intérêts professionnels, sa ligne déontologique est jugée « correcte » par ses adversaires de l’époque, mais il se consacre surtout aux intérêts des statutaires, non des pigistes. En outre, il cultive une certaine proximité avec la direction, de couleur politique proche dans les années 1950. La CFTC (très exactement la section RTF du Syndicat des journalistes français CFTC, qui n’est pas rattachée au syndicat CFTC de la RTF) a été créée en 1955 par Henri Poumerol qui restera son secrétaire général pour toute la période qui nous intéresse. Elle se consolide en prenant la défense des pigistes. Quant au SNJ, le Syndicat national des journalistes, il est réduit à quelques adhérents. Comme il sera de règle, la plupart des leaders syndicaux sont issus de la radio.

42La CFTC profite des rumeurs sur le nouveau statut qu’on leur prépare pour prendre la défense des pigistes fin 1958. En novembre 1958, la CFTC rejointe par FO « s’accroche » à une grève de techniciens et paralyse l’information radio pendant huit jours. À la suite du conflit, près de quatre-vingt pigistes sont intégrés avec des rappels de salaires. Mais comme l’initiative a été prise juste après le retour du général de Gaulle au pouvoir, les journalistes de la RTF ont mauvaise presse, et l’on voit derrière des difficultés surtout professionnelles une manœuvre politique, ce qui suscite des tiraillements au sein du syndicat.

43L’ordonnance de février 1959 suscite un « émoi général » chez les journalistes, et réaccentue l’aspect politique du problème. Les journalistes lisent avec inquiétude l’article qui prévoit d’intégrer l’ensemble des personnels dans un grand statut unique. Ils craignent de devenir de simples « fonctionnaires » de l’information. En effet, ils bénéficient d’un statut avantageux et original, obtenu en mars 1949 dans des conditions particulièrement favorables. La clef de voûte en est une commission paritaire dont les hommes politiques dénonceront la puissance : donnant un avis (très suivi) en matière de recrutement, elle accueillait directement des recours de journalistes en cas de conflit avec la direction : les journalistes de radiotélévision pouvaient se targuer, à l’époque, d’être en avance sur leurs confrères de la presse écrite.

44Le 25 février 1959, les syndicats FO et SJF (CFTC) envoient une longue lettre au Président de la République, rendue publique dans Le Monde du 17 juin :

« Force nous est de constater que la principale caractéristique de ce texte c’est qu’il livre au gouvernement particulièrement au ministre de l’Information et au ministre des Finances toute licence de donner sa figure au nouvel établissement […] auquel est confié le monopole de la radiodiffusion et de la télévision. C’est le gouvernement seul qui en fixera les ressources et le mode de gestion, qui déterminera le nouveau statut du personnel, qui gardera à sa disposition tout l’état-major de la direction. Le contrôle parlementaire lui-même semble oublié ».

45Les journalistes reprennent dans la lettre des idées de réforme qui convergent étroitement – ce n’est pas une coïncidence – avec beaucoup d’idées précédemment avancées par des parlementaires, et que l’on retrouve dans le rapport Diligent (cf. chapitre 2) de 1962 : nomination du directeur général par le conseil d’administration, création d’un haut conseil de l’Information qui serait la « conscience » de la radiotélévision, institution d’une « tribune du gouvernement », lequel parlerait enfin « à visage découvert ».

46Des négociations s’engagent donc sur le statut des journalistes. À la table, du côté syndical, on trouve André Viot et Adam Saulnier pour FO et Henri Poumerol et Pierre Andreu pour la CFTC. Au dernier moment, s’adjoignent aux négociateurs deux membres du SNJ Les tractations vont durer presque une année. Mais à nouveau la direction de l’époque est relativement favorable. C’est un décret du 7 novembre 1960 qui donne leur statut particulier aux journalistes. Dans le journal du SNRT de décembre 1960, Henri Poumerol estime que « ce statut marque une étape vers le statut idéal du journaliste de l’établissement, mais ce n’est pas le statut idéal ». La commission paritaire subsiste, garde son rôle en matière de recrutement, perd certaines de ses prérogatives, dont la possibilité de recours individuel direct. En termes d’avantages sociaux, ils conservent l’essentiel, et améliorent leur situation sur certains points. Sur le plan matériel, comme pour le reste des personnels, la principale conséquence du statut est un rattrapage des salaires qui s’étaient dégradés par rapport à la presse écrite et aux radios périphériques. Le nouveau statut fait une place à part aux pigistes, dont il reconnaît explicitement l’existence juridique malgré les protestations syndicales au cours des négociations.

47Malgré cette reconnaissance officielle d’un statut spécial et précaire, le nouveau texte est jugé globalement favorable aux journalistes, et ne paraît pas être du goût du gouvernement, puisque « presque tous les cadres de direction qui y avaient collaboré furent écartés de leur poste »35. En outre, le décret est signé alors que les journalistes n’ont pas encore été classés dans des fonctions souvent taillées sur mesure pour des cas individuels. Les négociateurs de la direction ayant changé, beaucoup de journalistes ne se trouvent pas dans la fonction qu’ils attendaient, et d’autres sont promus.

48C’est sur cette toile de fond que des problèmes éclatent à la télévision. La grogne que l’on croyait cantonnée aux dirigeants de l’information – qui avaient au moins la ressource de quitter leur poste – gagne la base. Incohérence de gestion et politisation galopante sont à la source. Point de départ de la crise, selon un tract syndical de novembre 1961 : « Une injustice flagrante à l’égard des pigistes », dont les rappels promis lors de l’intégration n’ont pas été payés. En novembre 1961, lors d’une assemblée générale, les journalistes votent la grève contre l’avis des représentants de la CFTC et de FO De ce mouvement naît un nouveau syndicat, le SJRT, Syndicat des journalistes de radio et de télévision, avec deux types de revendications : défense des pigistes, nouveau statut. Il est soutenu par certains des membres de la CFTC, car le syndicat connaît une crise interne, due semble-t-il à des rapports trop étroits de certains membres avec la direction de l’information. Les deux responsables de la CFTC, Henri Poumerol et Pierre Andreu, démissionnent alors pour soutenir le SJRT.

49Lors de l’élection à la commission paritaire au printemps 1962, le SJRT parle de « collusion » entre les autorités de tutelle et les syndicats « traditionnels ». En particulier, il dénonce avec force « le mode de scrutin sans précédent choisi pour l’élection ». En effet, il s’agit du scrutin de liste majoritaire, qui permet à FO et à la CFTC de s’associer avec l’espoir de recueillir la majorité des sièges. En mars 1962, à la veille des élections, Joseph Pasteur est suspendu. L’ensemble des syndicats de la RTF se rend alors auprès de Robert Bordaz qui affirme selon le compte rendu syndical de la réunion « qu’il n’avait aucun grief à formuler à l’égard de Joseph Pasteur ». Ce qui est aussi un aveu de son impuissance. Préfigurant beaucoup des thèmes du SNJ, le SJRT fait campagne pour « certaines rédactions tenues on ne sait pourquoi pour mineures, inférieures, et déclassées dans leur ensemble par rapport à d’autres rédactions privilégiées : France II, France III […] arabes, cameramen… ». Le mécontentement est grand à cause des modalités d’intégrations qui ont créé beaucoup d’inégalités entre les journalistes. Malgré sa situation difficile, le SJRT remporte la majorité des voix aux élections.

50Le malaise des journalistes est porté sur la place publique par la grève du 17 octobre 1962, à dix jours du referendum sur l’élection du Président de la République au suffrage universel : grève où le SJRT est en position de leader. La grève a été décidée après qu’un des rédacteurs, Gilbert Lauzun, a jugé abusive l’utilisation d’une séquence tournée par lui, sur laquelle il figure, mais entièrement remontée par le rédacteur en chef Max Petit dans un sens favorable au gouvernement. C’est donc d’une question de principe qu’il s’agit : le journaliste estime qu’il ne peut pas « signer » un reportage (et quelle meilleure signature que la présence à l’écran ?) dont il « n’endosse pas la responsabilité » (document syndical). La référence à la signature est un enjeu essentiel : il s’agit d’être traité comme des confrères de la presse écrite, comme des journalistes à part entière.

51C’est à l’occasion de cet incident que plusieurs journalistes de la télévision, Georges Penchenier, pigiste permanent, Claude-Jean Pajard, mais aussi Michel Péricard, futur directeur de l’information à Radio-France en 1976, alors farouchement antigaulliste, se solidarisent avec Gilbert Lauzun. Tous les syndicats de journalistes demandent l’ajournement de la diffusion du montage, ajournement refusé. Après avoir fait remarquer que « c’est la Direction elle-même qui l’oblige à passer aux actes », le SJRT, immédiatement appuyé par FO, décide la grève du journal, seul moyen d’empêcher la projection de la séquence ». Comme le rédacteur en chef se dispose à présenter seul le journal, le « SJRT invoque le protocole d’accord qui le lie au SUT. Le SUT bloque l’image et le son. Pendant vingt minutes, le JT est remplacé par des nénuphars ». Des sanctions sont prises contre les leaders : blâme, mutation à la radio pour Gilbert Lauzun, lettre d’avertissement pour Penchenier. Joseph Pasteur est alors écarté de la télévision où il sera rappelé par Armand Jammot en 1966. L’ensemble des syndicats appelle à la grève générale pour une heure, le 5 novembre, entre 20h et 21h.

52Le conflit de l’automne 1962 a un fort retentissement à la RTF. Il reste connu sous le nom du conflit des « 3P » (ou des « 4P »), de l’initiale des noms des principaux journalistes concernés. Pour les dirigeants, pour la classe politique, il montre que les journalistes sont devenus eux aussi un de ces groupes professionnels indociles et prompts à la grève dont on s’exaspère tant. C’est désormais la télévision, l’outil de communication gouvernemental par excellence, qui est en péril. Assurer le programme minimum devient un souci primordial. Du côté des personnels, les journalistes affirment leur originalité : c’est le premier conflit suscité directement par l’information et les journalistes, au nom d’une question de principe et pas seulement à cause d’un problème professionnel. Mais dans le même temps, à partir d’une revendication, la liberté de l’information, des convergences réelles et pas seulement tactiques ont été possibles entre syndicats de journalistes et autres syndicats de la RTF.

53En outre, les événements de 1962 précipitent une mutation syndicale. FO reste un syndicat de statutaires, la CFTC est traversée de divisions, et les deux syndicats ont vu leur image ternie lors des élections de 1962. Ce n’est pourtant pas le SJRT qui retire les marrons du feu. Syndicat fondé par des « stars » du journal guettées par le vedettariat, la politisation ou la répression, il est beaucoup trop fragile. À la télévision, tout journaliste vedette est grisé par son succès, et, s’il est proche du gaullisme, sollicité par les milieux politiques pour transformer son audience en suffrages. Raymond Marcillac, qui sera suppléant UDR après 1968, raconte qu’il eut à refuser des sollicitations dans ce sens à chaque élection législative antérieure36. À la télévision, les vrais militants syndicaux sont souvent des cameramen, en situation moins voyante. En outre, le SJRT est un syndicat « maison » qui ne répond pas à la volonté d’identification au métier de journaliste, dans et hors la RTF. C’est le SNJ qui satisfait toutes les conditions nécessaires. Dès 1963, bon nombre de militants CFTC choisissent d’y adhérer. Dans les années qui suivent, de nombreux facteurs contribuent à cet essor.

5. LES TROIS VISAGES D’ALAIN PEYREFITTE

54Nous avons évoqué le ministre de l’Information à propos du statut de 1964. Il montre alors le visage du libéral désireux de briser la « confusion permanente » entre RTF et gouvernement. Le normalien, l’intellectuel, témoigne de son œuvre dans Le Mal Français. Il déclare avoir supprimé la batterie de sonnettes qui du bureau du ministre permettait d’appeler les différents directeurs, situés à l’étage au-dessous. Autre geste symbolique : il refuse d’installer un nouveau bureau dans la future Maison de l’ORTF lorsque l’on vient lui en montrer les plans en 1962 : « Il valait mieux, la RTF déménageant, qu’elle s’installât seule dans ses meubles ; puisqu’elle grandissait, elle pouvait bien devenir majeure. Le ministre ne la suivrait pas dans ce qu’on appelait déjà le Palais Gruyère »37.

55Aux débuts de son ministère, et jusqu’après le vote du statut, la presse accrédite d’Alain Peyrefitte l’image qu’il donne de lui-même. L’Express le dit « de tempérament plutôt libéral »38. Mieux encore, voici un bilan de son action dans le même journal, en janvier 1966 : « Normalien, diplomate, il a cru aux vertus de l’action discrète, il a voulu jouer en souplesse, gagner du temps, contourner les obstacles […] », dit Jean Ferniot qui qualifie aussi Alain Peyrefitte de « libéral en privé »39, au contraire des membres du gouvernement.

56Le deuxième visage d’Alain Peyrefitte est aujourd’hui le plus facilement évoqué : c’est le censeur de la télévision contrôlant personnellement les moindres rouages de la RTF Du côté de l’information, il a mis en place un service de contrôle quotidien, le SLII, le Service des liaisons interministérielles pour l’information. Lequel service sera mis sur le devant de la scène en 1968, en termes peu flatteurs. Selon André Diligent, « organisme de liaison particulièrement habile, le SLII permet au ministre, sans qu’il utilise directement ses pouvoirs, d’orienter le choix et l’importance des informations »40.

57Les journalistes font écho, rejetant dans le passé le démon de la censure :

« Pour la radio et plus encore pour la télévision, c’était une période dure [NDA : 1964-65]. Alain Peyrefitte dirigeait l’information. Il l’avait prise en main avec une autorité et un goût du détail que nous combattions. Il contrôlait tout, il savait tout, il dirigeait tout. Il avait créé le SLI [ sic], Service des liaisons interministérielles, qui regroupait des porte-parole de chaque ministère »,

58écrit, bien des années plus tard, Jean-Pierre Elkabbach41.

59Sans trancher entre le libéral et le censeur, notons qu’Alain Peyrefitte fut avec une grande intelligence et une clairvoyance indiscutable par rapport à ses collègues gouvernementaux, lesquels ne l’apprécièrent pas toujours, un technicien de l’information, et même un passionné de la télévision : c’est son troisième visage. À la tête d’un ministère qui était, en 1962, un parent pauvre, il sut réclamer des moyens, une organisation, et fut attentif à ce que d’autres méprisaient ; par exemple les sondages, dont il fut grand commanditaire, et les taux d’écoute. Cette vocation est réveillée par hasard :

« Quand, le 15 avril 1962, Georges Pompidou m’a proposé le poste de secrétaire d’État à l’Information, j’ai été très réticent. L’information avait mauvaise réputation, à cause de l’autorité directe que le secrétaire d’État ou le ministre (le titre changeait d’un gouvernement à l’autre) exerçait sur la radio et la télévision. Il y avait une image du ministère et du ministre, depuis 1945, qui était celle d’une agence de propagande »42.

60Le Général insistant, Alain Peyrefitte accepte. Mais, en septembre 1962, quand on lui demande de quitter ce ministère « pour faire une place à Christian Fouchet qui revenait d’Algérie », c’est à contrecœur qu’il part. Il s’est passionné, et retrouve avec satisfaction l’Information en décembre 1962. Il y restera jusqu’en janvier 1966. Technicien de l’information, c’est ce qui a fait d’Alain Peyrefitte un ministre original. Être « libéral » dans les idées, autoritaire dans les pratiques et dans les réflexes, était assez conforme à la tradition des ministres et des dirigeants de l’Information antérieure. C’est parce qu’Alain Peyrefitte sut mettre au service de ces intentions un savoir-faire nouveau qu’il mérite de rester dans l’histoire de la télévision, et qu’il est resté dans la mémoire des professionnels.

6. NOUVELLES RÉFORMES DU JOURNAL

61Sans le soutien actif du Général, Alain Peyrefitte n’aurait sans doute pas pu faire grand chose. Nous savons le prix que le chef de l’État attache aux moyens d’information. Selon les propos mêmes du Général à Alain Peyrefitte, la puissance publique a un rôle actif à jouer en matière d’information : il faut mettre en valeur l’action du gouvernement et lutter contre les critiques43. Si les conceptions gaulliennes ne sont pas compatibles avec le libéralisme, elles permettent au ministre de développer son action.

62Dans les premiers temps du ministère, une tâche s’impose très vite : il faut redonner vie et crédit à l’information nationale. C’est d’abord au chevet de la radio, laminée par la concurrence des périphériques, que le nouveau ministre se penche. Il fait réaliser des enquêtes. On établit alors les parts d’audience des grandes chaînes radiophoniques : « 43 % pour Radio-Luxembourg, 10 % Europe N ° 1, 7 % Radio Monte-Carlo, et 27 % pour la RTF », qui recueillait près de la moitié de l’écoute en 195344. Fondée sur la reconquête de l’audience, une réforme de la radio est lancée en décembre 1962, dont beaucoup jugent qu’elle revient à « aligner » la RTF sur les radios périphériques. Le succès d’audience sera au rendez-vous.

63Deuxième acte : la télévision. La « reconquête » est ici à la fois moins et plus délicate. Moins délicate, car la concurrence ne joue pas. Plus délicate, car il faut convaincre que la télévision est autre chose qu’un relais du gouvernement. En outre, les séquelles de la crise algérienne excluent, dans un premier temps, de donner le moindre mou à la corde qui relie le journal au ministère. Alain Peyrefitte le raconte lui-même : « Sous la vague de violence de l’OAS, je dus faire ce dont je m’étais promis de m’abstenir : plus d’un après-midi, je bâtis le journal télévisé du soir »45.

64En décembre 1962, il faut aussi séparer radio et télévision. L’information radiophonique a été étroitement intégrée à la programmation. Il faut donc supprimer le poste de directeur de l’Information radiotélévisée, et donner au journal un responsable qui soit directement rattaché au directeur général. André-Marie Gérard, que beaucoup sépare déjà du nouveau ministre (c’est un rigide gaulliste de la première heure) est hostile à cette réforme. Il part en mai 1963. Alain Peyrefitte se met en quête d’un « patron » qui aurait l’entière responsabilité du journal46. Il faut au candidat des qualités professionnelles doublées d’une foi sans faille dans le nouveau régime. Edouard Sablier, qu’on nous a décrit comme ayant « deux fidélités, de Gaulle et la presse écrite », est sollicité. Journaliste au Monde, il est aussi un gaulliste connu. Il suggère le nom d’un autre fidèle. Professionnel reconnu, gaulliste dans l’âme, Raymond Marcillac est aussi journaliste à la RTF depuis la Libération, responsable du service des sports depuis 1957. Il sera directeur de l’information télévisée, Edouard Sablier directeur adjoint.

65Raymond Marcillac n’est pas un caractère facile. Sa manière de commander est jugée sèche, autoritaire. Il n’aime guère être contrarié. Il a immédiatement quelques tensions avec son ministre, à propos des nombreux recrutements que l’on opère pour consolider l’information télévisée47. Après quelques hésitations, un court passage d’Alain de Sédouy, Jean-Louis Guillaud est nommé rédacteur-en-chef. Venu de la Frampar, le groupe de presse de Pierre Lazareff, ancien responsable de l’Information à la Délégation générale en Algérie, Jean-Louis Guillaud sera fiable professionnellement, loyal politiquement. Par ailleurs, arrivent de la presse écrite ou de la radio des journalistes confirmés : André Harris, Christian Bernadac, François Gerbaud (d’Europe N ° 1), Maurice Ferro (éditorialiste au quotidien de l’UNR La Nation), et Charles Finaltéri.

66En avril 1963, est lancée ce qu’on appelle (de nouveau) « la nouvelle formule » du journal, fondée (l’idée n’est pas neuve non plus) sur la priorité à l’image, jugée garante de l’objectivité. Les animateurs vedettes sont simplement chargés de « lancer » les reportages, ce qui ne va pas sans insatisfaction de leur part (« Zitrone était furieux », raconte un témoin). Mais ils n’ont pas leur mot à dire. Dans un geste cette fois symbolique de la dépendance de la télévision, le lancement de la nouvelle formule est annoncée en direct par le véritable responsable, Alain Peyrefitte lui-même.

67En 1965, Raymond Marcillac, dont « l’empire » d’information et de sport au sein de la télévision n’est pas du goût de tout le monde, part. Il n’a sans doute plus la confiance du ministre de l’Information. Edouard Sablier le remplace. Plus souple (« c’était un pro, mais c’était un édredon », dit un journaliste), il sera plus à son affaire. Une seconde nouvelle formule est lancée. Besoin perpétuel de renouveler le contenant alors que c’est peut-être le contenu dont on n’arrive pas à se satisfaire. De nouveau, on fait appel aux présentateurs vedettes dont le rôle de coordinateur du journal, de médiateur avec les spectateurs, apparaît indispensable – même si on n’en est pas encore au « présentateur unique » à l’américaine.

68Le présentateur se voit aussi assigner la tâche de donner la parole aux « spécialistes » présents sur le plateau. C’est là un changement réel dans la présentation. « Le spécialiste, jusqu’alors, cela n’existait pas, tout le monde savait tout », dit Edouard Sablier48. Même si l’idée n’est pas tout à fait neuve (André-Marie Gérard l’annonçait dès 1961 – cf. supra ), c’est la première fois qu’on la pousse si loin. L’économie, la science, la sociologie (le « social ») vont devenir des « matières de télévision ». Ce qui provoque un nouvel afflux de journalistes, dont François de Closets (alors responsable des sciences à l’AFP), Emmanuel de la Taille (lui aussi de l’AFP), Jean Benedetti (président de l’Association des journalistes parlementaires) et André Blanchet (du Monde).

69Plutôt qu’une rupture dans l’histoire de l’information télévisée, cette évolution marque surtout l’influence de la presse écrite. Le journal télévisé devenant une source d’information majeure, il perd de son caractère spectaculaire et s’organise. Edouard Sablier est pour beaucoup l’agent de cette transformation. Son amour de la presse écrite ne va-t-il pas jusqu’à utiliser pour le titre générique de « Télésoir » (c’est le nom du journal de 20 h) des caractères gothiques, à l’image du Monde ?

70Autre signe de la croissance du journal, il reçoit de plus en plus de moyens : les nouvelles caméras 16 mm légères, déjà citées à propos des magazines, l’usage de plus en plus fréquent des EVN, les échanges Eurovision d’actualité. C’est aussi à partir de 1963 que sont introduites des séquences en direct dans le cours du journal. Edouard Sablier travaille de près avec les techniciens, notamment avec l’équipe des grands reportages en extérieur animée par Bernard Gensous, et garde un fort souvenir de cette collaboration (cf. chapitre 9). Fait exceptionnel dans la télévision de l’époque, une équipe de techniciens est détachée des services de l’Exploitation et affectée en permanence au journal, sous la direction de Jean Cécillon.

7. CENSURER ET COORDONNER : LE SLII

71Le journal se professionnalise. Mais il se politise plus vite encore, et toute la télévision avec lui. Après la grève de 1962, les récits d’interdictions accompagnés de commentaires cinglants ou ironiques se multiplient dans la presse écrite. Le problème du contrôle de l’information, et à travers lui, de l’organisation de la télévision, se pose de façon aiguë. Au printemps 1963, en particulier, se produit un véritable déluge « d’affaires », au-delà du journal télévisé. Alain Peyrefitte sent la nécessité de réformes, car les choses lui échappent. C’est-à-dire, plutôt que les journalistes eux-mêmes, les interventions qui se multiplient dans un certain désordre.

72Dans le cadre d’une émission de La Caméra Explore le Temps est prévu une interview de « Cicéron », espion fameux de la deuxième guerre mondiale, qui dit des « choses désagréables » sur la Résistance. Robert Bordaz interdit l’émission. Puis c’est une interview de Kroutchev sur l’occupation allemande en France, pour un magazine de Frédéric Rossif, qui est jugée inopportune par le Premier ministre sur le plan diplomatique. Enfin, un pièce de Marcel Hedrich sur Saint Paul (donnant un point de vue protestant), voit sa diffusion interdite sous pression d’une association catholique, la « Vox ». Dans ces « affaires » où interviennent politique, morale, diplomatie, le désordre est aussi frappant que l’esprit de censure. Les Cahiers de la Télévision concluent : « Beaucoup de pouvoirs se mêlent d’interdire des émissions à la télévision française »49.

73Pour contrôler, hiérarchiser, coordonner l’action du gouvernement par et en direction de la radiotélévision, Alain Peyrefitte a l’idée d’un service qui serait chargé de centraliser et de diffuser l’information gouvernementale. La formule est discutée, approuvée par le Conseil des ministres, et la naissance du SLII consacrée au détour d’une loi de finances rectificative du 31 juillet 1963. Son premier directeur, nommé par décret le 7 janvier 1964, en décrit ainsi le fonctionnement :

« Il s’agit d’une sorte de Commission d’experts siégeant quotidiennement pour faire le point de l’information dans tous les secteurs de l’activité gouvernementale. À cette réunion sont représentés les ministères dont l’action intéresse directement l’opinion : Affaires Étrangères, Finances, Agriculture, Armées, Éducation Nationale, Justice, Intérieur, Travail et Travaux Public. Les correspondants des autres départements se joignent aux premiers une fois par semaine en séance plénière »50.

74L’auteur des lignes que l’on vient de lire est sollicité par Alain Peyrefitte en 1963. Ancien camarade de l’ENA, diplomate à l’intelligence affûtée, Jacques Leprette partage avec Alain Peyrefitte une curiosité pour les moyens de communication.

75Il a longtemps séjourné aux États-Unis, et dit avoir été frappé par la « façon dont l’exercice de la démocratie y passe par un autre usage de l’information »51. Jacques Leprette n’aime pas le titre de « directeur de l’information » qu’on lui propose. Il préfère selon ses propres termes quelque chose qui soit « anonyme, presque indéchiffrable », d’où le choix du « SLII », le Service des liaisons interministérielles pour l’information, dont Jacques Leprette fut directeur officiel jusqu’en janvier 1966. L’opacité de l’acronyme fut peut-être plus dommageable que bénéfique à ses auteurs.

76Quant à Alain Peyrefitte, il explique ainsi la création du SLII, en 1970. C’est bien lui qui l’a créé, « pour contrôler les services de presse des différents ministères, et non dans le but de contrôler l’ORTF ». Évoquant « l’horrible cacophonie » des différents services de presse de chaque ministère, il ajoutait qu’il ne se rendit pas « très populaire auprès des autres ministres », car il demanda « au SLII de régulariser les demandes d’accès ou de représentations à la radio et à la TV » émanant d’eux52.

77Pour maîtriser les flux d’information, Alain Peyrefitte va bénéficier aussi de conversations directes avec le général de Gaulle après chaque Conseil des ministres. Il obtient du Premier ministre, peu enclin aux relations publiques, et réticent, d’assister aux manifestations et aux débats gouvernementaux importants, auxquels il enverra souvent le premier directeur du SLII, lequel voyait très souvent Alain Peyrefitte et travaillait en étroite liaison avec lui53. S’il ne peut la contrôler, le ministère de l’Information devient un véritable lieu de connaissance de l’activité gouvernementale.

78Son activité ne s’arrête pas aux réunions des représentants des ministères. Il édite aussi des notes, dites « notes bleues », qu’il diffuse auprès de « relais d’opinion » influents (maires des grandes villes, préfets, hauts fonctionnaires). Ces notes ont pour but d’établir de façon « incontestable » (c’est le mot de Jacques Leprette) le bilan de l’activité gouvernementale sur des points cruciaux. Vingt notes sont ainsi publiées en 1963, cent seize en 1964, et leur nombre ne cessera de croître.

79Le SLII se donne aussi pour objectif de former de véritables responsables de l’information gouvernementale. Il organise des stages. Par exemple, en octobre 1964, un stage d’une semaine pour les responsables départementaux de l’information, auquel assiste le futur directeur du SLII en 1968. En voici le programme : exposés sur l’information et la presse, visite de la Maison de l’ORTF et des services de la télévision, exposés d’Edouard Sablier et Jean-Louis Guillaud, visite de l’IFOP et d’une station régionale, travaux pratiques (rédaction de notes, interview télévisée)54. Tout cela est fort moderne en octobre 1964, et les élèves de ce stage sont sans doute les premiers agents de l’État à avoir utilisé la vidéo pour répéter une interview.

80Le lecteur qui fréquente des journalistes de télévision ayant vécu ces années ne reconnait sûrement pas dans ce portrait le service de la censure quotidienne à quoi le SLII a été réduit. Il a voulu être tout autre chose, qui méritait attention. Mais il n’empêche ; il y eut bien, par le SLII, censure. Laquelle ? Partons d’une note de Georges Pompidou du 2 octobre 1963, qui porte en germes toute l’histoire :

« Le conseil des ministres a récemment approuvé un projet visant à créer un service de presse et d’information au ministère de l’Information. Ce service aura pour tâche :
- d’assurer une liaison organique avec les différents départements ministériels pour permettre la coordination permanente de l’information gouvernementale ;
- d’établir des relations étroites avec les différents moyens d’information placés sous la tutelle de l’État ;
- d’organiser des campagnes d’information intéressant l’ensemble de la politique gouvernementale ».

81« Établir des relations étroites avec les différents moyens d’information placés sous la tutelle de l’État ». Il s’agit de la radio et la télévision. Comment procéder ? Aux réunions d’experts, on invite immédiatement les journalistes de radio et de télévision. Certes, il s’agit là d’une invitation : mais on ne refuse pas quand elle vient du ministre de l’Information. Ce sont les responsables de l’information radiodiffusée et télévisée, Jacqueline Baudrier et Raymond Marcillac, qui se rendent aux réunions. La réunion plénière hebdomadaire est présidée par le ministre de l’Information, mais celui-ci assiste en outre à beaucoup de réunions quotidiennes dans les premiers temps du SLII55. Pour contester l’existence d’une relation privilégiée avec l’ORTF, les responsables du SLII diront : « Rien n’exclut de ce contact les correspondants des journaux »56. Pourtant, aucun représentant de la presse écrite n’assista à une réunion du SLII. On ne sait s’ils reçurent des invitations.

82Reste le déroulement des réunions elles-mêmes. Dans les premiers temps, les choses ne se passent pas trop mal. Les personnalités comptent. Le responsable du SLII sait « amortir » ce que peuvent avoir de brutal les demandes des « experts » des ministères. Favorables au régime par définition, les responsables de l’information négocient, savent à l’occasion utiliser le SLII pour obtenir de vraies exclusivités57. Des tensions apparaissent très vite cependant. Jean-Louis Guillaud, qui assista à des réunions depuis les débuts, raconte qu’elles se passaient dans un climat « d’une certaine fraîcheur », car celui qui s’était voulu « protecteur » des journalistes « s’était vite fait censeur »58. Bref, dans la négociation sur l’information à traiter, sur la façon de la traiter, les journalistes de la radio et de la télévision sont perdants.

83Le dernier directeur du SLII, Michel Denieul, a conservé les procès-verbaux des séances du SLII de janvier à mai 1968. Elles ne peuvent refléter l’ensemble de son histoire. De l’avis de plusieurs témoins, le climat du SLII s’était très sensiblement dégradé après le départ de Jacques Leprette. Le directeur de l’information télévisée assiste de moins en moins souvent aux séances où il préfère envoyer ses subordonnés59. Bien qu’il n’eut pas reçu de témoignages de l’intérieur sur le fonctionnement du SLII, André Diligent estime que c’est dans les années 1966 et 1967 que « le SLII exerçait une action de plus en plus contraignante »60.

84Malgré leur date, les procès-verbaux de ce début d’année 1968 peuvent être mis à contribution pour éclairer les ambiguïtés fondamentales de l’organisme. Beaucoup des conseillers techniques sont les mêmes que dans les débuts. La lecture décevra les amateurs de censure « belle et pure ». C’est plutôt un sentiment de confusion qui s’en dégage. Confusion entre ce qui est mise à disposition d’une information et instruction, y compris sur la manière de la traiter. Confusion entre responsabilité de l’État, du gouvernement et des journalistes de l’ORTF Absences de hiérarchisation entre les nouvelles. Le 7 mai, on apprend du représentant de l’Agriculture qu’« est paru à l’Officiel un texte important accordant aux salariés agricoles (environ 800 000) la parité avec le régime commun dans le secteur des prestations agricoles. Il conviendrait de le signaler sur les antennes en insistant sur la notion de priorité ». Beaucoup d’interventions touchent des sujets relativement bénins sur le ton du « il faudrait ». Une analyse des conducteurs des journaux dirait si tout est bien repris. Les participants eux-mêmes répondent déjà à cette question. Ils se plaignent fort de l’ORTF, de la télévision surtout, qui ne reprend pas, ou reprend « de travers ». Le 12 février, le représentant de l’Éducation Nationale « constate que la Conférence de Libreville n’a pas été traitée à la télévision comme cela avait été demandé ». M. Denieul fait observer que :

« le sujet a bien été traité dimanche mais pas du tout suivant les instructions de Monsieur Gorse qui avait rappelé l’importance de la conférence de Libreville alors que c’est le discours de M. Peyrefitte [NDA : devenu ministre de l’Éducation Nationale] qui a été présenté ».

85Malgré les instructions, il semble que de vieilles habitudes de respect ne se perdent pas. Beaucoup d’échanges laissent deviner la tension. Le 27 février, Raymond Marcellin fait dire par la voix de son représentant qu’il voudrait une interview « télévision et radio ».

86« M. Fromentin préfèrerait que le thème traité par M. Marcellin soit repris par le ministre à la radio ». Et l’on en reste là, sans savoir ce qu’il advint de la demande. Dès les débuts de son existence, le SLII a des difficultés d’une autre nature. « Je ne me rendis pas très populaire auprès des autres ministres », dit Alain Peyrefitte. En effet, les ministres préfèrent utiliser leurs service de presse, leurs cabinets surtout, et contacter directement l’ORTF. Pour eux, le ministère de l’Information n’est qu’un ministère de plus dont on ne voit pas pourquoi il bénéficierait de privilèges. Le jeune Alain Peyrefitte parait décidé à beaucoup contrôler, il a l’oreille du Général, ses fonctions de porte-parole du gouvernement lui permettent des passages fréquents, trop fréquents, sur le petit écran. S’il n’aime pas le style hiérarchique, il « fait savoir », et fait nommer. Bref, les autres ministres n’ont guère envie de servir ses ambitions en servant le SLII.

87Jacques Leprette se souvient d’un représentant d’un ministère qui n’ouvrit pas la bouche en des mois de présence quotidienne. Début 1968, les rappels à l’ordre sont constants en direction des représentants des ministères non des journalistes. Le 7 mai, le représentant des PTT annonce une interview d’Yves Guéna sur France-Inter. « A ce propos, M. Denieul fait remarquer que c’est la première fois qu’il entend parler de cette interview et qu’il rappelle que toutes les demandes de passages ministériels à la radio et à la télévision doivent transiter par le canal du SLII. […] ». Présent pour une fois (il s’agit d’une réunion « pleinière ») Edouard Sablier « pour sa part souhaite également que la plus grande discipline règne dans ce domaine au sein des diverses administrations qui sont tentées de s’adresser directement à l’ORTF ». Mais il était encore plus difficile de rappeler à l’ordre les ministres que de se faire obéir des journalistes.

88Bouc émissaire trop commode d’une radiotélévision perméable aux influences gouvernementales, le SLII n’était pas le lieu de censures le plus important. Jacques Thibau, directeur adjoint de la télévision en 1965 et antérieurement membre du cabinet d’Alain Peyrefitte, l’a clairement rappelé : « Il est tout fait erroné de penser que c’était le SLII qui dirigeait les actualités… De temps à autre, il y avait une intervention directe qui passait par le SLII, mais en général s’il y avait un passage à ajouter ou à supprimer, qui soit de quelque importance, le ministre intéressé appelait (ou faisait appeler) le directeur ou l’assistant-directeur des actualités à la radio et la télévision. La censure s’opérait par voie directe et personnelle et non par l’intermédiaire d’un comité ». Plus que la censure dont il y eut beaucoup d’autres manifestations, le SLII témoigne des difficultés à définir les tâches d’un Etat tenté d’intervenir à propos de tout, et qui ne sait pas distinguer le métier de journaliste de celui de porte-parole. L’organisme est à la charnière de deux époques. Continuateur des interventions gouvernementales dénoncées par la presse et les parlementaires, il n’est au fond que l’aboutissement d’un très vieux projet. Chargé d’organiser les « relations publiques » du gouvernement, il est le précurseur des services d’information gouvernementaux qui deviendront indispensables. C’est cependant la première image qui restera.

8. LA RÉGIONALISATION

89Plus encore que les réformes du journal, la régionalisation pesa lourd sur l’avenir de la télévision. La télévision s’était certes dotée très tôt de moyens de production régionaux dans les principales métropoles. Ces centres produisaient des magazines régionaux diffusés en « décrochage » ou, plus rarement, des émissions destinées à une diffusion nationale.

90La régionalisation est une initiative d’une autre ampleur. Les intentions officielles du ministre sont d’accompagner le mouvement de décentralisation qui s’engage alors en créant des centres d’actualité dans les circonscriptions d’action économique prévues par la loi Debré. De fait, une information télévisée régionale correspond à de réelles aspirations dans les provinces où le journal est jugé trop parisien.

91Alain Peyrefitte insiste très fortement pour que la régionalisation soit faite dans des délais records61. Quinze centres sont créés de toutes pièces, huit en renforçant les moyens existants, entre octobre 1963 et décembre 1965. Deux « délégués du directeur général aux stations régionales », se succèdent à la tête de ce réseau : Roland Dhordain, qui vient de réaliser la réforme de la radio, de septembre 1963 à 1964, et Bernard Gouley, de 1964 à 1970. Chaque CAT (centre d’actualité télévisé) produit vingt minutes d’émissions par jour, soit en 1965 l’équivalent d’une troisième chaîne de télévision, certes très à la traîne sur le plan technique. On a dû faire flèche de tout bois. Les actualités régionales fonctionnent avec des modestes plateaux de direct, des télécinémas. Le magnétoscope est absent, les reportages en extérieur sont très rares.

92Dans de telles conditions, la régionalisation suppose un rééquilibrage des moyens mis à la disposition des régions. La production artistique prisée du personnel est devenue secondaire, ce dont ne fait pas mystère la direction générale. Cette régionalisation n’est pas une décentralisation : l’autonomie des CAT est très faible. D’abord en matière de conception des programmes. Au comité des programmes, le 20 mars 1964, Roland Dhordain parle de la décentralisation en matière de télévision. Les actualités régionales durent vingt minutes, elles débutent par une mise en images rapide de ce qui s’est passé au cours de la journée, selon le style du journal télévisé de 20h. Dans une deuxième partie sont présentés des reportages et des enquêtes « dont le style rappelle celui de 7 Jours du Monde ». Bref, on propose aux journalistes de province de concurrencer ou d’imiter les prestigieux modèles parisiens, avec deux fois moins de moyens62.

93Enfin et surtout, la pratique montre vite quel est le contenu politique de la régionalisation. Il s’agit de rééquilibrer les sources d’information en faveur du gouvernement, car la presse, et notamment la presse de province, lui est dans l’ensemble hostile. Ce qu’on appela la « théorie de l’équilibre » d’Alain Peyrefitte fut exposée par le ministre lui-même, notamment lors des élections municipales de 1965 : « Dans certaines régions, l’opposition détient un quasi-monopole de la presse écrite… ce peut être le rôle de la télévision de rétablir l’équilibre »63. Les directeurs des centres sont choisis avec un soin particulier. Ainsi Jean Izard, venu de la direction du personnel à la station de Nancy en 1965 :

« Pour avoir été choisi, je ne faisais pas figure d’opposant, j’en étais persuadé. Mais je n’avais pas eu d’action politique particulière. À l’époque, les énarques étaient considérés comme globalement favorables au régime, dans la mouvance gaulliste »64.

94Sur le terrain, comment les choses se passaient-elles ? Chaque station appellerait un travail spécifique. Les situations ont varié, selon les personnes, selon les rapports de force politiques. Sur la station de Nancy, Jean Izard dit combien la cohabitation était mouvementée dans un petit bureau qui avait pour particularité de faire travailler comme journaliste une « très forte personnalité », futur leader syndical du SNJ, Edouard Guibert. Lequel supportait très mal les « petits accommodements » qu’il fallait avoir pour tel ou tel notable, et plus mal encore les consignes parisiennes, car celles-ci étaient bien réelles, essentiellement en période électorale :

« Ce qui était moins évident [NDA : Jean Izard vient d’évoquer les rapports avec les préfectures], c’était les périodes électorales. Il est exact que nous recevions de l’échelon central… pas des instructions. En tout cas, si ça prenait la forme d’instructions, elles étaient inapplicables, ce qui était avantageux. Elles consistaient à dire : dans votre zone, il faudrait parler de tel village, de telle réalisation65 ».

95Les relations avec la presse régionale sont difficiles. Les stations sont perçues comme une machine de guerre. On soupçonne même le gouvernement d’un plan machiavélique : combiner publicité commerciale et stations régionales pour mettre en péril le fragile équilibre financier de la presse. Alain Peyrefitte tente à de nombreuses reprises de rassurer les journalistes, sans grand succès. À Nancy, où la presse régionale est puissante, les relations sont plus que délicates, raconte Jean Izard :

« Dhordain s’était mis dans la tête de me présenter au directeur de L’Est Républicain. Celui-ci ne voulait pas me voir, pas plus qu’il ne voulait voir Dhordain. Il a fallu faire son siège pour qu’il nous reçoive dix minutes de méchante humeur. C’était un homme très froid. Mais ce jour là c’était au-dessous de zéro. La presse quotidienne ne nous a fait aucun cadeau. Nous étions perçus comme dangereux, comme des concurrents possibles. Nous représentions la mainmise de l’État sur la presse. Quand ils condescendaient à parler de nous, c’était qu’il y avait eu un incident »66.

96À la télévision, la régionalisation de l’information a de grandes conséquences sur l’équilibre professionnel. Les conditions précipitées de la mise en place des stations entraînent un afflux de nouvelles recrues souvent très jeunes. Ils « apprennent » la télévision par le biais de l’information, ils sont souvent pigistes, en position difficile. Enfin, ils ont été marqués par la guerre d’Algérie et les premières années du gaullisme. Le « centre de gravité de l’information » à la RTF se déplace, selon les termes d’Edouard Guibert67. On était passé de la radio à la télévision nationale, de la télévision nationale, on passe aux stations régionales.

9. 1964 : SERVICE MINIMUM ET STATUT

97En pleine croissance, à un moment où les possibilités de dialogue se restreignent, les journalistes de radio et de télévision sont devenus un groupe très nombreux, plus jeune, plus politisé. À s’en tenir aux seuls journalistes statutaires, les journalistes de télévision passent de 30 en 1960 à 110 en 1964, puis 187 en 1967. Pour l’ensemble de la RTF, ils étaient 340 en 1960 et 621 en 1967. La part de la télévision a donc augmenté considérablement. Dans ce flux, il y a les jeunes des stations régionales, mais aussi ceux qui reviennent des stations d’Algérie, dont Jean-Claude Héberlé et Jean-Pierre Elkabbach. Tous ces journalistes ont des raisons différentes, mais profondes, de s’opposer au gouvernement gaulliste : il reste à les fédérer au nom d’une idéologie professionnelle. Une grève en 1964, suivie d’un nouveau statut, va accélérer les évolutions.

98Réforme prochaine du statut, mauvaise humeur du Général, fréquence des conflits, mettent à l’ordre du jour des réformes, au début 1964, la question du service minimum. Le contenu en est déterminé par une circulaire du directeur général, le 23 janvier 1964 : le JT du soir suivi d’un film, et le cas échéant les messages gouvernementaux. Or s’il suffit, pour laisser l’accès à l’antenne et passer un film, de quelques techniciens facilement suppléés par des ingénieurs, le journal ne peut pas se faire tout à fait sans journalistes. Plusieurs grèves ont lieu le 5 février, puis les 18 et 19 février. Mais la direction réussit à faire passer le journal qui est assuré par Edouard Sablier, directeur adjoint de l’actualité, depuis le pied de la Tour Eiffel (voir chapitre précédent). La grève de 1964 laisse un goût amer chez les journalistes. Comme en 1968, une coupure se produit entre les fidèles du gouvernement et les autres. D’autant plus que des non-grévistes sont rapidement promus alors que de nombreux pigistes attendent leur intégration.

99La grève est suivie des nouveaux textes sur l’ORTF, dont un décret sur les journalistes le 22 juillet 1964. Comme pour le reste des personnels, des garanties sont supprimées sans négociation. Sauf la discipline, toutes les attributions de la commission paritaire sont supprimées : « Il ne s’agit plus d’une commission d’appel ou de recours mais d’une simple commission disciplinaire à la seule disposition du président »68. Le directeur général est seul maître de la rémunération, de l’avancement, des définitions de fonctions. Le lieu d’affectation n’est pas non plus mentionné sur le contrat. Privilégiés en 1949, préservés en 1960, les journalistes voient leur statut se dégrader.

10. 1965 : LA COUPURE DES ÉLECTIONS

100Revenons des régions aux programmes nationaux pour lesquels une évolution capitale s’amorce à partir de 1965, évolution du régime tout entier : « Quelques timides audaces, encore savamment mesurées, témoignent pour ce qui est de la télévision du sentiment d’en avoir trop fait, d’avoir trop tiré sur la corde », écrit Pierre Viansson-Ponté en 1966, ajoutant : « Les poursuites pour offense au chef de l’État, les pressions occultes se font plus rares et plus prudentes, il faut le reconnaître »69. À la télévision, les manifestations de cette libéralisation sont diverses et toujours à la merci d’un censeur plus puissant que le libéralisateur.

101Dans la mémoire nationale, la campagne pour les élections présidentielles de décembre 1965 est la grande date. À l’intérieur de l’Office la libéralisation est amorcée dès avant. Une fraction des gaullistes a compris la nécessité d’un changement dans la politique de l’information. Alain Peyrefitte œuvre dans ce sens grâce à Jacques Thibau. Diplomate d’origine, chef de cabinet du ministre de l’Information depuis 1962, Jacques Thibau arrive à la télévision lors du conflit avec les réalisateurs début 1965. Sa mission de négociateur accomplie avec succès, il est nommé le 6 juillet directeur adjoint de la télévision avec pour mission particulière de « réfléchir aux programmes d’information », comme il le déclare au Monde70. Une série d’émissions sont préparées pour être lancées début 1966. Entretemps ont lieu les élections, qui vont modifier la signification du processus.

102Jusqu’alors et même en période électorale l’accès de l’opposition a l’antenne est considérablement limité. Deux textes de novembre 1958 et d’octobre 1962 ont régi l’accès des partis politiques à l’antenne pour les élections législatives. Encore le ministre de l’information prend-il soin de préciser, dans une déclaration au Sénat en juillet 1961 : « Le principe même de l’utilisation de la radio et de la télévision pour la propagande électorale n’est inscrit dans aucun texte », et d’ajouter : « C’est seulement à l’occasion de consultations importantes que le gouvernement donne accès à la radio et à la télévision à tous les partis politiques »71. On ne peut être plus clair : l’accès à la radio-télévision n’est pas un droit, mais une faveur.

103C’est à l’occasion des deux consultations de l’automne 1962 que cette situation apparaît insupportable. Les sept minutes de radio et de télévision accordées à chaque parti ne pèsent pas lourd en comparaison des privilèges du gouvernement. Les critiques sont alors considérables et les comparaisons fréquentes avec l’intensité des échanges politiques sur les radios périphériques. Sur Europe N ° 1, le « duel », pour reprendre la terminologie de l’époque, entre Michel Debré et Guy Mollet fait date. Dans la période qui précède la campagne pour les élections de 1965, mis à part une timide ouverture du journal, les futurs candidats à la présidence de la République sont toujours interdits d’antenne ou presque.

104L’inéluctable égalisation du temps d’antenne entre les partis aura lieu, avec brutalité comme tant d’autres changements. La transformation résulte de la loi du 6 novembre 1962, votée juste après les critiques auxquelles avait donné lieu le référendum d’octobre. La loi dispose que « tous les candidats bénéficient de la part de l’État des mêmes facilités en vue de l’élection présidentielle ». Cette disposition est mise en œuvre par une commission nationale de contrôle créée par décret le 14 mars 1964 et présidée par Alexandre Parodi. Elle est très vigilante et précise d’emblée que ses compétences s’étendent aux stations de télévision régionales dont beaucoup craignent qu’elles ne soient largement utilisées en faveur du général de Gaulle. La commission veille de même à ce que le principe d’égalité soit respecté dans les autres émissions de la radio72. Les radios périphériques s’adaptent sans mal à ces nouveaux principes de propagande électorale. Les « duels » font de nouveau rage, notamment un débat fameux entre Michel Debré et Pierre Mendès-France sur Europe N ° 1.

105L’essentiel du dispositif est constitué par les émissions de propagande proprement dite. Chaque candidat peut utiliser deux heures d’antenne, à la radio d’une part, à la télévision d’autre part. L’attitude des candidats contribue à renforcer les étonnements. Sûr de sa victoire, confiant dans les sondages qui le donnent gagnant au premier tour au début de la campagne, le chef de l’État utilise son temps d’antenne avec une orgueilleuse parcimonie. Malgré l’insistance de ses ministres, Alain Peyrefitte en tête, il se contente de quinze minutes73. Quant aux autres candidats, ils évitent de s’attaquer mutuellement et réservent leurs flèches au Général. Le résultat est une surprise, bien au-delà de la classe politique. On a soudain l’impression que « par l’effet d’une véritable révolution la télévision était tombée entre les mains de redoutables rebelles »74.

106Il est vrai que les ministres ne se privent pas de combler les absences du Général, par exemple Roger Frey entre les deux tours, et Alain Peyrefitte le 11 novembre avant même l’ouverture de la campagne, le 19 : de façon remarquée, il se livre à une exégèse de la déclaration de De Gaulle le 4 novembre, que la presse avait résumée de la formule : « Moi ou le chaos ». L’intervention du ministre de l’Information fait dire à Pierre Viansson-Ponté que « l’opposition peut peut-être se consoler en se disant que les propagandistes gouvernementaux en font trop, beaucoup trop, et qu’ils finiront par lasser, obtenant ainsi un effet contraire à celui qu’ils recherchaient »75.

107Au soir du premier tour, le 5 décembre, c’est la surprise du ballotage : le Général recueille 36,7 % des inscrits, François Mitterrand 27,1 %. L’entourage du chef de l’État le presse : il faut adopter une attitude plus active, il faut toucher l’opinion. L’idée émerge alors de faire interviewer de Gaulle par un journaliste. Ce sera le fidèle Michel Droit. Le choix des questions se fonde sur un sondage que Jacques Leprette et Alain Peyrefitte ont fait réaliser par l’IFOP avant même l’élection et qui révèle les préoccupations dominantes des Français76. Quant à François Mitterrand, il choisit pour l’interviewer Roger Louis et Georges de Caunes. Ainsi naît en France le personnage nouveau du journaliste-médiateur complice, que l’on retrouvera dans d’autres émissions électorales.

108Ce n’est pas seulement au sein du gouvernement que la campagne transforme les attitudes envers la télévision. Tout le monde s’accorde à lui attribuer un rôle clef dans les événements, mais les avis divergent. Pour les uns le ballotage s’explique par l’irruption de l’opposition sur le petit écran. Pour d’autres le gouvernement paye le prix d’une occupation excessive de l’antenne. Certains combinent les deux explications, tel le président du conseil d’administration de l’ORTF dans une déclaration au Figaro en mars 1966 : « On ne passe pas impunément de la diète à l’orgie »77. En tout état de cause la notion d’équilibre des temps de parole a gagné du terrain, d’autant plus que partout les grandes démocraties donnent l’exemple de cette « espèce de démonstration symbolique de l’objectivité d’une radiodiffusion qui, dans les périodes antérieures ou postérieures aux élections, est souvent moins conforme à l’idéal démocratique », comme l’écrit Raymond Aron en 195778. La presse est unanime : il est impossible de revenir en arrière. Au sein du gaullisme, les partisans tactiques ou réels de la libéralisation, dynamisés, plaident leur cause et font des convertis : « Quand un dossier est bon, mieux vaut l’exposer en combattant les critiques que par un discours magistral », écrit Michel Debré dans un éditorial très remarqué de La Nation79.

109La campagne provoque un remaniement ministériel. Un départ est prévisible, celui du ministre de l’Information. En ces temps, il endosse au moins pour partie la responsabilité de l’échec électoral. Cependant les initiatives d’Alain Peyrefitte ne cessent pas d’avoir des effets. Le SLII continue sa carrière. Mais en même temps, la libéralisation amorcée s’accentue, par le biais des magazines mis en place par Jacques Thibau.

11. LA LIBÉRALISATION PAR LES MAGAZINES

110L’événement le plus remarqué est l’apparition d’un genre nouveau, le débat. La télévision avait connu des tables rondes entre journalistes, des interviews d’un homme politique par un groupe de journalistes à la fin des années 1950, mais le ton en était académique, contrôlé. Et la télévision commençait sa croissance. En 1966, toute la presse en parle avant même que l’émission ne soit lancée : Face-àface, coproduit par Igor Barrère et Jean Farran, est directement inspiré du Meet the Press américain : un homme politique répond en direct à un panel de journalistes. Inaugurée en mars 1966, programmée à 20 h 30 sur la première et seule véritable chaîne en termes d’audience, l’émission est un immense succès. S’y succèdent Guy Mollet, François Mitterrand, Waldeck-Rochet, Giscard d’Estaing dont la brillante prestation pédagogique fait sensation’et, après un temps d’hésitation, le Premier ministre lui-même. En septembre, le face-à-face se transforme en débat, l’émission changeant de formule.

111Si Face-à-face est l’émission vedette, l’innovation télévisuelle est tout aussi grande dans les magazines que Jacques Thibau organise sur la petite deuxième chaîne. Les professionnels y sont extrêmement attentifs, suivis par les politiques. Lancé en décembre 1965, Zoom d’André Harris et Alain de Sédouy, est doublement original. Quant à son organisation interne car, à commencer par Harris et Sédouy, la plupart des journalistes et beaucoup des réalisateurs qui y travaillent ne sont pas statutaires de l’Office. Dans le ton et les sujets ensuite, en abordant des « phénomènes de société » dont on reparlera beaucoup après 1968 : drogue, racisme, sexe, prison. Insolente avec les puissants dont elle fait des portraits parfois moqueurs, ainsi de Guy Mollet, respectueuse ou curieuse de travailleurs et d’artisans auxquels elle consacre également de longues séquences, l’émission prolonge en la renouvelant une tradition de la télévision. Jacques Thibau lui-même déclare à des journalistes que la télévision doit « rétablir l’équilibre en faveur des faibles »80. Devenu directeur de la seconde chaîne, Jacques Thibau continue d’étoffer sa politique, programmant quatre magazines en alternance tous les mardis soirs : outre Zoom, Caméra III d’Henri de Turenne et Philippe Labro, Séance tenante d’Eliane Victor et Jean-Louis Guillaud, Tel Quel d’Henri Marque et Pierre Charpy.

112Comme dans le cas de Cinq colonnes, la liberté des magazines de la deuxième chaîne, de Zoom notamment, dépend du bon vouloir du prince. Plus insolent, plus acide, Zoom court plus de risques. L’émission ne réussit à survivre qu’en jouant « à cachecache avec la censure »81, en trichant avec des sommaires modifiés à la dernière minute. Jacques Thibau et parfois Michel Jobert, directeur de cabinet du Premier ministre, interviennent au besoin pour débloquer les situations délicates. À propos de Zoom comme de Cinq colonnes, les témoins idéalisent volontiers les magazines, dont l’indépendance est exaltée au détriment du journal télévisé. L’opposition entre magazines et journal doit être nuancée sur plusieurs plans. Les hommes se connaissent bien et entretiennent des relations étroites. La plupart des cameramen et des journalistes de Cinq colonnes viennent du journal. Ce sont donc les mêmes qui sont libres un soir et soumis le suivant. Tout dépend ici de l’autorité du rédacteur en chef ou du producteur qui donne les instructions. Quand la direction du journal choisit de lancer ses propres magazines, Sept Jours du Monde en 1962 auquel succède bientôt Panorama, elle le fait en association avec Cinq colonnes. Bientôt, pour la majorité des spectateurs, les deux magazines s’identifient.

113Le cas de Zoom est un peu différent. Traitant rarement de politique pure, comme Cinq colonnes, il est incontestablement plus marginal dans la télévision de l’époque.

114Ce n’est pas un magazine « d’opposition ». Mais touchant à des sujets de société brûlants, à des conflits sociaux, il heurte la « philosophie de l’information » des dirigeants qui voudraient une télévision plus gaie. Provocateur comme l’est dans un autre genre Dim Dam Dom sur la seconde chaîne, il ne respecte pas assez les institutions pour en devenir une, comme Cinq colonnes à la Une.

115Le type d’organisation qui permet à ces petites îles d’indépendance de fonctionner reste exceptionnel, et ne touche pas la masse des journalistes statutaires, des pigistes des stations régionales, pour qui la réalité quotidienne de l’information est faite de pressions de Paris, des notables, de la rédaction-en-chef, sur des détails souvent insignifiants tant la peur de choquer ou de nuire au pouvoir est grande. La révolte des journalistes éclate lors d’un bref et vif conflit, en 1966.

12. LES JOURNALISTES OU L’ENVERS DE LA LIBÉRALISATION

116La libéralisation des magazines contraste avec la dure condition des journalistes du JT et de la radio. Les événements de 1965 rendent encore plus insupportables les difficultés quotidiennes, à Paris et en région. En 1964, la scission de la CFTC en deux syndicats ruine définitivement ses chances syndicales auprès de la base et des pigistes, de tout temps détournés de FO, le syndicat « d’assurance, de tradition ». Qui plus est, en province, « la quasi-totalité des rédacteurs en chef sont FO »82. Or, le rédacteur en chef est soupçonné par sa base de compromissions avec la direction. En plein essor au niveau national, avec une étiquette purement professionnelle, le SNJ continue « d’engranger » des adhésions. À l’ORTF, il fait recette auprès des jeunes, auprès des pigistes permanents (comme jadis la CFTC), en reprenant des thèmes très politiques sur le statut du journaliste. C’est surtout à la radio, et à la rédaction de France-Inter, que le Syndicat est influent, avec deux leaders, Jean-Claude Héberlé, puis Edouard Guibert, qui arrive de Nancy en 1967.

117Les journalistes de l’ORTF démontrent leur représentativité et leur spécificité au cours de la grève de 1966 qui succède à la constitution d’une intersyndicale des journalistes de l’ORTF en 1965, où apparaît, pour la première fois, le rôle dominant du SNJ. Début 1966, des rencontres sont provoquées avec le directeur général, où sont évoquées les lacunes du statut : retard dans les promotions, absence de représentants des journalistes au conseil d’administration, intégration des pigistes permanents. De plus, alors qu’une augmentation salariale est intervenue en 1964 au titre de l’année précédente, aucune augmentation n’a été accordée aux journalistes jusqu’à début 1966. Ce qui annule les « rattrapages » dus au statut de 1960. Les syndicats estiment que leurs salaires sont inférieurs de 15 % à ceux des journalistes de la presse parisienne.

118Les propositions du directeur général – dont la marge de manœuvre est de toute façon limitée par la nécessité d’un accord préalable du ministre des Finances - sont jugées insuffisantes. La réaction des journalistes est immédiate : « Il fallait faire face et même faire la guerre, selon l’expression employée par le directeur général. Cette guerre, il fallait la faire seul, sans se camoufler derrière un conflit généralisé, c’est-à-dire une grève des techniciens », dit le secrétaire général du SNJ83.

119La grève a lieu du 7 au 9 février. À l’inverse des conflits de 1962 et 1964, elle ne sera pas suivie d’un conflit généralisé. Le service minimum instauré par la circulaire « Peyrefitte-Bordaz » fonctionne. Mais la grève démontre la combativité des journalistes sur lesquels font pression le directeur général et le directeur de l’actualité, dont le prestige est réel. La grande majorité des journalistes radio font grève, une moitié peut-être à la télévision, et moins de la moitié en région. Soit au total environ les deux tiers des journalistes. Au-delà des problèmes de statut et de salaires, la grève témoigne de l’exaspération des journalistes, car « il y a plus grave » que les problèmes matériels, « il y a ce mépris dans lequel étaient le plus souvent tenus les journalistes de l’Office aux différents échelons de la hiérarchie »84.

120Pourtant la grève n’est pas une victoire. Elle est certes suivie par d’importants mouvements de personnel en juillet 1966. Il s’agit d’abord d’une régularisation technique : « Le ministre des Finances a finalement autorisé la création de deux cents nouveaux postes de contractuels »85, pour la plupart des pigistes permanents qui travaillaient depuis des années avec la radiotélévision dans l’attente de leur intégration. Mais en contrepartie ces créations de postes entraînent le licenciement de quatre-vingt-douze journalistes, dont vingt à l’actualité télévisée, certains des licenciés étant réemployés aussitôt comme contractuels. Ces chiffres importants ne dissimulent pas des « purges politiques » de grande ampleur, comme celles qui auront lieu en 1968 et 1974. Après ces mouvements de personnel, les syndicats rencontrent à nouveau la direction générale, sans résultats.

121Pourtant si les journalistes ont prouvé leur spécificité, la profession est loin d’être homogène. Les différences dans les taux de grévistes montrent que la télévision est à part. Bien sûr parce que le pouvoir politique la surveille. Mais aussi – au mécontentement des autres journalistes – parce qu’après tout ceux de la télévision ne sont pas tout à fait « comme les autres ». Plus connus que leurs collègues de la radio, mis en vedette et en images, ils jouissent aux yeux du public d’une notoriété certaine, même si leur prestige professionnel à l’intérieur de l’ORTF est faible.

122De plus, il y a aussi au sein de la télévision une hiérarchie du prestige. Les professionnels du journal jalousent leurs confrères des magazines. Selon Jean-Louis Guillaud : « Entre les magazines et le journal la séparation était nette au niveau des rédactions plus qu’au niveau des journalistes. Dès que les journalistes avaient goûté du magazine, ils ne voulaient plus faire que du magazine »86. Au sein même du journal, les présentateurs ont la vedette par rapport aux cameramen, chez lesquels se recrutent l’essentiel des syndicalistes.

123Peu syndicalisés, les journalistes de télévision sont plutôt séduits par des projets d’associations détachées des syndicats nationaux. Le modèle de la presse écrite joue de nouveau. Des sociétés de rédacteurs se sont constituées dans plusieurs grands quotidiens de la presse écrite entre 1965 et 1967, qui se regrouperont le 1^er décembre 1967 dans une Fédération française des sociétés de rédacteurs87. En 1967 est avancé le projet d’une association de rédacteurs qui viendrait « renforcer le prestige et l’autorité morale de la profession de journalistes à la télévision »88. Ce projet ne verra pas le jour. Pour en mesurer l’ambigüité, il suffit de savoir que les auteurs, dont Maurice Séveno, François de Closets, et Emmanuel de la Taille se réunissaient dans le bureau du rédacteur en chef du journal, Jean-Louis Guillaud. La reconnaissance des journalistes de télévision pouvait difficilement se faire loin de la direction, c’est-à-dire loin du pouvoir politique. Si tous les journalistes souhaitent changer de statut, leurs aspirations ne se recoupent pas complètement. De tout cela 1968 portera la trace.