1. LES RELATIONS PROFESSIONNELLES À LA TÉLÉVISION

1Les professionnels de la télévision aiment à souligner la spécificité de leurs métiers. « Nos métiers ne sont pas comme les autres »1. C’est notamment la diversité des tâches nécessaires à la production télévisée qui est visée. Quelle autre entreprise fait cohabiter des ouvriers (ouvriers de plateau, chauffeurs), des metteurs en scène et toute la variété des professions du cinéma, des techniciens de radioélectricité, des électroniciens, des ingénieurs, des journalistes ? Diversité qui n’exclut pas le caractère collectif du travail. Au moment de la production, des répétitions et du tournage en vidéo ou en film, les personnels de télévision travaillent en équipes. Sur un tournage film, personnels de production et réalisateurs sont étroitement liés, et s’il s’agit d’une émission en direct, l’équipe inclut les techniciens responsables du contrôle du signal et de la diffusion.

2Cette spécificité est cependant insuffisante pour expliquer les paradoxes et les complexités de l’institution. Pour la relativiser, imaginons la parabole d’une usine automobile faite à l’image de l’ORTF. Un puissant syndicat maison des techniciens y serait en conflit permanent avec les ouvriers, en majorité CGT, de la chaîne de fabrication. Les ingénieurs groupés en association seraient farouchement attachés à certains idéaux de service public qui se traduiraient dans les conceptions techniques. Les concepteurs de véhicules défendraient aussi leur point de vue « artistique », en réclamant tous les délais et les crédits nécessaires à la perfection de leurs réalisations. Enfin, au sommet, des dirigeants hauts fonctionnaires périodiquement nommés par le gouvernement tenteraient de mettre bon ordre dans ce monde mystérieux, agité par de fréquents conflits sociaux.

3Si la Régie Renault par exemple ne connaît pas les convulsions de la télévision publique, ce n’est pas essentiellement parce que les techniques sont différentes. Mais parce que les personnels n’éprouvent pas comme à la télévision le besoin de se définir par la technique. Parce que les techniques de télévision ne sont pas séparables des croyances et des passions qu’elles suscitent chez les professionnels et au-dehors de l’institution. Réalisateurs, ingénieurs, administrateurs, dirigeants, techniciens et ouvriers, ont une conception de l’outil télévision. Ils se sentent redevables vis-à-vis d’un public.

4La définition de règles de fonctionnement appropriées à été l’objet de tentatives et de conflits permanents jusqu’en 1974, atténués après. Jamais aucune entreprise n’a fait l’objet d’autant de rapports et de projets. Tout le monde sans exception s’y est mis : le gouvernement par le biais de commissions, les parlementaires, les directions, les groupes professionnels eux-mêmes, les syndicats, chaque catégorie isolément, sans compter des cabinets d’étude auxquels on a fait appel dès 1960. Mais le système, à ce jour, ne s’est pas stabilisé.

5La puissance syndicale et professionnelle est un autre trait remarquable de la télévision : passionnés par l’outil, les professionnels ont été conduits à jouer un rôle considérable. Ce qui fait dire à Jacques Bernard Dupont que l’Office souffrait d’une « hypersyndicalisation »2. En fait, les syndicats ont très vite incarné une continuité et des idéaux professionnels en face d’un « pouvoir » à la fois très puissant car capable de décisions radicales (comme des licenciements ou des réorganisations), mais très fragile sur le long terme parce qu’incapable de définir un cadre stable. Malgré leurs rivalités, les syndicats bénéficient de la durée et de la cohésion par rapport aux équipes dirigeantes.

6De plus, la partie entre syndicats et directions se joue avec un arbitre très puissant, mais qui n’intervient souvent que si la partie « dégénère » vraiment. D’abord, le ministre de l’Information doté on le sait de l’autorité au moins théorique sur la RTF jusqu’en 1964, laisse plus ou moins de marge aux dirigeants qu’il nomme ou fait nommer. Ensuite et surtout, un ministère des Finances rend des arbitrages quotidiens jusqu’en 1964, un peu moins stricts et fréquents ensuite. Enfin, la politique de l’établissement est liée chaque année au vote des ressources par le Parlement, lui-même enjeu d’un conflit politique.

7Les dirigeants sont ainsi pris entre les personnels qu’ils apprennent lentement à connaître, et des ministres impatients qui les ont envoyés là pour une mission dont l’exécution tarde bien souvent. D’autant plus que le ministre dépend luimême d’un chef de l’État dont nous avons souligné l’attention qu’il porte à la télévision. Le ministre aussi est à la merci d’une erreur qui provoque son départ, et change le jeu : entre le ministre néophyte de la radiotélévision, les dirigeants pris entre les conceptions du ministre antérieur et leur apprentissage du terrain, un nouveau dialogue doit s’établir. Car les dirigeants, moins familiers de l’outil que les personnels, menacés de renvois sitôt après une élection, ne sont pas en position facile. Souvent, après un temps de découvertes, ils se rangent partiellement au point de vue de leurs interlocuteurs syndicaux et professionnels.

8Cette situation structurelle a des conséquences qui dépassent les individus. Les professionnels, réalisateurs, ingénieurs, ont souvent remarqué un phénomène d’évolution chez les dirigeants. Envoyés avec des missions précises (« mettre la télévision au pas », disent volontiers les syndicalistes), ils ont été « bouffés par la Maison ». C’est l’image qui est resté de Claude Contamine, dit Marcel Bluwal3. De même qu’Albert Ollivier, envoyé pour « servir le gaullisme », a été selon Michel Mitrani un « mouton noir » du gaullisme4. Quant à Jacques Thibau, c’est un journaliste reflétant là le point de vue des professionnels (Claude Durieux) qui en fait un « mouton à cinq pattes » de « la bande à Peyrefitte »5.

2. PETIT PORTRAIT DES PREMIERS DIRIGEANTS

9Nous nous intéressons ici, aux dirigeants de la RTF qui ont à connaître et à discuter des revendications des personnels. De 1959 à 1964, la RTF voit défiler trois directeurs généraux : Christian Chavanon (juillet 1958 - mars 1960), Raymond Janot (mars 1960 - février 1962), Robert Bordaz (février 1962 - juillet 1964), et trois directeurs généraux adjoints : Raoul Ergman (l959 - mars 1960), Jean Guillon (février 1962 - octobre 1963), Jacques-Bernard Dupont (octobre 1963 - juillet 1964) qui sera directeur général ensuite, jusqu’en mai 1968. Le directeur de l’administration générale est Pierre Mauget (décembre 1959 - juillet 1964). Entre ces postes, la répartition des tâches et des fonctions a varié. Un trait permanent : l’arbitrage du directeur général, qui doit surveiller et rendre compte de l’ensemble du budget. Comme le raconte Jacques-Bernard Dupont :

« Pour Noël 1964, nous avions prévu une messe de minuit au phare de Cordouan, ce phare du XVII^e siècle qui est en pleine mer à l’embouchure de la Gironde. Le matin du départ, l’équipe technique demande une prime supplémentaire. C’est venu à moi tout de suite : dès qu’il y avait une prime supplémentaire, c’était hors budget, donc Directeur général »6.

10Hors budget, donc Directeur général, ce mécanisme vaut pour toute la période.

11Aux côtés du directeur général est prévu dans l’ordonnance de 1959 un directeur général adjoint (il y en aura plusieurs après 1964). Si le directeur général est en position d’arbitrage, et joue « un rôle essentiel dans la répartition des moyens »7, son adjoint est en première ligne par rapport au personnel. Il est frappant que le premier souvenir de deux directeurs généraux adjoints soit un conflit et une rencontre syndicale, qui les a immédiatement, selon l’expression de l’un d’eux, « jeté dans le bain ». Nous avons cité Raoul Ergman (cf. chapitre précédent). Quand à Jacques-Bernard Dupont, ne connaissant rien de la télévision, il doit s’occuper à son arrivée d’un conflit avec les monteurs. Dans ce dialogue permanent avec les syndicats, les directeurs de l’administration et du personnel sont aux côtés du directeur général adjoint : mais eux sont des « cadres maison », qui ne sont pas nommés en Conseil des ministres et font une longue carrière à la RTF Les directeurs généraux et leurs adjoints sont tous des hauts fonctionnaires. Ils ont été directeurs de cabinet sous la IV^e République. Les trois directeurs généraux ont été ou seront conseillers d’État. Un peu plus jeunes, les trois directeurs généraux adjoints sont passés par l’École nationale d’administration à la Libération. Connaissent-ils le monde du spectacle et de la presse ? Si Christian Chavanon a été président directeur général de la Société nationale des entreprises de presse en 1953-55, les autres dirigeants n’ont pas eu de telles expériences.

12Raymond Janot a d’abord été auditeur au Conseil d’État, secrétaire général de ce même Conseil (56-59). C’est un proche du Général dont il a été conseiller technique pendant deux ans (1958-59) avant d’être nommé secrétaire général de la Communauté jusqu’à sa nomination à la RTF où il vient plus pour ses capacités de technicien (il s’agit de mettre en place le statut qui vient d’être octroyé) que d’homme de presse ou de spectacle. Lors de sa nomination, il déclare ingénument à la presse :

« À la radio et à la TV je ne connais rien de plus que tout le monde, peut-être un peu moins, car mes fonctions récentes m’occupaient de huit heures du matin à huit heures du soir. Je n’ai pas de poste de télévision chez moi et, si je la vois assez souvent chez mes parents, je ne me reconnais pas encore le droit d’émettre un jugement sur ses programmes »8.

13Quant à Robert Bordaz, il est conseiller économique à l’ambassade de France à Moscou et auteur d’un livre sur l’économie de l’URSS. Mais comme tant d’autres il témoignera d’un intérêt pour la télévision très au-delà de ce que laissaient prévoir ses compétences d’origine.

14Le changement graduel de l’origine professionnelle, l’importance prise par les énarques ne concernent pas seulement les plus hauts niveaux, mais aussi les conseillers techniques, les directeurs de cabinet du ministre de l’Information ou du directeur général. Ainsi d’André François, entré comme conseiller technique au cabinet de Robert Bordaz en 1962, futur directeur de la télévision en 1968 : il est sorti de l’ENA en 1954 et devenu inspecteur général de l’administration avant d’entrer à la RTF. Plus tôt, venus de l’intérieur de la maison, M. Rasario avec lequel il prépare le statut de 1960, et Jean Izard, qui travaille aussi au département du personnel, sont aussi des énarques. Mais, énarques venus de la RTF, ils sont plus proches de l’esprit maison que les directeurs généraux venus de cabinets ministériels.

15Les représentants syndicaux les plus proches de la direction perçoivent cette évolution lors des négociations pour le statut des personnels de 1960 : « C’est la première fois qu’on voyait des énarques », dit une des déléguées de la CGT9. Claude Durieux juge ainsi l’action de Christian Chavanon :

« Dès son arrivée à la RTF…, il avait déployé de multiples efforts pour tenter de remettre de l’ordre dans l’établissement. Il s’était entouré d’une équipe de jeunes “hauts fonctionnaires” dynamiques […]. En dix-huit mois, M. Chavanon et son brain-trust mirent sur pied de nombreuses réformes »10.

16Pour la première fois, entre les parlementaires d’une part, les techniciens et les réalisateurs d’autre part, les administrateurs représentent une force d’initiative collective, qui bouleversent les règles du jeu très « fonction publique » auxquelles leurs prédécesseurs étaient habitués.

17S’ils ne connaissent pas la télévision ou la presse, les dirigeants sont, comme antérieurement, nommés en fonction de relations avec tel membre du gouvernement : Raymond Bordaz arrive « par » Michel Debré, alors Premier ministre, Jacques-Bernard Dupont « par » Alain Peyrefitte, ministre de l’Information. Raymond Janot a été conseiller au cabinet du général de Gaulle en 1958-59. Le changement par rapport aux dirigeants antérieurs, amorcé dès l’arrivée de Gabriel Delaunay, est double. Les dirigeants de la télévision sous la IV^e République venaient de la presse, et, si ce n’était pas le cas, ils commençaient tôt une carrière durable au sein de la radiotélévision. Pour beaucoup des nouveaux venus, la radiotélévision sera un passage de deux ou trois années ou mieux, une étape dans une carrière de hauts fonctionnaires, même si l’attachement des dirigeants à leur tâche sera vif : ils chercheront à y retourner après leur départ, ils écriront des ouvrages, prendront position par des articles à l’occasion des grandes réformes11.

18Les dirigeants de l’époque 1958-64 se caractérisent aussi par une volonté de dialogue. Ils prolongent la tradition de la IV^e République, où Wladimir Porché et ses adjoints avaient été très soucieux des exigences du personnel, ce qui n’excluait pas de nombreux conflits. Bien que le statut les mette sous l’autorité du ministre de l’Information, ils ne sont pas que des exécutants, bien au contraire. Ils partagent avec les personnels un souci de culture, une volonté de développer la télévision comme un art original. Ce qui les rapproche en particulier de la tendance syndicale représentée par la CGT.

19Cette considération pour les personnels est par exemple manifeste dans la conférence de presse de Christian Chavanon du 20 mars 1959, qui commente une récente grève dans des termes difficilement imaginables six ou huit ans plus tard :

« Je déplore profondément la grève qui a éclaté aujourd’hui ; je la crois navrante et peut-être catastrophique. Mais il faut reconnaître, eu égard aux promesses faites depuis si longtemps par les autorités gouvernementales, depuis quatre ou cinq ans au moins, aux catégories de personnel en cause, qu’on peut se mettre à la place de chacun de ces agents et comprendre, excuser, expliquer leurs réactions »12.

20Ce dialogue n’empêche pas les problèmes de personnel d’entraver le fonctionnement quotidien de la RTF. Les témoins évoquent aussi la fréquence de grèves « assommantes ». Du côté syndical, ce sentiment paradoxal est aussi présent : « En ce qui concerne les statuts et le personnel, l’anarchie continue de sévir. Et pourtant c’est un fait qu’il n’y avait jamais eu autant de contacts entre la Direction de l’établissement et les syndicats que depuis que nous avons un statut », dit le responsable de la branche technique du SNRT en 196313.

21Dans ces premières années, les nouveaux dirigeants ont d’autres urgences que les programmes. D’abord, en 1960-62, la crise algérienne :

« Cette affaire a été constamment au centre des préoccupations […]. L’apogée a été évidemment le week-end du putsch des généraux […]. [NDA : samedi 22 avril 1961] […]. Dans la nuit de samedi à dimanche, j’étais avec Raymond Janot et nous avons reçu vingt cinq coups de téléphone à la fois contradictoires et affolés de tous les cabinets ».14

22En dehors de ces moments d’inquiétude, l’affaire algérienne contribue à politiser quotidiennement le climat au sein de la RTF et à faire jouer de plus en plus souvent les arbitrages ministériels.

23Ainsi, le 6 septembre 1960 est publié le « Manifeste des 121 », 121 intellectuels qui prennent position en faveur de l’insoumission pour les appelés qui doivent servir en Algérie. Dès le 7 octobre, au comité des programmes de télévision15, Marcel Lherbier annonce que la diffusion de l’Orphée de Jean Cocteau où jouait Roger Blin, signataire du manifeste, a posé un problème au ministre de l’Information, Louis Terrenoire, qui lui confirme dans un entretien que de tels cas doivent être arbitrés au niveau ministériel. En janvier 1961, c’est « l’affaire Chalais » : on refuse à François Chalais la diffusion d’un reportage sur Simone Signoret, signataire du manifeste, dans Cinépanorama . Suit une campagne de presse contre la censure. Raymond Janot, qui soupçonne François Chalais d’en être l’instigateur lui refuse toute collaboration postérieure à la RTF puis limite cette interdiction à l’émission Cinépanorama16.

24Cependant, les conséquences pratiques du bannissement de l’antenne pour les 121 s’atténuent assez vite. L’évolution de l’affaire algérienne pousse les relations entre dirigeants et personnels dans une autre direction. Après l’établissement du général de Gaulle au pouvoir, les personnels se trouvent proches des dirigeants lorsque le régime est menacé sur sa droite. Lors du week-end du putsch des généraux, le directeur général adjoint se rend à la télévision :

« Je suis allé à Cognacq-Jay et il s’est passé un phénomène assez singulier. Tout ce qui dans le personnel représentait des opinions de gauche voire communistes se trouvait proche du gouvernement. L’espèce de contrôle de l’information était en réalité un consensus puisque je n’avais pas à dire : on ne va pas laisser Salan prendre le pouvoir, ils le pensaient autant que moi »17.

25L’Algérie mobilise les préoccupations, politise encore un peu plus les relations, renforce la fonction d’autorité du directeur général. Elle accélère ainsi des processus dont les causes profondes sont ailleurs (cf. chapitre 1). Elle ne fait cependant pas oublier les problèmes habituels de la RTF qu’il devient plus urgent que jamais de résoudre. C’est pourquoi la compétence technique est devenue un critère clef de nomination. Aux difficultés juridiques et humaines s’ajoute le caractère indocile de personnels qu’on considère d’un assez mauvais œil, avec un sentiment d’étrangeté. Le conseiller de Michel Debré qui contacte Robert Bordaz à son retour de Moscou pour le poste de directeur général ne lui lâche-t-il pas : « Vous vous êtes débrouillé avec les Russes, vous vous débrouillerez sans doute à la tête de l’établissement »18.

26Enfin, la stabilité des gouvernants rend extrêmement fragile la position politique des dirigeants. Il suffit d’un incident sur le contenu d’un programme, d’un geste, pour que leur loyauté politique, jugée essentielle en ces temps d’établissement d’un régime, soit mise en cause. Alors les ministres de l’Information et leurs directeurs de cabinet rivalisent de zèle, et la démission n’est pas loin. Raoul Ergman en fait l’expérience : venu « par » Roger Frey, il voit arriver le 24 août 1961 un nouveau ministre de l’Information, Christian de la Malène, de tempérament plus autoritaire. En janvier 1962, Jean Nocher, chroniqueur à la radio, fait un éditorial où il met « assez violemment en cause Claudius-Petit, qui demande à Raoul Ergman, jadis son directeur de cabinet sous la IV^e République, le texte de l’éditorial. Raoul Ergman lui envoie le texte de l’éditorial, dans une lettre qui félicite Claudius-Petit pour son intervention à la chambre sur les massacres d’Algériens commis à Paris le 17 octobre 1961. La lettre s’ouvre sur un « monsieur le ministre », comme il sied lorsque l’on s’adresse à un ancien ministre. Raoul Ergman va être, selon ses propres termes, « victime de son formalisme »19. La secrétaire expédie la lettre au ministre… de l’Information.

27Le 30 janvier, Raoul Ergman est convoqué par Christian de la Malène qui considère que l’auteur d’une telle lettre s’est désolidarisé du gouvernement. Le nouveau ministre de l’Information est persuadé que la lettre était destinée à Gaston Defferre. Le directeur général adjoint doit quitter son poste, entraînant dans sa chute Raymond Janot qui se solidarise avec son adjoint, ne démentant pas sa réputation de rigueur morale. Peu avant le départ du gouvernement Debré, se trouve ainsi nommé le tandem Bordaz-Guillon : Robert Bordaz a été nommé avec l’accord du futur Premier ministre, Georges Pompidou20.

3. SOCIOLOGIE DES PERSONNELS STATUTAIRES : FACE-A-FACE, LA PRODUCTION ET LA TECHNIQUE

28De 1960 à 1964, les personnels statutaires de la RTF connaissent une croissance modérée, de 7 500 à 10 100 personnes (ces chiffres excluent les journalistes et occasionnels). Jusqu’en 1964 et même jusqu’en 1968, la répartition fonctionnelle est à peu près la même. En 1960, 57 % de techniciens, 8 % d’artistiques, 35 % d’administratifs. En 1964, 55 % de techniciens, 11 % d’artistiques, 34 % d’administratifs. La légère croissance des artistiques correspond à une croissance de la production télévisée21. Contrairement à une légende tenace, la part des personnels administratifs, importante depuis les débuts, ne progresse pas. La profession administrative, très féminisée, a du mal à se faire entendre dans la période ici traitée. Les deux autres tendances sont très actives.

29Les techniciens d’abord : on entend ici les techniciens dits « d’exploitation » ou de « radioélectricité », qui travaillent en vidéo (contrôle du signal) dans les studios ou à l’extérieur, qui s’occupent de la diffusion sur l’énorme réseau qui maille le territoire, ou qui s’affairent à faire fonctionner les magnétoscopes arrivés en 1960. Ils constituent la masse des effectifs permanents, ce qui contribue à expliquer le rapport de force syndical. Pour la plupart ils entrent très jeunes à la RTF et y font toute leur carrière. Trait plus important encore, la RTF les forme : il n’y a pas de formation spécifique à ces métiers. Entrés souvent sans diplômes, ils commencent au sein de ORTF par un stage d’au moins six mois, et ils en feront souvent d’autres. Ils sont dépendants de la télévision à tout point de vue, et notamment des évolutions techniques qui conditionnent directement les tâches.

30Dans les années 1960, cette situation les privilégie. En période de fort développement de la télévision, protégés par le statut, les techniciens se trouvent également isolés « par rapport aux règles de gestion administrative du personnel », car le progrès technique leur « confère […] des possibilités exceptionnelles de mobilité »22.

31Les techniciens sont également isolés par la structure même de l’office, fonctionnelle elle aussi : ils sont tous gérés par la direction des services techniques. Au sommet de ce que plusieurs des dirigeants ont appelé la « pyramide » des services techniques figurent les ingénieurs et les ingénieurs en chef, qui mettent à disposition les moyens nécessaires aux services artistiques. Si des tendances centrifuges existent, ce type d’organisation n’est pas sérieusement menacé jusqu’à la fin des années 1960.

32Tout dans cet univers professionnel hiérarchisé, fortement masculin, oppose les techniciens aux professions artistiques. Par « artistiques », nous entendons les personnels inclus dans le statut et chargés de tâches dites suivant les époques « technico-artistiques » ou « de production » : les monteurs, les scriptes, les assistants réalisateurs, les opérateurs, etc. Ils s’opposent aux techniciens d’abord par leur recrutement et leur origine sociale. Alors que les techniciens les plus gradés entrent à la RTF avec un baccalauréat, ont des parents ouvriers, employés ou techniciens, les personnels de production ont pu faire deux ou trois années d’études supérieures, ils appartiennent souvent à la petite et moyenne bourgeoisie.

33Jusqu’à ce que des techniciens cherchent à les concurrencer, ils viennent presque tous du cinéma : de l’École de la rue de Vaugirard, ou de l’IDHEC Même si la vidéo a gagné ses lettres de noblesse, le support noble reste le film. Ils pensent la télévision par rapport au cinéma, constamment. Beaucoup y entrent en 1962-1965, quand la RTF développe un important secteur film (cf. chapitre 5). C’est l’époque où viennent beaucoup de directeurs de la photographie qui négocient leur entrée dans de bonnes conditions, avec un protocole spécifique.

34Leurs rapports avec le cinéma ne sont pas idylliques : les gens de télévision souffrent d’un mépris qui ne se démentira pas, et auquel s’ajoutera la jalousie. Ainsi ce témoignage d’un directeur de la photographie, entré définitivement à la télévision vers 1960 :

« Nous avons été rejetés du cinéma. On nous considérait comme des ringards. Il m’est arrivé de rentrer chez moi en pleurant tellement j’étais assailli par les copains du cinéma. Ensuite ça c’est transformé en jalousie parce qu’on était des protégés et qu’on leur fermait la porte »23.

35La crise du cinéma et la croissance de la télévision poussent beaucoup de gens formés pour le cinéma vers un petit écran qu’ils voudraient proche du grand.

36Les directeurs de la photographie s’expriment à plusieurs reprises dans les Cahiers de la Télévision (1960-1963), où ils doivent défendre la télévision contre les attaques du cinéma. À un article cinglant de Jean-Pierre Melville (« Ce que je pense de la télévision ») qui déclarait l’infériorité définitive de la télévision, Jacques Lemare, directeur photo de la télévision, riposte :

« Le lecteur qui approuve l’article de Melville ne trouvera aucun intérêt à ce que je peux écrire, étant donné que je lui tiendrai non le langage d’un artiste s’abandonnant à la masturbation intellectuelle, mais d’un bon artisan qui aime bien son « boulot » et qui essaye de le faire le mieux possible »24.

37Dans ses lignes on est tenté de lire une fracture sociale, entre le « nouveau » cinéma des années 1960, au fond plus intellectuel et parisien (des « fils à papa », pourra dire Marcel Bluwal), et les personnels de production de la télévision, d’origine plus modeste, qui opposent à ce cinéma le souci du public et le soin de l’outil.

38Les personnels de production s’opposent constamment aux techniciens, ingénieurs compris. Les reproches ont déjà été entendus : le technicien est ignorant des nécessités de l’artistique, rivé à son écran de contrôle. Réponse du berger à la bergère : le créateur demande l’impossible ou, pire encore, montre son ignorance complète des outils. « Artistiques et techniques » sont pourtant condamnés à vivre et à produire ensemble, et si collectivement les malentendus sont vifs, des relations étroites peuvent se nouer au sein de l’équipe de production. Hors la production des programmes, les conflits sont particulièrement aigus lorsqu’il s’agit de définir les tâches et la hiérarchie des fonctions : c’est la mission des syndicats, eux-mêmes en constante réorganisation du fait des évolutions statutaires et professionnelles.

4. LA MONTÉE EN PUISSANCE DES SYNDICATS

39C’est en ordre dispersé que les syndicats de la RTF, au nombre de neuf, avaient abordé les négociations pour le statut de 1960. Après le décret sur le statut des personnels, les tendances au rapprochement se multiplient, et aboutissent en trois ans (1960-1962) à la constitution des deux grands pôles du syndicalisme de l’ORTF, qui ne changeront plus jusqu’en 1974, reflétant les deux populations que nous venons d’étudier : d’un côté le SNRT, Syndicat national de la radio et de la télévision, rattaché à la CGT, de l’autre la Fédération des syndicats unifiés, FSU, autonome, dont le noyau dur est composé du SUT, le Syndicat unifié des techniciens. La FSU regroupe aussi deux autres syndicats créés au début des années 1960, en partie pour échapper aux accusations de corporatismes. Il s’agit du Syndicat unifié des personnels artistiques et du Syndicat unifié des administratifs : ce dernier, sous la direction de Jean Favre, réalise assez vite des scores honorables dans un milieu qui souffre d’une médiocre considération à la RTF.

40Pourquoi une telle évolution ? La première explication est fournie par le statut lui-même. Antérieurement, le SUT n’avait pas jugé bon de susciter la création d’une fédération. La CGT était divisée en trois syndicats : le Syndicat national des personnels techniques et administratifs, composé de fonctionnaires, et deux syndicats pour les personnels artistiques, tous au cachet avant 1960, le Syndicat national du spectacle télévisé (fondé en 1954 avec Violette Frank comme secrétaire générale), et le Syndicat national du spectacle radiodiffusé. Les fonctionnaires étaient également regroupés au sein de syndicats FO et autonome, plus petits. Après l’ordonnance de février 1959, les syndicats perçoivent que la direction va être consolidée. « La promulgation de l’ordonnance du 4 février », juge la commission exécutive du SUT le 15 avril, entraînera « d’une part l’accroissement des tâches syndicales en nombre et en diversité, et d’autre part, un sérieux renforcement de l’autorité de la Direction ». De fait, le statut d’établissement public autonome, et le statut des personnels, renforcent la singularité juridique de la RTF, lui donnent des instances originales (commissions paritaires), et unifie dans un statut théoriquement unique un personnel jusque-là régi par une mosaïque de textes.

41À l’extérieur de la RTF, l’évolution syndicale de l’époque pousse dans la même direction : la coupure de la Libération a laissé des cicatrices. Le thème de l’unité syndicale est très en vogue, qu’essaient de promouvoir les syndicats confédérés et autonomes. Cette volonté d’unité s’est traduite deux ans plus tôt par un texte qui eut un grand retentissement dans les milieux syndicaux, le manifeste du PUMSUD, « Pour un mouvement syndical unifié et démocratique », signé le 17 janvier 1958. Un des signataires, Pierre Simonetti, le fait reproduire dans la Revue de la FSU de mars 1965. Madeleine Kahn, la secrétaire générale du syndicat autonome de la RTF était également parmi les signataires. Ce syndicat autonome, syndicat de fonctionnaires réduit à la portion congrue, s’aligne vite sur les positions de la FSU avec laquelle il fait liste commune aux élections pour les conseils paritaires de 1963 et 1966.

42Avec moins d’effectifs, la CGT peut se targuer d’une plus grande diversité professionnelle. Mais elle est plus lente à s’organiser, car elle n’a pas de noyau dur comme les techniciens. Entre les trois syndicats CGT de 1959, il y a quelques différences de conceptions. La création, laborieuse, du nouveau syndicat (le SNRT, Syndicat national de radiodiffusion et de télévision) est officielle en janvier 1961. Il a fallu l’arbitrage du secrétaire de la confédération, Benoît Frachon, « entre les partisans de la fonction publique et ceux qui souhaitaient évoluer vers un statut artistique » pour que la fusion soit réalisée25.

43Le syndicat a le plus grand mal a fonctionner. Les métiers se retrouvent dans des sections professionnelles très nombreuses, « tellement nombreuses d’ailleurs que personne n’a eu le courage de les dénombrer. Les sections ont fonctionné comme de petits syndicats préoccupés de défendre les intérêts de leurs professions sans se soucier de l’intérêt général » (rapport interne SNRT du 21.11.64). Mais les sections ne sont pas égales entre elles : dans les réunions communes, « les ténors de l’époque, les musiciens, les réalisateurs surtout »26, monopolisent la parole et mettent leurs problèmes en avant.

44Bref, chaque syndicat fait son chemin vers l’unité, mais l’opposition entre le SUT et le SNRT reste fondamentale. Opposition de positions syndicales, de groupes professionnels, elle se traduit aussi par des différences d’organisation et de « style ». Le SUT diffère ainsi de la CGT par des taux d’adhésion certainement plus élevés. Mais l’adhésion a souvent un caractère très formel. Le jeune technicien arrive à la RTF sur un terrain déjà très syndiqué. Dans certains secteurs des pressions s’exercent, notamment dans les centres de diffusion, et au « nodal » de Cognacq-Jay, le centre où transitent toutes les modulations : il sera longtemps une place forte « sutiste ». L’adhésion est donc plus paresseuse, la coupure entre le « club » des dirigeants du syndicat et la masse des adhérents plus forte qu’à la CGT. Même s’ils adoptent un langage ouvriériste à l’occasion, les dirigeants du SUT sont de toutes couleurs politiques, y compris très conservatrices. Les techniciens auront toujours deux raisons de soupçonner la CGT : elle représenterait à la fois les intérêts du cinéma et ceux du parti communiste au sein de la télévision.

45Aux tables des négociations, on voit apparaître les leaders. En 1960, la secrétaire générale du SNRT est Violette Frank, fondatrice du syndicat. Son amour pour la télévision est sans failles. Elle est à l’origine de la création de la cinémathèque de la télévision dans les années 1950, alors que les soucis du passé et de la conservation étaient inexistants. Redoutable travailleuse, d’un tempérament dur, exigeant, elle sera qualifiée de façon admirative ou sévère. « Je n’avais pas de mauvais rapports avec elle. […] Elle était très autoritaire, mais elle gérait très bien son affaire. Dans les réunions avec les syndicats elle m’amusait énormément. Elle représentait la CGT « dure », et je l’appelais la Passionaria », dit un dirigeant des années 1960, proche des personnels, et qui évoque, comme tant d’autres, les leaders syndicaux avec des souvenirs d’une certaine complicité27. « Stalinienne, orthodoxe », disent les « anarcho-syndicalistes » du syndicat, que nous verrons plus loin entrer en scène. Elle défend aussi la présence des réalisateurs et leur rôle dans le syndicat, alors que leurs préoccupations apparaissent déjà différentes de celles des autres professionnels.

46Du côté de la FSU, Pierre Simonetti est secrétaire général du syndicat pendant toute notre période – et jusqu’en 1974. Le chef du personnel en fait un portrait plutôt sympathique :

« C’était au fond un personnage assez attachant. Peut-être est-il curieux d’entendre cela dans la bouche d’une des personnes qu’il a le plus fait souffrir à l’ORTF […]. Au départ [NDA : dans les années 1950] il était PRR (fonction technique de base) dans un milieu de fonctionnaires assez FO, SFIO Il a vite compris que ce monde était un peu fossilisé. Corse, petit, brun, râblé, il avait un don de tribun exceptionnel, avec un sens des formules qui faisaient mouche »28.

47Habile négociateur, Pierre Simonetti est aussi un personnage quelque peu opaque, auquel on reprochera les ombres de sa politique, son goût de la manœuvre et de la surenchère. Mais il s’organise très tôt une puissance qui fait peur à la direction – et lui donne peut-être le vertige : « Je l’ai entendu dire : je peux à tout moment tout arrêter, tout paralyser »29, raconte l’ancien chef du personnel.

5. THÈMES DE CONFLIT

48Du statut nous connaissons le contenu formel : instances paritaires de négociations, organisation fonctionnelle des métiers. L’obtention a été difficile, mais le texte satisfait les syndicats. Rétrospectivement, le jugement est sans ambages : « Le statut de 1960, c’était une petite merveille. Depuis il n’y a eu que des régressions »30. Le souci des rédacteurs est clair. Ils doivent élaborer un statut fonctionnel, avec une précarité de l’emploi, mais aussi convaincre les personnels de « sortir » de la fonction publique, et de son « confort douillet ». Il faut donc « mettre le paquet »31.

49Les instances paritaires de consultations n’y peuvent suffire. L’argument majeur, ce sont les augmentations de salaire très sensibles : de 25 à 40 % selon les professions. Cette hausse a plusieurs conséquences : la RTF ne connaît plus de difficultés de recrutement. Mais aussi, la marge de manœuvre des négociations pour les dirigeants va être réduite, car les personnels n’accepteront pas de revenir sur des avantages acquis. D’autant plus que les privilèges matériels s’accompagnent d’un sentiment de fragilité, de menace, et de luttes continuelles contre des remises en cause.

50La mise en place donne déjà lieu à des négociations extrêmement difficiles. Des commissions bipartites négocient par cas individuel souvent, au lieu de négociations globales par catégorie qu’avait envisagées la Direction de la RTF On imagine l’ampleur du labeur :

« Il y avait des cas pivots qui en réglaient cinquante à la fois. Au total on a siégé deux ans. Parfois on siégeait jusqu’à deux heures du matin cinq fois par semaine. Pendant qu’on siégeait, il y a eu huit cent cinquante nouveaux recrutements, et il a fallu siéger à nouveau… »32.

51Les désaccords sont nombreux, y compris entre syndicats. Un exemple :

« Les techniciens étaient farouchement opposés à ce que les scriptes soient placées au même niveau que les assistants-réalisateurs. Ils ont même menacé de faire grève »33.

52À nouveau les deux légitimités s’affrontent. Le blocage sur la fonction de scripte, à la fois totalement féminine, cinématographique et cégétiste, est révélateur. Tous les témoins l’évoquent, car « il a failli faire capoter le statut »34.

53Les difficultés contribuent à renforcer les hésitations des fonctionnaires à « faire le plongeon »35 vers ce qu’on imagine les risques du « privé ». Initialement fixé à septembre 1960, le délai d’option sera reporté au 14 septembre. À cette date, 1 500 personnes choisissent de rester fonctionnaires, contre 10 600 qui « entrent » dans le statut. C’est plus de fonctionnaires qu’on ne souhaitait. Pour beaucoup des personnels de condition modeste, souvent assez âgés : ceux qui ont le plus à craindre, et qui regretteront leur choix. En outre, les compromis entre syndicats ne vont pas sans promesses et sans évocations de révisions à venir, à la charge du directeur suivant. Tout le statut est d’emblée installé dans le provisoire. Et les exceptions sont légion, à commencer par les personnels de production qui réclament un traitement particulier.

54La rivalité entre techniciens et artistiques, traduite sur le plan syndical en SUT-SNRT, est évidemment la plus vive pour les fonctions charnières, « technicoartistiques » ou « de production ». Il s’agit des réalisateurs et assistants, opérateurs de prise de vue (ou cameramen), directeurs de la photographie, musiciens « metteurs en onde », etc. Les personnels venus du cinéma se trouvent concurrencés par les techniciens, notamment dès qu’on touche à la production vidéo. Or, en ce début des années 1960, le direct est roi à la télévision. Venu du cinéma, le réalisateur travaille dans un studio avec des équipes de direct très lourdes (il y a un technicien chargé du contrôle par caméra) placées sous la direction d’un chef des équipements vidéo. Aux côtés du réalisateur, figurent l’assistant-réalisateur, la scripte (qui joue en direct un rôle fondamental), puis, dernier venu sur le plateau de la vidéo, le directeur photo. Les cameramen viennent à la fois de la vidéo et du cinéma. Le film se développant sérieusement depuis la fin des années 1950, c’est tout l’éventail des fonctions du cinéma qui va être représenté, y compris les monteurs.

55Pour beaucoup de ces métiers, surtout les monteurs et les directeurs de la photographie, l’accès à la fonction est l’occasion de rivalités entre les techniciens vidéo, souvent premiers venus dans les années 1950, et les personnels formés pour le cinéma. Ces derniers prennent généralement l’avantage, non sans incidents. Ainsi le statut des directeurs de la photographie fait l’objet d’un « protocole » particulier, en mars 1963, après arbitrage de la direction et expertise du service de la recherche.

56Tout à leur conflit, les gens de la technique et de la production oublient les professions subalternes. Pourtant les ouvriers sont en pleine effervescence. Dans les années 1960 leurs effectifs croissent continûment, à la mesure de la production télévisée, car pour déplacer, transporter, manipuler ces lourds matériels, il faut beaucoup de bras.

57Lors de l’intégration dans le statut de 1960, les ouvriers sont – relativement – mal représentés : parce qu’ils ne sont pas encore très nombreux, et peu organisés au niveau syndical. Nous connaissons bien le cas des chauffeurs, grâce au témoignage de Marcel Huart, futur membre de la Haute Autorité en 198236. Entré à la RTF en 1954 sur un contrat ONU, devenu fonctionnaire un peu plus tard, membre du syndicat CGT des fonctionnaires, il est contacté en 1960 par des chauffeurs du garage central d’Issy-Les-Moulineaux pour les représenter au sein des commissions de classement. Ancien résistant, connu pour son esprit d’initiative, il révèle très vite des qualités de leader qui ne craint pas la négociation difficile ou l’assemblée générale houleuse. Il ironise volontiers sur les intellectuels qui ont besoin d’heures de discussion avant d’agir. Il est élu délégué par les chauffeurs, mais le syndicat CGT a déjà désigné un représentant et s’oppose à la présence de Marcel Huart dans les commissions. Celui-ci lutte pour se faire entendre : il est vrai qu’il a le désavantage de n’être pas un « orthodoxe », il se dit plutôt « anarchosyndicaliste »37. Il est politiquement proche d’un autre syndicat CGT qui vient de se constituer, le Syndicat du spectacle radio.

58Menés par Marcel Huart, les chauffeurs lancent un ordre de grève tournante à l’automne 1962. Le mouvement atteint l’ensemble du personnel ouvrier, qui trouve un nouveau motif d’insatisfaction dans l’utilisation croissante d’occasionnels aux studios nouvellement loués de Joinville et de Francœur. Enfin, au printemps 1963, d’autres « petites catégories », surtout les administratifs, se joignent à leurs mouvements, car classés aux mêmes niveaux, ils bénéficient des succès des ouvriers. Les moins payés des techniciens sont venus aussi : sans distinction d’appartenance syndicale, l’unité à la base se fait entre certaines sections du SUT et de la CGT.

59Le point le plus lourd de conséquences, celui qui déchaîne le plus de passions chez les personnels dans le nouveau statut de 1960, est le monopole de production. Sur ce monopole, tous les syndicats étaient d’accord. Il est donc inscrit dans l’article 3 du décret du 4 février 1960 :

« L’établissement fait appel exclusivement à ses personnels pour la conception, la production, la réalisation et la diffusion des émissions sonores ou visuelles à l’exception de celles provenant des radiodiffusions étrangères dans le cadre d’échanges internationaux ».

60Première question : l’interprétation des termes. Pour la direction, le terme de production renvoie d’abord à la responsabilité juridique de l’émission. Dans ces termes, la RTF et l’ORTF ont toujours veillé à l’application du monopole de production ; la doctrine était claire : il n’y a qu’un producteur, c’est l’établissement.

61Quant à la conception, elle peut renvoyer à celui qui a « l’idée de l’œuvre ». Ces concepteurs s’appellent aussi producteurs à la télévision (au sens ou Armand Jammot est producteur des émissions dont il a conçu le dispositif). Dans ce sens-là, on sait que dès les origines la télévision a fait appel à des producteurs extérieurs, privés, qui ont eu quelque mal à faire reconnaître leurs droits : car les concepteurs se sentaient légalement responsables de l’émission, ce que l’établissement leur déniait.

62Ces débats sur la production comme responsabilité ou conception n’intéressent pas cependant la masse des personnels et les grands syndicats. Pour eux, le terme important est la « production » en tant qu’ensemble des opérations matérielles nécessaires à la fabrication de l’émission. C’est là que le problème du recours à des personnels extérieurs se pose vraiment. L’article doit alors se lire comme suit : l’établissement fait appel à ses personnels permanents pour fabriquer ses émissions. Tel, il n’a jamais été appliqué, et n’était d’ailleurs pas applicable. Pour certaines fonctions, le recours à des personnels extérieurs, occasionnels était de règle : il n’y avait pas d’auteurs maison par exemple (on reviendra sur les raisons de cet état de fait).

63Aux désaccords entre syndicats et direction se superposent les inévitables méfiances syndicales, malgré l’accord sur le principe. Ses liens sociaux et syndicaux avec le cinéma obligent la CGT à tempérer les rigueurs monopolistes du SUT. C’est en liaison avec la Fédération du spectacle CGT que le SNRT cherche à contrôler l’application du monopole. Un rapport de cette fédération (avril 1962), élaboré conjointement par le Syndicat français des acteurs, les syndicats du cinéma et le SNRT souligne la nécessité de trouver une solution qui assure « le maintien en moyens de production et en personnel pour le cinéma national ». Ce rapport approuve la notion de quotas, utilisée aussi par la direction. Sur 100 % de programmes diffusés, 75 % seraient des programmes français (achetés ou produits de façon interne par la RTF), 5 % maximum seraient achetés à l’étranger, et 20 % seraient demandés à la production « française indépendante », c’est-à-dire au secteur privé. Aucune proposition explicite ne sera formulée par la CGT, mais les signes de tiraillements sont là. Quant au quota de 75 %, il sera approximativement respecté pendant les années 1960, mais à l’initiative des dirigeants (cf. chapitre 8).

64Les élections des conseils paritaires n’ont lieu qu’en mai 1963, avec un fort taux de participation, de l’ordre de 60 %. Elles permettent de mesurer un rapport de forces qui n’évoluera plus jusque vers 1968. La FSU recueille 57 % des suffrages, le SNRT 29 %, la CFTC un non négligeable 7 %. Le petit syndicat autonome a fait liste commune avec la FSU. Témoignant de son implantation en milieu ouvrier, le SNRT y réalise des scores plus élevés (35 %). Ces chiffres correspondent à ce que nous pouvons évaluer du nombre d’adhérents. Le SNRT annonce 2 000 adhérents ayant leur carte en janvier 1963 (journal du SNRT). Ceux de la FSU peuvent être évalués au double. À peine mises en place, les commissions paritaires joueront leur rôle en 1963 et 1964, jusqu’à ce que le décret de 1964 les ampute de leur attribution en matière d’avancement et de promotion.

6. 1964 : DE NOUVEAUX DIRIGEANTS

65Le statut n’est pas le seul champ d’action du ministre de l’Information. Il influe aussi sur l’organisation de l’établissement, la politique des programmes, et les rapports avec les personnels, par le biais de dirigeants qu’il nomme ou fait nommer. Commençons par la rumeur : colonisant la télévision au-delà de l’information, « la bande à Peyrefitte » envahit la RTF-ORTF dans les années 1960, formant « un tout efficace, sinon très cohérent ». « Grâce à l’invisible fil rouge de la complicité amicale, on peut dire qu’Alain Peyrefitte a gouverné l’Office pendant dix ans par personnes interposées »38.

66Que des hommes liés à Alain Peyrefitte aient occupé un nombre impressionnant de postes-clefs à l’ORTF, cela n’est guère douteux. Mais plus qu’un « plan », il y a là d’abord un effet mécanique de la stabilité. Le nouveau ministre de l’Information fait comme tous ses prédécesseurs, il nomme des fidèles : et comme il attache un prix tout particulier aux relations personnelles, il est facile de recenser les liens multiples qui l’unissent à des dirigeants de l’Office.

67Pourtant, ces hommes ne sont pas rassemblés par une vision politique précise de la télévision. En dehors d’une rencontre avec Alain Peyrefitte dans leur passé, ils partagent des opinions politiques conservatrices : ce qui laisse possibles des contradictions et une certaine variété, comme vont le montrer les chapitres qui suivent. Un trait pourtant les rapproche : l’envie de « rétablir l’ordre », de briser les « corporatismes » et les « monopoles syndicaux ». Il ne s’agit plus de séduire pour « faire basculer » hors de la fonction publique, comme en 1960, mais de donner à l’établissement public et commercial la souplesse longtemps espérée. Ce ne sera pas si facile.

68Qui, parmi les nouveaux dirigeants, aura à traiter avec les syndicats ? Et comment sont-ils nommés ? Premier venu, en octobre 1963 : Jacques-Bernard Dupont, qui remplace Jean Guillon au poste de directeur général adjoint. On sait à la RTF qu’il a connu Alain Peyrefitte alors qu’il était au cabinet du ministre des Affaires Étrangères, et le futur ministre de l’Information diplomate39. L’intention d’Alain Peyrefitte est de le nommer à terme directeur général à la place de Robert Bordaz. Un familier de la direction de l’Office déclare qu’il était un homme « d’une très grande modération », et poursuit : « Je ne peux pas dire que les intentions politiques du gouvernement aient trouvé en sa personne un interprète d’une très grande docilité »40, faisant sans doute allusion aux événements de mai 1968. Si les représentants des personnels de production le décrivent comme quelqu’un de « très dur », il a plutôt laissé le souvenir d’un gestionnaire rigoureux, direct, attentif aux problèmes de l’établissement.

69Deuxième arrivé, en juillet 1964, André Astoux n’est pas un membre de « la bande ». Son image de marque, dans la presse et auprès du personnel : un fidèle du Général, et un « dur ». Ancien résistant, il a été aux côtés du Général depuis toujours. Avant l’Office, il a passé sept ans chez Simca, où il est devenu directeur commercial, avec la réputation de préférer l’épreuve de force au dialogue avec les personnels. André Astoux a fait le récit des tractations qui ont précédé sa nomination. Ce fidèle du Général est « mal vu par certains » car « il est d’usage de réserver la nomination de hauts fonctionnaires d’autorité aux membres des grands corps de l’État »41. Le Général veut qu’il soit directeur, mais au vu de ses liens personnels avec le chef de l’État, qui « l’empêchent de courir le risque d’échouer », on lui propose le poste de directeur général adjoint. Après une période probatoire, il remplacerait « discrètement » Jacques-Bernard Dupont. Il n’accepte que sur injonction du Général, mais sera toujours en porte-à-faux par rapport à Jacques-Bernard Dupont. Aux côtés d’André Astoux, Jean-Paul Pourcel, un ancien du RPF, est venu de l’administration préfectorale à la direction du personnel de l’Office en 1965 et l’occupera jusqu’en 1969. Georges Riou, administrateur civil, a été conseiller technique (avril-novembre 1962) puis directeur adjoint du cabinet d’Alain Peyrefitte (décembre 1962). Il devient directeur de l’administration générale de l’Office en juillet 1964, alors que Claude Contamine, l’ancien directeur de cabinet d’Alain Peyrefitte, est nommé directeur de la télévision (titre exact : directeur général adjoint, chargé de la télévision). Claude Contamine n’a pas joué un rôle essentiel pour ce qui nous concerne maintenant : les salaires, le règlement du travail. Mais son action sur la production télévisée paraît à l’unisson des interventions des autres dirigeants de l’époque : rompant avec les pratiques antérieures, dans un style autoritaire, elle donne une impression de durcissement.

70Le changement de 1964 tient aussi à la formation des nouveaux dirigeants. Si les énarques se sont déjà manifestés, c’est une véritable cohorte qui arrive en 1964. Les dirigeants précédents, d’origine plus variée, étaient pour beaucoup journalistes, écrivains. Philippe Ragueneau, venu en 1958, était passé par HEC comme Jean d’Arcy. La formation des nouveaux venus est plus homogène, de même que leur style de gouvernement. On s’habitue à la négociation, aux arbitrages, aux cabinets et aux conseillers techniques des énarques. Il va être beaucoup question de l’intendance. Il est vrai qu’elle en a besoin.

7. LE NOUVEAU COURS : LE SERVICE MINIMUM

71Le nouveau cours est apparent lors de la préparation du budget de 1964. Le 8 novembre 1963 le ministre évoque la nécessité de remettre de l’ordre dans l’établissement : dans un premier temps, il est prévu de supprimer 445 emplois avant juillet 1964.

72Une série de tracts contribuent à répandre l’inquiétude dans le personnel en évoquant la récession dans les programmes, le « sacrifice de l’artistique à l’information » en province, les atteintes au monopole. Autant que le fond, c’est la manière qui choque : aucun plan, aucune information ne sont communiqués au personnel. Bien que l’on vienne d’inaugurer la nouvelle Maison de la RTF, quai Kennedy, qui s’avère immédiatement trop petite, l’atmosphère n’est pas aux réjouissances. Des menaces de grève pèsent, même si les syndicats ont pris la précaution de rappeler qu’ils assureraient les fêtes de fin d’année.

73Le conflit éclate en janvier 1964 sur la question du service minimum. La question de la grève dans les services publics est à l’ordre du jour du gouvernement depuis quelque temps. Comme tout le pays, les personnels de la RTF ont observé attentivement la grève des mineurs de février-avril 1963, que le général de Gaulle avait commenté le 19 avril : « L’État n’a pas droit au laisser-aller ». Commentaire traduit législativement par la loi de juillet sur les grèves dans les services publics, qui à vrai dire se contentait d’imposer un préavis de cinq jours et d’interdire les grèves tournantes42.

74Le 23 janvier paraît une note du directeur général sur le service minimum à assurer en matière de radiodiffusion et de télévision. Les instructions viennent du ministre de l’Information. Les anciennes dispositions de 1956 émanaient de la direction des services techniques, et ne concernaient que la radio, mais, selon la note de 1964, « la place croissante de la télévision dans le rôle que la RTF remplit au service du pays conduit à compléter les dispositions antérieurement arrêtées ». Devront être ainsi diffusés non seulement le journal de 20h, mais aussi un programme de films entre 20h30 et 22h30.

75Devant ce qui est reçue comme une déclaration de guerre, SNRT et FSU appellent « l’ensemble du personnel à une journée d’action accompagnée d’un arrêt général du travail pour le 5 février 1964 sur une plate-forme revendicative établie en commun ». Lors de la réunion intersyndicale du 27 janvier, on n’a pas de mal à élaborer un texte dicté par l’urgence. À l’exception des cadres, qui reconnaissent pourtant « partager les préoccupations » des syndicats (lettre de l’Union des cadres, le 3 février), tout le monde s’engage dans la grève. Celle-ci voit fonctionner pour la première fois ce qui sera « une des bases de la télévision » selon le directeur de l’Information, le service minimum. Il est vrai que pour le ministre de l’Information, cette remise en ordre est un préalable au statut qui lui tient à cœur :

« Ça a été un coup de force. Nous avons monté en grand secret avec les ingénieurs un studio sous la Tour Eiffel. Edouard Sablier a fait le journal. Les ingénieurs euxmêmes ont fait marcher les manettes. Tout le personnel de la télévision a été stupéfait. C’était en quelque sorte une émission pirate d’État »43.

76Le journal télévisé est bien suivi d’un film, comme le prévoit la note de la direction Le service minimum est instauré à un moment où le climat est sérieusement dégradé. Ouvrant « le Livre Noir de la télévision française » dans son numéro du 28 mars 1964, Télé 7 Jours observe :

« Le signe extérieur le plus visible du malaise de la RTF, ce sont naturellement les grèves. Filles de la surprise ou d’une longue méditation syndicale, elles paralysent soudain ce grand corps de douze mille membres ; elles aveuglent cinq millions d’écrans ; elle bâillonnent quinze millions de téléspectateurs auxquels on ne reconnaît même pas le droit – eux qui ont payé leur place en s’acquittant de la taxe – de taper du pied en mesure au cri de “Remboursez” ».

77Beaucoup plus virulente est l’attaque du Nouveau Candide du 12 mars 1964, qui provoque la démission de Pierre Dumayet, le producteur de Cinq colonnes à la Une, de la société éditrice. Quelques titres donneront le ton : « Les scandales de la télévision. Minée par la politique, la RTF a son Kremlin [NDA : c’est la cinémathèque de Violette Frank qui est ainsi désignée], sa passionaria et des meneurs célèbres ». « On ne peut renvoyer les inutiles, il y en a plus de quatre mille ». « Les communistes et leurs alliés font la loi au Comité Intersyndical ». La campagne de presse, à laquelle auraient participé certaines personnes haut placées de la RTF, laisse un goût amer.

8. INQUIÉTUDES APRÈS LE STATUT DE 1964

78Plus « libéral », dans les limites que nous connaissons, au niveau de l’établissement, le nouveau statut n’est pas perçu comme tel par les personnels. D’abord, ils ne sont à aucun moment associés à sa préparation : Alain Peyrefitte ne rencontre leurs représentants qu’une seule fois44. Ensuite, après le vote du statut, c’est l’arrivée de nouveaux dirigeants précédés d’une assez mauvaise réputation : des hommes de Peyrefitte, plus « un briseur de grèves », André Astoux. Le contenu du décret de 1964 est pour les personnels une suite de régressions : fin du monopole de production, règles de promotions moins avantageuses.

79Dernière difficulté, ils frappent en vain aux portes de la nouvelle direction. Le SUT a encore des contacts, mais pour le SNRT à partir de février 1964, la porte est close. L’hostilité de la nouvelle direction, et d’abord de la direction de la télévision, aux tendances politiques représentées par la CGT et les personnels « artistiques » n’est pas douteuse. « Contamine s’était présenté ainsi aux syndicats : messieurs, je suis un homme de droite »45 . Les personnels sont comme « assommés », au point qu’on ne réagit pas lorsque Violette Frank, secrétaire générale du SNRT, violemment mise en cause dans l’article du Nouveau Candide est mutée de la cinémathèque au service de la recherche. Une dirigeante syndicale, communiste, est atteinte. La mesure n’est certes pas considérable. Les représentants syndicaux font l’effet d’une autorité qui paraît d’abord soucieuse de se prouver à elle-même qu’elle existe.

80C’est au moment où tout dialogue est refusé, ce qui contribue à créer « une psychose de peur savamment entretenue » (tract syndical), que le personnel trouve le plus à se plaindre. D’abord, la question des salaires n’est pas réglée. Le climat économique du début des années 1960 est à l’inflation, tandis que dans le secteur nationalisé comme privé d’importantes augmentations sont concédées. À l’ORTF, les progressions sont toujours bloquées. Ses salariés participent à l’aspiration générale dans la France de l’époque à un certain confort de vie, à une volonté de se donner « le temps et les moyens de vivre » comme le dit la 3^e conférence nationale de la CGT en mars 1966. Le même mois, un numéro du journal du SNRT est consacré aux heures supplémentaires, auxquelles l’ORTF recourt fréquemment. La notion « d’embourgeoisement de la classe ouvrière » y est critiquée : « Vivre mieux, posséder en 1966 un poste de TV, un réfrigérateur, etc., n’est pas un signe d’embourgeoisement, c’est profiter justement des progrès matériels mis à notre disposition […] ». Privilégiés selon les directions, les professionnels se sentent fondés à revendiquer.

81À la question, somme toute banale, du niveau des salaires s’ajoute la nouvelle politique de la télévision. Alors même que des décisions considérables sont en cours d’application : développement de la deuxième chaîne depuis avril 1964, recherches sur la télévision en couleurs, régionalisation, l’expansion de l’Office paraît figée. C’est la production qui est mise en cause. Pour alimenter un volume de travail sans cesse croissant, les solutions ne sont pas légion. Dans les centres régionaux surtout, se développe une polyvalence incompatible avec le respect du statut. Le recours aux heures supplémentaires et aux occasionnels est de plus en plus fréquent.

82Surtout, l’accroissement de la production n’est possible que par le recours à la production privée. De 1964 à 1967 a lieu un premier essor de la production privée de télévision en France. Production privée signifie à la fois délégation complète de la production d’émissions (cf. chapitre 7), coproductions et enfin prestations techniques. Les dépenses totales des prestations commandées à des sociétés extérieures passent de 0, 9 à 2,7 % des recettes totales de l’établissement46. C’est surtout pour la deuxième chaîne que la direction de la télévision recourt massivement à ces prestations.

83Chez les personnels de production, cette situation déclenche le plus grand malaise. Forts du sentiment de leur compétence, ils se sentent méprisés par une administration toute entière à ses buts à la fois politiques et économiques. C’est un texte de Violette Frank, daté de janvier 1965 et repris dans le journal du SNRT qui résume le mieux l’état d’esprit des personnels de production :

« La Télévision c’est notre métier et pour nous c’est le plus beau de tous. Jour après jour, tous ensemble, avec nos têtes, nos mains, nos cœurs, nous en avons fait ce qu’elle est aujourd’hui. Nous l’aimons et nous ne laisserons pas en faire un sujet de mépris […]. Pour terminer, je voudrais dire qu’il est un mot qui revient souvent dans les motions parues au cours des deux mois écoulés, c’est le mot dignité. J’aime ce mot et j’aime qu’il revienne, en ce moment, sous la plume de nos camarades ».

84De dignité il sera beaucoup question, on le sait, en mai 1968 à l’ORTF.

85Malgré son hégémonie, le SUT est également conduit à reconsidérer ses positions. Un savoir-faire traditionnel qui fait l’orgueil et le pouvoir des techniciens est mis en cause à la fois par l’évolution technique et par les nouveaux modes de gestion. L’automatisation, apparue en 1964, ne cesse de se développer. Une étude rédigée par un ingénieur et reprise dans la revue de la FSU en 1966 la définit comme « la prise en charge par des moyens techniques autonomes d’un ensemble d’opérations accomplies antérieurement par l’homme ». En télévision, l’automatisation concerne le traitement et le contrôle du signal vidéo où les techniciens d’exploitation « devront apprendre à faire confiance à l’électronique et à se détacher progressivement des critères classiques d’appréciation à l’œil et à l’oreille ».

86Mais le domaine privilégié de l’automatisation est la diffusion. Selon Claude Mercier, l’automatisation est une véritable nécessité pour le réseau de liaison par faisceaux hertziens qui est devenu très complexe. En revanche, pour les différents émetteurs, il n’y a pas « véritablement une nécessité technique à les automatiser, mais une nécessité économique » (un tel raisonnement provoque, on l’imagine, quelques grincements de dents de la part des syndicats). Ainsi, le contrôle et la transmission du signal, opérations clefs des débuts de la télévision, se banalisent. D’autant plus que la part du direct dans les programmes diffusés décroît : la diffusion se détache donc de la production. De 41 % en 1960, la part du direct passe à 24 % en 1964, à 20 % en 1968, au profit du film mais aussi du magnétoscope dont la part s’est dès 1961 stabilisée aux alentours de 11 % du programme47.

87Si ces changements bouleversent aussi le syndicat, c’est parce qu’il est au fond moins un syndicat doté d’une organisation autonome qu’un réseau de contacts étroitement dépendant du mode de travail lui même. Le malaise au sein du SUT est tel que la direction du syndicat, recourant (elle aussi !) à l’expertise, commande fin 1967 un rapport sur le problème des orientations syndicales au Laboratoire de sociologie industrielle de Paris. Ce rapport diagnostic montre combien, autant que l’idéologie, l’organisation professionnelle elle-même constituait le syndicat :

« En se moulant sur les conditions particulières des techniciens, [il] a pu atteindre une forte efficacité tout en n’ayant lui-même qu’une structure organisationnelle et une base militante relativement faible. C’étaient les structures-mêmes de l’Office qu’il parvenait en un sens à mobiliser à son profit »48.

9. LE GRAND CONFLIT DE 1966-1967

88Les syndicats sont donc à peu près d’accord sur un catalogue revendicatif élargi, auquel s’ajoutent leurs motifs propres de mécontentement. Mais c’est en ordre dispersé qu’ils partent à la bataille. La rupture de l’unité, la « trahison » du SUT en 1964, ont laissé des plaies. Pour que le SUT soit poussé à l’unité, il faudra aussi une évolution à la fois interne et externe du SNRT. D’une part, Marcel Huart devient un des trois secrétaires généraux adjoints du SNRT : « J’ai fait quelque chose d’énorme, j’ai tout dérangé ». Marcel Huart, on le sait, n’est pas membre du Parti communiste. Il arrive à ses fins avec un compromis. On crée trois postes de secrétaires généraux adjoints au SNRT. La secrétaire générale reste Violette Frank. La meilleure représentation de la branche ouvrière, qui n’a pas contre le SUT les préventions des dirigeants traditionnels du SNRT, modifie les choses.

89Le SNRT doit aussi tenir compte de l’évolution syndicale nationale, et se rapproche d’une CFTC déconfessionnalisée depuis 1964 et en renforcement sensible à l’ORTF. Lors d’un premier mouvement de grève, le 11 décembre 1964, jour de grève nationale pour l’augmentation des salaires et l’abaissement de la durée du travail, une Intersyndicale sans la FSU se constitue à l’ORTF qui emmène à la grève une bonne partie des personnels.

90Mais cette manifestation est exceptionnelle et ne suffit pas à ouvrir au SNRT les portes de la direction. Ce n’est qu’en juin 1965 que s’amorce une timide réouverture des discussions. Le 28 juin a lieu une entrevue avec André Astoux qui ne donne pas beaucoup de résultats. Le compte rendu est sec, les réponses de la direction sans équivoque, notamment sur le statut de 1964 : « C’est une loi et nous l’appliquons, il n’est pas question de modifier le statut ». Pourtant, cette entrevue a peut-être été l’amorce d’un changement d’attitude. Les représentants du SNRT se souviennent en tout cas d’avoir, d’une certaine façon, gagné leurs interlocuteurs à leur cause :

« Ils nous ont reçus comme devant un tribunal, ils avaient dit trois personnes ou rien. Nous on est rentré à quatre. On les a vraiment surpris. Il y avait Gigot qui avait fait du théâtre, et leur a fait une déclamation à la fin. On a parlé de tout, y compris des coproductions. Ils se demandaient si on venait demander cinq centimes de l’heure. Astoux s’attendait à parler d’intendance, il a été séduit. C’est des particularités de la Maison qu’il a été question »49.

91Est-ce là l’opération qui transforme le dirigeant en « mouton à cinq pattes » ? On peut le croire, si l’on pense à la proximité avec les personnels qu’affichera André Astoux en mai 1968. Le SNRT reçoit notamment lors de cette entrevue des précisions sur une opération de grande envergure dite de « remise en ordre », destinée à faire concorder les fonctions officielles et les postes réellement exercés. Mais pas plus que pour les avancements et les promotions, la direction n’entend consulter les syndicats. Quant aux conséquences financières des réajustements, on se heurte à l’obstacle trop familier : « Les Finances n’ont pas encore donné leur accord » (entrevue du 18 mai avec la direction).

92Ces informations ne satisfont pas les syndicats, alors que le climat politique avec la direction de la télévision ne cesse de se dégrader. Au conflit dissimulé avec les ingénieurs s’ajoute en avril 1965 le conflit ouvert avec les réalisateurs, précédé de la suppression de l’émission La Caméra explore le temps de Stellio Lorenzi, Alain Decaux, André Castelot. Le conflit n’est pas que politique, mais son interprétation en ces termes n’est pas difficile ; comme Violette Frank, mutée en octobre 1964, Stellio Lorenzi est communiste et un des leaders des réalisateurs au SNRT (cf. chapitre 7). Il ne fait pas de doute que la direction de la télévision ait voulu frapper le syndicaliste.

93La fin de l’année 1965 est marquée par un premier, et timide, réveil syndical. C’est une nouvelle fois des ouvriers que vient l’initiative. Plus forts au sein de l’ORTF et de leur propre syndicat, ils sont en mesure d’assister un SUT à la tactique relativement hésitante, notamment du fait des changements de direction syndicale. C’est ainsi que Pierre Simonetti, après son retour de 1964, et sa nouvelle « disparition », revient à l’automne 1965 pour une grève un dimanche d’octobre, qui surprend tout le monde y compris ses « troupes » et ne peut réussir qu’avec l’aide de la branche ouvrière du SNRT pour la mise en place des piquets de grève : « Dans cette grève nous avons sauvé le SUT du fiasco. J’ai été taxé de sutiste par certains, approuvé par d’autres. En tout cas, les rapports avec le SUT se sont modifiés à ce moment-là », raconte Marcel Huart50.

94Les élections aux conseils paritaires le 6 mai 1966 sont un test du rapport de force syndical. Bien que ces conseils soient devenus depuis 1964 de simples « conseils de discipline », les syndicats font massivement campagne pour leur renouvellement. La participation est massive, avec très peu d’abstentions et de bulletins nuls. La dualité CGT/FSU est confirmée : environ 30 % des voix au premier, 55 % au second. La FSU cependant est en recul sensible (de 6 à 10 %) au niveau cadre et ouvrier, et ne maintient ses positions, avec un léger recul, que dans ses bastions techniques. La CGT progresse, passant dans les catégories ouvrières de 45 à 50 %. Enfin, la CFTC devenue CFDT, qui ne s’était pas présentée en 1963, représente 10 à 12 % des suffrages du personnel.

95Ces résultats sont connus à la mi-juin. Dans l’intervalle, des mouvements unitaires se dessinent dans les catégories techniques et ouvrières. Sur le plan national, le rapprochement entre CGT et CFDT stimule leurs représentants à l’ORTF qui se réunissent le 27 juin « dans le cadre des accords nationaux entre leurs confédérations respectives ».

96Pourtant, la direction de l’ORTF ne veut pas ou ne peut pas entendre les bruits de cette effervescence syndicale. André Astoux nous en a laissé le témoignage. Il n’accède pas aux responsabilités qu’il souhaite :

« Le général de Gaulle me témoigna maintes fois sa satisfaction lorsque je le rencontrai mais la fin de son septennat survint sans qu’il tînt sa promesse. Craignant la démission du président du conseil d’administration, il commença à tergiverser. L’unité de la direction générale en souffrit. Le directeur général eut tendance à s’isoler pendant que la direction de la télévision prit l’habitude de travailler plus directement avec le cabinet du ministre de l’Information. […]. Je me trouvais progressivement écarté des véritables responsabilités »51.

97Philippe Raguenau, directeur des programmes auprès de Claude Contamine, a bien connu ces tiraillements à la direction de l’Office : « Pour résumer, ça grenouillait. Le public, on s’en fichait un peu. La question était de savoir qui allait occuper le fauteuil de la direction générale »52. Un autre facteur qui ne contribue pas à la cohésion, volontaire ou forcée, est le départ d’Alain Peyrefitte, remplacé par Yvon Bourges le 8 janvier 1966, auquel succédera Georges Gorse le 2 avril 1967. Écoutons le jugement d’André Astoux sur deux ministres de l’Information : ils « découvrirent la complexité de l’Office et crurent qu’il suffisait d’imposer leur volonté »53. On croirait entendre, mot pour mot, un syndicaliste en train de juger un dirigeant nouveau venu à l’Office…

98La rentrée 1966 est l’occasion d’une activité fébrile. Aux mois d’octobre et novembre se succèdent des motions suivies ou non de mouvements de grève. En province, l’agitation est vive également. Les déplacements forcés que permet le statut de 1964 sont ressentis comme une menace, parfois mise en pratique, ainsi lors de la mise en place du nouveau centre de la redevance à Rennes à partir de 1964, où les nombreux agents qui viennent travailler ne sont pas tous volontaires. C’est en 1966 que Marcel Huart fait son « Tour de France » : « J’ai fait tous les centres de province, un par jour »54. C’est l’occasion d’assemblées générales où l’on développe une pédagogie unitaire.

99Le 15 novembre 1966, c’est une véritable Intersyndicale des deux grands (FSU et SNRT) et des deux petits (CFTC et syndicat autonome) qui dépose un préavis de grève pour le 1^er décembre. La question, politique, de l’expansion du service public est désormais au cœur des revendications : salaires, statuts, respect des fonctions, fin du recours au secteur privé. Une grève générale a lieu le premier décembre, la première depuis février 1964. Grève dont les syndicats tirent des leçons tactiques. Malgré le taux élevé de participation, jusqu’à 94 % chez les techniciens, « la télévision a pratiquement diffusé un programme sur la première chaîne ». Pourquoi ? D’abord, la direction a profité « des bienfaits de l’automation »55. Ensuite, les « cadres supérieurs techniques », c’est-à-dire les ingénieurs, n’ont pour l’essentiel pas fait grève, ce qui leur vaut une dénonciation en termes très durs.

100Plutôt que sur la diffusion, c’est sur la production que l’on choisit de mettre l’accent. Sur cette production de l’Office dont justement la direction de la télévision réduit la part. L’arme est à double tranchant, car elle mine les arguments en faveur du monopole de production. Du côté du public, malgré les appels rituels au soutien, les syndicats savent qu’ils ont peu à espérer. On choisit de reporter le mouvement de décembre, pour ne pas perturber les fêtes de fin d’année, et d’aller vers un conflit plus étalé début 1967. La grève est donc générale, les 5 et 6 janvier. Une entrevue a lieu entre les grévistes et le directeur général, qui s’affirme, selon un tract, « fervent défenseur de l’expansion de l’Office » (tract du 6 janvier). Mais rien n’est promis. La tactique se modifie. Des grèves de sections se succèdent, « de plus en plus meurtrières », « un climat d’incertitude s’instaure, un nombre important d’émissions sont annulées ou modifiées ». Marcel Huart raconte la véritable « bataille navale » que fut la grève. Les syndicats déposent des préavis en grand nombre, affectant les secteurs les plus divers, pour faire tomber le plus grand nombre d’émissions, face aux ingénieurs qui s’efforcent de faire tourner quand même les studios. Dans ce conflit, SUT et SNRT s’associent très étroitement56.

10. 1967, LE DIALOGUE AVANT LES ORAGES

101La direction générale de l’Office doit céder. Les 17 et 31 janvier, deux lettres aux représentants du personnel abordent l’ensemble des revendications. Le 12 février, un rapport d’ensemble sur « les perspectives de développement de l’ORTF » est avancé par la Direction. Le relèvement du taux de la redevance en 1966 permet, estime-t-elle, « d’envisager l’avenir avec plus de sérénité ». Certes, le rapport se contente d’enregistrer des objectifs sans les chiffrer, mais il énonce pour la première fois une politique d’ensemble de développement, répondant ainsi aux vœux des personnels, qui avaient mis l’expansion de l’Office au cœur de leurs préoccupations. Il est question d’abord de « l’expansion de la deuxième chaîne », appelée à perdre son « caractère de complément ». La « reconversion » est évoquée pour les personnels concernés par l’automation. Le terrain de Brysur-Marne sera utilisé pour un centre de formation et des « studios de tournage en remplacement de ceux que l’Office loue présentement de façon précaire ». Le recours aux prestataires extérieurs doit demeurer une méthode « d’appoint ». De fait, le recours aux sociétés privées est freiné dès le printemps 1967.

102Les assurances de la direction sont en tout point confirmées lors de l’entrevue que les syndicats obtiennent avec le nouveau ministre de l’Information, Georges Gorse, qui a remplacé Yvon Bourges le 2 avril, et reçoit les syndicats le 25 mai. Georges Gorse a une personnalité de nature à rassurer les syndicats de l’ORTF Il représente bien la génération des gaullistes enclins à défendre le service public. Gaulliste de la première heure, il fut aussi socialiste. Il est d’autant moins enclin à intervenir qu’il éprouve très vite un sentiment d’impuissance vis-à-vis de l’ORTF. Alors que des rumeurs de privatisation se développent, il rassure les syndicats : le gouvernement demeure un ferme défenseur du service public. Sur le statut, il se déclare prêt à des aménagements. Sur l’expansion, il déclare selon le compte rendu syndical qu’il y a sur ce point une véritable « coalition entre la direction et les organisations syndicales ». Il confirme enfin que « l’appel aux firmes privées est une mauvaise méthode de gestion », ce qui est une pierre dans le jardin du directeur de la télévision.

103C’est dans une collaboration désormais suivie que les promesses du dialogue se traduisent. Domaine le plus important de cette collaboration : la « remise en ordre », c’est-à-dire la recherche de l’adéquation entre les contrats et les fonctions effectivement exercées, qui peut enfin avancer, et doit toucher plus de 2 000 personnes. Si des désaccords persistent sur les modalités, l’accord de fond n’est pas douteux. La direction générale milite aussi pour la « remise en ordre » auprès des ministres de tutelle. Les négociations avec le ministre des Finances se terminent en octobre et leur résultat est aussitôt communiqué aux organisations syndicales.

104Les syndicats se félicitent aussi des augmentations de postes et de la relance de la croissance. Dès 1966, grâce à l’augmentation de la redevance, 400 emplois avaient été créés au statut général pour alimenter la deuxième chaîne et surtout intégrer un personnel « temporaire permanent » (processus traditionnel à la télévision). En 1967, c’est 293 postes qui sont créés. Fin 1967, les syndicats apprennent que 150 postes sont prévus pour 1968 ; ces 150 postes sont justifiés non par la croissance, mais « pour résorber les postes occupés par la production privée » (rapport du conseil syndical national du SNRT du 14 et 15 octobre). Ce point avait été confirmé par la direction de la télévision elle-même, lors de la présentation du budget de 1968 au comité paritaire d’établissement. Aboli en droit, le monopole de production est-il rétabli en fait ?

11. DES FAUX AUX VRAIS CONFLITS

105Surenchères et désaccords syndicaux, pesanteur de règlements qui entravent non seulement la fabrication d’émissions mais tout le fonctionnement, y compris les remises de paie, suffiraient pour expliquer les malheurs de la RTF La dualité de commandement entre direction et instances gouvernementales est aussi fondamentale. Coexistant avec l’effervescence syndicale, elle produit un effet pervers qui pousse encore à la grève et au conflit, mais constitue une figure d’école pour le sociologue des organisations.

106Une direction qui comprend tel problème des professionnels mais n’arrive pas à convaincre la tutelle de débloquer les moyens financiers en vient à souhaiter le conflit, qui dramatise suffisamment pour convaincre. Cette grève « pour que la tutelle comprenne », nous en avons trouvé de nombreuses traces. Écoutons d’abord le témoignage d’un futur dirigeant de la télévision, arrivé comme conseiller technique au cabinet de Robert Bordaz en 1962. Il se produit alors une grève importante examinée dans une réunion avec la direction générale où il apprend de la bouche d’un ingénieur que cette grève était là pour :

« en quelque sorte rendre service au directeur contre le ministère des Finances, elle lui permettait de faire comprendre que telle situation anormale d’heures supplémentaires, de paiement différé posait un problème […]. Cela a été mon premier étonnement »57.

107Autre témoignage, trouvé cette fois dans le premier bulletin de l’amicale des cameramen de 1962 où il est rendu compte d’un entretien avec la direction technique le 21 novembre 1961. Les cameramen constatent que leurs interlocuteurs hiérarchiques ont été « très aimables sur le thème : nous sommes tous logés à la même enseigne : la Haute Direction… ». Les cameramen menacent de faire grève, les ingénieurs alors de dire à mots couverts qu’ils ne peuvent que les « encourager ». Les dates ne sont pas assez précises pour savoir si cette grève est celle évoquée par notre interlocuteur, mais le processus est clair : on a là un élément d’incitation aux moyens extrêmes qui va durer jusqu’en 1969, et au-delà jusqu’en 1974.

108Sans doute antérieur à la période étudiée, ce mécanisme fondamental, que Marcel Huart appelle le « faux conflit »58 aide à comprendre la fréquence des grèves. Dans les exemples donnés le « faux conflit » a lieu avec l’accord quasi-explicite de la hiérarchie. Ce qui n’est pas toujours le cas. Mais qu’elle soit d’accord ou non avec les revendications, le faux conflit traduit les limites du pouvoir de la direction soumis à la tutelle « des Finances » et de « l’Information ». Il éclaire un paradoxe plusieurs fois relevé : à une époque où de grands désaccords n’opposent pas la direction et les syndicats, les conflits restent extrêmement fréquents. Comme l’hypersyndicalisation évoquée au début de chapitre, ils sont peut-être un symptôme des carences du pouvoir. De plus, après 1964, des désaccords de fond surgissent entre certains éléments de la direction et les personnels, donnant lieu, si l’on ose dire, à de « vrais » conflits, sur un terrain déjà particulièrement miné.

109Ainsi, l’Office est devenu une machine à grèves. Grèves qui prennent nécessairement une tournure politique, qui indisposent la classe politique, irritent aussi des téléspectateurs de plus en plus exigeants, dans la vie quotidienne desquels la télévision prend de plus en plus de place. En 1967-68, les personnels ne sont pas encore conscients du risque que fait courir une tactique où le conflit, la menace de conflit, et la publicité organisée autour du conflit tiennent une place centrale.