1. LE STATUT, DU TROP PEU AU TROP PLEIN

1Le statut est une notion trompeuse. Les ouvrages de droit de la radiotélévision font commencer son histoire en 1959, date du premier « vrai » statut, après de « premiers aménagements »1 . Ensuite les grandes dates se succèdent, pour une époque riche en statuts sinon en événements : 1959, 1964, 1972, 1974. Cette présentation est certes la plus facile d’accès, la hiérarchie des normes juridiques paraissant un bon indice de l’incidence des textes sur la vie de l’institution. La confusion est entretenue par le double sens du mot statut : du statut juridique, perfectible à l’infini, on glisse au statut social, à une légitimité que l’institution ne parvient jamais à conquérir. Quoi qu’en ait, par exemple, Charles Debbasch, qui déclare sans ambages, en 1967 : « Ce n’est que sous la V^e République, en 1964, que le Parlement apportera une solution au problème du statut »2.

2À notre sens, et ce point de vue sera abondamment illustré, les statuts de cette époque ont cristallisé les pensées et les prises de position, ils n’ont pas bouleversé les organisations3. Les grands débats législatifs ont un autre intérêt : ils provoquent en tout lieu un foisonnement de discussions, de propositions, de projets, et permettent de « prendre la température » du débat.

3À l’intérieur de l’institution, les grandes réformes signifient d’abord inquiétude sur un changement de dirigeants ou de structures, qui devient habituel à partir de 19574. « Je crois que l’état d’esprit du personnel est un état d’esprit d’inquiétude plutôt que d’autre chose : le personnel écoute les bruits et il est saisi d’incertitudes », dit Christian Chavanon, directeur général de la RTF, lors d’une conférence de presse le 20 mars 19595. Cette appréciation vaut sans doute pour toute l’histoire de la radiotélévision d’État, au moment d’un renouvellement de l’Assemblée, généralement suivi d’une série de bouleversements.

4Les lois ou les ordonnances donnent un statut à l’entreprise, mais aussi et surtout, elles supposent (sans toujours l’écrire) des statuts des personnels, lesquels contiennent, par exemple, des dispositions relatives au monopole de production. C’est le cas en 1960, en 1964. Ces décrets traduisent avec une grande marge de manœuvre des principes législatifs. Au-delà, il y a aussi des décisions plus modestes, prises en dehors de tout statut, qui sont décisives pour l’avenir de l’institution : ainsi du service minimum en cas de grève, de la publicité, pour lesquels il a suffi d’une simple décision interne. Inadaptation du droit, peut-être, mais aussi volonté gouvernementale d’éviter de porter sur la place publique des sujets brûlants. La radiotélévision s’est ainsi trouvée plusieurs fois au centre de la bataille de compétence entre exécutif et législatif, le Conseil constitutionnel ayant à trancher maintes fois.

2. PREMIÈRES RÉFORMES DE 1958-1959

5Premier exemple de la complexité juridique que nous évoquions, « le » statut de 1959. Sa genèse commence au moment de l’arrivée du général de Gaulle au pouvoir le 1^er juin 1958. Pour la presse, le « statut de la RTF » est déjà un serpent de mer. Les rapports parlementaires sont abondamment exploités pour dénoncer les maux de l’institution : le processus a commencé semble-t-il en 1957 avec un rapport de la commission des Finances de l’Assemblée. Le 23 mars 1958, Le Monde publie une lettre du rapporteur, Guy Petit, qui demande une mise au point afin « de ne pas porter atteinte à des hommes ou à des services qui ne méritent pas les vives critiques dont il fait l’objet » (« il », c’est-à-dire le statut).

6Le directeur général Gabriel Delaunay, trop proche à la fois de l’ancien régime et de l’ancien gouvernement, part en mai non sans laisser sur le bureau du nouveau président du Conseil un projet de statut. Le nouveau ministre de l’Information est Jacques Soustelle, qui nomme rapidement une première « strate » de gaullistes à la RTF. Christian Chavanon, conseiller d’État, ancien directeur de la Société Nationale des Entreprises de Presse, a un profil de haut fonctionnaire technicien, fidèle politiquement. Il est nommé le 9 juin au secrétariat général à l’Information, d’où il arrive le 24 juillet à la direction de la RTF. Ses brillantes qualités de négociateur, de charmeur, disent certains, lui seront plus qu’utiles dans les rapports avec les syndicats. À nouveau, une réflexion sur le statut s’engage, et à l’automne 1958 est prêt un avant-projet qui contient « une part décente d’autonomie »6.

7Mais les urgences de la situation l’emporteraient : il faut remettre la machine en route, faire cesser les grèves, contrôler une information brûlante en pleine crise politique. Et pour cela renforcer l’autorité de l’équipe dirigeante, sous l’égide du ministre, par un premier train de mesures, où figure l’ordonnance du 5 février 1959, mise en vedette car elle contient la première définition juridique du monopole de la RTF7. Ce n’est qu’un texte parmi d’autres, et, selon le directeur général de la RTF en mars 1959 :

« Je noterai d’abord que l’ordonnance du 5 février ne porte pas statut de la RTF et qu’après tout les mots ont leur valeur. Il y eut au moins un amendement qui me paraît avoir été utile, c’est celui qui a permis de qualifier ce texte « ordonnance relative à la RTF »8.

8Dans le principe, la RTF accroît son autonomie puisque de budget annexe elle devient un établissement public industriel et commercial. Mais, alors que la tutelle ministérielle est de règle pour ce type d’établissement, l’ordonnance dispose que la RTF est « gérée, sous l’autorité du ministre de l’Information, par un directeur général ». Celui-ci, le directeur général adjoint qui l’assiste, et les directeurs sont « nommés par décrets en conseil des ministres ». Là encore, rien de nouveau : on espérait un directeur général nommé par un conseil d’administration dont l’ordonnance ne souffle mot. En revanche, sont institués, avec pouvoir consultatif, un conseil financier, et un conseil supérieur de la RTF. Un décret du 9 janvier 1960 maintient auprès du directeur général les comités spécialisés de programmes, à voix consultative, qui n’ont jamais pesé très lourd sur les décisions réelles, comme en témoignent leurs plaintes répétées sur des avis nombreux jamais suivis d’effet9.

9Deuxième élément plus délicat : la définition du monopole, contenue dans les articles 1 et 4 de l’ordonnance. Monopole très étendu puisqu’il porte sur la constitution et l’entretien des installations, la perception de la redevance, la diffusion des programmes par voie hertzienne (et par câble, mais conjointement avec les PTT), la participation « avec les administrations et les organismes intéressés » à la fixation des normes de radiodiffusion. Un an plus tard, le statut des personnels réitérera le seul monopole déjà affirmé, la production. Le « monopole absolu » est souhaité par les personnels ; les ingénieurs veulent préserver la diffusion, l’ensemble des personnels la production. Mais il est aussi souhaité par le gouvernement, au nom d’une conception politique de ce que doit être la RTF : un instrument d’information politique et de culture, un réseau important pour la sécurité de l’État, un moyen de fixer des normes industrielles.

10Que fait le texte d’un autre Graal du statut : l’autonomie financière ? Contrairement aux aspirations de beaucoup de réformateurs, « l’établissement reste soumis au contrôle financier actuellement en vigueur » (article 2 de l’ordonnance). Le passage d’une république à l’autre ne change rien aux habitudes du ministre des Finances à cet égard. C’est pourtant la rubrique du statut dont la modification est la plus vivement désirée par les professionnels, et se fera le plus attendre : le véritable contrôle financier a posteriori ne viendra qu’en 1974, après des décisions partielles en 1964 et 1969.

11À l’été 1959, c’est Christian Chavanon lui-même qui déclare vigoureusement :

« Oui, j’ai qualifié d’absurde l’organisation générale de la Maison. Ainsi nous dépendons des Finances à un point tel qu’en théorie elles ont droit de regard sur tout : sur l’opportunité d’envoyer un reporter à Genève ou un technicien à Pau. Pour peu que la délibération traîne, quand la décision vient, c’est trop tard. La paralysie du système est inscrite dans les règlements. La machine ne marche que grâce à l’amabilité des contrôleurs des Finances ».

12Et ce jugement final que nous avons entendu répéter par des témoins de tout bord politique et professionnel : « Ce sont les rapports de personne à personne qui sauvent tout »10. Ce qui veut dire, en termes plus directs, qu’on « tourne » fréquemment des réglementations inapplicables ; d’où par exemple le phénomène des « pigistes permanents ».

3. LE DÉBAT SUR LES RESSOURCES

13Incomplète, laissant beaucoup en l’état, l’ordonnance de 1959 suscite pourtant l’inquiétude. Le Parlement qui réclame aussi plus d’autonomie pour la RTF craint tout ce qui ressemble de près ou de loin à une privatisation, et veut conserver un droit de regard sur le nouvel établissement public. Or le décret du 30 septembre 1958 et l’ordonnance du 2 février disposent que le taux de la redevance est fixé par décret, et non plus voté par le Parlement : « L’expérience avait maintes fois démontré l’attachement des députés et, surtout, des sénateurs, à cette prérogative »11. L’abaissement du Parlement ne s’arrête pas là. Alors qu’il votait le budget de la RTF, il est désormais réduit à autoriser annuellement la perception de la redevance.

14La première bataille de la V^e République autour de la redevance est ainsi très tôt engagée. Un amendement qui rend au Parlement la fixation du taux de la redevance est voté une première fois par le Sénat le 2 décembre 1959. Il fait l’objet de quinze votes aux deux Assemblées avant d’être adopté le 25 juillet 1960. Le gouvernement soumet le texte au Conseil constitutionnel nouvellement créé par la Constitution de 1958, lequel déclare le texte non conforme à la Constitution (décision du 11 août 1960). La redevance est considérée par le Conseil comme une taxe parafiscale, c’est-à-dire affectée à une mission déterminée. Comme telle, elle échappe aux règles de la législation budgétaire traditionnelle, et donc au contrôle parlementaire.

15Cette subtilité juridique n’est pas sans conséquences. En effet, le nouveau dispositif ne laisse au Parlement qu’un seul pouvoir, donner – ou refuser – l’autorisation de percevoir la redevance. Il encourage ainsi une dramatisation d’un conflit déjà aigu par nature. Car :

« faute de possibilité intermédiaire [NDA : entre refus et acceptation], les Assemblées sont confrontées à la responsabilité du coup mortel que constituerait pour l’ORTF la perte de 90 % de ses revenus. Lorsque semblable éventualité se présente, la redevance n’est qu’un prétexte utilisé pour exprimer un conflit de nature politique [souligné par nous] »12.

16Après cette première défaite, le Parlement trouve à exercer sa vigilance sur un autre point. Transformant la RTF en établissement public industriel et commercial, la réforme de 1959 veut aussi l’encourager à un certain dynamisme économique, et lui donner accès à d’autres ressources que la redevance, ainsi, selon l’article 9 de l’ordonnance « le produit de la vente des publications, disques, films se rapportant directement à son activité et, en général, la rémunération de toute activité à laquelle l’établissement est autorisé à se livrer, y compris les manifestations publiques qu’il organise », et « la rémunération de services rendus sous quelque forme que ce soit [souligné par nous] ».

17Il est peu vraisemblable que les rédacteurs du texte aient eu en vue la publicité. Pourtant, c’est ce que lisent entre les lignes les parlementaires et la presse. D’autant que la publicité dite compensée (publicité institutionnelle ou publicité de produit, mais pas de marque) présente sur la radio publique depuis 1953, fait dans le courant de l’année 1959 son entrée à la télévision, à raison de 5h10min pour l’ensemble de l’année.13 Le ministre de l’Information éprouve le besoin de calmer les esprits et déclare en septembre 1959 que le gouvernement n’envisage pas d’introduire la publicité commerciale à la télévision.

18Pour mettre le trouble à son comble, c’est à cette époque que les problèmes de publicité parallèle commencent à se poser de façon endémique lors des retransmissions sportives. C'est un problème que l'on retrouve, à l'identique, dans les télévisions publiques d'autres pays. Lors de la course cycliste Paris-Nice de 1959, une marque d’apéritifs fait placer des panonceaux dans le champ de caméras. Le fait s’est déjà produit. Mais le directeur général s’indigne, fait interrompre le programme et prend des sanctions envers le cameraman concerné. Pourtant Raymond Marcillac, alors responsable du service des sports – le même qui sera mis en cause dans les affaires de publicité clandestine – jugera plus tard « qu’il n’y avait pas de quoi fouetter un chat » et attribue l’incident à la jalousie d’un administrateur et à l’ignorance de la Direction générale14.

19Au-delà du seul Marcillac, les professionnels commencent à percevoir que des incidents qu’ils jugent mineurs peuvent provoquer des scandales considérables, parce que télévisés. En 1960, un rapport interne est établi sur le nombre de citations de marques à l’antenne. Réduit à une énumération, il ne peut distinguer échange de services, publicité clandestine et citations involontaires, mais il contribue à donner de la publicité au problème15.

20Les assurances gouvernementales ne suffiront donc pas à un jeune député MRP de Roubaix, André Diligent. Avocat, il a été commissaire à l’information dans la région Nord à la Libération. Il s’est alors passionné pour les problèmes de la presse. Dans les années 1950, il s’engage dans une affaire qui le marquera beaucoup, et dont il fera un livre16. Il défend alors un résistant de retour des camps, qui cherche à récupérer ses droits sur un titre de presse dont se sont emparés de puissants intérêts commerciaux. Il forge ainsi sa conviction, et défendra toujours les moyens d’information contre l’emprise des partis et des « puissances d’argent » dont il mesure directement le poids. Dans sa famille politique, sa passion pour les problèmes de l’information étonne : lui-même estime que c’est plus à cause de la politique de l’information qu’à cause de l’Europe qu’il s’est opposé à de Gaulle. Sa formation juridique ne lui sera pas inutile non plus pour proposer, critiquer, amender des projets de réformes. Enfin, son honnêteté qui le fit surnommer « le Candide du Sénat » lors de l’affaire de la publicité clandestine en 1972 le met à l’abri de toutes pressions.

21Il fait entendre sa voix pour la première fois le 21 décembre 1960, en faisant voter dans la loi de Finances pour 1961 l’article 52, dit « amendement Diligent », qui montre à quel point le principe d’un monopole absolument public tient au cœur des parlementaires :

« En vue d’assurer le contrôle du Parlement sur l’emploi des fonds dont le recouvrement est autorisé par la loi, la radiodiffusion française ne pourra sauf en matière de défense nationale, de sécurité publique et de recherche scientifique, disposer de quelque manière que ce soit, sans autorisation législative, de son monopole l’émission et d’exploitation des ondes de radiodiffusion ni accepter de nouvelles sources de financement ».

4. QUEL STATUT POUR LES PERSONNELS

22Ce monopole tout public est lui aussi souhaité par les personnels, mais dans une version assez différente. Non sans débats internes, un consensus a fini par se dégager entre les syndicats. Les statutaires qui incarnent la tradition de l’établissement : ingénieurs, administratifs, les plus attachés à la fonction publique, sont les plus réticents devant le choix final : un statut public, mais avec une « sortie » de la fonction publique, sortie qui paraît à beaucoup périlleuse, mais que l’on accepte pour permettre un indispensable rattrapage des salaires et mettre fin aux difficultés de recrutement et de fonctionnement. D’autre part, le statut sera « fonctionnel ». Sous ce vocable séduisant, on entend que c’est la fonction, la tâche effectivement exercée, et l’adaptation des compétences, qui détermineront les risques et les avantages inhérents au travail. La spécificité professionnelle longtemps revendiquée par les métiers de la RTF est ainsi consacrée.

23Quant au gouvernement et aux directions qui s’occupent directement du statut du personnel, elles voient dans ce statut plusieurs avantages. Les hausses de salaire ont pour but de mettre fin aux grèves donc chacun s’irrite, y compris en très haut lieu17. On pense aussi que la « défonctionnarisation » permettra de gérer plus souplement des personnels moins assurés de leurs carrières, même si une question est très vite posée :

« Le personnel exigera sans doute un statut très voisin de celui qu’il possède déjà dans l’administration […]. L’expérience prouve qu’on ne diminue pas facilement les avantages acquis, même si d’autres compensations sont prévues »18.

24La période d’élaboration du statut est difficile. Du côté gouvernemental, c’est bien sûr le ministre des Finances qui est réticent et ne voit pas d’un bon œil les augmentations proposées. Le ministre de l’Information réclame, comme il le fera de nouveau en 1964 pour le contrôle financier, l’arbitrage du Premier ministre qui se prononce en faveur des Finances le 28 décembre 195919. Les neuf syndicats de la RTF vont surmonter leur division et se réunir en un comité de grève où figure aussi l’association des ingénieurs. « La grève, totale d’abord, abandonnée, puis reprise, tour à tour, par les uns et les autres, ne prit fin qu’à la mi-janvier 1960 »20. Même les ingénieurs feront un jour de grève.

25Le statut est finalement octroyé le 4 février 1960. Tout le monde n’est pas, comme on dit alors, « au statut ». D’abord, et cela était prévu dès l’ordonnance, les emplois de direction sont toujours laissés à la discrétion du gouvernement. Du côté des personnels artistiques payés au cachet, on préfère des statuts particuliers (cf. chapitre suivant). Enfin, se pose le problème des journalistes, qui, après avoir participé aux mouvements revendicatifs de 1959-1960, feront l’objet d’un statut particulier en novembre 1960 (cf. chapitre 4).

5. LE PREMIER RAPPORT DILIGENT

26Les décisions de 1960 sont loin d’avoir produit toutes leurs retombées qu’elles sont déjà remises en cause, par le Parlement et par le gouvernement. Car le statut de 1959-60, très en retrait par rapport aux propositions parlementaires de la IV^e République, déçoit grandement à l’extérieur de la RTF. Le 5 juin 1962, alors que tout le personnel n’a pas encore opté entre statut fonctionnel et fonction publique, c’est à nouveau André Diligent qui intervient dans le débat avec le « premier » rapport Diligent, dont il se souvient encore aujourd’hui, avec fierté, qu’il fut voté à l’unanimité par les membres de la commission chargée de le rédiger. Plus encore que le « rapport Petit » de 1957, le texte est abondamment repris dans la presse21. Des débats anciens sont ainsi renouvelés car portés sur la place publique.

27Tous les thèmes de la IV^e, sinon de la III^e République sont là : influence de l’audiovisuel, sujétion des journalistes, servitudes gouvernementales, lourdeurs de gestion, mais nécessité d’éviter une approche trop commerciale. Quel remède ?

28Le statut bien sûr. Là aussi, il y a beaucoup à faire, le rapport citant un diagnostic de 1955 qui « n’a rien perdu de son actualité » en 1961 :

« le régime juridique de la RTF est vétuste, incohérent, parfois contradictoire. Il se compose en effet, d’un grand nombre de lois et de décrets qui souvent se rattachent difficilement les uns aux autres, parfois s’abrogent implicitement […] »22.

29André Diligent propose des mesures que nous avons déjà évoquées : substituer la tutelle ministérielle à l’autorité, créer un conseil d’administration de douze membres dont sept sont directement ou indirectement désignés par le gouvernement, le directeur général étant nommé par le conseil et non par le gouvernement. Enfin, le conseil d’administration serait assisté d’un comité de contrôle des émissions chargé de veiller à la tenue et à l’objectivité des programmes, comité composé de magistrats et d’un journaliste. C’est l’idée d’un « Haut Conseil » de l’Information que reprendront les journalistes et les personnels, et, sous une forme différente, les réformateurs de 1982, puisque ce sera une des missions assignées à la Haute Autorité de la loi du 29 juillet 1982. Mais on aura remarqué aussi que la majorité des rouages clefs restent entre les mains du gouvernement. Signe des temps : la proposition Diligent est pourtant perçue et décrite comme le type même du statut libéral.

6. POLÉMIQUES : LA DEUXIÈME CHAÎNE, LA PUBLICITÉ

30S’il faut libéraliser, cela ne doit pas être pour des intérêts commerciaux. Alors qu’il est question à partir de 1959 de la deuxième chaîne, un soupçon pèse sur le gouvernement : ne voudrait-il pas privatiser cette deuxième chaîne, ou la financer par la publicité ? Soupçon renforcé par le silence, le secret et les nombreuses hésitations qui entourent la préparation de la deuxième chaîne.

31D’abord, doivent être fixées les caractéristiques techniques. Le débat n’est tranché par le gouvernement que le 3 juin 1961, date de parution de l’arrêté qui opte pour le 625 lignes (cf. chapitre 8). C’est peu après, en novembre 1961, que le conseil des ministres charge officiellement la RTF de lancer la 2^e chaîne. À cette date la presse considère déjà le sujet comme « un serpent de mer »23.

32Les controverses vont vite bon train, comme les déclarations officielles, « certaines contradictoires du reste », dit André Brincourt24. Point litigieux : le statut public ou privé de la deuxième chaîne. Les groupes publicitaires et industriels importants (Hachette, Gaumont, La Compagnie des Compteurs, Philips) constituent des sociétés d’étude : la « Société pour l’étude de la télévision payante » (autour d’Hachette), la « Société d’études pour la distribution de spectacles télévisés ».

33Au printemps 1961, l’alerte paraît chaude. On croit passer tout près de la télévision privée. Louis Terrenoire est alors ministre de l’Information, et la presse fait grand cas de son passé : il a été un collaborateur de Marcel Bleustein-Blanchet et de Charles Michelson, lequel fut en 1954 un des fondateurs d’Europe N ° 1. De plus, il approuve le 2 février 1961 un projet de distribution de spectacles par câble25.

34La presse hurle à plusieurs reprises au loup de la télévision privée. Les inquiétudes sont – partiellement – calmées par une conférence de presse du nouveau directeur général, Robert Bordaz, en mai 1962. La deuxième chaîne sera publique, ne comportera pas de publicité (« c’est du moins le vœu de Monsieur Bordaz », écrit Le Monde du 25 mai). Ses programmes seront complémentaires de la première, enfin, elle démarrera dans vingt à vingt-deux mois.

35La deuxième chaîne est mise en cause avant même d’exister, car derrière on voit poindre la publicité. La publicité « compensée » connaît depuis 1959 un succès modeste mais réel. Sa part croît rapidement dans les budgets de la RTF, de 0,7 % en 1960 à 3,3 % en 1966. La durée, assez faible, s’élève de 5h16 min en 1960 à près de 16h en 196526. Dans la plupart des grands pays européens, la publicité de marque est présente sur les écrans : en Grande-Bretagne depuis 1955, date de la création du réseau privé ITV, en Italie depuis 1957 et en RFA depuis 1956 dans le cadre du service public.

36L’intérêt « général » est également présent à la télévision sous une autre forme : les échanges de service par lesquels des organismes présentant « un caractère d’intérêt public et national » (les caisses d’épargne ou l’EDF) participent aux frais de production et de réalisation d’émissions dans lesquelles ils bénéficient de citations orales et visuelles. Dans certains cas, la citation de l’entreprise concernée glisse en tête de l’émission et l’on passe de l’échange de service au parrainage : ainsi Air France figure très tôt au générique de Cinq colonnes à la Une.

37Cependant, et ce point n’échappe pas aux nombreux adversaires de la publicité télévisée, la frontière entre intérêt général et intérêt privé est difficile à tracer. Dès 1960, 40 % des recettes de publicité compensée proviennent d’organismes qui ne sont ni ministères ni services publics ; essentiellement des groupements de producteurs nationaux, dont certains traduisent en fait des positions dominantes d’un petit nombre de marques (ainsi la chicorée Leroux). Certes :

« pour être acceptée sur les antennes, l’émission doit recevoir un avis favorable des ministères concernés et du ministre des Finances. Mais, depuis 1961 […] cette autorisation est accordée de manière libérale et les émissions compensées sont un moyen de tourner le principe de l’interdiction du financement publicitaire »27.

38Bref, que ce soit en France ou à l’étranger, l’intérêt des annonceurs et les pressions de l’environnement économique en faveur de la publicité sont patentes.

7. LA GENESE DU STATUT DE 1964

39C’est dans ce climat que s’engage la réforme « Peyrefitte ». Le nouveau ministre de l’Information se met au travail dès son arrivée, le 15 avril 1962, pour une réforme qui ne sera achevée que deux ans plus tard. Le Général est satisfait du statut de 1959, qui correspond à sa conception hiérarchique des choses. Alain Peyrefitte s’emploie à le convaincre que la France constitue « une anomalie » dans le monde occidental, avec radio et télévision sous l’autorité directe du gouvernement28 . Dès le 25 mai 1962 (un mois à peine s’est écoulé depuis le changement ministériel), Le Monde écrit : « Le statut de la RTF serait en voie d’assouplissement »29 . Le ministre de l’Information aurait déjà soumis à Georges Pompidou un projet de statut. La source, c’est sûrement le ministre lui-même, qui se préoccupe beaucoup de ses relations avec la presse. Il met effectivement sur pied un projet plus complet, « inspiré du statut de la BBC, avec une sorte de Board of Governors »30. Mais Alain Peyrefitte quitte le ministère en septembre, revient à l’Information deux mois plus tard après un passage par les Rapatriés. Le Premier ministre confirme alors que « le ministre de l’Information a remis sur le métier un projet de réforme de la RTF déjà largement élaboré en juillet dernier »31 . Les grandes lignes du projet ont filtré dans la presse : tutelle et non autorité, contrôle financier a posteriori, création d’un conseil d’administration. En outre, il est question de séparer radio et télévision, y compris sur le plan technique ; mais ce thème n’aura pas de suite immédiate (cf. chapitre 8).

40Tel est le premier visage d’Alain Peyrefitte : ministre proche de la presse, animé d’un relatif souci de libéralisation pour l’établissement (mais pas pour les journalistes), conservateur « tocquevillien ». Alain Peyrefitte déplore à plusieurs reprises, à l’Assemblée, devant la presse, et quelque dix ans plus tard dans Le Mal Français, la « confusion » qui s’est instaurée dans l’esprit du public entre la RTF et le gouvernement. Ce « grand dessein » intellectuel n’est pas incompatible avec des pratiques plus traditionnelles, on le verra longuement.

41Le premier projet du ministre connaît quelques difficultés. Le Général accepte que le ministre mette sur pied un statut « à condition que ce soit un décret, qu’un autre décret pourrait défaire ou refaire ». Il considère en effet

« qu’à partir du moment où l’on fait discuter un texte par une assemblée (et surtout par deux, dont l’une, le Sénat, lui était farouchement et systématiquement hostile) on se laisse déporter. […] Il avait peur que la procédure législative n’aboutisse à un texte qui lui enlèverait ce qu’il considérait comme un moyen essentiel de direction du pays »32.

42Outre ce problème, le contenu du projet inquiète. À l’Élysée, certains conseillers du Général, dont Pierre Lefranc, s’opposent aux initiatives d’Alain Peyrefitte, et considèrent qu’il faut appliquer « à la lettre » les consignes du Général et ne pas lâcher une parcelle d’autorité.

43Loi ou réglement ? Il faut saisir le Conseil constitutionnel. Ce que confirme Alain Peyrefitte lui-même le 21 juin 1963 :

« Le gouvernement se ralliera à l’interprétation de la Constitution que donnera le Conseil constitutionnel. Il est possible que celui-ci déclare que le projet de réforme est du domaine réglementaire et le gouvernement s’inclinera alors »33.

44Un débat juridique s’ouvre de nouveau. Maurice Duverger intervient le 28 juin dans Le Monde et souligne que le régime juridique de la RTF, touchant aux libertés publiques inscrites dans le domaine de la loi par la Constitution, doit être voté par le Parlement. Quant à André Brincourt, le critique de télévision du Figaro dont les articles sont très lus, il émet dans son journal le 9 mai ce jugement que ne désavoueraient pas les syndicalistes de la RTF : « Un décret ne pourrait, en ce domaine, que cacher des arrière-pensées. Lorsqu’on sait quels intérêts privés s’agitent autour de la deuxième chaîne, l’inquiétude est permise ».

45Le Général s’est-il enfin laissé convaincre ? Est-il satisfait de la victoire remportée sur les syndicats lors du conflit de janvier 1964 ? Le départ de Pierre Lefranc lèvet-il une hypothèque majeure ? Alain Peyrefitte peut aller officiellement demander une décision au Conseil constitutionnel, le 4 mars 1964, pour savoir ce qui du statut de la RTF ressortit au domaine de la loi ou du règlement. Des consultations officieuses ont eu lieu antérieurement, et l’on sait qu’il faudrait passer par le Parlement. Alain Peyrefitte se déplace auprès du Général, alors en voyage officiel au Mexique et aux Antilles, pour lui dire ce que sera la décision du Conseil, ce qui irrite fort le chef de l’État34. Le Conseil rend sa décision le 19 mars35. Sans entrer dans les détails du raisonnement, nous retiendrons une appréciation essentielle : « La Radiodiffusion Télévision française a pour objet notamment la communication des idées et des informations ; […] elle intéresse ainsi une des libertés publiques dont les garanties fondamentales » relèvent de l’article 34, c’est-à-dire du domaine de loi. Conséquence : les dispositions essentielles du statut, c’est-à-dire dans l’ordonnance de 1959 les articles qui placent la RTF sous l’autorité du gouvernement, ceux qui ont trait à la nomination des dirigeants et au contrôle financier, devront être votés par le Parlement.

46Peu de temps auparavant, dans une lettre publiée dans Le Populaire le 29 février, Gaston Defferre demande au président de la République pourquoi des manifestations importantes où il est présent ne sont pas couvertes par la télévision, et s’interroge :

« Est-ce parce que je suis candidat à la présidence de la République – je ne vois pas d’autre explication – que la RTF passe sous silence les manifestations auxquelles je participe et qui sont assez importantes pour que toute la presse régionale et nationale en parle largement36 ? »

47La télévision est bien devenue un outil de pouvoir et d’accès au pouvoir.

8. LE DÉBAT PARLEMENTAIRE

48Après le passage par le Conseil constitutionnel, le statut de la radiodiffusion va donner lieu à une démonstration de procédure parlementaire, et à un affrontement entre Parlement et gouvernement. La nouveauté réside dans l’écho que cette bataille reçoit. C’est la première fois que la presse couvre avec autant d’attention les problèmes de la radiodiffusion. Projets, amendements, commentaires se succèdent. Fin avril, l’Union des cadres de la RTF et le Comité d’études et de liaison des démocrates37, suivis, à la mi-mai par le Centre démocratique et le Rassemblement démocratique38 présentent des contre-projets.

49Quels sont les points de controverse ? D’abord, le mode de nomination du directeur général et des membres du conseil d’administration : le Centre démocratique souhaite que le directeur soit nommé par le conseil d’administration en dehors de celui-ci, et que soit réduit le poids du gouvernement au sein du conseil. Plusieurs journalistes, du Figaro39 comme du Monde40, demandent que le directeur général soit nommé pour une durée déterminée, afin de lui assurer la stabilité. La question du droit de réponse ressurgit, plus fortement encore qu’en 1959, où Christian Chavanon avait déjà eu l’occasion d’évoquer les difficultés d’application, et de déclarer :

« Ces faits très évidents [NDA : l’absence de règles en la matière] font comprendre que le droit de réponse, invoqué très souvent, et non pas seulement à l’occasion de l’affaire dont on parle (disons qu’il est évoqué deux ou trois fois par mois au moins), n’ait jamais été consenti par la RTF »41.

50Mais il y a aussi de l’autre côté ceux qui s’inquiètent d’une libéralisation excessive : le ministre de l’Information

« se heurte aussi aux reproches de quelques-uns de ses amis qui jugent inutile de desserrer si peu que ce soit l’emprise de l’État, dangereux de donner à des administrateurs qui ne seront pas tous ni toujours « inconditionnels » un peu d’autorité »42.

51C’est donc dans un climat tendu que s’ouvre le débat à l’Assemblée le 26 mai 1964. Le ministre met notamment en cause les personnels, qui savent déjà le peu de cas fait de leurs exigences syndicales. Rétrospectivement, Alain Peyrefitte se souvient :

« Le désordre était inimaginable ; les personnels étaient tout le temps en grève. C’était le corporatisme poussé à ses extrêmes conséquences. Chacun était propriétaire de son geste. Lorsque je devais faire, comme porte-parole du gouvernement, une déclaration à la télévision, qui ne devait durer que trois minutes, arrivait dans la cour du ministère un camion avec quatorze personnes. C’était le module agréé par convention »43.

52En 1964 il s’exprimait ainsi :

« Derrière la hiérarchie officielle, il existe des clans […] véritables toiles d’araignée au centre desquelles se trouvent des personnages aux attributions mal définies, mais qui détiennent une part notable du pouvoir »44.

53D’autres descriptions tout aussi peu flatteuses sont utilisées, « féodalités, coteries » en face desquels la Direction générale n’a pas les moyens d’exercer son autorité. Chez d’autres gaullistes, la critique prend un tour plus virulent et politique :

« Le marxisme n’a pas de meilleur propagandiste que la RTF par l’intermédiaire d’émissions dites culturelles »45.

54Bref, s’il faut donner à la RTF l’autonomie, c’est d’abord en raffermissant l’autorité sur des personnels ingouvernables sinon subversifs.

55Après que les députés se sont jetés à la tête les abus de la IV^e et de la V^e Républiques, le projet de loi est adopté par l’Assemblée ; toutefois, le ministre de l’Information doit recourir au vote bloqué pour éviter certains amendements. La discussion se poursuit au Sénat les 11 et 12 juin, et devant le désaccord entre les deux Assemblées, une commission mixte paritaire propose un nouveau texte le 17 juin, lequel est à nouveau modifié par le gouvernement, adopté par l’Assemblée mais rejeté par le Sénat le 18 juin.

« Dès lors, l’Assemblée Nationale devait examiner le texte voté en première lecture par le Sénat, ce qu’elle fit le 23 juin, en le modifiant conformément aux vœux du gouvernement. Dans ces conditions, le même jour, le Sénat rejetait le texte qui lui venait de l’Assemblée Nationale en deuxième lecture et, le 25 juin, l’Assemblée se prononçait définitivement »46.

56Pourquoi cette longue procédure ? Par voie d’amendements et par le biais du texte de la commission mixte paritaire, le Parlement cherche à modifier le texte : à réduire le contrôle du gouvernement et… à accroître celui du Parlement. Le ministre de l’Information montre jusqu’où son gouvernement veut aller lorsque, le 18 juin, il fait rejeter l’ensemble des propositions de la commission mixte paritaire. Pourtant des députés UNR y siégeaient, et les groupes du centre (Centre démocratique) avaient proclamé leur accord. Mais Alain Peyrefitte est inflexible : les membres de la commission ont « bouleversé l’économie du projet de loi », et lui demandent « de dépasser de cent coudées le libéralisme des pays les plus libéraux »47.

57Même si l’Office gagne une très relative autonomie de gestion, le gouvernement refuse tout ce qui peut conduire à donner la parole à des opposants de façon systématique, avec des conséquences imprévisibles. Il refuse aussi que les parlementaires, décidément de mauvaise humeur y compris dans sa propre majorité, aient le droit d’y regarder de trop près.

9. LES TEXTES DE 1964 : L’ÉTABLISSEMENT

58Au vu du texte de la loi, 11 articles en tout, on s’étonne rétrospectivement qu’un texte si bref et général ait pu susciter tant de passions. Suivant une tendance remarquée en d’autres domaines, signe de l’impuissance parlementaire, des éléments très généraux qui ressortissaient à l’exposé des motifs entrent désormais dans le corps de la loi.

59Sur le plan des grands principes, la loi renvoie d’abord à la définition du monopole qui figure dans l’ordonnance de 1959. Alors que point la deuxième chaîne, cette réaffirmation ne paraît pas négligeable aux tenants du service public. Il y a plus neuf ; la loi donne pour la première fois une définition des missions du service public de la radiodiffusion, preuve que si tout le monde est d’accord sur le monopole, la justification doit désormais être explicitée. Le service public est assuré par la radiodiffusion-télévision « en vue de satisfaire les besoins d’information, de culture, d’éducation et de distraction du public ». Un souci émerge explicitement : la distraction, qui imprégnera désormais tous les débats sur le service public de la radiotélévision. Qu’on voit dans cette fonction nouvelle une source de manipulation politique ou d’« aliénation », qu’on estime au contraire qu’il s’agit d’un « droit » nouveau des citoyens, il faut tenir compte de la croissance d’un temps de loisir qui devient pour beaucoup du temps de télévision.

60Autre changement de mot : la RTF devient ORTF, sigle qui va conquérir une notoriété considérable en ses dix années d’existence juridique. Le ministre de l’Information tenait beaucoup au terme d’Office, qui marquait la rupture avec le passé et la « conquête » enfin réalisée de l’autonomie. Le plus favorable des commentateurs de la loi n’y voit que « le signe d’un verbalisme fort critiquable sur le plan juridique »48. Nous noterons pour notre part que ce goût du verbe est cohérent avec la personnalité de l’initiateur de la réforme.

61Plus substantielle est la modification des pouvoirs de l’équipe dirigeante. Jadis au sommet de la pyramide, le ministre de l’Information perd l’autorité au profit de la tutelle.

« Autorité théorique, elle dissimule mal une impuissance pratique. Comment l’autorité d’un ministre pourrait-elle vraiment s’exercer de l’extérieur avec les quelques collaborateurs dont il dispose, qui se comptent sur les doigts d’une main ? Un journal se fait sur le marbre, une émission se, fait dans un studio »49.

62Ce réalisme est exprimé par le ministre lui-même au cours des débats.

63À l’autorité ministérielle seront substituées deux instances suprêmes : un conseil d’administration et un directeur général. L’ORTF « est administré par un conseil d’administration et dirigé par un directeur général » (article 2). Innovation majeure aux dires des commentateurs, le conseil d’administration « définit les lignes générales de l’action de l’établissement » (article 3), « délibère son budget et en contrôle l’exécution » (article 4). Il est composé de quatorze à vingt huit membres, « dont une moitié représente l’État et l’autre moitié est constituée par des représentants des auditeurs et téléspectateurs, de la presse écrite et du personnel de l’Office ainsi que par des personnalités hautement qualifiées ». La profession cinématographique n’est pas officiellement représentée au conseil. Les membres du conseil sont nommés pour trois ans, par décret en conseil des ministres (décret du 22 juillet 1964) : ce qui exclut de toute façon qu’une opposition trop vive s’y fasse entendre. De plus, « il peut être mis fin à tout moment aux mandats des membres représentant l’État ». Le conseil élit un président et un vice-président en son sein.

64Les parlementaires ne sont pas représentés en tant que tels malgré leurs vœux. Ce sont ces mêmes parlementaires qui incluent dans les missions du conseil le soin de vérifier que « les principales tendances de pensée et les grands courants d’opinion peuvent s’exprimer par l’intermédiaire de l’Office », et de veiller « à l’objectivité et à l’exactitude des informations diffusées » (article 4). Ces dispositions ont été l’objet d’âpres discussions. Nous avons déjà cité l’amendement repoussé de Maurice Faure qui prévoyait de mentionner explicitement les formations politiques représentées au Parlement parmi les « courants d’opinion ». Si le gouvernement a exclu cette possibilité, il a dû tenir compte d’un souci qui ne concerne pas seulement les formations politiques : l’accès à la radio et à la télévision est devenu un moment décisif pour se faire reconnaître, pour les partis politiques mais aussi pour l’ensemble des intérêts collectifs représentés. Le conseil est donc chargé des « lignes générales », et d’une « liberté de communication » encore nouvelle, que l’on s’essaie à définir : liberté d’accès à des moyens dont le gouvernement garde le contrôle50.

65Aux côtés du conseil, on devine que le directeur général aura plus de poids. Il est toujours nommé par décret pris en conseil des ministres, ainsi que les directeurs généraux. Mais l’article 6 définit ses pouvoirs avec un peu plus de précisions qu’auparavant : il « assure la gestion de l’établissement dont il est l’ordonnateur principal. Il nomme à tous les emplois, y compris aux emplois de directeurs » (ce dernier point est un changement par rapport à 1959). Une limite traditionnelle et déplorée subsiste : aucune mention n’est faite de la durée du mandat. Pour que le passage de la tutelle à l’autorité modifie les habitudes, tout dépendra de la nature des liens entre le ministre et le nouveau directeur. En l’absence d’écran entre les deux, on peut douter que le directeur jouisse de l’autonomie proclamée.

66De plus, les pouvoirs du directeur vont rencontrer vite une autre limite, cela malgré les vœux du ministre de l’Information. L’article 7 prévoit pourtant que « l’établissement est soumis au contrôle économique et financier de l’État prévu pour les entreprises nationales », ce qui en pratique aboutit au contrôle a posteriori des dépenses. Dès les débats, il est prévu que le contrôle a priori des dépenses serait maintenu pour les plus importantes. « Tour pendable » de Valéry Giscard d’Estaing, alors ministre des Finances51, l’arrêté d’application pris dans la discrétion de l’été (le 31 juillet 1964) élargit encore le champ du contrôle a priori, y incluant les dépenses en capital, les décisions portant sur le recrutement et la promotion, les décisions de répartition des crédits. Le contrôleur d’État, qui possède tous les pouvoirs d’investigation nécessaires à sa tâche, demeure ainsi un personnage considérable de la RTF

67Ce point de droit est capital. Qu’il s’agisse des recrutements aux incidences financières majeures, mais aussi des négociations avec les syndicats, des nouveaux investissements, le directeur général n’a pas les mains libres. Tous les dirigeants concernés, notamment ceux qui ont connu l’avant et l’après 1974 – date de la fin véritable du contrôle a priori – ont souligné le poids qu’il représentait52. On comprend donc que l’arrêté de juillet provoque la colère du ministre de l’Information, et une controverse intra-gouvernementale, avec arbitrage du Premier ministre, mais sans résultats. Le contrôle financier strict est maintenu53.

10. LES TEXTES DE 1964 : LES PERSONNELS

68Les textes sur le statut général et le statut des journalistes sont pris par décrets le 22 juillet 1964. Pour la presse, ils ne contiennent rien de très remarquable. Pour les personnels au contraire, ils s’inscrivent dans un ensemble de mesures perçues comme rétrogrades, dont l’application a commencé bien avant la mise en place du statut.

69Contrairement à ceux de 1960, les décrets de 1964 sont pris sans aucune consultation des personnels ; ils ne pouvaient y donner leur assentiment. Au cours des discussions de préparation du décret chez le ministre des Finances, auxquelles assistent les directeurs de l’administration et du personnel, Claude Contamine, directeur de cabinet du ministre de l’Information, n’avait pas caché son peu d’estime pour le travail des réformateurs de 1960. En 1964, la place des instances paritaires auxquelles les personnels sont très attachés est considérablement réduite.

70Par ailleurs, la modification de l’ancien article 3 du statut de 1960 choque profondément. Désormais l’établissement ne fait plus appel « exclusivement à ses personnels pour la conception, la production, la réalisation et la diffusion des émissions » (rédaction de 1960), mais plus simplement « d’une part à son personnel, et d’autre part, aux concours et moyens extérieurs que le directeur général juge nécessaires » (rédaction de 1964). Si cet article ne bouleverse pas une pratique déjà assouplie, il marque une volonté politique qui va à l’encontre des vœux des personnels. Pour les rédacteurs, c’était d’ailleurs « un des buts essentiels » du statut54.

11. LES DÉBATS DE 1964-1967 : LE STATUT EN SOMMEIL ?

71Après la mise en application des textes de 1964, le thème du statut perd progressivement de son intérêt pour la presse et les parlementaires, et occupe moins de place dans les articles et les esprits. En premier lieu, le conseil d’administration, la grande innovation théorique de 1964, souffre vite d’un certain discrédit. La presse lui donne d’abord les honneurs, d’autant qu’elle se trouve pour la première fois représentée dans une instance dirigeante de la RTF Il tient sa première réunion le 27 juillet 196455 . Le président, Wladimir D’Ormesson, âgé de 76 ans, est membre de l’Académie Française, diplomate, membre du conseil d’administration du Figaro. Personnalité honorable s’il en est, il se fait vite épingler pour le caractère désuet et prudent de ses propos : « Usant d’un vocabulaire d’avant la télé (cette magicienne, nous dit-il comme un échotier de 1950), il nous promet une télévision familiale »56. On relèvera parmi les autres membres Jean-Jacques de Bresson, futur directeur général de l’ORTF, Jean Cazeneuve, futur président de TF1, Pierre Archambault, président du Syndicat national de la Presse quotidienne régionale, et deux membres du personnel, Pierre Simonetti pour le SUT, et Marcel Cazé pour les cadres. Le cinéma ne sera représenté qu’à l’occasion du renouvellement d’août 1967, par André Holleaux, directeur du CNC depuis 1959, et futur président de la troisième chaîne en 1982. À défaut d’exercer de l’influence, on fait ses classes de dirigeant au conseil d’administration.

72Le conseil était pourtant promis à, et se promet, une mission considérable. Ne doit-il pas selon son président créer « une espèce de jurisprudence »57 ? Après la conférence de presse donnée à l’issue de sa première séance, la déception des journalistes est générale. La séance est dite « académique », les mesures de réorganisation ont été « à peine évoquées »58. Le conseil d’administration tombe bientôt en défaveur : il est clair qu’il n’est pas l’initiateur de la politique générale de l’Office. Pour obtenir des informations on en revient vite aux sources classiques que sont le directeur général et… le ministre de l’Information ou son cabinet.

73Le caractère académique des séances du conseil transparaît des textes de ses délibérations que nous avons pu retrouver59. Lorsqu’il sera sérieusement question de la publicité, la décision de principe sera annoncée en octobre 1967 par le ministre de l’Information, et ses modalités d’application longuement discutées, certes au conditionnel, dans un entretien télévisé entre un journaliste et le directeur général de l’ORTF, Jacques-Bernard Dupont le 9 avril 196860. Ce qui conduira le lendemain, jour de réunion du conseil, à cette intervention d’un des membres :

« Je pose la question de savoir quelles sont les décisions que nous pouvons prendre, quel est le pouvoir suspensif qui est attaché à nos décisions, quelles sont nos possibilités de pouvoir infirmer aujourd’hui ce que Monsieur Dupont a affirmé hier […]. Je n’irai pas comme Monsieur André Chamson dire que je n’ai plus rien à faire ici parmi vous […] ».

74Quant au président du conseil d’administration, il demande benoîtement le 20 décembre 1967 que le conseil soit informé

« sur la manière dont s’organise une émission ; je veux dire : comment une dramatique, le choix d’un film, celui d’un spectacle de variétés sont-ils arrêtés ? […] Il serait également intéressant pour nous de connaître très exactement l’aspect financier de ces différentes opérations »61.

75À défaut de ces « différentes opérations », on traite au conseil de la langue française, de la violence, bref on se limite à une sorte de magistère moral.

76Le conseil et le statut sont négligés au profit d’autres problèmes qui se traitent effectivement hors du conseil d’administration, et qui sont, de même que beaucoup de personnels, « hors-statut ». Mis à part le rôle politique de la télévision, dont il a déjà été longuement question, l’agenda de la presse et des parlementaires porte chaque rentrée la mention « ressources ». Comme toujours depuis 1960. Et sans que le statut y puisse changer grand chose. Les rapports publiés à chaque rentrée citent tous depuis 1960 la « situation financière » de la RTF. Les termes évoluent : de « l’impasse » on passe peu à peu au « déficit », auquel des développements de plus en plus longs sont consacrés. Année après année, Assemblée Nationale et Sénat le martèlent. Par exemple en novembre 1963 :

« Votre commission s’était déjà inquiétée, lors de l’examen de la loi de finances pour 1963, d’une situation de trésorerie qui allait en s’aggravant d’année en année sans que soient proposées au Parlement des mesures propres au redressement »62.

77Le ministre de l’Information annonce alors un emprunt qu’on ne voit pas venir63. Au contraire, la publicité, jusqu’alors vouée aux gémonies, est désormais considérée comme une possibilité, au moins par le rapporteur de l’Assemblée Nationale :

« Il est temps que celui-ci (le gouvernement) fasse savoir comment il entend régler cette maladie chronique du budget de l’ORTF qui devient maintenant aiguë. Ou bien il envisage l’augmentation des redevances qui lui a été proposée par le conseil d’administration : le rapporteur quand à lui y est hostile tant que la remise en ordre de l’établissement ne sera pas achevée, l’amélioration des programmes ne sera pas évidente, la deuxième chaîne ne couvrira pas une part plus large du territoire national. Ou bien la publicité »64.

78Le recours à la publicité n’étant assorti d’aucune condition… Si la publicité devient moindre mal, c’est parce qu’un « déficit » si « chronique » appelle un remède durable. Le recours à l’emprunt obstinément refusé, le budget de l’État exclu, que reste-t-il, sinon la publicité ? Accepter l’augmentation de la redevance, c’est pour les parlementaires avaliser une politique qu’ils critiquent, consolider un établissement qu’ils jalousent.

79Ce d’autant plus que la redevance est mise en cause au cours des années 1960, de la même façon que la RTF. D’un constat sur des difficultés de mise en place ou de fonctionnement, on glisse à la critique politique.

« Les arriérés de redevances augmentent régulièrement jusqu’à atteindre près de 20 % des produits escomptés […] il est certain que les services chargés de recouvrer la redevance n’arrivent pas à faire face à leur tâche dans des conditions normales, bien que le centre de redevances de Rennes soit entré partiellement en fonction dès 1963 »65.

80Mais ces appréciations prudentes avaient été précédées d’un jugement lapidaire : la redevance est « mal acceptée par les usagers ». Il est difficile pourtant de se fier aux difficultés des services recouvreurs pour affirmer que les citoyens « acceptent mal » l’impôt. Ce thème va pourtant devenir lui aussi partie des alarmes rituelles.

81Dans ce débat, la presse adopte un ton parfois différent de celui des Assemblées. La publicité est rejetée toujours aussi farouchement. Dès la rentrée 1964, André Brincourt prend la plume dans Le Figaro du 2 octobre pour dénoncer encore les projets publicitaires. « Vers quoi et jusqu’où nous mène-t-on ? », lance-t-il en prenant position : « Il serait contraire à l’esprit du statut que les responsables de l’ORTF utilisent la liberté d’action que permet l’autonomie nouvelle au bénéfice d’intérêts privés, alors que seul l’intérêt national est en jeu ». Interrogé par André Brincourt, le directeur général de l’ORTF est resté évasif : « […] Pour moi la question est secondaire […] compte tenu du fait qu’il n’y aurait aucune interférence avec les programmes ». Autre question du journaliste : consultera-t-on le Parlement, selon les promesses de Monsieur Peyrefitte ? Réponse : « De toutes manières nous respecterons les dispositions de la loi à cet égard. En outre, le conseil d’administration ne manquerait pas d’être saisi ». Trois ans plus tard, quand la décision sera prise, elle sera le lieu d’un vif affrontement dont nous connaissons déjà le rôle modeste et furieux qu’y tint le conseil d’administration.

82La presse diffère du Parlement sur un autre point. Elle jette sur la gestion un regard plus franchement critique. À force de parler des déficits, auxquels s’ajoutent de multiples conflits sociaux, l’image de l’établissement s’altère. Ainsi, lorsque le gouvernement choisit non la publicité, mais le relèvement du taux de la redevance, passé des 85 francs de 1960 à 100 francs en 1966, l’occasion est donnée de revenir sur les difficultés financières de l’ORTF. Un seul extrait :

« Cette mesure ne permettra pas de combler le déficit de l’ORTF. La TV coûte de plus en plus cher. Pourquoi ? D’abord, parce qu’elle est mal gérée : comme une usine soviétique du temps de Staline. La rigidité du budget établi « a priori » et service par service au ministère des Finances provoque des situations grotesques : on a bâti des escaliers inutiles parce qu’on n’avait pas épuisé les crédits de construction, mais on manque de camions pour transporter les costumes »66.

83Mal gérée, la télévision ? Est-ce par le gouvernement, ou par elle-même ? À la longue, les personnels et l’établissement ne peuvent sortir indemnes de ces critiques.

12. LES AMBIGUÏTÉS DE LA POLÉMIQUE

84Nous arrêtons en 1967 un chapitre qui pourrait sans difficulté se prolonger jusqu’à nos jours. Les mêmes thèmes sont ressassés, les titres énormes sont là, avec des évolutions qui portent d’abord sur le lexique. La télévision « pagailleuse mais aux ordres », nous la retrouvons par exemple en 1985 dans un numéro de L’Événement du Jeudi67. Sans que journalistes et parlementaires soient toujours bien conscients de l’exploitation à laquelle leurs propos donnent lieu. André Diligent accepte aujourd’hui l’idée que ses interventions ont été utilisées dans une direction qu’il ne souhaitait pas toujours68. Le terme de déficit est un bon exemple : il n’a « rien de scandaleux » (et de fait un déficit est une notion comptable qui devient politique par un effet de contexte) pour le même auteur qui le traite plus loin de « maladie chronique ». Généralement, le passage du Parlement à la presse fait oublier les rares prudences dont sont assorties les mises en cause. Plus encore que le Parlement, la presse craint la télévision, c’est-à-dire le média qui peut lui prendre des lecteurs et des ressources publicitaires. Et les personnels ? Sans qu’ils en soient conscients, ils donnent des arguments aux polémistes, par une stratégie qui sape le crédit externe dont ils jouissent. L’histoire interne, il est vrai, a des rationalités qui ne sont pas tout à fait celles des débats externes.