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Histoire de la télévision sous de Gaulle

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Jérôme Bourdon

Introduction

Contre une télévision amnésique1

Texte intégral

  • 1 Je reprends à mon compte, avec un souci plus scientifique qu’esthétique, le titre d’un article de (...)

1Étudier l’histoire de la télévision française réclame deux efforts préalables auxquels l’auteur va se permettre d’inviter le lecteur. D’abord, suspendre les jugements que nous sommes tous autorisés à émettre, en notre qualité d’usagers. Comme l’école, la télévision est un fait social massif, avec lequel nous sommes tous en contact, que nous observons et jugeons quotidiennement. Le penchant critique est ainsi très fort : nous percevons le phénomène en termes manichéens, selon le « bien » ou le « mal » qu’ils « font » à la société.

2Dans le cas de la télévision, la vivacité des réactions est accrue par les rapports très émotionnels que nous entretenons avec la représentation audiovisuelle de la réalité. Méconnaissant les contraintes de production, les déterminations techniques et sociales, on parle de la télévision au nom d’exigences immédiates, de plaisir : « les programmes sont mauvais », ou de vérité : « le journal n’est pas objectif ». On proteste contre les émissions, on en déplore les effets, plus rarement on s’en félicite, jour après jour, sans que cette succession considérable d’effets soit appréhendée de façon globale.

3La télévision n’a pas de mémoire. Nous rencontrons ici l’exigence d’un deuxième effort – plus traditionnel. Les spectateurs, mais aussi les professionnels, produisent et consomment quotidiennement, et semblent ignorer que l’institution et le spectacle sont le produit d’une histoire déjà longue, puisque la télévision française a démarré en 1935. La télévision s’est inquiétée très rarement de son passé, n’a considéré que tardivement les nécessités de conservation.

4À cela deux raisons très simples : de même que les spectateurs consomment au quotidien, les professionnels ont travaillé dès les origines sous la pression d’un impératif considérable : alimenter l’antenne. Il était impossible de prévoir à l’avance tous les aléas. D’autant plus que ce travail se faisait sous une surveillance sans cesse accrue, à partir de 1956, celle de la classe politique. Les ministres de tutelle (sans compter le Premier ministre, le Président de la République, tous les autres ministres et leurs cabinets) s’émeuvent, la presse critique, le Parlement enquête, et, dernier en date de ces soucis, devenu capital aujourd’hui, le public s’échappe. La crise de la télévision est une donnée permanente de la vie politique et culturelle française. Il est difficile de se retourner pour prendre la mesure du passé.

  • 2 Anthony Smith, cité par Tom Burns, The BBC, Public Institution and Private World, Londres : MacMil (...)

5Ce phénomène de crise permanente a quelque chose de spécifiquement hexagonal. L’institution n’a jamais pu faire la paix avec la société. Témoin évident de ces difficultés : les réformes continuelles dont souffre la télévision, et, innombrables, les projets de réforme, qu’ils émanent du Parlement, de l’opposition, de tel groupe de réflexion, et des professionnels eux-mêmes, qui n’ont pas été les derniers à proposer, à suggérer. Cette « réformite » et les accusations et critiques perpétuelles ont ainsi renforcé la nervosité dans laquelle travaillent tous les professionnels du spectacle et de l’actualité, comme le remarque Anthony Smith à propos de la BBC : « Les professionnels de l’audiovisuel travaillent toujours un peu dans la peur »2.

  • 3 Pour reprendre le titre joliment trouvé de l’anthologie du magazine Cinq colonnes à la Une proposé (...)

6En outre, tous les débats sur la télévision ont porté d’abord sur le public, cette masse anonyme dont il est indispensable aux professionnels de se donner une image : par le biais des pairs, des conversations de paliers, puis des enquêtes, des sondages. Là, l’énormité même du phénomène décourage l’historien, on y reviendra. Dans la mémoire collective, ce qui reste de la télévision, ce sont des images « qui vous poursuivent »3 : le dessin animé de l’enfance, les premières allocutions du général de Gaulle, l’éclat de Maurice Clavel à À Armes Égales.

7Quant aux études sur la télévision, à supposer qu’elles daignent se pencher sur l’histoire, la tendance lourde est claire : on se préoccupe des effets d’abord ; la télévision est un outil pour atteindre un résultat, qu’il soit politique, culturel. La « télévision » désigne ainsi d’abord l’écran, le passage, la fenêtre présent dans tous les foyers, offrant un spectacle identique ; virtuellement, une formidable machine à produire des effets. Mais, derrière l’écran ?

1. QUELLE HISTOIRE DE LA TÉLÉVISION ?

8Nous souhaitons sortir de cette conception instrumentale. Notons, au préalable, la remarquable polysémie du terme « télévision ». Il permet d’évoquer, selon les contextes, une technique particulière (« la télévision a été inventée dans les années vingt »), une branche industrielle (« progression des ventes dans le secteur de la télévision »), un objet domestique (« la télévision est en panne »), les programmes et leurs effets (« la télévision anglaise est excellente », « la télévision a eu un impact considérable sur la société »). Enfin, la télévision est aussi une institution (« ils sont encore en grève à la télévision »).

  • 4 Cf. Henri Cavaillet, Changer la Télévision, Paris : Flammarion, 1978.

9L’institution : il y a là un point névralgique, et profondément négligé, pour comprendre comment ces images quotidiennes sont choisies, sélectionnées, construites. Avant qu’une image aboutisse sur l’écran, se déroule un processus technique et social extrêmement long. Les contraintes sont considérables, et « changer la télévision »4 une entreprise souvent plus délicate que ne l’imaginent les réformateurs néophytes.

10Il faut d’abord s’arrêter aux textes, et notamment au statut tant réformé. Mais le statut est impuissant à saisir l’essentiel. La volonté des hommes politiques et du Parlement a été impuissante à faire fonctionner une institution qui reposait d’abord sur des pratiques professionnelles. C’est dès la fondation de la télévision, avant la période que nous étudions, que le désintérêt initial de la classe politique, et surtout l’inadaptation du cadre juridique, ont conduit les professionnels à mettre en place des mécanismes de régulation qui ont fonctionné, tant bien que mal.

  • 5 L’histoire de la radio est d’ailleurs relativement mieux connue que celle de la télévision. Pour l (...)

11La télévision des années 1960 fait aussi oublier la radio. Pourtant les deux médias coexistent au sein d’une même institution et vivent à côté l’un de l’autre. La radio a fourni à la télévision des techniques, des personnels, des idées d’émissions… et des thèmes de polémique que le petit écran a amplifiés5. Les débats sur le statut sont communs aux deux médias, ainsi que des éléments techniques et des catégories professionnelles pour lesquels il est difficile de faire la part de la radio et de la télévision (les ingénieurs, les techniciens). Nous avons donc traité des problèmes spécifiques à la télévision et des questions indissociables, mais laissé de côté les programmes et les techniques radio, ainsi que les catégories spécifiques (producteurs radio, musiciens, etc.).

  • 6 Voir la rubrique : « sources audiovisuelles », dans la partie consacrée aux sources.

12Quant aux programmes et aux émissions, l’auteur n’a pas pu explorer systématiquement les archives de la télévision française. Mais il a été très attentif aux images anciennes, avec la même question présente à l’esprit : dans quelle mesure ces images expliquent-elles, traduisent-elles, les ambitions, les cultures des professionnels6. L’objet « télévision » pose ici des problèmes nouveaux à l’historien.

13Les problématiques des histoires « esthétiques » de la littérature ou de cinéma paraissent impuissantes à le saisir. C’est bien plutôt d’une histoire sociale qu’il s’agit, une histoire d’objets quotidiens qui réclame un regard d’anthropologue. Aussi s’est-on efforcé d’être attentif à l’environnement social et technique des programmes, d’indiquer, dans la mesure du possible, les techniques utilisées, le jour et l’heure de programmation qui sont capitaux pour comprendre la fonction du programme, tant au niveau de l’institution qu’à celui du public.

2. LES ANNÉES DE GAULLE, L’ÈRE DES PROFESSIONNELS

14Cet ouvrage couvre les premières années de la Ve République, qui correspondent à la présidence du général de Gaulle, de mai 1958 à avril 1969. La période permet d’éclairer bien des débats actuels ; statuts, réformes de toutes natures, quotas, rôle de la création, des professionnels, des politiques : tout y a été évoqué. Le contexte est d’abord celui d’une croissance vertigineuse : le taux d’équipement des ménages passe de 6,1 % en septembre 1957 à 57 % en novembre 1967. Le taux de croissance est à son maximum, ce qui a des conséquences nombreuses : d’abord la crainte des effets, sur laquelle nous reviendrons toujours, qui rend le sujet : « télévision » infiniment sensible. Plus concrètement, la croissance alimente les finances de la télévision.

  • 7 « Note à Alain Peyrefitte » du 2 septembre 1963, in Charles de Gaulle, Lettres, Notes et Carnets, (...)

15À cette donnée quantitative s’ajoute un élément politique. La France se donne un régime doté d’un exécutif fort et stable, avec des conséquences immédiates pour la télévision qui avait jusque là bénéficié de l’instabilité de la IV e République. Les effets de la surveillance politique se font sentir plus lourdement que jamais. Le général de Gaulle incarne cette stabilité. Sa politique de la télévision est double. C’est surtout le remarquable acteur qui « crève l’écran » dès les débuts, dont tout le monde se souvient. Pourtant, il a aussi une conception claire de ce que doit être la télévision, c’est-à-dire, d’abord, un outil national, un « instrument magnifique de soutien de l’esprit public »7, avant d’être une source de profit ou de divertissement.

16Aux côtés du Général, l’homme-clef pour la télévision est Alain Peyrefitte, ministre de l’Information de 1962 à 1966 (avec une brève interruption en 1962). Il est original en ce qu’il a compris plus tôt que ses pairs le rôle politique de l’instrument radiotélévision. Même si à cette clairvoyance intellectuelle s’ajoutent des réflexes souvent autoritaires. L’homme n’est pas sans ambiguïtés, reflétées dans la diversité de ceux, nombreux, qu’il nomme ou fait nommer à des postes dirigeants.

  • 8 Wladimir Porché, « Le rôle de la radio-télévision dans l’évolution de la connaissance », p. 255-25 (...)
  • 9 Gabriel Delaunay, « La radiotélévision, puissance politique », p. 115-125, in Cahiers d’étude de r (...)

17Dans le contexte de la croissance, la Ve République contribue ainsi à politiser considérablement le débat sur la télévision. En 1956, Wladimir Porché, qui fut directeur général de 1947 à 1957, évoque « le rôle de la radiotélévision dans l’évolution de la connaissance »8. Nouveau directeur général en 1957-58, Gabriel Delaunay intitule une conférence en 1958 « la radio-télévision, puissance politique »9, ce qui reflète bien un déplacement d’accent légèrement antérieur aux débuts de la Ve République, qui va se confirmer bientôt. Dans les années 1950, la dominante était à l’éducation par la télévision et aux possibilités d’une culture télévisuelle spécifique. Dès les premières apparitions du général de Gaulle à la télévision en 1958, chaque soir au journal télévisé, le pouvoir politique, puis, difficilement, l’opposition à partir de 1965, usent du nouvel instrument de communication.

  • 10 En outre, la période de 1968 à 1974 est relativement bien couverte.

18Nous nous arrêtons en 1968-69. Certes, on peut soutenir que l’organisme de radiotélévision unique des origines, maintes fois réformé, arrête vraiment son histoire en 1974. Mais la crise de 1968 et le départ du chef de l’État constituent une première coupure. La remise en cause de l’unité de l’organisme devient fondamentale dans le débat à partir de 1968. Le départ du général de Gaulle, qui, nous le verrons, fut largement le garant du monopole, facilite les transformations10.

19Croissance et politisation du débat ont lieu sur un terrain professionnel déjà dense. Ces « différentes catégories de personnel » dont le spectateur entend parler lors de mouvements de grève paraissent peut-être extrêmement hétérogènes. Elles ont cependant des traits communs, dont le moindre n’est pas l’attachement au monopole et au service public, tout deux identifiés à la « maison ». Deuxième trait, qui les rassemble et les divise en même temps, l’intensité des phénomènes associatifs et syndicaux. Jusque dans les catégories les plus faibles numériquement, on trouve des « amicales », des « associations », que les syndicats ont quelques difficultés d’ailleurs à fédérer (ainsi telle « amicale des cablemen », fonction responsable des câbles de caméras vidéo sur les plateaux).

20Ces personnels auront, comme la classe politique, de plus en plus de mal à s’entendre sur les notions de service public et de monopole qui justifient l’existence de l’organisme unique de télévision. Le consensus est fort sur le caractère national de l’organisme, sur le maintien des monopoles (car il y en a plusieurs) : de diffusion, de programmation, et même de production. Malgré la suppression juridique en 1964 du monopole de production inscrit dans les textes depuis 1953, la télévision continue de produire jusqu’en 1968 et au-delà environ 70 % de ses émissions. Mais les groupes professionnels ont chacun leur notion de service public

  • 11 « Le journaliste de télévision n’est pas tout à fait un journaliste comme les autres, il a des res (...)

21Chacun peut revendiquer son idée de la radiotélévision. Chacun se définit à la fois par rapport à la télévision elle-même, et par rapport à une catégorie extérieure d’origine, qui continue à être une référence. Ce fait est connu pour les réalisateurs de télévision et les personnels dits « de production » (les monteurs, les directeurs de la photographie), qui, venus du cinéma ou formés pour lui, jugent la télévision par rapport aux pratiques cinématographiques, même s’ils revendiquent une spécificité. Ensuite, les journalistes, bien avant les déclarations fameuses de Georges Pompidou11, ont revendiqué d’être des « journalistes comme les autres », tant sur le plan des libertés que sur le plan du statut, et n’ont eu de cesse de se comparer avec leurs collègues de la presse écrite.

22Ce phénomène de comparaison est moins bien connu pour les ingénieurs. Appartenant à l’origine au corps des ingénieurs des Télécommunications, ils ont très tôt (1946) constitué une association originale et géré leurs intérêts de façon particulière. La télévision fait donc reconnaître la spécificité de sa mission par rapport aux PTT, et qu’elle obtient, fait rare en Europe, la gestion particulière de son réseau de diffusion et de transmission (émetteurs qui distribuent le signal jusqu’aux postes récepteurs, faisceaux hertziens et câbles qui transportent le signal d’un émetteur à l’autre).

23Les techniciens sont peut-être les seuls qui échappent à cette référence externe. Pour la plupart entrés très tôt à la télévision et formés par elles, constituant la masse des personnels statutaires, organisés au sein d’une direction des services techniques très hiérarchisée, et souvent membres du syndicat majoritaire, le SUT (Syndicat unifié des techniciens), ils se définissent tout entiers comme des hommes de radiotélévision. Mais ils ont plus que les autres des difficultés à traduire la défense de leurs intérêts propres en principes généraux, d’où l’accusation de corporatisme formulée à un moment ou un autre à propos de toutes les catégories, mais qui vise particulièrement les techniciens.

24La croissance génère aussi un sentiment de vertige qui unit les professionnels : le sentiment de participer à une aventure extraordinaire dont on ne sait pas les limites. Parmi les anciens, nul n’a mieux exprimé ce sentiment que Marcel Bluwal :

  • 12 Marcel Bluwal, Un Aller, Paris : Stock, 1974, p. 94.

« Nous étions de petits bonshommes peints sur une baudruche dégonflée. Et puis on souffle, et la baudruche enfle. Elle devient volumineuse, ronde, éclatante, et nous, les petits bonshommes peints, nous prenons la taille de la baudruche »12.

25Grandis avec une institution dont la métaphore de Bluwal dit aussi la fragilité, les professionnels vont se trouver confrontés à de multiples conceptions différentes des leurs, celles du pouvoir politique mais aussi des groupes d’intérêts de plus en plus nombreux qui revendiquent l’accès à une télévision perçue comme un lieu privilégié d’influences.

Notes

1 Je reprends à mon compte, avec un souci plus scientifique qu’esthétique, le titre d’un article de Georges Neveux, alors auteur de télévision : « Contre une télévision amnésique », p. 90-94 in Télévision, dramaturgie nouvelle, n ° spécial des Cahiers Renaud-Barrault, Paris : Julliard, 1964.

2 Anthony Smith, cité par Tom Burns, The BBC, Public Institution and Private World, Londres : MacMillan, 1977, p. 32.

3 Pour reprendre le titre joliment trouvé de l’anthologie du magazine Cinq colonnes à la Une proposée par l’INA.

4 Cf. Henri Cavaillet, Changer la Télévision, Paris : Flammarion, 1978.

5 L’histoire de la radio est d’ailleurs relativement mieux connue que celle de la télévision. Pour les débuts, consulter la thèse de Caroline Mauriat, L’émergence de la radiodiffusion dans la vie politique française, Thèse, Université de Lyon-II, 1984. Pour l’ensemble de l’histoire, on dispose de l’ouvrage de René Duval, Histoire de la radio en France, Paris, Alain Moreau : 1979, riche d’informations, mais sur la période qui nous intéresse, très cursif et franchement polémique.

6 Voir la rubrique : « sources audiovisuelles », dans la partie consacrée aux sources.

7 « Note à Alain Peyrefitte » du 2 septembre 1963, in Charles de Gaulle, Lettres, Notes et Carnets, janvier 1961-décembre 1963, Paris : Plon, 1986, p. 369.

8 Wladimir Porché, « Le rôle de la radio-télévision dans l’évolution de la connaissance », p. 255-259 in Cahiers d’étude de radio-télévision, n ° 7, 1956. Il conclut l’article en évoquant la « haute et difficile mission d’éducatrice de masse » de la télévision.

9 Gabriel Delaunay, « La radiotélévision, puissance politique », p. 115-125, in Cahiers d’étude de radiotélévision, n ° 18, 1958.

10 En outre, la période de 1968 à 1974 est relativement bien couverte.

11 « Le journaliste de télévision n’est pas tout à fait un journaliste comme les autres, il a des responsabilités supplémentaires. Qu’on le veuille ou non, l’ORTF est considéré comme la voix de la France », conférence de presse de Georges Pompidou, Président de la République, le 21.9.72, cité par Denise Bombardier, La Voix de la France, Paris : Robert Laffont, 1975, p. 120.

12 Marcel Bluwal, Un Aller, Paris : Stock, 1974, p. 94.

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