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La Fabrique de la vente

 | 
Emmanuel Kessous
, 
Alexandre Mallard

Chapitre 9. Des ingénieurs en quête d’usagers ?

Éléments pour une archéologie du marché téléphonique (1920-1980)

Alexandra Bidet

Testo integrale

1Les ingénieurs n’ont que faire des usagers. L’affaire semble entendue. Les ingénieurs sont de purs techniciens, des savants ou des mathématiciens, entièrement tournés vers les formules qu’ils calculent et les dispositifs techniques qu’ils conçoivent. Cette antienne est largement mobilisée par les cadres du service postal, confrontés dans les années 1880 à la fusion des administrations de la Poste et des Télégraphes. La nouvelle organisation va consacrer ce topos. En séparant dans les régions (mais non à Paris) les services techniques des services d’exploitation, elle place en effet durablement les ingénieurs sous l’autorité des responsables des bureaux de Poste, qui se veulent les seuls « hommes pratiques ». Cette rhétorique tend à protéger un espace professionnel, suivant un processus qu’a analysé plus généralement Everett C. Hughes [1996], tout en contestant la prééminence des ingénieurs polytechniciens dans l’accès aux emplois d’avancement.

2Mais on trouve aussi ce topos dans la littérature sociologique. De la fameuse distinction wébérienne entre rationalité en valeur et rationalité instrumentale [Weber, 1995, t. 1, chap. 2], reprise par exemple par Amartya Sen [2001, p. 6-10], on infère ainsi volontiers que les ingénieurs ne se préoccupent que de l’ajustement des moyens aux fins, sans avoir besoin d’interroger ce qui vaut. La critique de ce point de vue a déjà été menée. François Vatin a montré les apories de la démonstration de M. Weber, quand il entreprend de définir la « technique rationnelle » en réduisant l’activité de l’ingénieur à l’unique registre des « moyens » [Vatin, 2008a]. Plus généralement, toute velléité de tracer une ferme distinction entre moyens et fins bute sur leur « continuum » : on ne peut considérer et établir les uns sans évaluer et réélaborer les autres, et réciproquement [Dewey, 2011]. De façon convergente, les nombreux travaux sur la pratique et la pensée d’ingénieurs montrent l’interpénétration constante, dans le travail des ingénieurs, entre calcul et principe de valeur [Vatin, 2008b]. Tout dispositif technique, à travers son invention, son usage et son fonctionnement, est indissociable d’une pratique d’organisation et de ses élaborations normatives : « les connaissances techniques sont organization-oriented plutôt que scienceoriented » [Perrin, 1991, p. 162].

3Cette entrée en matière est importante pour comprendre qu’on observe d’emblée, chez les ingénieurs du Téléphone, une considération et des figures de l’usager. Leurs attributions, ainsi que leurs effectifs, ne cessent de croitre après la nationalisation des réseaux de la Société générale des téléphones, qui prend en 1889 la relève de dix années de concessions privées. Ces attributions les amènent à traiter de questions variées, comme le montre l’examen de la revue du corps, les Annales des Postes, Télégraphes, Téléphones : comment construire et gérer un central, combien d’abonnés attribuer à une opératrice, quelle tarification choisir, quelle rétribution octroyer aux opératrices, quelles facilités concéder aux abonnés (cabines publiques, télégrammes téléphonés) ? Et ils sont les premiers à rattacher l’innovation technique à l’exploitation, davantage qu’à la science. Citons l’un d’eux :

« De cet outillage dépendent et la distribution du travail, et les méthodes d’exploitation, et le coût du service rendu, et la rétribution nécessaire, et, en dernière analyse, l’utilité définitive dans la vie sociale. Là, le progrès de l’instrument ne se réduit plus à une commodité plus grande, dans le cercle étroit de ceux qui en ont le maniement direct, il porte bien au-delà des fruits inespérés. Aussi, le souci de le connaître, de l’utiliser au mieux, de l’améliorer si possible, doit-il devenir la première et la principale préoccupation » (nous soulignons).

4On est loin bien sûr, dans l’entre-deux-guerres, d’une « entreprise postale » au sens contemporain du terme, mais l’expression d’entreprise postale est déjà en usage. La réforme qui lance en 1923 le premier grand plan français d’équipement téléphonique, reconnaît aussi aux PTT une vocation industrielle et commerciale en les dotant d’un budget annexe au budget de l’État. S’il faut attendre 1978, et les prémisses de libéralisation du secteur aux États-Unis, pour voir l’introduction d’une formation au marketing et à la gestion managériale dans le cursus de l’École nationale supérieure des télécommunications, une vision commerciale s’observe ainsi déjà un siècle plus tôt. En 1884, le ministre des Postes et des Télégraphes s’en fait le porte-parole :

« Les Postes et Télégraphes, ayant perdu tout caractère fiscal, devront suivre les règles des exploitations industrielles, augmenter, améliorer, perfectionner leur outillage, donner chaque jour davantage satisfaction au public, augmenter ainsi le chiffre de leurs affaires par l’accroissement de la circulation qui correspond au mouvement commercial du pays. Le service des Postes peut être comparé à une usine qui produit 20 % environ de bénéfice net » [cité in Musso, 1997, p. 61, nous soulignons].

5Ces éléments de contexte une fois brossés, est-il possible de suivre la genèse, dans les livraisons des Annales des PTT, des premières figures d’usagers et de coproduction d’un service téléphonique, et ainsi de contribuer à une archéologie de la relation commerciale dans la téléphonie, où son développement n’a pas attendu la libéralisation du secteur ? Plus spécifiquement, nous allons nous demander si le souci de l’usage et la considération de sa valeur ont pu émerger du sein même du calcul d’ingénieur. L’inventaire de la section « Téléphones » de la revue nous semble permettre de répondre par l’affirmative.

6Dans une première partie, nous montrerons qu’un souci relatif à la qualité du service est d’emblée présent dans les calculs des ingénieurs aux prises avec la conception de lignes téléphoniques. On y observe une intrication extrême entre qualité et mesure : c’est par son « oreille » que l’usager est présent, et immédiatement traduit dans un dispositif métrologique. Dans une deuxième partie, nous passerons de la conception des lignes au fonctionnement effectif du service téléphonique. Ce n’est plus ici pour leur « oreille », mais comme travailleurs, que les usagers sont convoqués, car les ingénieurs envisagent la suppression des opératrices et le passage d’un mode de coproduction à un autre, qui « émancipe » le service téléphonique du travail des opératrices, lequel disparaît à partir de la fin des années 1950. La troisième partie va se consacrer à la genèse d’une conception de l’usage au sens moderne du terme : en même temps que le téléphone devient un service de masse, avec le rattrapage téléphonique des années 1970, nous essayerons de comprendre comment les ingénieurs en viennent à considérer une différenciation et une hétérogénéité des usagers, associés à une demande inégalement rentable.

7Ces trois parties correspondent à trois moments : dans le premier, il s’agit pour les ingénieurs du début du XXe siècle de construire des lignes et d’assurer leur fonctionnement à travers la mise en place d’une fonction d’entretien ; dans le deuxième, ils commencent dès l’entre-deux-guerres à envisager de supprimer les opératrices du téléphone en automatisant la mise en relation téléphonique ; dans le troisième, il s’agit d’initier à la fin des années 1960 un raccordement téléphonique de masse, alors que le téléphone était jusqu’alors un bien rare et onéreux. À chacun de ces moments, s’associe une forme particulière de valorisation : les ingénieurs portent d’abord attention à la nécessité d’une qualité minimale et standard du service rendu, puis au développement de la demande pour amortir les coûts fixes devenus prééminents avec l’automatisation et enfin à l’inégale rentabilité des demandes de raccordement qui leur sont soumises. À travers ces trois moments, on peut ainsi observer un glissement du sens de l’utile, de ces « économistes de l’action » que sont les ingénieurs, moins soucieux, selon la formule de Bernard Grall, d’expliquer l’univers économique que d’« améliorer les systèmes de production » [Grall, 2004]. Nous verrons qu’ils ne cherchent plus seulement en effet à minimiser les pertes d’énergie le long des lignes, mais aussi à faire produire ce qui coûte, en rentabilisant au mieux les équipements, et même à dégager un gain net.

8Suivre ce mouvement amènera à conclure en soulignant les synergies entre deux perspectives analytiques. La première relève d’une socio-histoire de la pensée économique ou d’une sociologie économique du calcul d’ingénieur et s’intéresse à la contribution du calcul d’ingénieur au passage, entre le XVIIIe et le XXe siècle, d’une épistémologie économique à une autre : d’une épistémologie mécaniste, où il s’agit toujours d’économiser des forces et qui voit le calcul s’épuiser dans une comptabilité des coûts en travail, à une autre, qui conçoit au contraire la possibilité de créer de la valeur ex nihilo et où le calcul retrouve alors un espace décuplé en faisant de l’usage une source de valeur. Dans cette contribution, nous puisons aussi à une seconde perspective analytique, qui a entrepris récemment de récuser la séparation entre une sphère productive et une sphère marchande [Barraud, Bidet, Nougez, 2013 ; Vatin, 2013] ou entre la qualification-définition des biens et l’échange [Callon, 2009]. Les ingénieurs, en explorant de façon systématique les lignes de transformation possible des objets qu’ils élaborent, et ainsi en se faisant continument enquêteurs, contribuent en effet aussi à leur mise en marché (avant la lettre). En particulier, il s’agira de voir « en quoi la prise en compte des usages participe des processus par lesquels les biens sont qualifiés » [Mallard, 2010, p. 303], en considérant que cela interdit de faire du moment de la commercialisation – dans le temps long comme dans le temps court – un basculement entre deux univers. On ne peut donc se suffire de confronter le Plan et le marché, l’organisation et les utilités, l’amont et l’aval, le macro et le micro, le global et le local, etc. Partir des objets, de leur transformation et de leurs résistances, peut nous éviter « le grand écart entre l’analyse des structures (les marchés économiques) et celle des agents (les consommateurs, les producteurs) » [Callon, 2009, p. 264].

INTÉGRER L’OREILLE DE L’USAGER, OU COMMENT NORMALISER UN SERVICE TÉLÉPHONIQUE

9Dans cette première partie, nous allons voir que l’usager, à travers la référence à son oreille, est d’emblée présent dans les explorations, les enquêtes, donc le travail des ingénieurs du téléphone. À la fin du XIXe siècle, ceux-ci sont occupés à réduire et à normaliser les pertes le long des lignes et dans les postes téléphoniques. La standardisation des postes, difficilement acquise à la fin des années 1920, apparaît en particulier comme un préalable à une « exploitation économique » à distance du téléphone, au-delà de l’établissement de lignes point à point ou de réseaux locaux. Le signal s’affaiblit en effet inexorablement avec la distance et tout est bon pour le préserver. Domestiquer des lignes, c’est alors d’abord exiger du local téléphonique qu’il fasse silence :

  • 1 L. Aiguillon et G. Valensi, « La transmission téléphonique dans une grande cité moderne et dans sa (...)

« [Lorsqu’il s’agit d’un service téléphonique à grande distance], on est en droit de s’attendre à ce que les abonnés correspondants disposent d’une cabine ou d’une salle silencieuse afin d’utiliser complètement les faibles courants de conversation, dont l’intensité est forcément limitée par les conditions électriques ; si les abonnés ne disposaient pas de locaux silencieux, il serait commercialement impossible de réaliser entre eux une communication téléphonique eu égard à la grande distance qui les sépare »1.

  • 2 M. Cahen, « La téléphonie à grande distance et l’utilisation économique des lignes pour les communi (...)
  • 3 « Standardisation des circuits téléphoniques », (Conférence internationale des techniciens des Admi (...)

10Un horizon commercial guide ainsi à la fois la prescription d’un matériel téléphonique standard (dans les illustrations ci-dessous, l’anonymat de l’usager le dispute à celui de l’administration, également figurés par une main) et l'attention à l’audition comme à une contrainte à satisfaire. Les standards alors définis visent à normaliser l’affaiblissement total maximum qui doit exister « en service commercial » ordinaire entre deux postes d’abonnés. Dès 1910, les ingénieurs tiennent l’affaiblissement pour la variable « la plus importante à considérer2 ». Cette grandeur synthétique totalise les « effets nuisibles » de la ligne, c’est-à-dire les pertes d’énergie induites par ses propriétés électriques. Le fait intéressant à relever ici pour notre propos est qu’il s’agit d’une mesure anthropomorphique, au sens de Witold Kula : la physique du son fait place à l’oreille humaine qui est appelée à définir les termes d’une « contrainte d’audition ». La Première Conférence internationale en 1910 des techniciens des Administrations des Télégraphes et des Téléphones édicte ainsi « la valeur des maxima à tolérer pour l’exposant d’affaiblissement » en termes de qualité d’audition : 2,5 pour une « très bonne » audition, 3,5 pour une « bonne » audition et 4,8 comme « limite pratique d’audition »3. Ainsi, « c’est l’effet d’ensemble qui importe », l’« effet perçu », séparé des transformations du courant, et qui se loge chez l’usager même, pour qui la communication est « conversation » et le son « parole ». Des essais de conversation sont menés pour lesquels le choix d’un étalon est très disputé.

  • 4 Il définit la qualité par « la netteté plus ou moins grande avec laquelle tous les éléments de la v (...)

11À travers l’oreille, c’est bien la qualité du « service rendu » qui préoccupe alors les ingénieurs. Dès 1891, l’ingénieur Ernest Mercadier dissocie l’intensité de la qualité des effets téléphoniques et affirme la primauté de cette dernière : « la netteté des effets manquant, leur intensité ne sert à rien4 ». L’efficacité et la netteté de la transmission sont distinguées comme la quantité et la qualité de l’énergie transmise. Les références à la netteté sont toutefois rares jusqu’à la fin des années 1920, durant lesquelles des « essais d’articulation ou de netteté » viennent, pour les récepteurs et les microphones, compléter les essais d’efficacité :

  • 5 G. Valensi et M. Palhols, « Mesure de l’efficacité des appareils téléphoniques d’abonnés par une mé (...)

« Des listes de mots prêtant à confusion ont été dressées en grand nombre. On prend au hasard une de ces listes et (s’il s’agit de déterminer la netteté d’un microphone par exemple), on dicte cette liste dans ce microphone à un opérateur qui écoute dans un récepteur étalon à travers 30 miles de câble standard (affaiblissement 3 qui correspond à une bonne communication interurbaine ordinaire). On compare la liste écrite par cet opérateur qui écoute à la liste dictée : le pourcentage des mots correctement reçus donne une mesure de la netteté du microphone essayé5 ».

  • 6 L. J. Sivian, « Circuit de référence pour les mesures de transmission téléphonique », 1925 (Electri (...)
  • 7 H. Milon, « L’adaptation du réseau français au service téléphonique universel », 1928.

12L’exigence de qualité devient manifeste au début des années 1930. La rationalisation investit alors – avec la netteté – les zones d’ombre de la précédente mesure, en plaçant « l’oreille humaine » au cœur de leurs explorations. Si les débuts de formalisation de la notion d’information, repérables aux États-Unis et en Allemagne dans les années trente, n’ont pas d’équivalent en France (ni en Grande-Bretagne), les ingénieurs ne vont néanmoins plus traiter de l’efficacité sans référence à la netteté, ni du rendement sans référence à la qualité. De manière significative, le premier article marquant cette inflexion s’ouvre par une exigence opératoire : « la principale fonction d’un réseau téléphonique est de permettre à deux abonnés quelconques d’échanger une conversation6 ». Au-delà du passage d’une mesure physique à une mesure auditive de l’effet téléphonique, la qualité de la conversation se dissocie progressivement du standard minimal d’audition – ou distance d’épuisement de la conversation – pour ériger la « bonne audition » en véritable objet d’optimisation. Les années 1920 voient ainsi apparaître un impératif d’entretien, qui ancre le rendement des lignes dans une « organisation rationnelle de la surveillance des qualités auditives du réseau7 ».

  • 8 G. Valensi, « La téléphonie à grande distance », 1927.
  • 9 La construction des circuits implique désormais une série de variables interdépendantes : le choix (...)
  • 10 Ce déclassement de l’équivalent de transmission se marque par l’émergence de variables irréductible (...)
  • 11 P. Chavasse, « Le système fondamental de référence pour la transmission téléphonique », 1928.

13Produire l’unité d’une ligne, assurer la conformité de son équivalent, « régler la transmission sur toute la longueur d’une liaison téléphonique, depuis l’abonné qui parle jusqu’à l’abonné qui écoute », impose une constante coordination autour de la « relation téléphonique »8. Et ce, d’autant plus que la généralisation de la mesure d’affaiblissement ne rend calculables les conversations à grande distance qu’en faisant surgir de nouvelles formes de perturbations échappant à cette mesure. L’unité d’un circuit ne se limite plus en effet à une construction homogène ; en compliquant la construction des circuits pour venir à bout de l’affaiblissement, les bobines et les relais font aussi de « l’unité de la ligne » un objet de gestion quotidien. La maîtrise de la distance fait surgir de nouveaux obstacles à la conversation : les bruits, troubles et distorsions du son associées à la construction complexe des « circuits »9. Et avec eux, une nouvelle indétermination de l’effet : la mesure du volume de son transmis ne permet plus de « déterminer à l’avance la qualité de la transmission sur une communication déterminée »10 ; de surcroît, « il est pratiquement impossible de prédéterminer par un raisonnement purement spéculatif l’effet sur l’intelligibilité de la parole d’une déformation quelconque de la parole11 ». À partir du moment où la satisfaction, l’utilisation et le mérite pratique échappent à la mesure de l’équivalent de transmission, on ne peut plus déterminer « l’effet » sans le redéfinir. Face à la menace d’un produit indistinct, submergé d’effets nuisibles, les ingénieurs doivent alors thématiser à nouveaux frais l’utile.

  • 12 P. Chavasse, « Note sur les bruits et leur mesure », 1932.
  • 13 « Vocabulaire d’acoustique », 1934.
  • 14 T. G. Castner, E. Dietze, G. T. Stanton et R. S. Tucker, « Appareil à lecture directe pour la mesur (...)
  • 15 P. David, « Sur la distorsion téléphonique et sa mesure », 1928.
  • 16 I. Podliasky, « La distorsion non-linéaire en électro-acoustique appliquée », 1935 (conférence au C (...)
  • 17 P. Chavasse, « Quelques considérations sur l’évolution et l’état actuel de la technique microphoniq (...)
  • 18 L. J. Sivian, 1925, op. cit.
  • 19 P. Chavasse, « Amélioration de l’efficacité des appareils à batterie locale, type 1910 et à batteri (...)

14Lors des premières mises en évidence d’un effet subjectif, deux intensités sont placées en regard : l’intensité sonore, relevant des « phénomènes purement physiques et mécaniques », propres aux « vibrations de la matière », se définit par « un flux d’énergie par unité de surface et unité de temps » ou le produit de la pression instantanée d’une vibration par sa vitesse instantanée ; alors que l’intensité subjective correspond à une « impression sonore », à une « sensation auditive subjective12 » qui est identifiée en termes quantitatifs comme la force d’un son : « la qualité subjective qui caractérise l’importance de la sensation auditive produite par ce son sur un observateur déterminé13 ». Les ingénieurs ne vont quitter cette physique du son qu’en s’assurant d’une nouvelle mesure. L’effet « subjectif » est alors requalifié de « psychologique » puis de « physiologique ». Réciproquement, la mesure physique semble « trop précise » face à l’oreille. Et la valorisation d’une mesure auditive reçoit un sens nouveau : si la mesure du bruit ne peut pas reposer sur une physique du son, c’est que ses caractéristiques physiques ne sont « pas en relation [linéaire] avec l’impression produite14 ». Si la mesure de la distorsion ne peut se satisfaire de courbes donnant la caractéristique complète de la transmission en fonction de la fréquence et de l’intensité, c’est que la méthode est « trop précise » : elle retrace des variations auxquelles « l’oreille est complètement insensible15 ». Les ingénieurs en viennent ainsi à privilégier la définition des acousticiens sur celle des « physiciens » et les « effets physiologiques » sur les causes, en effectuant une « mesure directe » du « degré d’appréciation auditive » de la distorsion16. Pas d’effet ou de « conclusion utile » désormais sans un « abonné qui écoute » : « la réaction psychologique de l’abonné est le critérium final de la qualité de la transmission », « l’effet subjectif qui, en définitive, est le seul intéressant17 ». L’« extrême souplesse de l’oreille » devient la seule juge des « rapports entre le son produit par le récepteur et l’intelligibilité de la parole pour l’abonné qui écoute », la seule à même de « distinguer entre différentes qualités de transmission18 ». Une logique de contrôle de la qualité de la transmission va alors prendre son essor. Elle assimile cette redéfinition de la qualité et dessine l’identité économique d’un service téléphonique utile : un « effet global » est associé aux mesures de netteté qui « donnent en définitive l’augmentation de qualité globale qu’on peut attendre » d’un dispositif microphonique ; l’amélioration de la netteté étant, « en fin de comptes, celle de la qualité du service rendu19 ».

  • 20 Les articles des ingénieurs R. Bigorgne et P. Marzin, précédant de peu la première présentation du (...)
  • 21 Ibid.
  • 22 V. Gavronski et J. Roussinov, « Congrès international d’électricité de 1932. Travaux de la 8e secti (...)

15Qu’est-ce qui nous intéresse ici ? Le caractère endogène des nouvelles qualifications produites : c’est en voulant vaincre l’effet de la ligne, que les ingénieurs doivent avancer dans la spécification d’un produit commercial. La spécification de la netteté les amène à thématiser la « qualité du service rendu à l’abonné ». Bien sûr, la mesure de la qualité ne vise qu’indirectement à s’assurer que les conversations passent bien. En optimisant les « bruits », en veillant à ce qu’il n’y ait pas trop de « distorsions », elle doit encore surtout permettre de diminuer les coûts. À la normalisation des circuits de référence (équivalent, limites des niveaux de tension, courbe équivalent-fréquence), qui encadre la normalisation de la valeur commerciale des circuits (via l’arithmétique des diagrammes fixant « l’état normal des circuits d’un même type », leurs écarts et leurs corrections), répond la multiplication de « dispositifs remplaçant la voix et l’oreille humaine dans les mesures téléphonométriques », les appareils de mesure dits « à lecture directe » : le bathymètre, l’hypsomètre, le kerdomètre, le psophomètre, qui mesurent respectivement l’affaiblissement, les niveaux de tension, les gains et les bruits de circuit. L’exigence croissante d’un contrôle de la transmission et d’une maintenance des circuits suscite ainsi l’extériorisation de la mesure dans des appareils transportables, « comme bagage à main par un seul opérateur », le cas échéant jusque chez l’abonné20. De même, l’usager considéré reste un « usager moyen ». Non seulement il s’agit d’étudier les « propriétés de la voix et de l’audition de ‘l’usager moyen’ du téléphone21 », mais on a exclu de la mesure de la qualité des conversations, les phénomènes de redondance, au profit d’une « oreille statistique ». Cette rationalisation de l’oreille de l’abonné ne s’arrête pas à la normalisation des essais de netteté. Si les ingénieurs érigent l’oreille en critérium du « son utile », ils tendent aussi à remplacer la mesure auditive par une « mesure objective ». La multiplication des appareils « à lecture directe » extériorise ainsi l’« oreille normale ». Lors du Congrès international d’électricité de 1932, des observateurs notent « que la méthode visuelle tend à remplacer partout la méthode auditive de mesure », jugée compliquée et peu précise22. L’appareil ayant « les mêmes caractéristiques que l’oreille humaine » ou, plus exactement, les mêmes caractéristiques que l’artefact statistique construit précédemment, il doit fournir des indications « en corrélation avec les effets du bruit mesuré ». L’investissement est essentiel : tout en intégrant les propriétés les plus subtiles de l’ouïe humaine, étudiées par l’acoustique physiologique, l’appareil vise à :

  • 23 T. G. Castner, E. Dietze, G. T. Stanton et R. S. Tucker, « Appareils à lecture directe pour la mesu (...)

« définir les bruits par des nombres (unités logarithmiques rapportées à une intensité conventionnelle correspondant à un certain seuil d’audibilité), dont les valeurs relatives puissent se classer avec une approximation suffisante comme les impressions sonores subjectives23 ».

16La boucle est bouclée. L’attention des ingénieurs à l’usage, au caractère commercial des liaisons établies, ne s’émancipe pas du projet de normaliser un service. Au fil de leurs explorations, qui les voient passer d’un calcul et d’un étalon à d’autres, ils considèrent bien la subjectivité de l’utilité éprouvée par l’usager, mais ils s’emploient à la traduire en une mesure dite « objective » : une mesure capable de circuler et d’assurer l’identité économique générale et générique d’un service. Après avoir suivi l’usager dans la conception des lignes téléphoniques, nous allons, dans la prochaine partie, considérer la conception des bureaux où s’opère la mise en relation téléphonique. Les figures d’usagers y sont étroitement liées à la place faite par les ingénieurs à l’activité des opératrices du téléphone.

ÉMANCIPER LES USAGERS DES DEMOISELLES, OU COMMENT DÉCOUVRIR UNE VALEUR À L’USAGE DU TÉLÉPHONE

17De la place accordée aux fameuses « demoiselles du téléphone », qui assurent jusqu’aux années 1950 la « mise en conversation » téléphonique, dépendent bien des considérations sur les usagers. La mise en regard des textes des ingénieurs américains et français, dont les avis s’opposent initialement sur la question de l’automatisation, sera instructive sur ce point. Elle nous conduira aussi à montrer comment les ingénieurs français, en cherchant à réduire le coût en travail en affranchissant les usagers des opératrices, vont être amenés, par contrecoup, à valoriser un usage du téléphone dont l’essor ne siginifiait jusqu’alors pour eux que des coûts supplémentaires.

  • 24 H. Milon, « Commutateurs téléphoniques automatiques », 1911 (nous soulignons).

18Nous avons montré ailleurs [Bidet, 2005a] que les ingénieurs français promeuvent plus volontiers, et plus tôt que leurs collègues américains, l’automatisation de la mise en relation téléphonique, donc la suppression des opératrices. Les ingénieurs français arguent d’une nécessaire économie de travail et de fatigue : « Si l’intermédiaire humain, sujet par sa nature même aux défaillances et d’une capacité de travail limitée, pouvait être remplacé par un mécanisme sûr, infatigable, éminemment contrôlable et éminemment discret, quel progrès ne serait pas réalisé ? »24. Les ingénieurs américains traduits dans les Annales sont au contraire jusqu’au début des années 1920 très réservés à l’égard de l’automatique. Pour ces derniers, dans un contexte bien différent [John, 2010], il faut d’autant moins minimiser les coûts en travail que c’est le travail des opératrices qu’ils estiment source de valeur.

19Il y va de la nature même du service. Dans le système manuel, écrivent-ils, l’abonné achète « le service de la Société », c’est-à-dire une « aptitude spéciale », à la fois produite par l’entraînement et la discipline et garante d’une « aide responsable » sinon « intime » :

  • 25 L’article n’est curieusement publié qu’en 1928 par les Annales, quand débute la première vague d’au (...)

« Il faut prendre en considération les relations de l’abonné et de l’intermédiaire, qui sont souvent très étroites dans chaque moment de la vie sociale et d’affaire. Pris dans l’ensemble, les abonnés doivent, et c’est un fait acquis, regarder la Société téléphonique non comme un mécanisme, mais comme un aide responsable qu’ils peuvent avec sécurité charger d’une partie de leurs affaires. Cette liaison devient plus intime lorsque les relations sociales sont restreintes et plus complexes lorsque ces dernières s’étendent »25.

20L’exploitation téléphonique n’aurait pas vocation à « louer des appareils », mais à « rendre des services » : « il paraîtrait aussi convenable pour une compagnie messagère de louer simplement des bicyclettes aux adhérents pour distribuer leurs messages, que de louer un appareil aux abonnés du téléphone pour le même objet ». Dès lors, une réduction des dépenses d’exploitation évaluée à « un maximum de 37,5 % » ne saurait justifier de « priver l’abonné des relations directes avec une intelligence humaine et justifier un retard et une incertitude dans le service ». Le système automatique ne ferait à leurs yeux que remplacer l’agent téléphoniste par « un abonné peu apte et indiscipliné ».

  • 26 « Rapports entre abonnés et téléphonistes aux Etats-Unis d’Amérique », The Telephone Review, 1917.
  • 27 Op. cit.

21Les ingénieurs américains mettent en scène les « services rendus », propres au « courant de sympathie » et de « confiance mutuelle » entre téléphonistes et abonnés26. Et un ingénieur anglais d’arguer que le public américain ne considère nullement « les opératrices du téléphone comme de véritables instruments, des automates d’un degré supérieur chargés de donner et d’établir des communications » : « Le fil téléphonique n’est pas là-bas un moyen abstrait de conversation entre l’abonné et l’employée, qui ne se voient pas et ne cherchent pas à se connaître ». L’automatique introduirait une sujétion des abonnés, à qui il s’agirait alors que les téléphonistes « abandonnent » leur travail. Pour le prestigieux dirigeant d’ATT, Théodore Vail, « le système automatique ne diminue pas le travail de l’abonné, mais au contraire l’oblige à faire le travail de l’opératrice »27. Et c’est bien en termes de travail de l’usager que les ingénieurs français interrogent la possibilité d’une automatisation. E. Barbarat recense ainsi les nouvelles astreintes que le système semi-automatique fait peser sur les abonnés :

  • 28 Op. cit.

« Il leur est demandé de s’habituer à rester à l’appareil, de comprendre la signification du signal ‘ occupé’, de constater que leur correspondant a été appelé et par suite de ne pas exiger qu’on les prévienne des ‘non réponses’, de donner leurs ordres de communication interurbaine avec leur propre numéro à une second téléphoniste annotatrice et enfin par analogie, dans le cas où le réseau est desservi par plusieurs multiples, de demander d’abord par son numéro le bureau où se trouve leur correspondant et de donner ensuite leur ordre directement à la deuxième téléphoniste dite d’arrivée comme ils le donnent à l’annotatrice »28.

  • 29 Les ingénieurs des Télégraphes réunis pour leur 2 e congrès international en 1910 ne sont guère opt (...)
  • 30 B. O. Anson, « Considérations générales sur les bureaux téléphoniques automatiques », 1913. On élèv (...)
  • 31 On note que « l’accueil favorable que firent les abonnés à l’importante installations de Leeds » a (...)
  • 32 Annales des Postes, Télégraphes, Téléphones.
  • 33 Cf. notamment « Le téléphone automatique du General Post Office », The Electrician, 1913.
  • 34 M. Towsend, « Réflexions sur la téléphonie automatique », 1919 (compte-rendu)
  • 35 Ibid. La guerre, avec la pénurie de main d’œuvre et l’appel à la « conservation de la conversation  (...)

22On débat en ce sens aussi du nombre de chiffres que l’usager, déjà « sonné » comme un personnel de maison, peut tolérer de numéroter29. Face aux nombreuses erreurs observées au-delà de quatre chiffres, d’aucuns jugent plus prudent de « ne pas imposer aux abonnés l’appel de six chiffres »30. « Téléphoner avec plaisir » : l’encart publicitaire paru dans L’Andat (organe de l’Association nationale des abonnés au téléphone) en novembre 1931 témoigne de ces nouvelles préoccupations. Lors de leurs visites aux États-Unis, les ingénieurs anglais sont eux-mêmes inquiets ; ils comptent bien tester la « sympathie » et les « sentiments du public » envers les dispositifs automatiques31. Les abonnés acceptent-ils de faire les manœuvres nécessaires ? Ne se sentent-ils pas « abandonnés à eux-mêmes » ? Est-il possible que « l’abonné américain aime à se tirer d’affaire par ses propres efforts » ? Dès 1910, le compte-rendu d’un article sur le « poste central automatique de Munich » mentionne, parmi les deux principaux avantages de l’automatique, « l’indépendance de l’abonné vis-à-vis de la téléphoniste, et la suppression des difficultés et des ennuis que le personnel le mieux stylé ne peut éviter dans les systèmes manuels »32. De même, on note fréquemment « le grand avantage de la déconnexion immédiate en fin de conversation »33. Mais, même une fois la cause de l’automatique entendue outre-atlantique, l’éloge du manuel y reste de rigueur. Il y va bien d’une transformation du service lui-même : « la surveillance des appels par les téléphonistes a toujours rendu aux abonnés de grands services que l’automatique ne saurait rendre » ; « dans beaucoup de cas d’urgence, la présence de l’élément humain a sauvé la situation ». On cite des cas : « si la transmission sur certains circuits mis en communication est défectueuse, et que l’abonné en informe la téléphoniste, elle peut changer les cordons et assurer ainsi une bonne conversation » ; en cas de ligne occupée, « si la téléphoniste renouvelle l’appel de sa propre initiative, l’ennui d’une nouvelle demande est épargné à l’abonné » ; « si l’un des deux correspondants laisse à l’issu de la conversation son récepteur décroché, l’opératrice peut ou sonner cet abonné ou lui envoyer le courant du hurleur pour attirer son attention ». Le registre se prête aussi aux anecdotes, plus ou moins dramatiques34. Dans les écrits anglo-saxons d’avant-guerre, la question est ainsi sans cesse alimentée : « s’il y a un intérêt certain à rendre la téléphonie aussi automatique que possible, est-ce à dire qu’il faille supprimer tout élément humain ? »35.

  • 36 [Milon, 1914], La Téléphonie automatique, Gauthier-Villars, Paris. Cet ingénieur est en charge de l (...)
  • 37 La durée n’est introduite qu’en 1985 dans la facturation des communications locales en France.

23Du côté français, prime une économie du travail humain, typiquement mécaniste : de même que « tout écourtement du temps indispensable à l’établissement et même à la rupture des communications est un gain », les abonnés doivent « se tenir prêts à causer »36. Est utile ce qui contribue à minimiser les frais de main d’œuvre, et ainsi à la « facilitation du service » par l’abonné. Corrélativement, les ingénieurs ne concèdent initialement d’intérêt à l’automatisation que pour les petits centraux, car les gros centraux amortissent mieux leur personnel ; il ne s’agit pas de rentabiliser des équipements, ce qui amènerait à automatiser en priorité les gros bureaux. Les seuls effets agrégés identifiés sont négatifs et pervers, à l’image de l’entonnoir formé par les appels qui se concentrent sur les tables des demoiselles du téléphone. On comprend aussi que la durée des communications, quoique repérée comme coûteuse, ne soit pas facturée ni objet de propositions en ce sens : on ne conçoit de valoriser que le travail humain, seul réputé coûteux, donc à rentabiliser37.

  • 38 H. Milon, Principes généraux d’exploitation téléphonique, Paris, Eyrolles, 1925, p. 289.
  • 39 Ibid.

24Avec les prémisses d’une automatisation de la mise en relation téléphonique, et la croissance du capital immobilisé, les priorités, on le devine, vont considérablement changer. En particulier, l’usager ne sera plus – au mieux – un auxiliaire qu’on tente de responsabiliser afin qu’il ne monopolise pas inutilement les lignes ni les opératrices, pour demander par exemple des nouvelles d’un chien. Les premières expérimentations d’une confrontation sans médiation entre usager et réseau téléphonique se font dans les années 1930 à travers ce qu’on appelle le « trafic direct ». L’usage est alors mis au service d’une rentabilisation, non plus de la main d’œuvre, mais des circuits téléphoniques. Tout part d’une observation empirique : « en dessous d’un quart d’heure d’attente, le rendement des circuits est surtout conditionné par le nombre de demandes de communication »38. Pour l’accroître, il faut alors donner les communications « sur le champ ». Le rendement des circuits n’a dès lors « plus d’influence sensible sur le montant des recettes puisque aucune demande ne risque d’être annulée du fait de l’encombrement des lignes ». Le principal objectif devient alors de « diminuer la durée d’attente de façon à satisfaire davantage de clientèle et augmenter le nombre de demandes »39. Quand la durée d’attente devient inférieure à la demi-heure, suite en particulier au remplacement dans les années 1920 d’artères aériennes par des câbles à nombreux conducteurs, les opératrices ne disposent plus de suffisamment d’appels en instance pour assurer une préparation régulière et une alimentation constante des circuits. Et, poursuit le directeur de l’exploitation téléphonique de l’époque :

  • 40 Les coûts associés à l’extension d’une artère en câble étant très élevés relativement à l’extension (...)

« Il est illogique d’imposer à la clientèle une durée d’attente évitable, dans le seul but d’augmenter le rendement des circuits en service, puisqu’il existe, à côté de ceux-ci, des circuits dont le rendement est nul et dont les frais d’amortissement et d’entretien sont, à très peu de chose près, équivalents »40.

  • 41 G. Janculesco, « La commutation automatique dans la téléphonie à grande distance », Revue générale (...)
  • 42 F. Lubberger, Les installations téléphoniques automatiques, Paris, Gauthier-Villars 1927 (ingénieur (...)

25On passe ainsi facilement de formes et de normes d’optimisation à d’autres. Quand la durée d’attente ne permet plus l’organisation optimale d’une file d’attente, l’ingénieur construit aussitôt un autre optimum, correspondant à la suppression de cette file d’attente : il faut « réduire au minimum la durée d’attente imposée au demandeur », prendre les appels comme ils viennent, « garder à l’appareil » l’appelant, lui « offrir la communication sur le champ ». Ce qui est visé n’est plus un optimum stable de « rendement maximum », mais une croissance dynamique : la baisse de la durée d’attente doit élever le rendement des circuits via l’accroissement du nombre d’appels. « La clientèle téléphonique appréciera ». On trouve ici les prémisses du passage d’une gestion du mécontentement à une gestion de la satisfaction « de l’abonné, et surtout du client », en même temps que l’essor de l’usage n’est plus seulement associé à un coût mais à une croissance des bénéfices de l’exploitation. La valeur économique désormais se crée. Avec cette reconfiguration de l’usage, le flux des demandes d’appel devient un flux simultané de conversations et de revenus : « une Administration des Téléphones vend par conséquent du trafic au même titre que n’importe quelle compagnie de transports »41. L’unité de travail s’efface pour une « unité de vente » : « la conversation menée à bonne fin »42. Et si la valeur économique désormais s’accroît, son évaluation prend simultanément une forme monétaire. Surtout, c’est le fondement de la valeur économique qui commence à s’inverser, pour ne plus résider dans le prix de revient (à combler), mais dans la satisfaction d’un abonné (à valoriser) que les ingénieurs s’essaient déjà à reconfigurer en un client : d’une cause objective de coûts, une source illimitée de revenus. Les ingénieurs se penchent désormais sur le comportement et la satisfaction de ce demandeur, dont la capacité d’apprentissage ne semble faire aucun doute : on escompte ainsi les effets d’une « confiance » grandissante dans le service, de « l’habitude d’être rapidement servi », d’une bonne audition, etc. La promotion du « point de vue des recettes » ne se saisit pas seulement de l’abonné à des fins de légitimation ; elle a besoin d’un « client » calculable. Les ingénieurs esquissent le point de vue d’un abonné common knowledge en supputant ainsi ses motifs de satisfaction :

  • 43 H. Milon, Ibid.

« Pour l’abonné, [le trafic direct] c’est la possibilité de ne demander sa communication qu’au moment précis où il en a besoin, et, s’il a plusieurs communications à demander à peu d’intervalle, d’être sûr de l’ordre dans lequel il les obtiendra ; c’est aussi la possibilité, précieuse pour un homme très occupé, de continuer à penser à la même affaire »43.

  • 44 Archives F 90 bis 5640 Relèvement des tarifs, justifications, 1931-32.

26Ce glissement s’opère progressivement entre l’entre-deux-guerres et les années 1970. Sa dynamique s’ancre essentiellement dans l’automatisation, selon une logique triviale : avec la part croissante des investissements en équipements, les ingénieurs ne peuvent pas continuer à réduire la valeur économique au travail sans perdre aussi tout objet de calcul. Pour continuer à optimiser, il leur faut changer d’objet d’optimisation, réorienter le regard vers le fonctionnement des installations, et les perspectives offertes par leur meilleure utilisation ; c’est dire qu’ils ne peuvent plus ignorer la question de la valeur du service pour l’usager [Bidet, 2009], ni la valeur économique d’un usage accru des installations. L’inutilité patente d’infrastructures sans usagers montre aux ingénieurs qu’économiser le travail ne saurait épuiser le sens de l’utile. En multipliant les équipements disponibles, la « modernisation des bureaux et des réseaux » favorise de facto un glissement de la valeur économique vers l’aval de l’organisation productive, donc vers la valeur d’usage. Et l’Association nationale des abonnés du téléphone, d’appeler parallèlement l’État, dans le contexte de crise du début des années 1930, à rechercher l’équilibre budgétaire « par des mesures susceptibles de développer et non de restreindre l’usage du téléphone »44.

  • 45 « Étude sur les aménagements possibles des tarifs téléphoniques », R. Croze (Directeur Général des (...)

27Les ingénieurs envisageaient toute « ristourne » comme une simple perte, non comme susceptible d’accroître l’usage, et l’invocation du prix de revient préside jusque dans les années 1960 au refus d’instituer un tarif dégressif pour les abonnés à fort trafic. La DGT rappelle que « les taxes téléphoniques se basent sur le prix de revient, de sorte qu’aucun profit ne couvre une réduction accordée aux usagers du téléphone ayant un trafic important » : elle supposerait la majoration d’autres taxes, et porterait préjudice aux abonnés à faible trafic45. La saturation du réseau, à la fin des années 1960, favorise ainsi la résurgence d’un raisonnement statique, à capacité de production fixe, sans notion de loi de demande, qui calcule le prix de revient ex ante, indépendamment de l’usage. La saturation permet ainsi de ne pas penser l’agrégation des appels : l’appel discret est rapporté au travail instantané d’une opératrice, non au fonctionnement continu d’installations. Suivant une conception de la production ne considérant ni l’usage et sa dynamique, ni les coûts fixes d’équipement, le prix de revient relève d’une pure logique d’offre.

  • 46 Ce groupe de travail est composé à parité en 1962 de trois administrateurs et de trois ingénieurs.
  • 47 « La productivité du réseau français de télécommunications », Groupe de travail Finances-PTT, (Note (...)

28On retrouve cette approche dans le rapport livré en 1963 par le groupe de travail « District de Paris », dédié à la tarification de la région parisienne46. Il s’inquiète de « divergences inquiétantes entre le tarif et le prix de revient » dans la réforme tarifaire britannique de 1957, où il décèle une « logique de l’abonné-client ». Pour l’Administration britannique, en effet, les appels ne se valent pas. Le prix de revient n’est pas le déterminant ex ante des tarifs, mais le produit ex post du trafic. Toute la logique de ce recadrage de la valeur économique autour d’un usage à développer échappe à la mission française qui subordonne toujours la tarification à un calcul ex ante de coûts. Dans le cadre français, un tel dessein – l’extension du trafic – reste encore étrange. L’administration, qui fait face à une critique croissante de sa gestion (initiée notamment par l’ingénieur général, ancien directeur du CNET, Henri Jannès in Le progrès enchaîné), lance en 1966 une étude sur la productivité du réseau français entre 1949 à 1964. Il apparaît que la France est l’un des seuls pays à ne mesurer que le nombre des appels, pas celui des conversations effectives47. Il faut attendre le milieu des années 1960 pour voir l’amorce d’une réflexion sur la demande. Le rapport Chanet marque alors l’inscription du « problème du téléphone » sur l’agenda politique. Les demandes en instance ont été multipliées par quatre entre 1961 et 1965 et « un abonné téléphonant de Paris en province en 1966 n’a pas plus d’une chance sur deux environ d’obtenir son correspondant durant la journée » [Bertho, 1981, p. 451]. Le rapport en 1967 du groupe « Finances-PTT » souligne dans ce contexte l’importance d’une « étude du marché des télécommunications » qui distingue la demande des ménages de celle des entreprises et des administrations et envisage leur analyse en fonction des tarifs envisageables, « ce qui conduit à préciser que les deux aspects : demande de téléphone et demande de trafic (ou utilisation du téléphone) doivent être séparés ». Assurément, la saturation de l’offre ne favorise pas l’étude des « usages ». Le Directeur général des télécommunications de l’époque estime qu’on « ne peut avoir de renseignements valables sur la demande d’un produit contingenté ». Un directeur régional rejoint à sa façon notre analyse :

  • 48 « Nouvelles considérations sur la théorie et la technique de l’utilisation des avances remboursable (...)

« J’ai du reste constaté que l’état d’esprit de nos Ingénieurs ou Inspecteurs Principaux se transforme lorsqu’ils ont les moyens de se procurer des crédits complémentaires en exécutant une extension du réseau. La notion de rentabilisation apparaît tout naturellement »48.

29À la fin des années 1960, comme dans les années 1930, on voit émerger du calcul des ingénieurs aux prises avec le téléphone français une valorisation nouvelle, celle d’un usage accru du téléphone. À sa faveur, les abonnés sont dans les textes requalifiés en clients (avant l’heure !). Pour ces ingénieurs, il y va de la possibilité même de continuer à calculer. Mais la passion du calcul [Latour, Lépinay, 2008 ; Vatin, 2006] n’intervient pas seule dans l’intérêt des ingénieurs pour les usagers du téléphone. Dans une dernière partie, nous allons voir qu’on trouve aussi dans leurs enquêtes l’expression d’un souci de justice ou d’équité. Mais il a ses conditions de possibilité. Un léger desserrement de la contrainte financière, permis entre 1960 et 1966 par le système des avances remboursables, multipliées par sept sur la période, va amener les ingénieurs à faire l’expérience de l’hétérogénéité des demandes de raccordement, trop nombreuses pour pouvoir être toutes satisfaites dans un délai rapproché. Le problème est particulièrement vif dans les grandes villes comme Paris et Marseille et confronte (déjà !) les ingénieurs à l’inégale rentabilité des clients du téléphone.

PRIVILÉGIER LES BONS CLIENTS, OU COMMENT NÉGOCIER AVEC LE PRINCIPE DE SERVICE PUBLIC

  • 49 « Considérations sur la théorie et la technique de l’utilisation des avances remboursables pour le (...)

30Une préoccupation morale est d’emblée manifeste chez les ingénieurs confrontés à l’essor de la demande de raccordement : « la tentation est grande de choisir pour clients ceux qui acceptent de nous aider à sortir de notre indigence en nous prêtant de l’argent », écrit un ingénieur. Et de regretter que le service de raccordement ne soit de facto plus un service public. Dans les Annales, les Directeurs régionaux de Paris Extra-Muros et de Marseille défendent plus particulièrement leurs principes d’utilisation des avances remboursables49. Ce système autorise les PTT à accepter des préfinancements de la part de collectivités locales ou de particuliers, afin de lancer des travaux de construction. Ce prêt sans intérêt est ensuite remboursé à partir des recettes d’exploitation. Les deux directeurs déploient deux manières contrastées de composer avec le « service public ». D’abord, tous deux tiennent pour « abusive » l’identification du téléphone à domicile à un service public :

  • 50 Ibid.

« À partir du moment où le téléphone est au domicile (ou à l’atelier ou au magasin ou au bureau) il devient un véhicule et un outil de la vie économique et sociale, mais il se réduit au bénéfice d’un seul individu. Et c’est probablement l’institution du monopole de l’État qui a donné à l’ensemble du réseau téléphonique cette identité équivoque de service public, qui incline à croire communément que tout est dû à ‘ l’usager’, du moment qu’il paye le tarif fixé par la loi »50.

31Mais ils témoignent de l’élaboration de deux dispositifs moraux bien distincts. Paris entend sauvegarder le crédit moral propre à la notion de « service public que l’usager moyen a, une fois pour toutes, associé au téléphone », en se gardant de « devenir ceux qui ne donnent le téléphone qu’aux riches » : « je ne crois pas qu’on puisse longtemps tromper tout le monde avec un délai moyen, qui a peut-être une valeur statistique mais aucune valeur individuelle, chacun, au temps du tiercé, estimant que la chance est un droit qui n’a pas à être payé bien cher ». L’exigence d’une justification pèse ici lourdement :

  • 51 Ibid.

« Ces changements de file, de la longue vers la courte, ne se font jamais tout à fait, ni indéfiniment, à l’insu de ceux qui n’ont pas pu (ou pas voulu) se rapprocher du guichet : un jour ou l’autre des clameurs s’élèvent. Et, ce jour-là, il faut pouvoir se justifier. Il ne faut pas avoir à avouer que celui qui est passé devant a fait reculer tous les autres d’un rang par la seule vertu de son argent. Il ne faut surtout pas avoir à avouer que le favorisé et son voisin de palier étaient, à leur insu, très près du guichet, que l’un a passé (avec un péage) le portillon que de toutes manières on pouvait, à notre gré, lui faire passer gratuitement et que, du même coup, son voisin moins riche (ou moins généreux, ou moins crédule) a été renvoyé en plein milieu de la longue file d’attente en punition de son refus »51.

32Une règle de prudence est énoncée : « à la file des ‘ pas de chance, pas riches ou pas d’accord’, il est prudent de ne faire aucun tort et de jouer, loyalement et intégralement, le jeu du service public tel qu’il est défini par le budget ». Le dispositif élaboré repose sur l’indépendance de deux files d’attente : tant qu’il existe des disponibilités au central, tout abonné « possible en ligne » doit être raccordé, sans qu’il lui soit demandé d’avances remboursables, dans les plus brefs délais, « au nom du principe de la rentabilisation la plus rapide, au nom aussi du service public et de la règle du jeu ». Sinon, le principe d’indépendance doit présider à la sélection des demandes :

« On s’efforce que, localement si possible, et régionalement en tous cas, le raccordement sur avance remboursable ne retarde jamais les raccordements réalisables au titre du ‘ service public’ ».

  • 52 Ibid.

33Du côté de Marseille, on dit ne pas comprendre les « raisons psychologiques » pour lesquelles Paris veut conserver la notion de service public, car « la crise du téléphone, partout en France et en Europe, a pour origine l’idée que le raccordement des abonnés au téléphone fait partie d’un ‘Service Public’ ». À la liberté et l’égalité de 1848, convoquées par le directeur régional de Paris, on préfère celles du citoyen-consommateur et on requalifie le téléphone en bien d’équipement parmi d’autres : « Dans tout état démocratique, le citoyen a le droit de choisir ses biens de consommation, téléphone, réfrigérateur ou téléviseur, mais cette liberté impose à l’usager une juste participation à la valeur de l’objet choisi au moment de l’achat »52. L’usager et le téléphone ainsi reconfigurés, le directeur régional de Marseille peut présenter un dispositif moral libéré des embarras de Paris. L’avance remboursable, de règle, n’est ici pas demandée aux abonnés qui attendent depuis plus de deux ans et demi : « ce délai de ‘purgatoire’ est nécessaire pour ne pas refuser l’installation du téléphone. Cela pourrait être interprété gravement contre nous, et serait même susceptible de provoquer une action devant un tribunal administratif ». Le « service public » une fois ramené à une contrainte administrative interdisant le refus de demandes, l’inégalité de traitement est réinterprétée comme un juste prix du temps. À Marseille, le tri des demandes est largement délégué aux « consommateurs » : « l’expérience est un test intéressant qui montre que les Français sont prêts à ‘ payer’le téléphone. Très peu font appel au crédit bancaire ». à Paris, ce tri passe par la gestion de deux files d’attente et l’inégale rentabilité des abonnés – comme usagers plus largement – pénètre alors par la porte du raccordement :

  • 53 Ibid.

« Il vaut mieux, du point de vue des recettes, avoir trois disponibilités en câble dans un quartier d’affaires pour faire un abonné, que trois paires occupées dans un quartier résidentiel. Mais, là aussi, il reste à démontrer qu’un résidentiel ayant un trafic honorable en ‘heures creuses’ est moins rentable qu’un abonné d’affaires, qui téléphone six fois plus, mais uniquement en ‘ heures de pointe’. Nous n’avons jamais été bien loin dans la recherche de la rentabilité de notre affaire, nous en ignorons à peu près tout »53.

  • 54 Lettre de R. Croze, DGT, à l’Ingénieur Général, Directeur des Télécommunications de Paris, 20 mai 1 (...)
  • 55 « Note pour Monsieur le Directeur Général. Tarif réduit appliqué dans les relations par voie entièr (...)
  • 56 Ibid.
  • 57 G. Letellier, « Développement de la téléphonie dans le cadre national et international », 1966, op. (...)
  • 58 « Vers une nouvelle taxation des communications interurbaines automatiques », Bulletin d’informatio (...)

34Dans cette perspective, est menée en 1966 une première « étude par sondage du trafic des abonnés parisiens ». Elle entend « étudier la structure du trafic des lignes principales et plus généralement saisir le comportement des abonnés » : sur la base d’un échantillon représentatif de l’ensemble des lignes principales de la circonscription de Paris, sont établis par catégorie socio-professionnelle les nombres et les durées moyennes des communications urbaines et interurbaines, ainsi que la répartition des communications en fonction de leur durée et des heures de la journée54. Du point de vue de la rentabilisation du réseau, et non pas seulement du raccordement, les usages ne se valent pas. S’ils déterminent ex post le prix de revient, alors c’est à travers une « politique des prix » qu’il convient de s’adresser à l’usager. En 1957, est instauré en ce sens un tarif réduit pour les relations exploitées par voie entièrement automatique, « sans intervention d’un agent PTT » dans l’établissement de la communication55. Le tarif de jour doit « inciter les abonnés à utiliser plus largement l’exploitation automatique, et dégager, dans ces relations, l’exploitation manuelle », en plus de compenser « dans une certaine mesure les risques d’erreur que supportent les abonnés » (une unité de conversation étant imputée à leur compteur dans tous les cas : on retrouve ici l’association initiale de l’automatisation à une « sujétion » de l’abonné). La réduction de tarif en période de nuit, quant à elle, est « de nature à encourager le développement aux heures les plus propices du trafic familial et à écrêter les pointes de trafic »56. Les ingénieurs explorent ainsi empiriquement une « loi de demande » (la diminution de la demande avec la croissance du prix), pour améliorer le rendement d’un réseau qui doit faire face à une augmentation « inquiétante » de trafic depuis la généralisation de l’automatique : « elle est si forte qu’aux heures de pointe, on constate des encombrements tels que le trafic ne passe plus »57. De même, est introduite en 1960 une taxation à impulsion périodique pour les liaisons interurbaines à exploitation automatique58. Ainsi, se déploie une attention à l’inégale rentabilité des différents usages du téléphone, bien avant le début de la libéralisation du secteur en France et l’initiation par l’opérateur historique à partir de la fin des années 1980 d’une segmentation de ses différents « marchés » et « clientèles ».

CONCLUSION

  • 59 G. de La Touanne, « Notes sur la téléphonie interurbaine », 1887.

35L’introduction de figures de l’usager dans le calcul des ingénieurs est contemporaine des premières expérimentations de l’objet téléphonique, dès lors du moins qu’il perd son seul statut d’instrument de laboratoire pour physiciens. Mais ses usages restent assez longtemps indéterminés et loin de l’image contemporaine d’un réseau interactif et public. Les premières applications commerciales du téléphone concernent des lignes directes, point à point, à usage privé : entre le domicile et le commerce, l’atelier et le bureau, une gare et ses stations d’aiguillage, un château et ses dépendances, etc. Les démonstrations d’audition téléphonique de concerts ou de pièces de théâtre, comme lors de l’Exposition Internationale d’Électricité de 1881, en font moins un outil interactif qu’un instrument de diffusion culturelle, sinon de distraction mondaine (le théâtrophone devient une société commerciale en 1889, cf. l’affiche ci-contre de Jules Chéret, 1896). En 1887, l’ingénieur Gaston de la Touanne livre bien dans les Annales une rare tentative pour définir le « service téléphonique » comme « un champ d’activité propre et distinct », caractérisé par « l’instantanéité d’information qu’il procure » : « la rapidité d’information étant le but et la raison d’être de la téléphonie, toute l’organisation doit tendre à l’assurer et à l’accroître »59. Mais l’information reste conçue comme une somme de messages, téléphonés, et dans l’ombre du télégraphe : la réactivité propre à un échange direct et de vive voix n’est pas relevée. L’auteur raisonne au contraire par l’absurde à partir des possibilités du télégraphe : « l’intervention personnelle des intéressés est la caractéristique du genre de communication, non du service, et vient seulement au second rang. S’il en était autrement, les communications télégraphiques directes se fussent depuis longtemps généralisées ». La valeur économique de du téléphone, très tôt perçue par les milieux d’affaires, n’est ici rapportée qu’à l’accélération de la transmission des messages. D’une certaine façon, il faut même attendre le rattrapage téléphonique des années 1970 pour observer une rupture avec cette longue hésitation quant au statut du téléphone, encore tenu pour « un simple gadget » par les rédacteurs du Plan Monnet au sortir de la seconde guerre mondiale.

36Toutefois, nous avons vu que les ingénieurs de l’administration sont, depuis le début du XXe siècle, aux prises avec les entités qui composent peu à peu un service téléphonique : postes, lignes, opératrices, circuits… Face aux problèmes de l’exploitation, ils forment et mettent à l’épreuve des évaluations qui sont économiques, au sens où elles engagent un sens de l’utile. Elles comprennent aussi déjà des figures de l’usager, sinon de l’usage : sans de telles figures, pas de logique de service. En privilégiant trois moments dans la mise en place de ce service, nous avons tenté de comprendre comment ces figures apparaissent dans cet univers d’ingénieurs. Nous avons vu le calcul d’ingénieur intégrer l’oreille de l’usager, émanciper les usagers des opératrices et différencier des usagers puis des usages selon leur rentabilité. Ce faisant, ce calcul glisse aussi, par sa dynamique propre, d’une conception de l’utilité à une autre. Classiquement, le calcul d’ingénieur s’ancre encore au XIXe siècle dans une conception physicaliste, qui aborde tout problème en termes d’économie de forces, de travail, d’énergie – comment réduire les pertes – et vise idéalement l’homéostasie d’un système où les forces circuleraient en se conservant [Grall, 2004 ; Vatin, 1993 ; Vatin, 2007]. Or la question de l’usage introduit à la fois un autre principe de valeur, la valeur d’usage, et une perspective dynamique, avec la possibilité notamment qu’un usage accru ne signifie pas seulement des coûts accrus, mais aussi et d’abord, avec l’automatisation du service téléphonique, une meilleure rentabilisation des équipements. Introduire la considération des usages effectifs, c’est ainsi ne plus pouvoir se satisfaire de la classique addition d’unités de dépense. Or cette physique statique du prix de revient gageait un principe juridico-administratif d’uniformité de traitement. L’automatisation du service téléphonique, en déplaçant le calcul d’ingénieur vers l’usage effectif, met en lumière des usages hétérogènes et ainsi favorise un glissement du calcul, qui rencontre dans les années 1980 les prémisses d’une libéralisation du secteur. Mais ce glissement prend aussi sa source dans la dynamique du calcul d’ingénieur, d’emblée en quête d’usagers [Barraud de Lagerie, Bidet, Nouguez, 2013]. Porter attention aux effets d’une « étude persistante » de l’art et du matériel téléphonique écarte ainsi d’une distinction tranchée entre exploration technique et exploration économique. De même, étudier la coproduction en situation du service téléphonique amène à ressaisir la relation de service depuis la technicité [Bidet, 2002].

Note

1 L. Aiguillon et G. Valensi, « La transmission téléphonique dans une grande cité moderne et dans sa banlieue envisagée au point de vue économique », 1925. Nota : nous mentionnons ainsi en note les textes de notre corpus des Annales des Postes, Télégraphes, Téléphones.

2 M. Cahen, « La téléphonie à grande distance et l’utilisation économique des lignes pour les communications téléphoniques », 1910.

3 « Standardisation des circuits téléphoniques », (Conférence internationale des techniciens des Administrations des Télégraphes et des Téléphones, 1910), 1911.

4 Il définit la qualité par « la netteté plus ou moins grande avec laquelle tous les éléments de la voix humaine, articulations avec leurs inflexions diverses, voyelles avec leur accent caractéristique, timbre avec ses délicatesses, sont reproduites dans les ondes sonores que le diaphragme du téléphone récepteur transmet à l’air et à l’oreille ». Cf. E. Mercadier, « Sur l’intensité et la qualité des effets téléphoniques », 1891.

5 G. Valensi et M. Palhols, « Mesure de l’efficacité des appareils téléphoniques d’abonnés par une méthode de conversation et de comparaison auditive », 1920.

6 L. J. Sivian, « Circuit de référence pour les mesures de transmission téléphonique », 1925 (Electrical communication, octobre 1924).

7 H. Milon, « L’adaptation du réseau français au service téléphonique universel », 1928.

8 G. Valensi, « La téléphonie à grande distance », 1927.

9 La construction des circuits implique désormais une série de variables interdépendantes : le choix d’un type de charge, le calcul de répéteurs, de correcteurs et de filtres, la suppression des échos, les précautions à prendre contre la diaphonie, etc. Les phénomènes perturbateurs se classent en deux grandes catégories : les distorsions et les troubles modifient les courants de conversation d’une manière systématique.

10 Ce déclassement de l’équivalent de transmission se marque par l’émergence de variables irréductibles à cette commune mesure : « Les sons produits à l’extrémité d’une communication téléphonique peuvent différer non seulement en volume, mais aussi en qualité et notamment être plus ou moins mêlés à des bruits parasites ». Cf. L. J. Sivian, 1925, op. cit.

11 P. Chavasse, « Le système fondamental de référence pour la transmission téléphonique », 1928.

12 P. Chavasse, « Note sur les bruits et leur mesure », 1932.

13 « Vocabulaire d’acoustique », 1934.

14 T. G. Castner, E. Dietze, G. T. Stanton et R. S. Tucker, « Appareil à lecture directe pour la mesure et l’analyse des bruits », (tr. fr. Bell Telephone System, 1931), 1932 (nous soulignons).

15 P. David, « Sur la distorsion téléphonique et sa mesure », 1928.

16 I. Podliasky, « La distorsion non-linéaire en électro-acoustique appliquée », 1935 (conférence au Collège de France).

17 P. Chavasse, « Quelques considérations sur l’évolution et l’état actuel de la technique microphonique », (conférence faite au CNAM le 30 mai 1932), 1933 (nous soulignons).

18 L. J. Sivian, 1925, op. cit.

19 P. Chavasse, « Amélioration de l’efficacité des appareils à batterie locale, type 1910 et à batterie centrale, type 1918 par l’emploi d’embouchures appropriées », 1934 (nous soulignons).

20 Les articles des ingénieurs R. Bigorgne et P. Marzin, précédant de peu la première présentation du service de maintenance des lignes souterraines à grande distance, marquent ce développement d’une fonction d’entretien au sein des services régionaux : R. Bigorgne, « Matériel transportable permettant de mesurer par lecture directe les équivalents de référence des liaisons téléphoniques », 1932 ; R. Bigorgne et P. Marzin, « Boîte portative d’essais de transmission » ; « Sur la mesure de l’équivalent d’un circuit interrégional » ; « Bathymètre pour dicordes », 1935.

21 Ibid.

22 V. Gavronski et J. Roussinov, « Congrès international d’électricité de 1932. Travaux de la 8e section (Télécommunications par fils) » (Revue générale d’électricité, 1932), 1933.

23 T. G. Castner, E. Dietze, G. T. Stanton et R. S. Tucker, « Appareils à lecture directe pour la mesure et l’analyse des bruits », 1934. Et la présentation de ces appareils trois ans plus tard par un ingénieur français : A. Labrousse, « Les caractéristiques essentielles des appareils de mesure objective des bruits », 1937.

24 H. Milon, « Commutateurs téléphoniques automatiques », 1911 (nous soulignons).

25 L’article n’est curieusement publié qu’en 1928 par les Annales, quand débute la première vague d’automatisation en France. Cf. E. -E. Clément E. -E., « Exploitation Téléphonique semi-automatique », 1928 (extrait d’un rapport présenté au Congrès de l’Institut Américain des Ingénieurs-Electriciens, LA, 25-28 avril 1911).

26 « Rapports entre abonnés et téléphonistes aux Etats-Unis d’Amérique », The Telephone Review, 1917.

27 Op. cit.

28 Op. cit.

29 Les ingénieurs des Télégraphes réunis pour leur 2 e congrès international en 1910 ne sont guère optimistes.

30 B. O. Anson, « Considérations générales sur les bureaux téléphoniques automatiques », 1913. On élève ailleurs « de fortes objections contre les numéros à cinq chiffres ». Cf. « Notes sur le service téléphonique de Londres », The Telegraph and Telephone Journal, 1919 (1915).

31 On note que « l’accueil favorable que firent les abonnés à l’importante installations de Leeds » a permis d’envisager dès 1919 la possible automatisation du réseau londonien. Cf. « L’avenir du téléphone automatique en Angleterre », The Times Engineering Supplement, 1919.

32 Annales des Postes, Télégraphes, Téléphones.

33 Cf. notamment « Le téléphone automatique du General Post Office », The Electrician, 1913.

34 M. Towsend, « Réflexions sur la téléphonie automatique », 1919 (compte-rendu)

35 Ibid. La guerre, avec la pénurie de main d’œuvre et l’appel à la « conservation de la conversation », va modifier profondément « les conceptions économiques du temps de paix ». C’est dans ce contexte qu’on décide notamment d’équiper la ville de Washington en automatique. Les Annales traduisent en 1917-1918 une série d’articles issus de revues américaines : « Les employés de téléphone servent-ils mieux leur pays en demeurant à leur poste ? », « Les services publics pendant la guerre », « Le téléphone automatique à Washington », « Appels téléphoniques abusifs », « Restrictions dans l’usage du téléphone », 1918.

36 [Milon, 1914], La Téléphonie automatique, Gauthier-Villars, Paris. Cet ingénieur est en charge de la « direction de l’exploitation téléphonique » (créée en 1909) durant les années 1920.

37 La durée n’est introduite qu’en 1985 dans la facturation des communications locales en France.

38 H. Milon, Principes généraux d’exploitation téléphonique, Paris, Eyrolles, 1925, p. 289.

39 Ibid.

40 Les coûts associés à l’extension d’une artère en câble étant très élevés relativement à l’extension d’une artère aérienne, et indépendants de la capacité des câbles posés, on calcule en effet une marge de disponibilités : « la solution la plus économique est de poser un câble ayant une capacité présentant, par rapport aux besoins immédiats, une marge de disponibilités qu’il est possible de calculer en fonction de l’accroissement du trafic prévu ». Cette marge engage un calcul d’optimum, comparant le coût du capital immobilisé (amortissement et intérêts) au coût qu’il permet d’économiser par sa pose immédiate relativement à une éventuelle pose différée. Cf. H. Milon, « Les nouvelles méthodes d’exploitation interurbaine. Le trafic direct », 1930.

41 G. Janculesco, « La commutation automatique dans la téléphonie à grande distance », Revue générale de l’électricité, t. V, n° 16, 1919 (ingénieur des Postes et Télégraphes en disponibilité, ingénieur à la Compagnie Thomson-Houston).

42 F. Lubberger, Les installations téléphoniques automatiques, Paris, Gauthier-Villars 1927 (ingénieur, traduit de l’allemand par E. Munch, préface de E. Reynaud-Bonin, directeur des services téléphoniques de Paris).

43 H. Milon, Ibid.

44 Archives F 90 bis 5640 Relèvement des tarifs, justifications, 1931-32.

45 « Étude sur les aménagements possibles des tarifs téléphoniques », R. Croze (Directeur Général des Télécommunications), 4 mars 1960.

46 Ce groupe de travail est composé à parité en 1962 de trois administrateurs et de trois ingénieurs.

47 « La productivité du réseau français de télécommunications », Groupe de travail Finances-PTT, (Notes d’enquêtes établies par M. Vacquier, conseiller référendaire à la Cour des Comptes), avril 1966.

48 « Nouvelles considérations sur la théorie et la technique de l’utilisation des avances remboursables pour le raccordement des abonnés », G. Espinasse, Directeur des Télécommunications de la Région de Marseille, 11 mars 1966.

49 « Considérations sur la théorie et la technique de l’utilisation des avances remboursables pour le raccordement des abonnés », M. Cornet-Vernet, Directeur des Télécommunications de Paris Extra-Muros, 31 janvier 1966 ; « Nouvelles considérations sur la théorie et la technique de l’utilisation des avances remboursables pour le raccordement des abonnés », G. Espinasse, Directeur des Télécommunications de la Région de Marseille, 11 mars 1966.

50 Ibid.

51 Ibid.

52 Ibid.

53 Ibid.

54 Lettre de R. Croze, DGT, à l’Ingénieur Général, Directeur des Télécommunications de Paris, 20 mai 1966.

55 « Note pour Monsieur le Directeur Général. Tarif réduit appliqué dans les relations par voie entièrement automatique », 18 mars 1958.

56 Ibid.

57 G. Letellier, « Développement de la téléphonie dans le cadre national et international », 1966, op. cit.

58 « Vers une nouvelle taxation des communications interurbaines automatiques », Bulletin d’information des PTT, n° 41, mai 1959.

59 G. de La Touanne, « Notes sur la téléphonie interurbaine », 1887.

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