La Fabrique de la vente
| ,Chapitre 7. La création d’une entreprise de service
Une informatisation révélatrice des mutations d’une grande organisation
Texte intégral
- 1 Ce texte est tiré de Hochereau F., 2009, « La création d’une entreprise de service. Une informatisa (...)
1Depuis que la rationalisation du travail est devenue une nécessité pour elles, l’histoire des organisations se caractérise par l’usage croissant de techniques et de méthodes, toujours plus nombreuses, pour améliorer l’efficacité de leur fonctionnement. Alfred Chandler [Chandler, 1988] situe les débuts de cette rationalisation dans les années 1870-1880, en s’appuyant sur le cas américain d’un secteur ferroviaire devant gérer l’extension rapide de son réseau. Le déploiement des techniques de rationalisation s’est poursuivi avec l’introduction de l’interchangeabilité des pièces, impulsée par l’American Manufacturing System de la fin du XIXe siècle [Cohen, 1994]. Il s’amplifie tout au long du XXe siècle avec l’arrivée de vagues d’Américanisation successives : l’importation des techniques tayloriennes de préparation, de mesure et de contrôle du travail, adoptées au tournant de la première guerre mondiale [Fridenson, 1987] ; l’établissement d’un contrôle budgétaire et le développement des systèmes de planning, durant la crise des années 1930 [Moutet, 1997] ; la diffusion des nouvelles techniques de management après la seconde guerre mondiale, via les missions de productivité [Kuisel, 1988] ; le développement des techniques de recherche opérationnelle dans les années 1960 [Fridenson, 1998]. L’histoire conjointe des pratiques et des doctrines gestionnaires suggère ainsi l’existence de « vagues de rationalisations » [Hatchuel, 2001] communes à un grand nombre d’entreprises.1
2S’il semble exister une certaine homologie entre l’émergence de nouvelles techniques productives et les activités d’organisation, celle-ci paraît plus prononcée dans le cas du traitement de l’information. Les technologies de l’information occupent de fait une place centrale dans l’émergence de la fonction managériale dans les entreprises américaines au cours de la seconde révolution industrielle [Yates, 1989]. Le déploiement accéléré des ordinateurs depuis les années 1950 amplifie cette imbrication entre technique et organisation, de par les possibilités remarquables que ces technologies offrent pour organiser, stocker, manipuler, représenter, transmettre et récupérer des informations [Bloomfield et al., 1997 ; Yates et Van Maanen, 2000]. Toutefois, annoncé dès son origine comme une « machine à gouverner le monde, capable de collecter et d’élaborer tout type d’information en vue d’assurer l’optimisation des décisions des appareils d’Etat », l’ordinateur ne s’inscrit vraiment dans le fonctionnement des entreprises qu’au tournant des années 1960. Comme le montre JoAnne Yates [Yates, 2005], il faut attendre que des constructeurs (en l’occurrence IBM) soient à même de concevoir une informatique adaptée à ses usages et, réciproquement, que des entreprises utilisatrices (ici les compagnies d’assurance) soient capables de s’approprier les technologies associées, pour que l’informatisation se développe vraiment dans les entreprises. JoAnne Yates décrit ainsi les interactions multiples qui associent la conception des technologies informatiques et les pratiques de traitement de l’information en usage dans les entreprises. Cette interaction entre informatique et organisation se renforce, au cours des années 1970 puis 1980, avec l’arrivée des gestionnaires de bases de données intégrées qui véhiculent une approche par système d’information, selon laquelle ce n’est plus tant l’automatisation des processus qui compte que la gestion de l’information qui en sort [Friedman, 1989].
3L’informatisation devient alors indissociable de la création et de la circulation des informations dans l’organisation, chaque application informatique étant simultanément le producteur et le produit d’une logique d’organisation.
- Producteur car, par la formalisation des activités dans des procédures informatiques, les logiciels décrivent un design organisationnel implicite2 de l’organisation.
- Produit, car ces mêmes logiciels ne peuvent être conçus que dans la mesure, et dans la mesure seulement, des rationalisations de l’action collective dont leurs concepteurs sont capables [Hatchuel, 2001].
4Des recherches historiques [Chandler et Daems, 1980] ont déjà mis en évidence le rôle des technologies de rationalisation productive comme élément moteur de l’émergence de nouvelles formes organisationnelles. Le perfectionnement du traitement matériel de l’information, induit par la multiplication des ordinateurs dans les entreprises, s’inscrit lui aussi dans une perspective de rationalisation productive où l’information est perçue comme une ressource clé. L’informatique en en mécanisant la gestion permet aux organisations d’optimiser la collecte et le traitement des informations qui y circulent et ainsi d’améliorer la productivité de leurs activités internes. Réciproquement, la compréhension de l’effet des outils informatiques sur l’organisation passe par l’analyse de leur mode d’existence et des résistances ou apprentissages qui s’opèrent autour d’eux [Moisdon, 1997]. L’histoire des organisations peut donc s’alimenter de l’étude des « dispositifs collectifs cognitifs » que constituent les systèmes informatiques, du fait de leur capacité à pérenniser leur existence au-delà des compromis et des réseaux d’acteurs qui s’y font et défont [Fridenson, 1989].
5À ce titre, l’histoire de l’informatisation des activités commerciales de France Télécom nous permet d’éclairer la rationalisation de multiples processus d’apprentissage qui traduisent simultanément le passage d’une logique d’offre technique vers une logique de service au client et la recomposition des activités de conception et d’exécution dans l’entreprise. Le passage d’une informatique, accompagnant la fourniture du téléphone à tous, à une informatique tournée vers la diversification des services adressés à chaque client semble ainsi traduire la « grande transformation » d’une entreprise, administration de service public au départ, qui devient progressivement une entreprise privée opérant sur un marché très concurrentiel. L’information sur les clients, leurs installations téléphoniques et les services utilisés étant centrale dans l’ajustement de l’organisation à son marché, les outils informatiques qui assurent son automatisation dans des chaînes de traitement homogènes et évolutives, jouent de fait un rôle majeur. En articulant étroitement innovation technique et changement organisationnel, l’histoire de l’informatisation des activités commerciales de France Telecom paraît donc offrir un angle de vue pertinent pour appréhender les grandes zones de tension qui traversent les entreprises contemporaines, via la cooccurrence d’une sophistication des dimensions du service, d’une recomposition des activités de conception et d’une mobilisation renouvelée des savoirs d’exécution [Hatchuel, 1995].
LE TEMPS DE L’ADMINISTRATION TECHNIQUE DES TÉLÉCOMMUNICATIONS
Une organisation commerciale qui épouse la forme du réseau téléphonique
- 3 La Direction des Affaires Commerciales (DAC) prend alors l’appellation de Direction des Affaires Co (...)
6Suite à la mauvaise qualité de fonctionnement d’un réseau téléphonique vieillissant, susceptible de pénaliser le développement du pays, un vaste « plan de rattrapage téléphonique » a été mis en œuvre dans le cadre de deux plans quadriennaux – le VIe plan (1971-1975) et surtout le VIIe plan (1976-1980) [Griset, 1989]. Il s’agit alors de garantir l’accès au téléphone à tous les Français, en favorisant la régionalisation et l’aménagement du territoire [Commissariat général du Plan, 1986]. À la fin des années 1970, le réseau téléphonique est en passe d’être installé sur l’ensemble du territoire. L’arrivée de la télématique en 19793 va consacrer la nécessité pour la Direction Générale des Télécommunications (DGT) de valoriser l’usage du réseau téléphonique, via la promotion de nouveaux produits et services. La fonction commerciale prend alors une importance nouvelle, comme le déclare le directeur commercial de l’époque :
- 4 Interview de François Henrot, responsable de la DACT, Revue Messages n° 320, octobre 1982.
« Aujourd’hui, le réseau téléphonique arrive à maturité : la demande téléphonique sera bientôt inférieure à l’offre. Il faut maintenant promouvoir le trafic téléphonique […] De nouveaux produits de télématique arrivent […] Le temps où le seul produit commercialisé était le banal téléphone est révolu4 ».
- 5 Décret du 30 août 1971, Journal Officiel.
- 6 DACT, Instruction du 20 mars 1979, Bulletin Officiel.
- 7 DGT, Circulaire du 28 juillet 1982, Bulletin Officiel.
- 8 Archives de France Télécom consultées par l’auteur.
7Si la création des agences commerciales remonte à 19725, la reconnaissance des fonctions commerciales ne s’est toutefois opérée qu’avec la création des Téléboutiques, en 1978, répondant au souci d’aller chercher les abonnés où ils se trouvent, que ce soit dans des zones rurales délaissées ou, au contraire, dans des zones de chalandise importantes (centres villes ou centres commerciaux). L’organisation territoriale des Télécommunications reste cependant d’abord une organisation technique du réseau téléphonique, où les habitants du territoire sont perçus à travers leur installation téléphonique [Bakis, 1981]. Il faut attendre le début des années 1980 pour voir de véritables structures d’Action Commerciale se créer dans les agences, tout particulièrement à destination de la clientèle d’affaires6. Le déplacement de priorité de la construction du réseau téléphonique vers la valorisation de son usage conduit la DGT à étendre la délégation de gestion accordée aux régions, de l’ordonnancement des travaux techniques à l’organisation et au développement des activités commerciales7. L’analyse des plans budgétaires régionaux, de 1982 à 19888, montre que la rubrique action commerciale apparaît en 1985, pour progresser fortement par la suite. En terme d’investissements dans les centraux téléphoniques, on constate un pic autour de 1985 avec l’arrivée des commutateurs électroniques (et des services télématiques associés). Quant au secteur des lignes, son affectation budgétaire diminue régulièrement au cours des années 1980.
- 9 DACT, « Personnalisation des relations entre l’Administration et ses usagers », Note de service aux (...)
- 10 DACT, « Relevé de décision concernant le réseau commercial des Télécommunications », Note de servic (...)
8Avec l’adoption d’un droit d’usage (loi du 24 octobre 1984), l’abonné devient un usager, en tant qu’il peut légitimer et exprimer son besoin à partir de son usage particulier du service public (du téléphone) [Warin, 1992]. Des instructions sont alors adressées aux régions pour insister sur la nécessité pour chaque agent, de renforcer la qualité de contact avec les usagers du service public9. Mais, c’est plus particulièrement vers la clientèle d’affaires que se tourne l’action commerciale des Télécommunications. Des espaces télématiques pour entreprises (ETE) ont ainsi été créés, dès 198410, pour accompagner la connaissance et la diffusion des nouveaux produits et services télématiques (ou autres) vers les entreprises.
9Mais si la fonction commerciale semble s’émanciper de 1981 à 1987, elle ne constitue en fait, comme le remarque Norbert Alter [Alter, 1989], qu’un moyen de valoriser l’offre technique de la DGT. De fait, le périmètre de chalandise des agences commerciales reste étroitement corrélé aux zones de couverture des centres de construction de lignes (CCL), le fichier technique des abonnés (FTA) continuant d’imposer sa loi. Un ancien formateur régional rapporte ainsi :
- 11 Entretien M. C., ancien moniteur en agence devenu formateur IRET, juin 1999.
« À l’époque, alors que les agences commençaient à développer une attitude commerciale, le FTA restait profondément ancré sur une vision technique et bureaucratique du travail : d’un côté, la demande de l’abonné n’était considérée qu’en fonction des possibilités qu’offrait le réseau téléphonique (soit une place libre existait pour la nouvelle ligne, soit elle n’existait pas et alors il fallait attendre que le réseau se déploie) ; d’un autre côté, chaque demande était traitée de façon uniforme quelle que soit sa nature en fonction de sa date d’arrivée et selon un enchaînement des tâches et des horaires préétablis que rien ne pouvait perturber. Des conflits ne manquaient donc pas d’intervenir entre les agents commerciaux (qui réclamaient des réponses rapides et adaptées aux demandes des usagers) et les personnes du FTA (qui maintenaient quant à elles l’impératif de traiter ces usagers de façon uniforme selon les règles bureaucratiques en vigueur)11 ».
10Un fichier commercial des abonnés devait initialement être conçu pour permettre aux services d’administration des ventes de mieux identifier les abonnés du réseau. Mais les difficultés rencontrées pour le constituer vont conduire les directeurs régionaux des Télécommunications à en confier la gestion au service des lignes (qui reproduit de facto son ancien fichier technique) [Briole et al., 1992]. Le périmètre de chalandise des agences commerciales ou des téléboutiques reste ainsi étroitement dépendant de la zone de couverture du centre de construction de lignes auquel elles sont rattachées et qui dépend lui-même de la configuration technique du réseau téléphonique.
Une première informatisation vectrice d’une standardisation des pratiques de vente
- 12 Direction de l’Action Commerciale des Télécommunications, « Le point sur l’expérimentation d’AGATE (...)
11En automatisant les traitements routiniers et répétitifs qui accaparaient jusqu’alors les agents sur la saisie et la vérification des dossiers d’abonné, l’application informatique AGATE (aide à la gestion des abonnements téléphoniques) favorise une réorientation de leur activité vers une écoute plus attentive des besoins de l’usager12. Mais sa mise en œuvre est surtout concomitante à une profonde réorganisation du travail de gestion des abonnés, car elle constitue le moyen d’optimiser et de simplifier les procédures, que ce soit pour chercher un dossier ou des informations sur un abonné ou pour faire valider les données enregistrées par des experts patentés. Un chef d’agence résume :
- 13 DACT, « Le point sur l’expérimentation d’AGATE à l’ACTEL d’Evry », Note interne, décembre 1983.
« Les emplois administratifs économisés grâce à AGATE sont immédiatement redéployés vers l’accueil et la promotion des nouveaux services auprès des abonnés professionnels. On constate, de plus, une accélération des procédures de la gestion des abonnements, ainsi que l’accessibilité, à distance et en temps réel, des différents fichiers correspondant au dossier d’un abonné13 ».
12Les outils informatiques sont alors les vecteurs d’un formatage des flux d’information internes, sur les produits et les abonnés, dans des procédures homogènes et simplifiées. Celles-ci, par le regroupement de l’ensemble des informations d’un même abonné, améliorent la connaissance des agents d’administration des ventes de la gestion complète des demandes des usagers. Un ancien formateur régional explique :
- 14 Entretien R. Z., ancien formateur IRET devenu directeur de l’application AGATE, octobre 1998.
« Ce qui est difficile dans le métier de l’utilisateur, c’est la complexité des règles de gestion pour traiter la multitude des produits et des contrats commerciaux. En fait, c’est par le biais de l’utilisation d’AGATE que les agents se sont formés à la réglementation14 ».
- 15 DACT, Dénominations applicables au réseau commercial, Note du 19 mars 1985.
13L’informatique constitue de fait le moyen de généraliser l’application de règles de gestion standard, tout en veillant à leur appropriation par les agents sur le terrain. Elle favorise également le rapprochement du service public de ses abonnés puisque les agents des téléboutiques peuvent assurer grâce à AGATE l’ensemble des traitements commerciaux. Le changement d’appellation des Téléboutiques en Agence commerciale entérine la complétude du déploiement de réseau commercial (et du système AGATE) sur l’ensemble du territoire15.
14Toutefois, c’est en tant que déclinaison et vecteur d’un système de gestion global (SG 85), déployé au milieu des années 1980, que les outils informatiques vont véritablement s’inscrire dans le fonctionnement opérationnel des Télécommunications. Cette administration développe alors de nouveaux produits et services, ce qui entraîne un besoin concomitant d’informations relatives aux coûts et à la profitabilité de ces produits. Le souci de favoriser le développement d’une stratégie commerciale dans les régions s’accompagne d’un suivi de gestion plus serré des agences et téléboutiques [Briole et al., 1992, p. 77]. Ces deux facteurs débouchent sur la nécessité d’une analyse comptable par ligne de produits faisant apparaître les marges dégagées par les directions régionales. On passe ainsi d’une comptabilité de responsabilité, axée sur les résultats d’exploitation des entités décentralisées, à une comptabilité par ligne de produits [Amintas, 1994, p. 265-290]. En permettant la collecte des informations sur la nature et la quantité de produits vendus et leur traitement standardisé, en tout point du territoire, les outils informatiques se font les vecteurs de la consolidation des indicateurs de gestion véhiculés par le SG 85.
La quête de l’information sur la performance du réseau de vente
- 16 DGT, « Organisation du support technique entre centres informatiques », Note du 20 octobre 1982.
15Les nouveaux indicateurs de gestion promus par le développement de l’action commerciale sont : le chiffre d’affaires, provenant de la vente des produits de télécommunications ; la performance du réseau des forces de vente, mesurée à l’aide d’un système de points pondérant les produits vendus selon leur impact sur le chiffre d’affaires et la contribution aux résultats d’exploitation en fonction du rapport dépenses/gains [Amintas, 1994, p. 265-290]. Ces différents indicateurs sont renseignés dans le cadre de l’activité concrète des agents d’administration des ventes, chacun d’eux constituant une sorte de clignotant organisationnel de la bonne marche de l’action commerciale. Mais la collecte et le traitement de tels indicateurs impliquent que les outils informatiques qui les manipulent soient adaptés à chaque configuration régionale. De fait, la Direction Générale des Télécommunications impose au Service central de l’informatique (SCT) de se mettre au service des régions, en favorisant le renforcement des compétences informatiques locales16. Comme l’explique un ancien responsable des affaires générales et de l’informatique en agence :
- 17 Entretien F. M., responsable de l’action commerciale puis de l’informatique en agence et enfin conc (...)
« Notre interlocuteur essentiel était la direction régionale qui possédait ses propres équipes de soutien informatique et de soutien fonctionnel. Il n’y avait pas pour nous de niveau national ; on ne connaissait pas l’existence du SCT17 ».
- 18 La note du 6 décembre 1983 (Direction d’Application AGATE) décrit ainsi, à l’attention des services (...)
- 19 SINF, Observatoire de l’organisation de l’informatique, Rapport interne, 1986.
16L’exploitation des données commerciales est alors déléguée aux régions dont les services sont autorisés à développer des outils spécifiques de gestion informatisée des données pour satisfaire des besoins spécifiques18. Cela conduit au développement de nombreux outils périphériques, initiatives perçues d’abord comme la preuve d’un « niveau de maturité et d’indépendance des régions, capables d’assumer leur propre informatisation19 ».
17De nombreux aménagements s’opèrent ainsi localement pour compenser la rigidité organisationnelle véhiculée par les applications informatiques nationales, en favorisant une meilleure adéquation des informations collectées à la réalité des situations vécues sur le terrain. Un ancien informaticien régional témoigne :
- 20 Entretien R. Le G., ancien soutien informatique régional, juin 1999.
« Au départ, on a cherché à développer des petits utilitaires pour mieux gérer l’exploitation et la maintenance des fichiers de données. On a élaboré l’outil ANOL qui permettait de corriger les anomalies, détectées dans les fichiers, qui bloquaient l’exécution des programmes. Cet outil a été utilisé par les moniteurs dans les agences, pour faire débloquer les transactions commerciales suite à des erreurs de saisies dans AGATE. On a ensuite développé des outils d’analyse des informations contenues dans les fichiers pour vérifier les caractéristiques des installations des abonnés, puis progressivement les besoins exprimés ont concerné des identifications commerciales. Les agences commençaient en effet à développer des démarches plus commerciales vers les abonnés. On a donc conçu des petits programmes d’extraction des données d’AGATE pour pouvoir sélectionner différents types d’usagers, dont les équipements téléphoniques laissaient penser qu’ils pourraient être intéressés par certaines nouvelles offres commerciales20 ».
18Ces petits développements s’inscrivent directement dans le déploiement d’une politique commerciale plus active dans les régions. Un chef de service informatique régional explique :
- 21 Entretien C. J., ingénieur système en direction régionale, juin 1999.
« Le directeur régional était très favorable à la conception de ces outils périphériques et l’encourageait. Il avait en effet compris que ceux-ci amélioraient la performance commerciale. Notre région était d’ailleurs en tête du palmarès des régions, au niveau des indicateurs de suivi de gestion et de chiffre d’affaires21 ».
19Cette performance commerciale allait de pair avec une amélioration de la souplesse du travail des agents opérationnels pour traiter les demandes des abonnés, comme le montre le tableau suivant :
20L’ancienne directrice d’AGATE se souvient :
- 22 Entretien M. -F. T., ancien chef de projet AGATE, octobre 1998.
« Il y a eu un grand nombre d’outils qui ont été développés en régions et ce sont souvent ceux qui fonctionnent le mieux, car ils correspondent à un besoin réel des contextes d’usage22 ».
21L’informatisation des activités commerciales se caractérise donc par un agrégat d’outils qui épousent la configuration en réseau de l’organisation, avec une distribution des compétences et des pratiques de collecte et de traitement de l’information commerciale dans les régions. Mais il est admis que cette informatisation reste parcellaire, peu intégrée et ne permettant pas la consultation des données sur les clients répartis sur le territoire, du fait des traitements et de formats de données pas toujours compatibles d’une région à l’autre (Service de l’informatique, 1985, p. 61). C’est donc autour de la vision d’une base de données intégrée, recensant de manière homogène les caractéristiques des clients, les produits ou services utilisés (et donc leurs besoins potentiels) que se cristallisent les réflexions sur l’informatisation du domaine commercial. La direction commerciale lance dès 1983 une mission de réflexion qui doit déboucher à l’horizon 1990 sur l’introduction de la notion de Compte Client dans les applications informatiques associées. Un de ses membres raconte :
- 23 Entretien G. T., concepteur de la base de données Client dans le système d’information, juillet 199 (...)
« La mission consistait à réfléchir à l’insertion ultérieure de la notion de Client dans le système de facturation, afin d’avoir une vision intrinsèque de celui-ci quel que soit son parc d’installations »23.
22Afin d’initier une mise en cohérence des données et des traitements, la direction informatique va tenter de freiner les développements informatiques locaux, comme le raconte un informaticien du Service central de l’informatique :
- 24 Entretien C. Q., programmeur d’AGATE au SCIT, août 1999.
« À l’époque, chaque région développait ses propres péri-applications, mais leur présence pénalisait le déploiement des applications informatiques nationales, car il fallait à chaque fois adapter tous ces petits logiciels locaux. La direction nous a interdit de diffuser les programmes des applications nationales. Nous le faisions couramment afin de favoriser une appropriation régionale de leur fonctionnement et permettre les adaptations locales qui s’imposaient et que nous n’avions pas le temps de faire. Il y a eu un tollé des directeurs régionaux sous la pression de leurs établissements opérationnels, pour lesquels les « péri » étaient devenues indispensables, et la direction a été obligée de faire machine arrière24 ».
23Ce n’est qu’avec la recentralisation des responsabilités et des expertises dans l’organisation qu’un tel système d’information va pouvoir trouver sa place.
L’EMERGENCE DE L’ENTREPRISE PUBLIQUE FRANCE TÉLÉCOM
Le développement « industriel » des ventes
- 25 Lois du 2 juillet et du 29 décembre 1990, transformant l’Administration des Télécommunications en u (...)
24Cette recentralisation s’opère au tournant des années 1990, suite au changement de statut des Télécommunications25. Comme bon nombre d’entreprises confrontées à un environnement de plus en plus concurrentiel [Veltz, 1993], France Télécom cherche à abandonner la répartition géographique des compétences, au profit d’une intégration des responsabilités dans des structures décisionnelles ou d’expertises centralisées.
- 26 France Telecom n° 73, juillet 1990, p. 11.
25En mai 1990, une nouvelle organisation de la direction commerciale est adoptée avec pour objectif de renforcer la définition de sa politique produit, en recherchant une plus grande efficacité commerciale. Il s’agit de promouvoir les produits susceptibles d’être générateurs de trafic26. Chaque agence commerciale doit maintenant respecter un plan d’action dont le contenu spécifie :
- 27 DC, « Lettre d’orientation générale », février 1991.
« Les actions nationales, définies dans le Plan d’Action Commerciale (PAC) et imposées par la direction générale, qui traduisent les éléments de la politique commerciale, devant être appliqués systématiquement partout, et les actions choisies localement selon un processus rigoureux qui part de l’analyse et du diagnostic local, en mettant en évidence les forces et les faiblesses de chaque agence »27.
26L’action commerciale est dorénavant évaluée de façon plus explicite sur la base d’indicateurs quantitatifs du nombre de ventes effectuées sur tel ou tel produit dans la journée, la semaine ou le mois. Il s’agit donc pour les agences commerciales de placer le maximum de produits et de services auprès de leur clientèle respective, comme l’explique un ancien vendeur :
- 28 Entretien A. A., successivement vendeur puis responsable des ventes en agence, juillet 1999.
« Il existait ce qu’on appelait le panier de la ménagère : celui-ci correspondait à un paquet d’offres de produits complémentaires pour un usage standard. Cela dit, on ne partait pas vraiment des besoins du client, l’objectif était d’en placer le maximum28 ».
- 29 « PAC : la voie sacrée », Fréquences Télécoms, n° 3, 1987.
27L’usager est donc appréhendé comme un consommateur, c’est-à-dire d’une entité objective qui se voit imposer a priori la nature de sa demande par l’organisation de production [Paradeise, 1992]. Pour la direction générale, les PAC constituent le moyen d’effectuer des bilans de l’action commerciale des agences, conçus de manière objective et rigoureuse sous l’angle du coût et de l’efficacité de chaque action, afin de vérifier que les moyens du commercial sont affectés aux bons endroits et que leur utilisation est optimale29. Chaque chef de produit du pôle marketing de la direction commerciale, cerne la clientèle potentielle du produit ou du service qu’il a en charge ; l’objectif global de placement est ensuite décliné dans les régions, puis dans les agences commerciales en fonction de leur potentiel socio-économique. Une telle planification commerciale se donne ici pour but d’instaurer plus de cohérence entre la définition des objectifs commerciaux et les moyens nécessaires pour les atteindre.
- 30 Direction générale, « L’évolution de l’Organisation », Dossier d’information, décembre 1991.
- 31 Direction générale, « Création des ONS », Directive du 23 juillet 1992.
28Mais ce qui caractérise le plus l’évolution de l’organisation réside dans le vaste mouvement d’intégration des responsabilités et des compétences qui s’opère à tous les niveaux dans l’organisation. S’inspirant des stratégies des opérateurs étrangers de télécommunications (ATT, British Télécom), la direction s’engage dans une réforme de son organisation pour adopter le modèle d’une entreprise intégrée avec un pilotage plus étroit de la direction générale sur les structures régionales30. Les expertises organisationnelles et informatiques, auparavant éparpillées sur le territoire, sont ainsi regroupées dans des pôles spécialisés (les Organismes nationaux de soutien). Leur mission consiste dès lors à assurer la cohérence entre les politiques recommandées par la direction générale et les moyens (outils et méthodes) mis en œuvre dans l’organisation, en fournissant à celle-ci une information précise sur l’appropriation par les unités opérationnelles de sa stratégie et sur les problèmes qu’elles rencontrent31.
Un système d’information, substrat de la mise en cohérence de l’action commerciale
- 32 ONS SIC, « Présentation générale de l’ATN », Présentation de FREGATE, décembre 1993.
- 33 Il est symptomatique de noter que le qualificatif de central a été préféré à national (contrairemen (...)
29Le constat d’une trop grande disparité des équipements informatiques dans l’entreprise conduit la direction informatique à imposer la convergence de l’ensemble de ses systèmes informatiques vers « une architecture unique utilisant des composants communs et faisant donc bénéficier chacun une expérience méthodologique commune, tout en réduisant les coûts par des effets d’échelle et d’interopérabilité »32. Elle charge alors l’organisme central33 d’intégration et de soutien informatique (OCISI), organisme national de soutien (ONS) nouvellement créé qui regroupe les expertises sur les méthodes, les outils et les architectures informatiques utilisées en interne, de définir une architecture technique nationale (ATN), devant servir de cadre technique imposé à l’ensemble des développements informatiques de France Télécom. La directive de la direction informatique du 9 juin 1993 signe l’arrêt de mort définitif des développements informatiques locaux qui ne peuvent plus concerner que des solutions informatiques légères. L’ancien directeur d’AGATE remarque à ce titre :
- 34 Entretien R. Z., ancien formateur IRET devenu directeur de l’application AGATE, octobre 1998.
« L’imposition d’une norme standard a bousculé l’équilibre entre applications centrales et locales. Le système de transfert de fichiers informatiques a été remplacé par une norme standard. L’annonce de la normalisation s’est faite durant une réunion, où l’on avait réuni les différents soutiens régionaux (techniques et fonctionnels) pour leur dire que leurs applications locales ne fonctionneraient plus. Les régions ont dû rentrer dans le rang en renonçant à leurs développements informatiques locaux34 ».
- 35 Discours de Michel Davancens, directeur du système d’information, « De l’informatique au système d’ (...)
30Pour la direction générale, « le Système d’information ne peut plus être assimilé à un organe auxiliaire qui contribuerait à améliorer le fonctionnement de l’entreprise, puisqu’il participe au déploiement de sa stratégie ».35 Appréhendé en conséquence comme un substrat matériel de l’organisation des activités commerciales, il s’articule selon deux principes :
- le principe d’intégration qui sous-tend la possibilité de fournir un accès commun aux informations sur les clients et les produits, grâce à une base de données centralisée et dépositaire de la cohérence entre toutes les données du domaine commercial ;
- le principe de transparence qui suppose l’explicitation des interactions entre les différents services internes (commerciaux, techniques et administratifs), par une mise à plat des relations entre les données manipulées et des traitements associés.
31La création de la base de données centralisée FREGATE (Facturation, REcouvrement et Gestion des Abonnés TEléphoniques), en tant que dépositaire de la cohérence entre toutes les données commerciales de l’entreprise, vise à répondre à ce type de besoin d’intégration. La modélisation des données, sur laquelle s’appuie la conception de cette base de données de références se caractérise par le souci de saisir l’information au plus près de sa source, de la contrôler dès que possible et de la traiter de façon homogène et rigoureuse. Il s’agit en effet de pouvoir appréhender tous les types de relations que chaque client peut avoir avec l’entreprise selon ses caractéristiques personnelles, le mode d’utilisation des installations qu’il possède, l’historique des relations passées avec l’entreprise, l’état d’avancement de ses demandes.
- 36 Délégation FREGATE, « La Gestion des Clients », Dossier d’Analyse des Besoins, 15 avril 1988.
- 37 Délégation FREGATE, « La Gestion des Catalogues France Telecom », Analyse des Besoins, 15 avril 198 (...)
32Le client n’est plus seulement l’utilisateur de ses installations téléphoniques, il est aussi la personne juridique avec laquelle l’entreprise passe un contrat de prestation de services et le payeur des produits qu’il utilise, autant d’aspects (gestion, facturation et recouvrement) désormais étroitement articulés dans le système d’information FREGATE36. Ce dernier valorise, via la constitution d’un catalogue de produits, la notion d’offre commerciale en fonction de profils de consommation identifiés pour chaque produit. Une telle offre est une liste d’articles du catalogue, adaptés à une clientèle donnée.37 Comme le précise le directeur du Système d’Information :
- 38 Discours de Michel Davancens, directeur du système d’information, « De l’informatique au système d’ (...)
« La définition d’un catalogue de produits permet la mise à disposition, auprès de tout agent, d’une description complète des produits et services commercialisés (liaisons nécessaires, services proposés, matériels associés), afin de faciliter la mise en œuvre d’une offre commerciale appropriée en fonction des attentes des clients38 ».
L’imposition d’une modélisation systématique de l’organisation éloignée de la réalité
33S’il harmonise le concept de Client, en le traduisant en des termes codifiés, le système FREGATE définit donc également des modèles de traitements-types pour décrire l’enchaînement des activités de commande et de livraison. Le principe de cohérence qu’il promeut implique en effet que les mêmes règles de gestion des clients soient appliquées par tous. Un responsable informatique explique :
- 39 Entretien M. T., ancien chef de projet informatique sur FREGATE, février 1999.
« Il y avait une organisation très rationnelle des traitements informatiques, avec une conception des programmes devant intégrer tous les cas de figure. La modélisation des données est cependant devenue très complexe avec des liens dans tous les coins, pour tenir compte des différentes combinatoires possibles39 ».
34Afin de diminuer cette complexité, les concepteurs de FREGATE vont se focaliser sur les structures stables de circulation et de traitement de l’information, en supposant les agents commerciaux placés dans des contextes sans ambiguïtés et manipulant toutes les informations nécessaires à la réalisation de leurs tâches. Mais, du coup, les scénarios d’action introduits dans les programmes informatiques ne sont pas compatibles avec ce que les agents vivent quotidiennement dans leur travail. Un expert métier remarque :
- 40 Entretien I. L., expert métier, octobre 1998.
« Les procédures étaient schématisées, de façon binaire, avec une représentation très logique de l’activité. Sur le papier, c’était beau avec plein de flèches partout, mais on se retrouvait avec de nombreux cas particuliers à gérer. La conception n’ayant finalement prévu qu’un nombre réduit de traitements, d’où une multiplication de situations traitées de façon trop partielle, ce qui générait autant de cas d’erreurs40 ».
- 41 Entretien D. Le G., formateur IRET, juin 1999.
35L’identification des clients reste ainsi erronée, comme le raconte un soutien au deploiement : « Les bases de données étaient incomplètes, il a fallu corriger de nombreuses anomalies et cela a fortement perturbé le travail en agence ».41 Les utilisateurs vivent d’autant plus mal ces incohérences qu’ils se retrouvent seuls à devoir les résoudre, comme l’explique un ancien responsable informatique :
- 42 Entretien J.-M. D., responsable du déploiement du système FREGATE-GCN, octobre 1998.
« Il y a eu des failles importantes lors du regroupement du soutien dans les Organismes nationaux de soutien (ONS). Les anciens supports locaux qui étaient compétents et appréciés avaient disparu. Les personnes affectées au niveau central étaient nouvelles et peu au fait des problèmes. Les utilisateurs se sont donc braqués contre elles, car ils les estimaient incompétentes42 ».
- 43 DG, Bilan de déploiement RESEDA Entreprises, 11 octobre 1995.
- 44 Discours de Michel Bon, Président de France Telecom du 20 décembre 1995.
36Le système d’information devient rapidement le principal sujet d’insatisfaction rencontré dans les agences commerciales, car il conditionne à la fois la réalisation des activités, les relations avec les différents acteurs, participant à la production des services fournis, ainsi que la qualité de service rendue aux clients.43 Suite aux nombreuses plaintes qui lui sont adressées par les acteurs du terrain, la direction impose à la Direction du Système d’Information (DSI) de « rendre le sourire à l’utilisateur », arguant que les vrais patrons de l’entreprise sont maintenant ceux qui sont sur le terrain à régler les problèmes des clients44.
LA CONSTITUTION DE PROCESSUS TRANSVERSES ORIENTÉS CLIENT
L’enjeu de satisfaire et de fidéliser les clients
- 45 Date de la libéralisation complète du marché des télécommunications.
- 46 Direction Commerciale, Construire l’avenir du groupe : CAP 98, janvier 1995.
37La libéralisation progressive des services téléphoniques, initiée depuis 1992, marque un tournant dans les relations entre le réseau téléphonique et ses usagers. La requalification des usagers en clients s’accompagne ainsi de la reconnaissance de leur diversité et des demandes dont ils sont porteurs. La conséquence opérationnelle en est le développement de relations plus personnalisées, où l’usager, dénommé dorénavant client, retrouve toute sa singularité. L’usager consommateur devient ainsi un usager client, c’est-à-dire une personne attachée à la qualité du service fourni, attentive de ce fait à une « garantie d’usage » [Paradeise, Ibid.]. L’action commerciale se décline alors en trois axes majeurs, identifiés par le sigle CAP 98 (Client, Adaptation et Performance à l’horizon 199845) : client (placer le client au centre de toute décision) ; adaptation (développer des capacités d’adaptation et de réaction afin de mieux prendre en compte ses attentes) ; performance (instaurer une meilleure articulation mutuelle afin de proposer des délais et des tarifs de prestation compétitifs)46.
- 47 Ces deux entreprises ont ainsi publié en 1991 (The B. T. Commitment) et 1992 (Chartes Client EDF) d (...)
- 48 Direction Commerciale, « Chartes Client - Mise en œuvre des engagements », Directive du 30 décembre (...)
- 49 DC, Programme Qualité Plus Commercial, brochure interne, mai 1993.
38L’arrivée prochaine de la concurrence fait en effet craindre à l’entreprise qu’elle ne se traduise par l’exigence de la part de sa clientèle d’un niveau plus élevé de qualité de service. S’inspirant de l’exemple de British Télécom et d’EDF-GDF Services47, le management de France Télécom lance les Chartes Client avec pour ambition d’offrir à tout client une qualité de service accrue dans les principaux aspects de la relation que l’entreprise entretient avec eux48. La prescription d’une offre préétablie laisse sa place à la prestation d’un service à construire : le réseau n’est plus là pour dominer mais pour servir. Les agents en contact avec les clients se retrouvent en première ligne, investis de la mission d’assurer le succès de la relation de service. Le directeur commercial explique : « Le service étant consommé par le client en même temps qu’il est produit par l’agent en contact avec lui, ce dernier doit pouvoir réagir instantanément à ses insatisfactions et trouver immédiatement une solution pertinente dans l’éventail des procédures organisationnelles mises à sa disposition. Si celle-ci n’existe pas, il doit innover, ce qui suppose que l’organisation du travail l’ait encouragé dans ce sens49 ».
- 50 DG, Evolution de l’Organisation Phase 2, Rapport d’étape, juillet 1993.
- 51 Direction Générale, Organisation des unités de service en région, Comité directeur du 30 juin 1995.
- 52 Direction Générale, Une organisation pour le futur, 20 mai 1994.
39La réorganisation des activités opérationnelles, ainsi mise en œuvre, part de l’idée que « c’est le client qui dicte les choix », ce qui implique de « tourner l’organisation vers le client » en favorisant une rapidité de service accrue, des relations régulières avec celui-ci, une adaptation de l’offre commerciale à ses besoins, une responsabilisation des agents sur la qualité de service50. L’ensemble des activités en contact avec les clients (vente, gestion des contrats, installation des produits et services, service après-vente et dépannage) sont donc regroupées dans des structures uniques : les unités de service client, avec un mode de gestion plus transverse et réactif51. Pour le management52, chacun doit se sentir partie prenante d’un processus global de service au client, mobilisant une chaîne des métiers complémentaires (commerciaux pour la vente, techniques pour l’installation, administratifs pour la facturation) où, successivement, le produit de l’activité de l’un est utilisé par un autre et ainsi de suite jusqu’à l’obtention du résultat final. Un agent commercial explique ainsi :
- 53 Entretien C. C., gestionnaire de commandes (clientèle d’affaires), juillet 1999.
« Les rapports avec les services techniques sont importants pour satisfaire le client. Ainsi, lorsque je n’ai pas l’information dans ma machine et qu’un client me confirme que le locataire précédent a quitté les lieux depuis moins de six mois, j’appelle le FTA (fichier technique des abonnés en centre de construction de lignes), où je tombe sur quelqu’un que je connais et qui me donne l’information tout de suite. Pour le client, c’est 200F d’ouverture de ligne au lieu de 300F et ça lui évite un rendez-vous et des délais. De même si j’ai besoin d’un transfert d’appel, je peux appeler le centre principal d’exploitation pour qu’il le fasse tout de suite53 ».
40La maîtrise des processus client exprime alors la capacité de l’organisation à s’adapter à chaque client pour lui offrir un service de qualité à même de la différencier face à ses concurrents présents et futurs. Cela conduit le management à créer des fonctions de pilotage transverses chargées de superviser, pas à pas auprès des différents métiers impliqués, la bonne réalisation des prestations demandées. L’apparition d’une telle fonction transverse vise de plus à mieux identifier, grâce à une coordination centralisée des différentes équipes concernées, les usages que chaque client fait de ses installations et donc d’y apporter des réponses concrètes et rapides. Comme l’explique un expert métier :
- 54 Entretien Y. L., expert métier, avril 1998.
« Le pilotage de livraison, c’est une réponse au niveau local à l’attente de chaque client en termes d’écoute et d’accompagnement durant la livraison de sa commande, c’est un moyen de mériter sa confiance et de le fidéliser54 ».
L’informatisation du processus de commande et de livraison
41La gestion de la relation avec les clients implique de pouvoir apporter les ressources informationnelles et les moyens de contrôle nécessaire au bon suivi des prestations fournies. L’adéquation de celles-ci aux attentes de chaque client rend indispensable la mise à jour rapide des données et leur consultation aisée par les acteurs concernés, au fur et à mesure du déroulement du processus de service. Or nous avons vu que la rigidité du fonctionnement de la base de données FREGATE-Client ne permettait pas de fournir l’information fiable et actualisée que les acteurs opérationnels étaient en droit d’attendre, provoquant là une révolte des utilisateurs du Système d’Information. Afin de satisfaire les besoins d’information et de suivi des prestations fournies aux clients, l’application informatique CRISTAL (commandes (commerciales) résidentielles interfacées avec un système de traitement (technique) de l’affectation des lignes) est développée pour constituer une sorte de substrat technique de la prestation de service, en fédérant l’ensemble des outils informatiques utilisés. L’élaboration de CRISTAL prend ainsi en compte un entrelacement de fonctions commerciales et techniques, avec l’objectif de procurer aux différents acteurs commerciaux, techniques et administratifs des informations fiables sur les conditions et les délais de réalisation des demandes des clients. Dans son principe, l’informatisation du processus a comme caractéristique de ne plus cantonner chacun au suivi de sa tâche, mais de le rendre solidaire de l’ensemble des tâches réalisées par les autres acteurs du processus. CRISTAL met de plus à disposition des utilisateurs des outils de suivi et de dialogue, communs à tous : consultation des dossiers, des commandes et de leur suivi technique, alimentation et consultation d’un bloc-notes qui constitue une source d’informations partagées et exploitables. Toutefois, sous couvert de renforcer la coordination entre des métiers commerciaux et techniques jusqu’alors cloisonnés entre eux, l’informatisation opère un assujettissement des seconds aux premiers. En effet, soucieuse de permettre la consultation de données cohérentes et complètes, ainsi qu’une diminution des temps de saisie et des mises à jour fiables, la direction impose une sorte d’invariant organisationnel, avec des séquences de tâches et des rôles prédéfinis. Un expert métier explique :
- 55 Entretien Y. L., expert métier, avril 1998.
« Pour améliorer ce processus, on a réalisé des benchmarking (recherche des pratiques les plus efficaces dans d’autres entreprises) en analysant des processus Commande Livraison. On a défini ensuite un processus cible idéal avec l’objectif de diminuer les délais de livraison de 7 jours à 2 jours pour faire comme la concurrence55 ».
42Dans le cas de CRISTAL qui s’applique aux prestations simples et standard (services aux particuliers), l’enjeu consiste justement à augmenter le débit de la commande et de la livraison des produits et services téléphoniques. Les tâches techniques associées sont donc presque entièrement automatisées et intégrées à la gestion des commandes. Dans le cas des prestations complexes (services aux professionnels), l’informatisation est assurée par un groupe d’application : GCN pour le suivi des commandes commerciales et ARGOS pour le suivi des livraisons techniques associés. L’élaboration des demandes techniques dans ARGOS vise non seulement à fournir au pilote de livraison une visibilité complète du processus de livraison technique, mais aussi à prescrire un rythme d’enchaînement des tâches, en fiabilisant les données transmises tout au long de la chaîne de production.
Les tensions entre mise en cohérence et pertinence des données
43Alors que l’association des activités en processus visait à les rendre solidaires afin de pouvoir s’ajuster aux fluctuations de la demande des clients, au fur et à mesure de leur surgissement, la conception de tels processus « orientés clients » opère cependant une hiérarchisation implicite entre les activités nobles « proches du client » et celles qui sont plus « éloignées » de celui-ci. L’institutionnalisation du rôle de pilote de commande et livraison valorise de fait la composante commerciale au détriment de la composante technique de la prestation de service. Les tâches techniques d’installation de lignes et de services téléphoniques sont désormais automatisées dans l’application CRISTAL, et ce sont les agents commerciaux qui possèdent la main sur un suivi qui relevait jusqu’alors de la compétence des agents techniques (une telle rationalisation ayant pour objet d’accélérer la cadence de la réalisation de la prestation de service). Dans cette perspective, l’informatique prend une importance centrale, en permettant la mécanisation de la gestion de l’information et sa redistribution à différents niveaux du processus. La formalisation des échanges, que la conception de CRISTAL introduit, a cependant des effets pervers, dans la mesure où elle ignore les ajustements informels effectués par les acteurs sur les données Client. Ainsi, lorsqu’aucun numéro de téléphone n’est disponible dans le commutateur téléphonique interrogé, les agents commerciaux forcent la saisie d’un numéro venant d’être libéré, en accord avec les techniciens concernés. Une telle opération n’étant mise à jour qu’après-coup, cela se traduit par des incohérences informatiques. Le déploiement opérationnel de CRISTAL va révéler de nombreuses incohérences entre la gestion des adresses techniques des installations téléphoniques sur le réseau et celle des adresses géographiques des clients sur le territoire, comme l’explique un agent en charge de celles-ci :
- 56 Entretien C. M., agent de documentation technique, septembre 1998.
« Avant, on pouvait modifier les demandes d’installation pour rectifier une erreur de commande dans AGATE. CRISTAL nous l’interdit : il impose une cohérence stricte des données entre le commercial et le technique, sous peine de ne pouvoir éditer les ordres de travaux. Il nous fallait donc reprendre, à la fin de chaque journée, toutes les demandes commerciales qui n’étaient pas soldées, pour traiter les cas d’anomalies au cas par cas56 ».
44Le problème que rencontre ici l’informatisation semble pouvoir s’énoncer comme un dilemme entre recherche de pertinence et mise en cohérence des informations sur les clients et les prestations qui leur sont adressées. L’élaboration des invariants organisationnels sous-tend un processus de stabilisation et de consolidation des données tout au long de la chaîne des actions formant le processus. Si un tel formatage permet de dessiner des processus génériques sur lesquels les acteurs peuvent s’accorder a priori, rien ne préjuge de leur efficacité en toute situation. Or il s’avère justement que les contextes sont très variables, que les informations dont les acteurs disposent ne sont jamais vraiment les mêmes, ce qui conduit aux réajustements informels dont l’informatisation cherchait justement à s’abstraire.
DU LIEN ENTRE INFORMATISATION ET DYNAMIQUE ORGANISATIONNELLE
L’informatisation d’une « rationalisation professionnelle »
45Comme le suggère Christophe Midler [Midler, 1994], ce dilemme entre cohérence et pertinence est intrinsèque à toute coordination organisationnelle. Celle-ci est en effet toujours traversée par le souci de rendre prévisible le fonctionnement de l’organisation, en mettant l’ensemble de ses membres d’accord sur les procédures génériques à suivre. Mais, encore faut-il que l’usage de ces procédures soit pertinent en regard de leur contexte d’application. Comme il le souligne, il ne suffit pas que les acteurs se mettent d’accord pour que tout fonctionne.
46Il en va de même de l’informatisation qui n’est, somme toute, qu’un système de règles incorporées dans des logiciels qui doivent naturellement être ajustés à leur contexte d’usage. En même temps, les outils informatiques doivent pouvoir être utilisés en tout point de l’organisation, sous peine d’altérer la cohérence du fonctionnement de celle-ci. Cette tension entre pertinence et cohérence se trouve même renforcée par l’automaticité des traitements informatiques et leur interconnexion transverse dans l’organisation, via les réseaux électroniques. Si l’on traduit cette tension en termes de traitement de l’information, on parlera plutôt de justesse et de compatibilité de son format, selon ce qu’il cherche à capter (le besoin du client, les caractéristiques de celui-ci, la nature de sa demande, le type de prestation demandée et les conditions de sa réalisation) et des circuits de diffusion de l’information dans l’organisation. L’histoire de l’évolution de la prestation de service à France Télécom nous montre comment l’information sur la commande et la livraison des services téléphoniques est d’abord construite de façon interne à l’organisation, selon la configuration du réseau technique et de son offre de service, pour progressivement s’ouvrir à des paramètres extérieurs comme le profil de consommation de la clientèle puis le niveau de qualité de service requis. On passe successivement d’une informatique centrée sur la production du service, puis sur la connaissance des attentes des clients et enfin sur l’ajustement entre offre de l’entreprise et demande de chacun de ses segments de clientèle.
47L’informatisation s’inscrit dans ce qui s’apparente à une « rationalisation professionnelle », se traduisant par la constitution d’une force de vente, d’une offre spécifique et d’une relation de service particulière, pour chaque catégorie générique de client répertoriée [Gadrey, 1994].
48Au départ, il s’agit de créer la fonction d’administration des ventes pour valoriser auprès des usagers une offre technique qui se diversifie. Il s’agit ensuite d’optimiser l’action commerciale, en couplant les gammes de produits à des cibles de clientèles prédéfinies, ceci afin d’augmenter sa productivité. La dernière étape consiste à ajuster les niveaux de qualité de service en fonction d’un niveau d’exigence des clients corrélé à la taille et à la complexité de leurs installations téléphoniques.
49La mise en œuvre d’une telle rationalisation suppose un travail d’élaboration en amont de ce que sont successivement l’usager et le client afin de mieux agir dessus. Ce travail implique de disposer d’outils élaborés de repérage et de catégorisation des besoins, de mettre en face des profils de clients ainsi répertoriés des interlocuteurs spécialisés pour traiter leur demande, puis de configurer l’organisation afin d’assurer un meilleur équilibre entre les diverses injonctions de la hiérarchie et la confrontation directe à la demande multiforme du terrain.
50Les applications informatiques présentées successivement jouent ainsi un rôle de premier plan, en favorisant une redistribution des informations dans l’organisation et donc un meilleur ajustement entre l’offre technique et la demande commerciale. Mais cette rationalisation reste un processus inachevé, car l’organisation continue d’évoluer induisant à chaque fois de nouveaux ajustements informels qui appellent en retour à d’autres recadrages.
Pertinence/cohérence informationnelle versus décentralisation/centralisation organisationnelle
51L’évolution de la captation de l’information sur la prestation de service et son traitement informatisé nous éclaire cependant tout particulièrement sur la dynamique organisationnelle oscillant entre décentralisation et centralisation de sa structure pour les adapter à la réalité de son rapport avec les destinataires des services téléphoniques. Que ce soit pour appréhender le besoin de l’usager, organiser la prestation de service, en suivre le déroulement ou bien faciliter, à tout moment, la prise de décision, le bon déroulement de la relation de service dépend de la production d’une information permettant de savoir qui fait quoi, de quelle manière, à quel moment et avec quels effets dans la réalisation des prestations attendues. Chacune de ces différentes étapes de l’histoire de l’administration puis entreprise de télécommunications renvoie donc à des configurations particulières dans la répartition des pouvoirs et des compétences.
- Au moment du plan de rattrapage téléphonique des années 1970, la stratégie de la Direction Générale des Télécommunications consiste à trouver le meilleur cheminement possible entre l’évolution potentielle de la demande et la capacité à améliorer son offre, en comblant le retard en termes d’équipement téléphonique. Les prérogatives décisionnelles en la matière sont attribuées aux entités organisationnelles en charge de la construction et de l’exploitation du réseau téléphonique, à savoir les directions régionales réparties sur le territoire. La DGT adopte alors une structure de production en réseau, constituée d’unités opérationnelles de base (centres de constructions des lignes (CCL) ; centres principaux d’exploitation (CPE) ; agences commerciales) dont le périmètre de fonctionnement est défini selon des critères d’exploitation du réseau téléphonique. Les premiers développements de l’action commerciale épousent logiquement cette configuration décentralisée puisque les informations sur les usagers et les services téléphoniques ne peuvent être collectées et traitées que localement. Son informatisation se décline ainsi en autant de situations particulières que de contextes régionaux. Mais, sa capacité à capter les bonnes informations commerciales se heurte à de nombreux problèmes d’incompatibilité entre les différents systèmes informatiques régionaux.
- Se dessine ensuite une configuration technico-organisationnelle où la direction générale cherche à reprendre la main sur les régions, sous la forme d’une recentralisation de la décision et des expertises dans l’organisation. Un contrôle hiérarchique plus strict se met en place, via le développement d’instances planificatrices nationales, en s’appuyant sur différents relais locaux, qui prescrivent la marche à suivre aux unités opérationnelles. Cette organisation centralisée vise à aligner le fonctionnement du réseau organisationnel sur des procédures standard, afin de contrecarrer la tendance qui prévalait dans la structure territorialisée de la DGT de décliner localement ses procédures en les faisant parfois diverger. Cette mise en cohérence ne concerne pas seulement l’intérieur de l’entreprise mais aussi sa relation avec ses clients, car les informations les concernant sont désormais formatées dans une même base de données. Dans cette organisation centralisée, l’efficacité tient à une stabilité des rôles et une prévisibilité des comportements, qui permettent d’assurer la coordination des acteurs dans l'organisation (et donc la performance de celle-ci).
- Toutefois, ce projet d’encadrer de façon précise le fonctionnement de l’organisation se heurte au décalage important entre la conception des scénarios informatiques et la réalité des pratiques en usage dans l’organisation. Celui-ci est lié à l’incapacité de tout plan à encadrer dans ses programmes initiaux l’adéquation entre l’offre de prestations et la demande des clients, du fait des incertitudes résiduelles qui caractérisent la commande et la livraison des installations téléphoniques. Se reconstituent alors des solidarités de voisinage au sein de processus d’activité, tournées vers les clients, qui associent acteurs techniques et commerciaux en contact avec eux. Le système d’information va jouer un rôle clé, tant au niveau interne en soutenant un meilleur agencement des activités de prestation de service, qu’au niveau externe en assurant une meilleure captation des attentes de chaque client dans le cours même de la relation de service. La rationalisation professionnelle qui se développe ainsi procède d’une mise en réseau des rapports entre les prestataires et leurs clients, au sein de processus transverses dans lesquels les uns et les autres sont intégrés. Le souci de la proximité du client témoigne d’une grande variabilité des demandes à satisfaire et de la nécessité d’ajuster l’offre à des situations extrêmement changeantes avec des clients qui interviennent comme des instances décisives dans la relation de service.
52Selon les époques et en fonction des enjeux de captation et de traitement de l’information sur les clients et les prestations qui leur sont destinées, le mode de gouvernance de l’entreprise adopte alternativement une structure déconcentrée avec des régions disposant d’une autonomie de décisions et de moyens, une structure centralisée pilotée à partir du niveau national ou au contraire une structure en réseaux polarisés sur l’adéquation de l’offre de service aux besoins de clients appréhendés dans leur spécificité locale.
53Analysant l’histoire du contrôle budgétaire, Nicolas Berland [Berland, 1999] montre également que la tension intrinsèque à cette technique de gestion, liée à l’objectif conjoint de faire des prévisions justes (enjeu de pertinence) tout en réalisant un contrôle objectif (enjeu de cohérence), aboutit à des modes de gouvernement des entreprises plus ou moins décentralisés. Il identifie ainsi trois modèles de contrôle budgétaire selon que le contrôle budgétaire permette à la direction centrale de coordonner des divisions opérationnelles (entreprises à contrôle stratégique), d’imposer un changement organisationnel suivant en cela un plan prévisionnel (entreprises à planification stratégique) ou enfin de gérer des ensembles relativement autonomes d’activités rendues complexes par leur variété ou leur diversité géographique (entreprises à contrôle financier). On retrouve là, en quelque sorte, des modes de gouvernement comparable à ceux identifiés aux différentes époques de France Telecom. De façon plus générale, cet équilibre instable entre centralisation et décentralisation semble caractériser la dynamique historique des entreprises qui cherchent à réduire les risques par un contrôle accru de leur environnement et promeuvent, pour ce faire, des innovations techniques et organisationnelles spécifiques, afin d’être plus flexibles face à celui-ci [Galambos, 1983].
DE LA DYNAMIQUE D’APPRENTISSAGE D’UNE ORGANISATION DE SERVICE
54Comme nous le suggérions dans notre introduction, l’analyse de l’histoire de l’informatisation de l’activité commerciale des Télécommunications de 1978 à 1998 nous éclaire sur la grande transformation qui caractérise cette administration puis entreprise de service public. Le traitement de la fonction commerciale apparaît en effet comme la médiation de l’opposition entre l’exigence de service public et la prise en compte de son caractère marchand dans un contexte de plus en plus concurrentiel. À chaque période de sa lente mutation, l’organisation de France Telecom se présente comme le produit d’un enchevêtrement de rationalités hétérogènes qui s’expriment tout particulièrement au travers de l’évolution des logiques de captation et de traitement de l’information que révèlent le processus d’informatisation étudié. Il apparaît que chacune des étapes de cette histoire technico-organisationnelle, en même temps qu’elle cherche à résoudre un problème posé par la précédente, en crée un nouveau que l’étape suivante devra résoudre :
- La rationalisation organisationnelle qui se déploie au moment de la construction accélérée du réseau téléphonique s’appuie sur la constitution de structures territoriales liées entre elles par une même solidarité technique qui vise à faire fonctionner le réseau en fournissant le téléphone à tous. La dynamique d’implantation et d’appropriation de l’application AGATE nous montre l’éclatement de l’organisation en de multiples instances territorialisées. Elle illustre la diffraction de la gestion de l’information qui s’opère au gré des aménagements de cet outil informatique, pour ajuster l’offre de produits téléphoniques avec les usages qui en sont fait localement. Elle cristallise alors les tensions liées à une certaine incompatibilité des données et des traitements entre les différentes instances territoriales, qui traduit une trop grande hétérogénéité du fonctionnement de l’entreprise avec une délégation de pouvoir et de moyens trop forte accordée aux structures régionales.
- Cette perte de maîtrise par le management du fonctionnement de l’organisation conduit celui-ci à mettre en œuvre une rationalisation technique qui s’appuie sur la diffusion de standards impulsés par des expertises centralisées, chargées de les faire appliquer dans l’ensemble de l’organisation. L’élaboration d’une base de données centralisée autour de laquelle s’organise un vaste système d’information irriguant l’ensemble du domaine commercial constitue bien évidemment un point d’orgue à ce mouvement d’intégration technique. Toutefois ce souci de cohérence est mis à mal par la variabilité croissante du marché de l’entreprise.
- Cela débouche sur une troisième étape caractérisée par le souci d’optimiser les réseaux de solidarité informels qui échappaient à la prescription des scénarios de la rationalisation technique. Conçu à partir de principes organisationnels désuets, du fait des évolutions constatées, le système d’information FREGATE constitue un frein à la diffusion de nouveaux produits ou services et à l’identification souple des clients. Pour surmonter les rigidités du fonctionnement de FREGATE, un nouveau système d’information est conçu pour constituer le nouveau substrat technique d’une rationalisation professionnelle de la relation de service, à travers la mise en processus des activités en contact avec les clients et prestataires des services qui leur sont fournis.
55L’intérêt des trois phases identifiées nous semble moins historique qu’analytique, car elles permettent de saisir et de comprendre la diversité des mouvements cognitifs de captation et de gestion de l’information et de la construction d’une discipline organisationnelle prise entre une logique de décentralisation et une logique de centralisation des responsabilités. La dynamique d’informatisation qui oscille entre souci de pertinence et souci de cohérence des données Client semble à chaque fois comme appeler une réforme de l’organisation. Le souci de capter et de traiter l’information, au plus près du déploiement des installations téléphoniques, s’inscrit au départ dans un réseau d’expertises complémentaires qui bénéficient d’une délégation de pouvoir, pour mener à bien la mise en compatibilité des règles et des outils avec les situations locales. La mise en cohérence des informations sur les clients et les produits, au cours de la période ultérieure, procède d’une recentralisation des expertises et du pouvoir d’imposer des normes communes à l’ensemble de l’organisation. Enfin, la mise en processus des prestations de services suit le traçage des informations sur les clients et les services qui leur sont fournis, montrant ici une articulation entre dynamique cognitive et discipline organisationnelle.
56Les évolutions du système d’information et de l’organisation se déploient donc conjointement, avec une alternance entre des moments d’exploration et des moments d’exploitation qui constituent la base de la dynamique d’apprentissage collectif dans les organisations [March, 1991 et 1999]. Après avoir stabilisé l’exploitation du réseau téléphonique, le management a cherché à explorer ses usages dans des situations variées. Mais cette exploration l’a conduit à perdre de vue les finalités recherchées, puisque les informations sur les clients se retrouvent éparpillées en autant de contextes distincts. S’en suit alors une phase d’exploitation pour compenser les manques identifiés, sous la forme d’une recentralisation et d’une mise en cohérence des informations et des pratiques. Mais cette nouvelle phase de recentralisation et de remise en cohérence induit elle aussi des effets contraires, du fait de l’obsolescence de prescriptions informatiques conçues a priori, selon des bases formelles, et non a posteriori en fonction des contextes réels d’usage. Le sentiment d’inachèvement ou d’incomplétude d’une configuration technico-organisationnelle suscite donc invariablement un basculement vers une autre configuration qui semble au départ mieux adaptée. Ces basculements successifs sont à la base d’une dynamique d’apprentissage constituée de phases d’exploration, où le management cherche à ajuster l’organisation à son environnement, et de phases d’exploitation où il cherche à harmoniser les règles organisationnelles avec le souci de les rendre prévisibles et efficaces. Cette dynamique d’apprentissage ne nous semble cependant pas vraiment spécifique à l’entreprise étudiée, car :
- D’une part, cette entreprise n’est pas un isolat, une organisation au destin spécifique, dont les éventuels changements obéiraient à une logique singulière. Les transformations successives qui la caractérisent et les enjeux qu’elles soulignent, traduisent la « modernisation » des organisations en réseau de service public à caractère marchand, ainsi que l’évolution de toute entreprise soumise à l’injonction de s’adapter à un environnement concurrentiel de plus en plus complexe57.
- D’autre part, l’informatisation n’est pas un vecteur qui participerait de la transformation exclusive de France Télécom, car ses déterminants se trouvent en dehors de celle-ci. En effet, une entreprise n’est jamais seule face au développement technologique, elle s’insère dans un réseau d’organisations qui conditionnent mutuellement leurs conduites en la matière. La diffusion d’une nouvelle démarche d’informatisation s’apparente donc souvent à une « mode managériale » [Fridenson, 1994], induit par l’attrait de l’apparente efficacité du modèle de management rationnel qu’elle véhicule. Cette efficacité est évaluée au regard de l’adoption de cette technique par des entreprises jugées performantes sur leur marché et sur lesquelles celle-ci semble avoir eu un impact positif58.
Notes
1 Ce texte est tiré de Hochereau F., 2009, « La création d’une entreprise de service. Une informatisation révélatrice des mutations d’une grande organisation », Le Mouvement Social, n° 228, pp 95-116.
2 Celui-ci, incorporé dans la conception de toute technologie, renvoie à la vision que ses concepteurs ont de son fonctionnement dans ses futurs contextes d’usage et de la performance accrue qu’elle est sensée conférer à ces derniers [Alsène, 1990].
3 La Direction des Affaires Commerciales (DAC) prend alors l’appellation de Direction des Affaires Commerciales et Télématiques (DACT).
4 Interview de François Henrot, responsable de la DACT, Revue Messages n° 320, octobre 1982.
5 Décret du 30 août 1971, Journal Officiel.
6 DACT, Instruction du 20 mars 1979, Bulletin Officiel.
7 DGT, Circulaire du 28 juillet 1982, Bulletin Officiel.
8 Archives de France Télécom consultées par l’auteur.
9 DACT, « Personnalisation des relations entre l’Administration et ses usagers », Note de service aux DRT et DOT, 20 novembre 1985.
10 DACT, « Relevé de décision concernant le réseau commercial des Télécommunications », Note de service, 23 décembre 1983.
11 Entretien M. C., ancien moniteur en agence devenu formateur IRET, juin 1999.
12 Direction de l’Action Commerciale des Télécommunications, « Le point sur l’expérimentation d’AGATE à l’Agence d’Evry », Note interne, décembre 1983.
13 DACT, « Le point sur l’expérimentation d’AGATE à l’ACTEL d’Evry », Note interne, décembre 1983.
14 Entretien R. Z., ancien formateur IRET devenu directeur de l’application AGATE, octobre 1998.
15 DACT, Dénominations applicables au réseau commercial, Note du 19 mars 1985.
16 DGT, « Organisation du support technique entre centres informatiques », Note du 20 octobre 1982.
17 Entretien F. M., responsable de l’action commerciale puis de l’informatique en agence et enfin concepteur informatique à la direction du système d’information, juillet 1998.
18 La note du 6 décembre 1983 (Direction d’Application AGATE) décrit ainsi, à l’attention des services informatiques régionaux, les possibilités d’ouverture du système AGATE (permises par la déconcentration des matériels en agences), en matière d’accès aux données propres à l’application, de souplesse d’utilisation de celle-ci, de communication avec les applications régionales.
19 SINF, Observatoire de l’organisation de l’informatique, Rapport interne, 1986.
20 Entretien R. Le G., ancien soutien informatique régional, juin 1999.
21 Entretien C. J., ingénieur système en direction régionale, juin 1999.
22 Entretien M. -F. T., ancien chef de projet AGATE, octobre 1998.
23 Entretien G. T., concepteur de la base de données Client dans le système d’information, juillet 1998.
24 Entretien C. Q., programmeur d’AGATE au SCIT, août 1999.
25 Lois du 2 juillet et du 29 décembre 1990, transformant l’Administration des Télécommunications en un Etablissement Public Industriel et Commercial (EPIC), dénommé France Telecom.
26 France Telecom n° 73, juillet 1990, p. 11.
27 DC, « Lettre d’orientation générale », février 1991.
28 Entretien A. A., successivement vendeur puis responsable des ventes en agence, juillet 1999.
29 « PAC : la voie sacrée », Fréquences Télécoms, n° 3, 1987.
30 Direction générale, « L’évolution de l’Organisation », Dossier d’information, décembre 1991.
31 Direction générale, « Création des ONS », Directive du 23 juillet 1992.
32 ONS SIC, « Présentation générale de l’ATN », Présentation de FREGATE, décembre 1993.
33 Il est symptomatique de noter que le qualificatif de central a été préféré à national (contrairement à la dénomination adoptée pour les autres services nationaux de l’entreprise) ; il y a bien là une volonté manifeste de recentrer des déploiements de matériels informatiques, jusqu’alors très décentralisés autour de la vision unique exprimée par la direction informatique. Ses choix en la matière sont alors souvent guidés par les performances enregistrées dans d’autres entreprises de même type. Plus un produit technique est adopté dans diverses entreprises, plus il aura de chances de l’être par d'autres. L’innovation, en la matière, s’appuie donc sur un processus d’imitation.
34 Entretien R. Z., ancien formateur IRET devenu directeur de l’application AGATE, octobre 1998.
35 Discours de Michel Davancens, directeur du système d’information, « De l’informatique au système d’information », journal interne France Telecom, n° 81, 1992.
36 Délégation FREGATE, « La Gestion des Clients », Dossier d’Analyse des Besoins, 15 avril 1988.
37 Délégation FREGATE, « La Gestion des Catalogues France Telecom », Analyse des Besoins, 15 avril 1988.
38 Discours de Michel Davancens, directeur du système d’information, « De l’informatique au système d’information », journal interne n° 81, 1992.
39 Entretien M. T., ancien chef de projet informatique sur FREGATE, février 1999.
40 Entretien I. L., expert métier, octobre 1998.
41 Entretien D. Le G., formateur IRET, juin 1999.
42 Entretien J.-M. D., responsable du déploiement du système FREGATE-GCN, octobre 1998.
43 DG, Bilan de déploiement RESEDA Entreprises, 11 octobre 1995.
44 Discours de Michel Bon, Président de France Telecom du 20 décembre 1995.
45 Date de la libéralisation complète du marché des télécommunications.
46 Direction Commerciale, Construire l’avenir du groupe : CAP 98, janvier 1995.
47 Ces deux entreprises ont ainsi publié en 1991 (The B. T. Commitment) et 1992 (Chartes Client EDF) des engagements de services à destination de leur clientèle. In France Telecom, La lettre du projet Chartes Client, n° 6, janvier 1995.
48 Direction Commerciale, « Chartes Client - Mise en œuvre des engagements », Directive du 30 décembre 1994.
49 DC, Programme Qualité Plus Commercial, brochure interne, mai 1993.
50 DG, Evolution de l’Organisation Phase 2, Rapport d’étape, juillet 1993.
51 Direction Générale, Organisation des unités de service en région, Comité directeur du 30 juin 1995.
52 Direction Générale, Une organisation pour le futur, 20 mai 1994.
53 Entretien C. C., gestionnaire de commandes (clientèle d’affaires), juillet 1999.
54 Entretien Y. L., expert métier, avril 1998.
55 Entretien Y. L., expert métier, avril 1998.
56 Entretien C. M., agent de documentation technique, septembre 1998.
57 De fait, les stratégies de réforme des administrations publiques initiées en Europe s’inspirent explicitement des concepts et des pratiques issus du secteur privé [Kickert, 1997].
58 Les producteurs de la technique en question ne se privent d’ailleurs pas de largement médiatiser les premières expérimentations réussies dont elle a fait l’objet, en sollicitant pour ce faire les entreprises concernées. Ces dernières ont en effet intérêt à ce que cette technique soit largement diffusée, car cela allège ses coûts d’acquisition et d’évolution (du fait de la répartition à un plus grand nombre des frais encourus).
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Légende | (Service central de l’informatique, 1985, p. 72) |
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