1. La rationalisation des stratégies d’ouverture ou de fermeture : aide à la décision

Rationaliser les décisions d’ouverture ou de fermeture technologique (1) : la proposition d’un modèle d’aide à la décision

1Il ressort clairement des différentes investigations que les entreprises choisissent l’open source ou le closed source pour des raisons économiques et technologiques. L’open source n’est donc pas choisi pour des considérations d’ordre philosophique, surtout pour les grandes entreprises de cette industrie. Ce travail empirique et théorique démontre que ni l’open source, ni le closed source ne sont adaptés à la valorisation de tous types de logiciels. À partir des différentes analyses issues de cet ouvrage, une grille d’aide à la décision a été modélisée celle-ci est à destination des managers de l’industrie du logiciel afin que ces derniers puissent rationnaliser le choix de l’open source ou du closed source en fonction des espaces de valeurs identifiés pour leurs technologies.

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Tableau 35 : Grille d’identification des espaces de valeur des logiciels

Rationaliser les décisions d’ouverture ou de fermeture technologique (2) : cas d’application ex-post et ex-ante

Cas d’application ex-post

3Cette grille d’aide à la décision peut être mobilisée pour repérer les espaces de valeur liés à un logiciel ceci afin de choisir la stratégie de distribution la plus adaptée aux caractéristiques du logiciel. Il s’agit donc d’un modèle avec une forte contingence. Ni l’open source, ni le closed source ne sont adaptés à la valorisation de tous types de logiciels. Quelques cas seront développés pour montrer la manière dont cette grille peut être utilisée pour justifier ex-post le succès ou l’échec d’un modèle d’affaires et surtout ex-ante pour bâtir un modèle d’affaires adapté aux caractéristiques d’une technologie. Toutefois, le succès du logiciel dépendra bien évidemment d’autres facteurs. Le but de cette grille est simplement de permettre aux managers de choisir le ou les différents modèles de valorisation adaptés à leurs technologies et d’identifier les espaces de valeurs correspondants.

Le cas Firefox : échec de Netscape, succès de la Mozilla Corporation

4Firefox est un logiciel aux caractéristiques suivantes :

5EV₁⁽⁺⁾ Navigator (devenu Firefox) était le premier navigateur multiplateforme lancé sur le marché en 1994 et continue d’incorporer de nombreuses innovations d’usage (navigation par onglets, magnétisme des fenêtres, réouverture de session, etc.).

6EV₂⁽⁺⁾ Le navigateur ne nécessite pas d’adaptations pour pouvoir être utilisé.

7EV₃^(-) L’usage d’un navigateur ne nécessite pas de connaissances particulières.

8EV₄⁽⁺⁾ Navigator (originellement Mosaic) est le fruit de plusieurs années de recherche au National Center for Supercomputing Applications (NCSA) et d’investissements par Netscape.

9EV₅⁽⁺⁾ L’utilisation de Firefox par le plus grand nombre a ouvert la possibilité de vendre de l’espace publicitaire (Google, Ebay, etc.).

10EV₆⁽⁺⁾ Les mises à jour sont particulièrement critiques pour l’utilisation du navigateur car les technologies évoluent très rapidement (Java, Ajax, etc.).

11EV₇^(EU) Firefox est un produit orienté utilisateur final.

12Pour Firefox, il n’y avait que deux possibilités.

1. Le distribuer sous licence fermé et vendu comme cela a été fait originellement par Netscape. Néanmoins, Firefox aurait fait face à un problème : Navigator et Internet Explorer étaient distribués gratuitement et les utilisateurs avaient perdu toute motivation pour payer un navigateur internet car il était devenu une commodité1.
2. Opter pour le modèle publicitaire, c’est ce que la Mozilla Foundation a fait à travers sa filiale (la Mozilla Corporation). C’est certainement la raison qui expliquet que Netscape ait échoué avec ce produit car elle n’avait pas d’autre alternative pour valoriser le logiciel. En effet, la valeur de Firefox réside principalement dans son usage. Firefox est un produit utilisateur-final, Netscape ne pouvait pas se baser sur un modèle de dual-licensing comme avec un composant.

Le cas Photoshop : les raisons de la distribution en closed source payant

13Photoshop est un logiciel aux caractéristiques suivantes :

14EV₁^(-) Photoshop est un logiciel dont le concept de base a fait l’objet d’une profonde réflexion.

15EV₂⁽⁺⁾ Photoshop ne nécessite pas d’adaptations pour être utilisé.

16EV₃^(-) L’usage de Photoshop requiert des connaissances en retouche photo.

17EV₄⁽⁺⁾ Photoshop est le résultat de plusieurs années de développement par les frères Knoll, puis par Adobe qui l’a intégré à ses produits.

18EV₅⁽⁺⁾ Le nombre d’utilisateurs de Photoshop n’a pas de lien avec la valeur du logiciel (rendements d’adoption faibles).

19EV₆⁽⁺⁾ Le non accès aux mises à jour n’a pas une grande importance dans la mesure où cela n’empêche pas que le produit soit utilisé dans de bonnes conditions.

20EV₇^(EU) Photoshop est un produit orienté utilisateur final.

21Photoshop d’Adobe est un logiciel distribué sous licence commerciale et il n’est pas prêt de devenir open source. La valeur de Photoshop réside essentiellement dans l’usage de celui-ci. Il y a peu d’espace de valeur ailleurs sauf peut-être si ce n’est dans le domaine de la formation.

Le cas Java : l’importance de l’expertise

22Java est un logiciel aux caractéristiques suivantes :

23EV₁^(-) Java n’est pas un logiciel situé dans les couches hautes par conséquent il n’introduit pas de nouvel usage.

24EV₂⁽⁺⁾ Java a une utilisation très peu standardisée.

25EV₃^(-) Java nécessite un apprentissage particulier pour pouvoir maîtriser le langage.

26EV₄⁽⁺⁾ Java est un ensemble de technologies très complexes nécessitant une expertise particulière pour pouvoir procéder à des modifications.

27EV₅⁽⁺⁾ L’utilisation de Java a une importance particulière dans sa valeur comme tout langage de programmation puisque c’est autant de potentiel de services associés.

28EV₆⁽⁺⁾ L’accès aux mises à jour est très important dans la mesure où il s’agit d’un composant sur lequel reposent des logiciels développés dans ce langage.

29EV₇^(EU) Java est un ensemble de technologies de type composant.

30La libération de Java n’est pas une surprise au vu des caractéristiques de cette technologie. C’est un logiciel pour lequel l’expertise est particulièrement importante. Sa diffusion fait partie intégrante de sa valeur : distribuer Java sous licence commerciale n’aurait pas de sens et se ferait certainement au détriment du logiciel. La distribution la plus adaptée est donc l’open source gratuit. Java est devenu un véritable standard de fait pour l’industrie du logiciel. Par exemple, bon nombre de logiciels développés dans le cadre du Consortium OW2 sont basés sur les technologies Java.

OpenOffice.org : les raisons de l’ouverture

31OpenOffice.org est un logiciel aux caractéristiques suivantes :

32EV₁^(-) OpenOffice.org n’est pas un logiciel apportant un nouvel usage. La bureautique fait largement partie des commodités.

33EV₂⁽⁺⁾ OpenOffice.org fait l’objet d’une utilisation particulièrement standardisée.

34EV₃^(-) OpenOffice.org nécessite une phase d’apprentissage afin d’être maîtrisé par l’utilisateur final.

35EV₄⁽⁺⁾ OpenOffice.org a une base de code importante (plusieurs millions) il est donc complexe pour des développeurs de maîtriser la technologie. Même si il n’y a pas d’incorporation particulière de recherche et développement dans OpenOffice.org. Il ne s’agit donc pas d’une expertise mais plutôt d’une capacité à pouvoir lire et interpréter le code source.

36EV₅⁽⁺⁾ L’utilisation d’OpenOffice.org a une importance toute particulière car ce logiciel propose le format ODF, un format ouvert de documents visant à ré-ouvrir le marché de la bureautique.

37EV₆⁽⁺⁾ L’accès aux mises à jour n’est pas particulièrement important pour l’utilisation du logiciel.

38EV₇^(EU) OpenOffice.org est un produit orienté utilisateur final.

39La libération d’OpenOffice.org n’est pas surprenante puisqu’il s’agit d’un produit qui n’arrivait pas à dégager suffisamment de valeur en étant commercialisé.

Cas d’application ex-ante

40Deux exemples fictifs montreront l’adoption d’un modèle de distribution adapté aux caractéristiques des technologies développées : le premier cas porte sur la libération en open source d’un logiciel dont la valeur réside dans du service et le second cas porte sur la vente d’un logiciel dont la valeur réside dans l’usage.

41S₁  :EV₁⁽⁺⁾ ; EV₂⁽⁺⁾ ; EV₃^(-) ; EV₄^(-) ; EV₅^(-) ; EV₆^(-) ; EV₇^(EU) → Closed source payant

42S₂  : EV₁^(-) ; EV₂^(-) ; EV₃⁽⁺⁾ ; EV₄⁽⁺⁾ ; EV₅⁽⁺⁾ ; EV₆^(-) ; EV₇^(C) → Open source gratuit

43À travers ces deux exemples théoriques, il s’agit de mettre en évidence qu’il n’y a pas de modèle idéal de distribution per se. Tout dépend des caractéristiques de la technologie que la firme souhaite distribuer. Il convient néanmoins de souligner que distribuer un logiciel dont la valeur réside dans l’usage en open source gratuit est aisé, toutefois réaliser le chemin inverse est plus difficile. Tandis que la distribution d’un logiciel dont la valeur réside dans des services associés en closed source payant est réversible car la firme peut changer de stratégie et passer à l’open source. La stratégie de la double licence offre la possibilité de revenir en arrière tout en conservant les modifications réalisées par d’autres en demandant aux contributeurs de signer un contrat de partage de droits.

2. Implications théoriques et managériales des régimes de l’open source : vers une contingence des stratégies ouvertes et fermées ?

44Cet ouvrage a permis de dresser les principaux enjeux de l’open source par le biais de la notion de régimes. La gestion d’un logiciel fait appel à trois domaines interdépendants : l’organisation, la technologie et la valorisation. Les résultats de ce travail ont deux implications théoriques et pratiques : les stratégies ouvertes et fermées sont complémentaires car ni l’une ni l’autre ne sont adaptées à la valorisation de toutes les technologies ; les activités de recherche et développement (R&D) constituent le cœur de la construction de l’avantage concurrentiel des firmes de l’open source.

Les stratégies d’ouverture et de fermeture : de l’opposition à la complémentarité

45Actuellement, le paradigme de l’open innovation2 devient de plus en plus dominant dans la littérature sur l’innovation : de nombreux travaux s’insèrent dans ce courant3. Ce paradigme défend l’idée que le partage de l’innovation — Open Innovation Paradigm — est devenu un impératif car celui-ci renforce la performance des firmes pratiquant ces politiques. À l’inverse, il prétend que la rétention des innovations « Closed Innovation Paradigm » a un effet néfaste sur la performance des firmes pratiquant cette stratégie du fait de son inadaptation au contexte économique et technologique actuel.

46Or, cet ouvrage a démontré que la divulgation des innovations n’était pas toujours compatible avec certains logiciels dont la valeur réside principalement dans l’usage. L’open source n’est pas adapté pour valoriser l’ensemble des logiciels : les difficultés des firmes à bâtir des affaires avec ce type de logiciels est un des éléments les plus probants soutenant cette idée4. De même, le retour à des stratégies fermées par certaines firmes comme Roxen5 ou SourceForge6 pointent les limites des stratégies d’open innovation. D’un autre côté, il n’est pas non plus possible de valoriser tous types de logiciel avec des stratégies fermées. La coexistence des économies closed et open source constitue un autre argument en faveur de cette thèse. Le cas présentant la stratégie open source de Thales et des autres firmes impliquées dans le consortium OW2 ont démontré que les logiciels libres pouvaient être utilisés comme des composants génériques permettant de développer des solutions « sur mesure » en embarquant à la fois des modules libres et fermés.

Le rôle des activités de R&D dans la construction de l’avantage concurrentiel des firmes

47Les activités de R&D7 internes (dans le cadre de logiciels open source de type composants) sont essentielles pour la création d’un avantage concurrentiel. En effet, c’est sur ces connaissances que les éditeurs de cette industrie basent leurs modèles d’affaires. Une firme développant un composant libre doit d’une part réussir à inciter les intégrateurs à utiliser ses technologies mais également garder un contrôle technologique sur une partie stratégique du logiciel pour pouvoir bâtir de la valeur sur une expertise associée. Il est donc impératif de ne pas partager trop tôt sa technologie de manière à avoir une avancée conséquente en matière de connaissances développées au cours des premières phases de conception (R&D).

48Les entreprises ayant réussi à développer une réelle activité d’édition associée à un logiciel libre ont pour la plupart investi de manière importante en R&D comme par exemple ScalAgent Distributed Technologies avec Joram ou Thales avec son système de gestion du trafic aérien (Thalix). Sans cet investissement en R&D, une firme ne peut pas développer suffisamment de connaissances de niveau supérieur et risque d’être concurrencée par une autre organisation réalisant un fork.

49Chesbrough soulève le problème du syndrome du « not invented here8 » alors qu’aujourd’hui un inversement de tendance s’opère dans la littérature : un véritable « not invented elsewhere syndrom » consistant à croire que toutes les innovations proviennent de l’extérieur. La littérature semble considérer que la R&D interne n’est plus capable d’innover. Pourtant Chesbrough lui-même explique que dans certaines industries la fonction R&D interne reste adaptée pour gérer l’innovation. La propriété intellectuelle est très forte dans ces industries9. Les travaux de Chesbrough présentent une limite certaine puisque l’auteur base ses analyses sur une industrie particulièrement spécifique : l’industrie informatique. Cette industrie est caractérisée par plusieurs phénomènes (comme par exemple une structure en « plateformes » et de plus en plus orientée vers la notion de services) qu’il n’est pas envisageable de généraliser à toutes les industries.

50L’industrie du matériel est structurée en plateformes. Tous les fabricants de matériels doivent respecter les normes et les standards définis de manière plus ou moins concertée. De même, l’industrie du logiciel tend à se structurer dans cette même logique. Il existe aussi des plateformes dans le domaine du logiciel comme

51Windows. Ainsi, les développeurs de logiciels doivent respecter les normes édictées par Microsoft pour son système d’exploitation. Dans ce contexte d’économie en modules, l’open innovation est certainement le plus pertinent paradigme.

52Le deuxième phénomène observé est l’orientation de plus en plus marquée de cette industrie vers la notion de services aussi bien au niveau matériel que logiciel. Pour le matériel, par exemple, des entreprises se sont spécialisées dans la mise à disposition de serveurs plutôt que dans la vente de ceux-ci. Pour les logiciels, des entreprises proposent des applications en ligne. Google est l’exemple le plus caricatural d’une entreprise ayant bâti un modèle d’affaires uniquement basé sur des services en ligne. L’open innovation va également dans le sens d’une économie de services.

53En revanche, dans les industries basées fortement sur l’usage et non sur les services, les politiques d’ouverture sont moins adaptées. Par exemple, dans le domaine pharmaceutique, il est évident qu’un laboratoire ne partagera pas la nouvelle molécule qu’il vient d’élaborer avec ses concurrents et partenaires car il est quasiment l’unique acteur de la chaîne de valeur. Il en est de même dans le domaine des semences génétiquement modifiées.

54En somme, cet ouvrage contribue à la meilleure compréhension des logiques respectives des stratégies ouvertes et fermées en mettant en exergue leurs avantages et limites.