Je passai ma jeunesse à voyager… J’avais toujours un extrême désir d’apprendre à distinguer le vrai d’avec le faux, pour voir clair en mes actions et marcher avec assurance en cette vie.
DESCARTES, Discours de la Méthode

Éloge des arts usuels et de leurs effets sociaux (1864)

1En 1864, soit moins de dix ans après sa monumentale édition des Ouvriers européens (1855), Frédéric Le Play publie La Réforme sociale en France. L’ouvrage constitue une vaste synthèse de l’état de la société française (de la famille au gouvernement) et développe un programme libéral de réformes nécessaires à son progrès et sa prospérité. Certaines thèses, affinées et retouchées au fur et à mesure des diverses éditions de cet ouvrage sans cesse remis sur le métier (promotion de la liberté testamentaire, de la famille souche, du patronage, du pouvoir local et provincial, de l’initiative privée, etc.), deviendront le credo de ses disciples et continuateurs.

2Dans le livre consacré au travail, Le Play rappelle l’influence bénéfique des arts usuels (consistant, dit-il, « dans la production, les élaborations successives, le transport et la vente des objets matériels ») sur la marche de la civilisation, trop souvent occultée par le prestige des arts libéraux. Parmi les arts usuels, l’industrie minérale occupe une place particulière en raison de ses dimensions éminemment sociales. Traiter de l’industrie minérale, c’est en effet aborder la législation douanière et minière (régime des concessions), l’amélioration de l’enseignement scientifique, les conditions de travail des ouvriers, les relations entre patrons et ouvriers ou encore la transmission patrimoniale. En conséquence des implications, au plan sociétal, des arts usuels, ceux-ci, selon Le Play confèrent, à leurs praticiens – à commencer, dans la grande industrie, par les ingénieurs – un rôle primordial dans le « progrès matériel et moral des populations placées sous leur dépendance ».

Chapitre IV. LE TRAVAIL

« Les politiques veulent, en un État bien réglé, plus de maîtres ès-arts mécaniques que de maîtres ès-arts libéraux.

Cardinal de RICHELIEU, Testament politique, 1^re partie, ch. 2, sect. 10.

31. — LE TRAVAIL EST LE PRINCIPAL AUXILIAIRE DE L’ORDRE MORAL ; MAIS LA RICHESSE, FRUIT DU TRAVAIL, EN EST SOUVENT L’ÉCUEIL.

3Conformément à la loi établie dans le Livre saint1, l’homme ne peut se procurer que par le travail, c’est-à-dire par un effort de ses organes accompli avec une intelligente volonté, les produits nécessaires à la conservation de son existence. Chez les populations inférieures errant sur de vastes espaces, le travail se réduit à la récolte des produits spontanés chez celles qui s’agglomèrent dans des habitations permanentes, le travail devient plus complexe, plus soutenu et plus productif. L’homme, en devenant sédentaire, soumet peu à peu à son empire les forces vitales ; il s’approprie le sol, les plantes et les animaux, et il fait concourir à ses fins l’action des agents naturels. À l’origine, il se contente d’employer dans leur état brut les produits de la localité où il est établi ; bientôt il se procure par voie d’échange les produits des autres régions, et il fait subir aux matières dont il dispose, dans la nature intime aussi bien que dans la forme, des modifications qui équivalent presque à une création. L’homme enfin s’attribue d’une manière encore plus formelle le pouvoir créateur : il s’applique à des œuvres qui n’empruntent presque rien à la matière, et qui tirent leur principale valeur du sentiment et de la pensée. C’est ainsi que par un emploi intelligent du monde physique et par les cultures de la raison et de la vertu, les sociétés humaines développent successivement les industries pastorales, agricoles, forestières, minérales et manufacturières, le commerce, la colonisation, et les professions libérales. Elles peuvent alors s’accumuler en masses denses sur un espace donné dans un état croissant de bien-être, car cette réunion d’innombrables aptitudes agissant dans un milieu stable, produit des résultats matériels, intellectuels et moraux, interdits par la force même des choses aux peuples nomades. C’est dans cette agglomération intelligente des peuples sédentaires que consiste essentiellement l’œuvre de la civilisation ; celle-ci n’est, à vrai dire, que le régime du travail fécondé par l’intelligence et par la vertu.

4Le travail exerce une influence manifeste sur le progrès moral de l’humanité : il ne s’accomplit, en effet, qu’au prix d’une fatigue du corps ou de l’esprit, fort pénible pour ceux qui n’y sont pas pliés de longue main. L’homme ne s’habitue à un travail régulier qu’en domptant, avec une volonté soutenue, ses instincts sensuels et cette propension en quelque sorte animale qui le porte d’abord à éviter tout effort pénible. Cette réaction continuelle de l’âme contre les organes physiques est au fond la meilleure culture de la vertu ; c’est du moins celle qui est le mieux accessible à toutes les conditions. L’amour du travail est la principale force de l’homme civilisé et la véritable cause de l’empire qu’il exerce sur le monde physique ; les résultats du travail qui transforment journellement la surface de notre planète sont eux-mêmes la plus évidente manifestation de cette autorité. Au reste, la Providence a établi dans cet ordre de phénomènes, la même harmonie qui éclate dans l’œuvre entière de la création : elle fait de l’apprentissage de la profession, comme de l’initiation à tous les devoirs sociaux, un effort pénible afin de relever, dans l’estime des hommes, la perfection morale qui est le but suprême de leur activité ; mais, en même temps, elle veut que la pratique soutenue du travail et de la vertu soit la source des jouissances les plus vives et les plus permanentes qu’il leur soit donné de goûter dans la présente vie.

5Le travail exerce aussi une heureuse influence sur le maintien de la religion ; il y ramène les hommes plus que ne le font les loisirs de la richesse. Au milieu des traits excellents que présente l’organisation religieuse de l’Angleterre, on voit poindre çà et là chez les classes supérieures de ce pays des symptômes de tiédeur ; les témoignages de ferveur, les entreprises de propagande et notamment les prédications faites sur la voie publique, émanent presque toujours de dissidents appartenant aux classes moyennes, voués avec acharnement à l’exercice d’une profession et pour lesquels la religion est l’unique diversion au travail.

6Il n’est pas superflu de constater que le travail, sous toutes ses formes, est un des principaux moyens de développer l’intelligence. On a souvent dit, à tort, que les travaux usuels, en absorbant les loisirs nécessaires à la culture de l’esprit, étaient, pour la nature humaine, une cause d’abaissement. Il importe assurément, qu’une certaine close d’enseignement scientifique et littéraire soit jointe à l’apprentissage de chaque profession. Mais, en exagérant cette thèse, on tomberait dans une dangereuse erreur. Considérés en eux-mêmes, les travaux usuels constituent, pour la plupart, un excellent moyen d’éducation ; et lors qu’ils s’exercent dans un milieu social ennobli par la religion et la famille souche, ils confèrent souvent aux simples ouvriers une haute valeur intellectuelle.

7Une société tire sa force de l’ordre intellectuel et moral encore plus que de l’ordre matériel : d’où il résulte que le travail, même peu fructueux, lui est plus utile que la richesse. Le peuple qui, par un privilège funeste pourrait subsister sans travail, serait par cela même frappé de décadence ; et telle est l’influence qu’a exercée de tout temps, sur les nations équatoriales, un climat qui multiplie les productions spontanées et rend le travail à la fois moins nécessaire et moins attrayant. Par les mêmes motifs, les classes dirigeantes d’une nation perdent leur ascendant en devenant oisives. Ainsi, en France, la noblesse commença à décliner dès que l’institution des armées permanentes l’eut dispensée du devoir militaire ; elle tomba dans la corruption quand l’exemple funeste de la cour l’eut détachée de ses résidences rurales et de ses travaux agricoles.

8Le travail étant la principale source du bien-être matériel et de la perfection morale, il y a un grand intérêt public à adopter toutes les mesures qui perpétuent les habitudes laborieuses. Les sociétés d’ancien régime qui ont le mieux atteint ce but, imposaient formellement aux hommes, en réprimant au besoin par la force les résistances personnelles, la pratique d’une profession. Les sociétés modernes gardent plus de ménagement envers les personnes ; elles tolèrent, par exemple, l’oisiveté, comme les autres vices qui ne troublent point la paix publique. Elles ne se bornent pas cependant à demander aux mœurs et à l’opinion l’appui nécessaire pour triompher des propensions à la paresse ; elles les combattent encore par des institutions positives. C’est ainsi notamment que, par de bonnes lois de succession, elles renforcent l’autorité paternelle et favorisent la transmission héréditaire du travail et de la vertu.

9Comme je l’ai fait remarquer, le vice est incessamment ramené, dans le milieu social le plus parfait, par les jeunes générations, tandis que la pratique de la vertu est détruite sans relâche par la mort des hommes éminents qui s’étaient élevés, grâce aux efforts soutenus d’une longue vie, au plus haut degré de perfection morale. L’âge mûr et la vieillesse, pliés au travail par l’habitude et par le sentiment des obligations sociales, ont pour fonction essentielle d’inculquer la même vertu à la jeunesse et de réprimer les instincts qui la portent aux jouissances sensuelles et à l’oisiveté. J’ai expliqué comment ce résultat ne pouvait être obtenu dans le régime du Partage forcé, qui confère à la jeunesse riche le privilège de se soustraire aux salutaires influences du travail ; celles-ci ne subsistent alors que chez les pauvres, c’est-à-dire chez ceux qui sont le moins en situation d’en tirer des résultats utiles pour eux-mêmes et pour la société. Ce fatal régime a encore l’inconvénient d’attacher au travail l’idée de contrainte et de présenter l’oisiveté comme une distinction enviable : à ces divers titres, il est pour notre pays une cause d’affaiblissement aussi manifeste que le serait une conquête qui attribuerait à un peuple ennemi le pouvoir de désorganiser périodiquement nos ateliers de travail.

10Le but suprême du travail est la vertu et non la richesse ; et j’aperçois de plus en plus que l’intelligence de cette vérité contient en germe toute la science sociale. L’écueil de la richesse est indiqué par les faits contemporains aussi bien que par les enseignements de l’histoire ; et il est signalé par l’Écriture sainte en termes énergiques2. Sans doute la richesse, fruit du travail et de la tempérance, est par elle-même pour les peuples un élément de bien-être et de progrès : elle peut développer chez l’homme de nouvelles aptitudes ; elle lui donne de nouvelles forces pour soumettre le monde physique à son empire ; sous ces divers rapports, elle est un des principaux leviers et peut-être le signe le plus apparent d’une civilisation perfectionnée.

11Malheureusement la richesse réagit en même temps d’une manière inverse sur les sociétés chez lesquelles la vertu n’exerce pas une influence souveraine. Elle permet, en effet, aux hommes de se soustraire à l’obligation du travail journalier ; elle les expose aux inspirations de l’oisiveté, des passions brutales et des appétits sensuels ; enfin, elle les conduit à chercher, dans la consommation égoïste des biens transmis par les aïeux, les satisfactions que ceux-ci avaient trouvées dans la création de l’épargne destinée à assurer le bien-être de leurs descendants.

12Dès qu’elle a ainsi développé les mauvaises mœurs et l’égoïsme, la richesse fait naître bientôt l’indifférence pour les souffrances de ceux qui sont dans le dénûment : l’antagonisme naît alors naturellement du contact entre les pauvres voués à la misère et les riches livrés à toutes les jouissances du luxe. Ces funestes influences ne pèsent pas seulement sur les familles de condition privée ; elles s’étendent, de proche en proche, à l’ensemble des classes dirigeantes. Une fois engagées dans cette voie, celles-ci, qui, dans tout ordre régulier, sont spécialement responsables du progrès social, deviennent par deux motifs principaux incapables de remplir ce devoir : elles perdent les forces morales qui leur seraient nécessaires pour imprimer à l’humanité une utile impulsion ; elles désorganisent elles-mêmes la société en pervertissant par leur exemple la jeunesse et les classes inférieures. C’est cet enchaînement de causes et d’effets qui a fait sortir si souvent la décadence du progrès, qui a ruiné tant de peuples fameux et qui a inculqué dans les esprits l’idée de la chute fatale de chaque nation.

13La richesse n’est donc bienfaisante que chez les sociétés spécialement organisées pour triompher de ces funestes influences, où le sentiment du devoir s’élève chez les diverses familles dans la même proportion que la fortune, ou les plus riches et les plus puissants sont en même temps les meilleurs et les plus dévoués. Ces vertus, chaque fois qu’elles se développent sous l’influence d’un homme supérieur ou d’une doctrine généreuse, donnent 2. Jésus lui dit : Si vous voulez être parfait, allez, vendez ce que vous avez, et le donnez aux pauvres, et vous aurez un trésor dans le ciel ; puis venez et me suivez. — Alors Jésus dit à ses disciples : Je vous dis en vérité qu’il est bien difficile qu’un riche entre dans le royaume des cieux. — Je vous le dis encore une fois, il est plus aisé qu’un chameau (ou un câble) passe par le trou d’une aiguille, qu’il ne l’est qu’un riche entre dans le royaume des cieux. (S. MATTHIEU, XIX, 21, 23, 24) aussitôt à une nationalité une impulsion féconde. Elles ont pris, dans ces conditions, un merveilleux essor chez plusieurs peuples de l’antiquité et à certaines époques de notre histoire ; elles se sont partiellement conservées en France jusqu’à Louis XIV avec le principe noblesse oblige. Notre ère de régénération datera moins de 1789 que du jour où ces vertus seront restaurées chez les classes dirigeantes du nouveau régime.

14Je me fonde implicitement sur ces considérations pour établir dans cet ouvrage plusieurs principes fondamentaux de la réforme sociale : j’en déduirai, dans ce chapitre, certaines règles qui doivent désormais guider l’opinion publique, en ce qui concerne le classement des diverses professions.

32 — LES ARTS USUELS RÉUSSISSENT MOINS QUE LES ARTS LIBÉRAUX À ÉLEVER LE NIVEAU INTELLECTUEL DES TRAVAILLEURS, MAIS ILS LES PRÉSERVENT MIEUX DE LA CORRUPTION.

15Les innombrables travaux auxquels se livrent les peuples civilisés se subdivisent assez distinctement en deux catégories. Les uns, que j’appellerai arts usuels, consistent dans la production, les élaborations successives, le transport et la vente des objets matériels ; les autres, que je nommerai arts libéraux, comprennent les œuvres, pour la plupart immatérielles, ayant pour objet le gouvernement, la religion, la justice, la guerre, la médecine, l’enseignement ou la culture des beaux-arts, des lettres et des sciences.

16Les professions libérales impliquent, en général, des aptitudes plus éminentes que celles qui suffisent pour l’exercice des professions usuelles ; cultivées par quelques hommes d’élite, elles donnent mieux la mesure du développement intellectuel et moral que l’humanité peut atteindre ; elles jettent plus d’illustration sur ceux qui y réussissent ; remplies avec perfection, elles rendent à l’humanité des services plus signalés ; enfin, plusieurs d’entre elles étaient, dans les constitutions de l’ancien, régime, l’apanage héréditaire de certaines familles privilégiées. À ces divers titres elles ont été souvent classées au premier rang dans l’opinion publique ; et tel est le cas surtout pour celles qui se rattachent au gouvernement et à la religion. Cependant cette prééminence n’est point complètement justifiée, même pour le passé ; et beaucoup de motifs conseillent d’estimer à un plus haut prix l’influence que les professions usuelles exercent sur la civilisation.

17En premier lieu, on ne peut méconnaître le rôle important que les hommes voués à ces dernières professions jouent dans le mouvement social, puisque c’est leur travail qui soutient et qui fait vivre les arts libéraux. Le savant, le prêtre, l’homme d’État, qui ont pour mission spéciale d’augmenter le trésor des connaissances humaines, de propager la vertu, de faire régner l’ordre et la justice, tirent, en définitive, leur subsistance de l’agriculteur ou du manufacturier qui créent ou élaborent pour eux les produits du sol, et du commerçant qui les met à leur portée.

18En second lieu, les travaux de l’agriculture, de l’art forestier, des mines et des manufactures, bien qu’ils aient pour unique but de produire des objets matériels, n’en constituent pas moins des méthodes fort efficaces pour la culture de l’intelligence et de la raison. Ils ont contribué plus sûrement que les philosophies de l’antiquité, du moyen âge et de la renaissance à acheminer l’esprit humain vers la vérité ; et tandis que les écoles transmettaient jusqu’au commencement de ce siècle les théories les plus fausses sur la nature intime des corps, l’agriculture et la métallurgie continuaient fermement, depuis un temps immémorial, à développer des réactions chimiques qui en étaient la réfutation formelle. L’importance scientifique des ateliers agricoles et manufacturiers est devenue manifeste, même pour les esprits les moins attentifs, depuis qu’il s’est établi une intime corrélation entre les procédés des arts usuels et les lois générales de la géométrie, de la physique, de la chimie et des sciences naturelles. Mais, aux époques mêmes où ces dernières sciences n’étaient point encore constituées, l’intelligence remplissait, au fond, un rôle considérable dans l’exercice des arts usuels.

19Les praticiens de l’agriculture, de la métallurgie et de plusieurs autres arts ont formé dans l’antiquité et dans le moyen âge le premier noyau de ce corps de savants qui se dévoue aujourd’hui avec tant de succès à la méthode expérimentale ; s’ils ne pouvaient exprimer, comme ces derniers le font aujourd’hui, les lois du monde physique, ils en avaient souvent une intuition fort nette, et ils réussissaient admirablement à les mettre en action. Depuis quarante siècles, les ateliers de travail s’approprient avec une sûreté d’invention qu’on ne saurait trop admirer les lois générales que la science commence à peine à conquérir ; et il existe encore en agriculture et en métallurgie une multitude de méthodes au sujet desquelles la théorie scientifique ne saurait s’élever au niveau de la pratique.

20Qu’on ne dise pas d’ailleurs que ces fécondes inventions, vraies étapes de la civilisation, aient été le résultat du hasard ; le travail et la méditation y ont eu autant de part que dans la conception de l’Iliade. Dès qu’on entre dans l’examen approfondi des phénomènes agricoles et métallurgiques, on aperçoit bientôt que ces grandes conquêtes des arts usuels ont été le fruit d’un système d’expérimentation et de raisonnement aussi efficace, aussi recommandable, que l’est aujourd’hui celui de nos chimistes et de nos physiciens. Peut-être même est-il vrai de dire que le succès exigeait, à certains égards, une plus grande dose d’application et de sagacité. Ayant consacré vingt années à faire une investigation persévérante des méthodes de travail employées dans les ateliers métallurgiques de l’Europe, j’ai souvent constaté que les ouvriers d’élite qui s’en transmettent la tradition, aperçoivent nettement des réactions chimiques encore ignorées du monde scientifique3. Ces intelligences, en apparence rudes et incultes, reçoivent évidemment de la pratique même de la profession un développement considérable.

21Quelques personnes qui s’exagèrent l’influence de l’enseignement donné de nos jours aux enfants dans les écoles primaires, en concluent implicitement que les classes ouvrières, privées autrefois de ce genre de culture, restaient plongées dans un état relatif d’abrutissement et d’ignorance : elles reviendraient de cette erreur si elles vivaient quelque temps en contact intime avec le personnel d’une multitude d’ateliers d’ancien régime qui subsistent encore en Europe ; elles verraient clairement que, dans beaucoup de professions, le travail manuel implique une excellente culture de l’intelligence et de la raison. Il en est de même pour les contremaîtres et les chefs d’industrie qui dirigent efficacement ces mêmes ateliers. On est donc fondé à dire que dans l’ordre intellectuel aussi bien que dans l’ordre moral, les arts usuels sont pour les masses un excellent moyen de progrès.

22Les arts usuels se prêtent mieux que les arts libéraux à la perpétuité des familles souches : car ils n’exigent que des aptitudes générales qui se rencontrent toujours chez l’un des fils ou chez l’un des gendres d’une maison féconde. Il est évident, au contraire, que les qualités du savant, de l’artiste, de l’orateur, du prêtre et de l’homme d’État sont exceptionnelles et ne peuvent se perpétuer dans les générations successives d’une même famille. Les sociétés stables se fondent donc surtout sur la transmission héréditaire des professions usuelles ; et, à côté d’elles, on ne voit guère que les familles de robe ou d’épée se classer en permanence dans la hiérarchie sociale.

23Les arts usuels résistent mieux que les arts libéraux à l’influence corruptrice de la richesse ; et l’on se rend compte aisément du contraste qu’ils offrent sous ce rapport.

24Une famille vouée à l’un des arts usuels, dès qu’elle se relâche un instant, dans ses habitudes laborieuses, voit aussitôt la décadence apparaître, car elle produit moins et se prive des avantages qu’elle ne peut trouver que dans la production. Pour peu que cette tendance à l’oisiveté persiste, la déchéance de la famille devient irrémédiable ; mais loin de se propager par la force de l’exemple, elle est pour les autres familles un enseignement salutaire. De jeunes rivaux, excités par l’intérêt et l’amour-propre, redoublent d’efforts et s’approprient la clientèle que leur abandonne la négligence du voisin. Incessamment stimulé par l’aiguillon de la concurrence, le corps des travailleurs, par un mouvement propre et spontané, se tient donc toujours au complet. Dès lors, les bonnes mœurs s’y maintiennent nécessairement, à moins qu’une cause extérieure agissant sur l’ensemble de la nation, ne vienne affaiblir l’énergie et les vertus antérieurement développées sous de meilleures influences.

25Il en est autrement des familles et des personnes adonnées aux professions libérales, par exemple aux fonctions supérieures du gouvernement et de la religion : elles peuvent, dans la plupart des constitutions sociales, négliger leurs travaux sans qu’il en résulte immédiatement pour elles une déchéance ou un dommage ; souvent même c’est en oubliant ou en violant formellement leurs devoirs qu’elles réussissent le mieux à accroître leur fortune et à multiplier leurs jouissances égoïstes. Tout concourt, d’ailleurs, à rendre contagieux le mal qui commence à surgir au milieu, des classes dirigeantes : les hommes oisifs ou vicieux ne reçoivent pas pour les fautes qu’ils commettent une punition immédiate ; ils ont même intérêt à propager la corruption afin que leurs propres vices causent moins de scandale ; enfin, agissant incessamment sur des masses dociles à leur impulsion, ils développent forcément, de proche en proche, même sans intention perfide, les mauvais instincts dont les sociétés les plus parfaites ne réussiront jamais à détruire le germe. Après avoir dégradé par leur exemple leurs propres familles, ces hommes funestes réagissent bientôt sur celles qui, dans le régime antérieur, s’étaient élevées à la fortune par le travail et par la vertu. Pour accomplir cette fatale mission, ils ont comme auxiliaire naturel une jeunesse avide de nouveautés, instinctivement rebelle à l’autorité des parents, attirée par l’irréflexion et la fougue de l’âge vers le luxe et les jouissances sensuelles que les classes dirigeantes mettent en honneur.

26Également portées au luxe et à la nouveauté, les femmes, de leur côté, fournissent à cette décadence des mœurs un concours actif, dès que l’exemple des classes dirigeantes les autorise à oublier les traditions et à secouer l’autorité des chefs de famille. Cette funeste influence des femmes livrées à l’oisiveté et à la richesse apparaît de loin en loin dans l’histoire. Elle s’est surtout manifestée en Italie, chez les Romains de la décadence, et chez les républiques de la renaissance. En France, elle s’est reproduite, à deux reprises, au xvi^e et au xviii^e siècle ; elle s’exerce plus que jamais dans le milieu social, où se sont créées récemment tant de fortunes rapides. À la vue des désordres de notre temps, je ne sais s’il faut plus redouter pour l’avenir de notre civilisation, ou le cynisme des femmes en rebellion contre la famille, ou certaines habitudes de celles qui croient encore en respecter les lois.

27Les arts usuels sont toujours à l’état rudimentaire dans les civilisations inférieures, tandis que quelques arts libéraux y peuvent être cultivés avec perfection : c’est ainsi qu’on a vu souvent des peuples barbares se transformer sous l’influence de certains hommes ayant des aptitudes éminentes pour la guerre et le gouvernement. Chez les peuples inférieurs, une classe dirigeante, distincte des masses, est nécessaire pour soustraire celles-ci à la domination des appétits brutaux et aux désordres de l’individualisme ; pour développer la moralité, l’intelligence et le sentiment de la nationalité. Cette influence est habituellement bienfaisante, car la culture des professions libérales implique, en général, un premier degré de supériorité ; elle est rarement nuisible, car la classe dirigeante, alors même qu’elle serait envahie par une corruption précoce, resterait tout au moins au niveau de la population.

28Mais, à mesure que les sociétés se perfectionnent, les arts usuels acquièrent plus de prépondérance ; et la supériorité des personnes adonnées aux professions libérales devient moins tranchée. En s’élevant dans l’ordre intellectuel et moral, les personnes vouées aux professions usuelles deviennent plus capables de prendre part au gouvernement de la société ; et, comme je l’ai remarqué ci-dessus, elles offrent plus de garanties contre la corruption. Parvenues à ce niveau, les nations trouvent avantage à conférer les fonctions du gouvernement local à certaines professions privées que l’opinion publique, dans toutes les contrées, s’accorde à préférer. Ces fonctions, si elles sont données avec le contrôle de l’opinion, élèvent à une grande hauteur les familles qui en sont jugées dignes et contribuent encore à y perpétuer les traditions d’honneur et de vertu. C’est également dans ces familles que les nations bien avisées recrutent de préférence le personnel du gouvernement central.

29Les nations s’exposent, au contraire, à la décadence lorsqu’elles donnent dans l’État la prépondérance à des castes oisives ou à des personnes exclusivement, adonnées aux professions libérales. La France en a fait la triste expérience pendant le dernier siècle de l’ancien régime, lorsque la corruption, émanant de la cour et du haut clergé, s’était étendue de proche en proche à la bourgeoisie riche, aux hommes de lettres et aux magistrats. Heureuse la France si, en se livrant au mouvement régénérateur de 1789, elle eût mieux aperçu la cause première de ses maux ; si elle eût alors cherché de préférence, dans les classes vouées aux travaux usuels, les éléments de la réforme sociale ; si elle eût choisi le personnel du nouveau gouvernement, comme celui de ses héroïques armées, chez ses vieilles et laborieuses races d’agriculteurs, de bourgeois et d’artisans ; si, dans les assemblées révolutionnaires et surtout dans la Convention, les hommes de travail n’eussent été trop souvent dominés par une majorité de fonctionnaires imbus des tendances tyranniques de l’ancienne administration, de prêtres renégats mettant au service du scepticisme leurs anciennes habitudes d’intolérance ; enfin, de légistes et d’écrivains dont l’esprit et le cœur avaient été pervertis par l’ancien régime !

36. — L’INDUSTRIE MINÉRALE, PLUS QUE TOUT AUTRE ART USUEL, ATTACHE LA POPULATION AU SOL, ET CRÉE LA SOLIDARITÉ DES GÉNÉRATIONS SUCCESSIVES.

30L’industrie minérale peut être considérée comme une sorte de transition entre la culture du sol et l’industrie manufacturière. Elle touche à celle-ci par la nature des méthodes de travail qu’elle emploie : ces méthodes sont plus délicates et plus parfaites que celles dont l’agriculture s’est longtemps contentée, et elles exigent, au moins chez les patrons et les contremaîtres, des qualités qui ne se développent, en général, qu’avec un certain degré d’instruction donné par des écoles. D’autre part, les mines se séparent des manufactures par certaines circonstances qui les rapprochent de l’industrie agricole. Ainsi le succès y dépend de la nature des gîtes minéraux et des conditions techniques de l’extraction encore plus que de l’habileté qui préside au commerce des produits et des matières premières. Les produits minéraux offrent d’ailleurs, comme le blé, une stabilité de prix qui n’appartient guère aux produits manufacturés. Enfin les agglomérations de métaux qu’a faites la nature dans les grands districts de mines doivent être pour la plupart considérées comme inépuisables. À tous ces titres, les exploitants de mines participent de la quiétude des agriculteurs. Mais, comme ces derniers, ils n’acquièrent cette heureuse situation qu’à la faveur de bonnes institutions sociales ; et c’est ici le lieu de rechercher celles qui de notre temps se montrent particulièrement bienfaisantes.

31Certaines exploitations minérales, semblables en cela aux entreprises agricoles ou manufacturières, peuvent prospérer, même avec de mauvaises institutions, si des attaques permanentes contre la paix publique n’entravent pas la demande croissante des produits minéraux. Telles sont notamment les exploitations donnant des produits de peu de valeur, extraits de gîtes étendus, voisins de la surface, faciles à découvrir et à travailler, qu’on peut sans inconvénient abandonner ou reprendre selon les besoins du moment. À cette catégorie se rattachent la plupart des mines de fer et de combustibles minéraux.

32Les autres métaux, étant d’un prix élevé, peuvent être achetés au loin, et il est moins nécessaire de les extraire en chaque lieu. Ils sont disséminés en filets minces dans une multitude de fissures pénétrant dans le sol à de grandes profondeurs. Ces gîtes partiels se comptent souvent par dizaines dans une exploitation : les uns sont presque toujours stériles, les autres offrent, dans leur allongement comme dans la profondeur, de brusques alternatives de stérilité et de richesse ; en sorte que leur caractère le plus constant est l’inégalité. Les champs d’exploitation ne se découvrent qu’après de longues années de recherches dispendieuses ; et il y a telle mine qui doit sa prospérité présente aux travaux accomplis sans rémunération par plusieurs générations de travailleurs. Réciproquement, une mine prospère accroîtrait momentanément ses bénéfices dans une proportion considérable, en suspendant les recherches ou les travaux entrepris dans l’intérêt de l’avenir et en dirigeant toute son activité vers l’extraction des masses contenues dans les champs fertiles découverts par la sollicitude et les sacrifices des prédécesseurs. Mais lorsque les ressources acquises auraient été épuisées par cette exploitation égoïste, la mine, avant d’être ramenée à son ancien état de production régulière, devrait absorber préalablement, sans rémunération immédiate pour les exploitants, les avances qui lui auraient été antérieurement refusées. Ainsi conduites avec sagesse et prévoyance, les exploitations de mines ne rendent habituellement pour le capital engagé qu’un médiocre intérêt ; elles offrent cependant à ceux qui les dirigent et aux ouvriers mineurs, associés par d’équitables combinaisons aux chances de profit, un attrait irrésistible : c’est cette attente de l’inconnu et cette lutte avec le hasard qui donne tant de charmes aux chasses, aux pêches et aux cueillettes. Sous ce dernier rapport, l’art des mines donne à une disposition fort commune du cœur humain des satisfactions qu’on ne peut demander aussi légitimement au principe des loteries : et, de temps en temps, une riche découverte vient récompenser la modération et la persévérance du mineur, en stimulant son ardeur, en l’excitant à de nouveaux efforts.

33Cette esquisse sommaire des conditions spéciales à l’exploitation des mines métalliques indique qu’elle ne peut prospérer que sous l’inspiration de deux sentiments, causes de succès pour toutes les branches d’activité sociale, mais qui ne sont point ailleurs aussi indispensables. Le premier, lié intimement à la grande vertu de la prévoyance, est l’admirable propension qui porte le bon père de famille à se priver des jouissances que lui assurerait la consommation immédiate des richesses acquises, et à les conserver dans l’intérêt de ses descendants. Le second trait caractéristique du bon propriétaire, du bon seigneur féodal et du bon souverain, est l’amour du sol, ennobli par le dévouement aux intérêts des hommes, qui porte à désirer que l’activité locale se maintienne dans les conditions qui assureront le mieux la fortune du maître, le bien-être de la population, la renommée et la splendeur de la propriété, de la province ou de l’État. Ici se retrouvent donc, avec plus d’intelligence, de travail et d’abnégation, le même ensemble de propensions qui conserve les futaies, la plus belle décoration de la propriété foncière. C’est dans ces conditions que s’exploitent les célèbres mines d’argent, de cuivre, d’étain et de plomb que l’opinion publique considère justement, ainsi que les arbres séculaires conservés sur le même sol, comme une des gloires des îles Britanniques et des États allemands.

34En Grande-Bretagne, tous les gîtes minéraux constituent une propriété distincte, transmissible selon le droit commun des autres genres de propriété. Elle est habituellement réunie à la grande propriété rurale et elle en forme avec le manoir, les prairies, les arbres et les eaux, une des plus nobles dépendances. Quelques propriétaires exploitent leur mine en régie avec le concours d’une vieille race de domestiques et de petits tenanciers ; presque tous concèdent leur droit à de riches fermiers attachés traditionnellement à leurs domaines, comme ceux des exploitations agricoles. Ils se contentent habituellement d’une redevance en nature qui excède rarement le vingtième du produit brut, et qui laisse aux exploitants et à leurs ouvriers la plus grande part du profit. Les grands propriétaires anglais secourent avec empressement, les exploitants aux époques où s’accumulent les mauvaises chances ; ils font alors remise de la redevance et contribuent au besoin aux travaux extraordinaires entrepris pour surmonter certains obstacles ou pour rechercher de nouveaux gîtes ; ils coopèrent, en un mot, dans ces temps de crise, aux sacrifices qu’il faut faire pour conserver à leur terre et aux populations qui l’habitent une branche essentielle d’activité. Cette organisation n’entretient pas seulement une race de grands propriétaires toujours prêts à se dévouer au service de l’État ; elle crée, en outre, des corps puissants d’ingénieurs, de contre-maîtres et d’ouvriers qui, en se juxtaposant aux populations rurales, doublent la force du pays ; elle a même donné naissance, depuis une époque reculée, à d’excellentes associations, parfaitement adaptées aux convenances de l’industrie minérale, et formant avec cet admirable ensemble de rapports sociaux et de procédés industriels, un des traits les plus originaux de la constitution britannique.

35Dans les États allemands, la propriété des mines métalliques, celle des grands gîtes carbonifères et de quelques mines de fer sont également distinctes de la propriété superficielle. Dès le moyen âge, ces mines étaient exploitées en régie, en vertu d’un droit régalien, par les seigneurs féodaux et par les petits princes qui se partageaient la souveraineté du territoire germanique. Depuis lors, cette sorte de propriété a subi les vicissitudes de la souveraineté : tantôt elle a été conservée par les anciennes familles ramenées à une situation privée ; tantôt elle a été réunie au domaine des grands États formés à leurs dépens. Cependant, même dans ce dernier cas, le génie allemand a conservé, avec les traditions locales, l’autonomie de chaque groupe de mines, et il s’est gardé de les englober tous dans une œuvre de centralisation.

36Ainsi, les mines d’argent et de plomb du Hartz, décrites dans un autre ouvrage, sont concédées à des compagnies d’actionnaires recrutés dans les localités voisines ; elles sont exploitées conformément à d’antiques traditions, incessamment modifiées selon les progrès de la science et de l’art par des corporations d’ingénieurs, de contre-maîtres et d’ouvriers, sous le patronage de petits États ayant à un certain degré le caractère provincial. Les bois de soutènement et les combustibles nécessaires aux mines et aux usines sont fournis par les forêts domaniales qui couvrent les montagnes où affleurent les filons métallifères. Une fonderie domaniale traite, dans chaque district, les minerais provenant des diverses mines : elle prélève sur les métaux produits les redevances dues à l’État pour le droit régalien, la fourniture des bois et le travail des fonderies. Des institutions de prévoyance et de patronage, qui paraissent avoir précédé tout ce qui s’est créé en ce genre dans l’occident de l’Europe et qui peuvent être encore aujourd’hui citées comme des modèles, préservent contre les atteintes de la misère les mineurs, les bûcherons et les fondeurs. Le principal fondement de leur sécurité se trouve dans un régime d’engagements volontaires permanents, lié à un système de réserves tendant à maintenir aux époques critiques l’activité des exploitations ; enfin, l’État lui-même s’empresserait dans les circonstances difficiles de compléter les ressources qui ne seraient pas fournies par l’industrie en quantité suffisante.

37En résumé, le système allemand diffère du système anglais, en ce que des corporations protégées par la province se substituent à des propriétaires privés et à des corporations indépendantes : avec des formes diverses, ils offrent cette analogie que chacun d’eux tire de la nature des choses un caractère éminemment national ; ils sont identiques en ce qu’ils se fondent l’un et l’autre sur la solidarité des générations successives, c’est-à-dire sur la plus féconde propension du père de famille et du propriétaire.

38Les États-Unis de l’Amérique du Nord n’ont, en ce qui concerne les mines, aucune législation spéciale. Même dans les provinces de l’Est, où la propriété de la surface est fort morcelée, les gîtes minéraux de toute nature en sont toujours une dépendance et prospèrent avec elle.

39En France, les gîtes minéraux offrent encore plus distinctement qu’ailleurs les trois subdivisions que j’ai précédemment signalées : malheureusement notre loi des mines n’en tient point assez compte, et chaque jour la pratique administrative vient aggraver ce vice originel.

40Les gîtes de fer sont répandus avec profusion sur la majeure partie du territoire : les plus importants affleurent à la surface ; quelques-uns se confondent avec la terre végétale, en sorte que la charrue devient pour ainsi dire un outil commun à l’agriculteur et au mineur. Ces conditions, plus favorables qu’en toute autre région de l’Europe, se présentent surtout en Champagne, en Lorraine, en Alsace, en Franche-Comté, en Bourgogne, en Nivernais, en Berri et en Périgord, c’est-à-dire dans des provinces où le combustible végétal est également fourni en abondance par de riches forêts. Dans l’ancien régime et nonobstant les variations survenues dans les propensions réglementaires de l’autorité, ces gîtes ont été presque tous, en fait, exploités librement par les propriétaires de la surface. Depuis l’admirable invention du haut fourneau, faite en France et propagée activement dès le xvi^e siècle, grâce à la découverte des grands soufflets à moteurs hydrauliques, la production de la fonte et du fer n’a pas cessé de s’accroître et de devancer les besoins ; elle n’a pas même été entravée sérieusement par la réglementation que Louis XIV a substituée au régime libéral de son aïeul, ni par le droit imposé pendant toute la durée du xviii^e siècle à l’exportation de ces deux produits. Pendant cette période, nos usines à fer ne trouvant point en France un débouché suffisant, avaient même réussi à envahir les marchés de l’Angleterre, où le défrichement des forêts réduisait incessamment cette branche de métallurgie. Sous la République et l’Empire, les usines au bois ont largement suffi à tous les besoins civils et militaires, sans ressentir en rien le contre-coup des deux législations de 1791 et de 1810. À dater de 1835, nos usines ont pris un accroissement tout nouveau, dû comme celui qui s’était produit trente ans plus tôt en Angleterre, à l’emploi de la houille comme combustible, puis à l’accroissement des besoins, et complètement indépendant du régime légal appliqué aux gîtes de fer. Quel que soit à l’avenir ce régime, la production de nos usines à fer continuera à être réglée par la demande des produits. Dans cette situation et surtout depuis que le nouveau régime douanier met nos usines en lutte avec celles de l’étranger, il y a toute convenance à supprimer la réglementation compliquée qui pèse inutilement sur la métallurgie et sur la propriété. Cette réforme respecterait bien entendu les droits acquis : elle consisterait surtout à rendre aux propriétaires de la surface la libre disposition des gîtes non concédés.

41Toutefois, la vraie réforme de cette branche de métallurgie se trouvera dans une autre voie. Les usines à fer sont de véritables manufactures qui, moins encore que les autres, ne sauraient complètement prospérer dans notre régime de Partage forcé. Ce régime, en effet, tend incessamment à séparer chaque usine au bois de la propriété forestière qui devrait toujours lui assurer la majeure partie de son affouage. Il s’oppose à la transmission intégrale des grandes usines à la houille, et il rend, en conséquence, nécessaire l’intervention des sociétés par actions, qui, dans un meilleur régime de succession, en Angleterre par exemple, ne peuvent soutenir pour cette spécialité la concurrence des familles. La Liberté testamentaire est donc ici plus qu’ailleurs la première condition de succès.

42Les gîtes carbonifères existent en France dans des conditions fort différentes, entre deux types extrêmes.

43Le premier type, représenté surtout par les nombreuses couches de houille du Nord et du Pas-de-Calais, constitue de vastes bassins dont les produits exercent une influence considérable sur la prospérité du pays. Ces masses minérales n’affleurent guère à sa surface ; elles se trouvent souvent à de grandes profondeurs, sous des terrains imprégnés d’eau : la recherche et l’extraction du combustible y offrent par conséquent de grandes difficultés. L’exploitation de la surface et celle du fonds ne forment plus ici deux industries connexes : il peut donc être utile de séparer les deux genres de propriété et de soumettre la propriété souterraine au régime des concessions prescrit par la loi de 1810.

44Le second type extrême est représenté par les lignites et les anthracites affleurant en petites masses près de la surface du sol, notamment dans l’Isère, les Hautes et les Basses-Alpes. Ces gîtes donnent des produits de faible valeur ; ceux-ci, destinés à la consommation locale, ne sauraient jouer un rôle essentiel dans l’économie générale du pays : ils peuvent donc être exploités sans inconvénient par les propriétaires de la surface. On a presque toujours gêné les localités, sans profit pour l’intérêt public, et contrairement à l’opinion d’hommes compétents, en s’efforçant de concéder ces petites exploitations selon les prescriptions absolues de la loi. D’un autre côté, on ne saurait établir entre les deux catégories de gîtes une distinction qui peut se modifier journellement par le progrès des hommes et des choses : il conviendrait donc de laisser sous ce rapport à l’autorité publique un pouvoir discrétionnaire que la loi de 1810 lui refuse. Les propriétaires de la surface pourraient exploiter tous les gîtes carbonifères sur leur terrain, et en vendre les produits sans avoir à obtenir aucune autorisation de l’autorité : celle-ci, de son côté, concéderait les exploitations de cette nature quand l’intérêt public l’exigerait ; et elle réglerait par l’acte de concession les droits des propriétaires intéressés, lorsque ceux-ci ne se seraient pas entendus.

45Le régime des concessions de gîtes houillers semble avoir été utile dans le passé, et il peut l’être encore à l’avenir ; mais il n’est point indispensable, et l’on s’est trompé en attribuant à ce régime l’extension considérable qui a été donnée depuis 1810 à la production des combustibles minéraux. Le même progrès s’est manifesté, sous des régimes fort différents, partout où cette propriété a été constituée libre et individuelle, dans des conditions stables, et autant que possible à l’abri des procès. Même dans les pays où la propriété de la surface entraîne celle des gîtes minéraux, le morcellement du sol n’a jamais fait obstacle à la bonne exploitation des combustibles. L’expérience a même démontré chez nous que les motifs allégués à ce sujet par les législateurs de 1810 étaient sans fondement : les exploitants des gîtes carbonifères sont portés à grouper leurs intérêts, non seulement pour réduire les frais d’extraction, mais surtout pour améliorer les conditions de la vente des produits. Et il est manifeste que si on avait, selon le principe du Code civil, attribué les gîtes carbonifères aux propriétaires de la surface, le législateur aurait dû intervenir, non pour stimuler, mais pour modérer la tendance à l’association.

46En résumé, pour les gîtes carbonifères, on conserverait en principe le régime actuel ; mais, en pratique, on laisserait les propriétaires du sol exploiter librement jusqu’à ce que l’intérêt public commandât de les soumettre au régime des concessions.

47Les gîtes métallifères, et notamment ceux de plomb, de cuivre et d’argent, abondent dans les montagnes, des Vosges, des Alpes, de l’Auvergne, du Quercy et des Cévennes : c’est pour eux surtout qu’il importe non seulement d’établir la propriété libre et individuelle, mais encore de créer la solidarité entre les générations successives de propriétaires. Or, nos lois, loin de tendre vers ce but, ont eu presque toujours pour effet d’amener le résultat opposé.

48Dès le moyen âge, nos souverains égarés par les légistes, tentèrent d’exercer le droit régalien dans le régime de la centralisation. À dater de 1415, lorsque déjà les mines allemandes florissaient grâce au développement spontané des forces locales, nos rois, prenant à rebours sur ce point l’œuvre de la civilisation, imaginèrent de soumettre à l’autorité d’un haut dignitaire, dit Grand maître des mines, la concession et la surveillance de toutes les mines du royaume. Ces prétentions, que la nomination du plus habile fonctionnaire n’aurait pu justifier, et dont l’exécution fut ordinairement confiée à un homme de cour ignorant et incapable, eurent toujours pour résultat de décourager les exploitations qui tendaient à s’organiser sous l’influence des seigneurs et des corporations locales. La centralisation se manifesta habituellement en cette matière, en conférant les concessions de mines à des spéculateurs qui s’inspirèrent rarement des sentiments du père de famille et du propriétaire. Enfin, la Révolution, en imposant le Partage forcé et en organisant un régime administratif vicieux, vint détruire dans les localités les derniers vestiges de l’esprit de conservation qui avaient pu résister aux abus de l’ancien régime.

49Toutes les études qui ont été faites à ce sujet prouvent que cette décadence ne saurait être attribuée à la stérilité des gîtes métallifères, et qu’il s’agit bien ici de causes générales tarissant des sources fécondes d’activité. L’une des indications les plus concluantes se tire de l’histoire des mines d’argent, de cuivre et de plomb de la chaîne des Vosges : exploitées avec succès depuis le moyen âge sous l’inspiration de l’esprit germanique, fort productives au milieu du xvii^e siècle, lorsqu’elles furent incorporées au territoire français par l’annexion de l’Alsace, ces mines n’ont pas cessé de déchoir depuis cette époque, et elles ont été définitivement abandonnées après la Révolution. C’est en vain que depuis 1810, l’État a concédé, à titre gratuit, plusieurs centaines de mines métalliques : il n’y en a pas dix où l’on voie opérer aujourd’hui quelques travaux de recherches : c’est à peine si trois ou quatre donnent régulièrement quelques produits.

50Le changement de cet état de choses est encore lié évidemment à l’adoption du régime de succession qui laisserait aux pères de famille et aux propriétaires le pouvoir de rétablir une solidarité intime entre leur activité et celle des générations futures. Les modifications correspondantes à établir dans le régime actuel des mines consisteraient surtout à déposséder, conformément à la faculté créée par la loi, tous ceux dont les concessions restent inexploitées, puis à adopter, pour les gîtes non concédés ou rendus au droit commun de la propriété, le principe indiqué ci-dessus pour les gîtes carbonifères.

51Ces trois modifications simplifieraient le texte de la loi, et réduiraient à peu de chose le travail administratif. On améliorerait encore, sous ces deux rapports, l’état actuel, en rattachant, avec les gîtes ferrifères, à la propriété de la surface beaucoup de gîtes qui sont énumérés, sans utilité réelle, dans la loi de 1810, et en limitant la réglementation aux gîtes de combustibles, de plomb, de cuivre, d’étain, d’antimoine et d’argent. À ce même point de vue, on devrait simplifier par des abonnements à longs termes le règlement des redevances dues à l’État et supprimer toute immixtion administrative dans les exploitations où la sécurité des ouvriers n’aurait jamais été compromise.

52En attendant que de grands propriétaires ou de grands capitalistes, portés par ces réformes vers l’industrie minérale, aient pris l’ascendant nécessaire pour lui imprimer une impulsion féconde, il y aurait lieu peut-être de diriger les esprits dans cette voie, en s’inspirant du régime allemand. Cette tentative serait particulièrement opportune si l’une des réformes indiquées plus loin dirigeait vers nos grandes mines métallifères la sollicitude de l’esprit provincial. On trouverait pour l’exécution un personnel précieux dans le corps des mines, qui se recrute depuis un demi-siècle parmi les premiers élèves de l’École polytechnique, et dont les fonctions administratives et réglementaires seraient singulièrement restreintes dans le nouveau régime. Ce corps fournirait, en partie, le personnel dirigeant des associations privées qui pourraient s’organiser successivement avec le patronage des provinces. Constitué comme les corporations libres chargées d’enseigner les sciences, les lettres et les arts, ce corps aurait désormais pour mission principale l’enseignement de l’art des mines, de la métallurgie et des sciences qui s’y rattachent ; il conserverait également la gestion des laboratoires d’essais et d’analyses chimiques ; enfin, il remplirait les missions temporaires que l’État jugerait convenable de lui confier pour l’exécution de la loi des mines. Il recevrait, à titre de dotation, outre le matériel des trois écoles de mines, une subvention inférieure à la somme maintenant allouée par le budget, subvention qui en décroissant chaque année prendrait fin après un certain délai.

53Cette réforme améliorerait la culture et l’enseignement des sciences et des arts qui se rattachent à l’industrie minérale ; elle exercerait vraisemblablement une influence féconde sur le progrès de cette même industrie. Mais son principal avantage serait de préluder à l’une des œuvres capitales de notre temps, et de substituer à une intervention peu judicieuse de l’État l’action des provinces, des associations et des individus. En respectant les droits acquis, elle donnerait une direction plus féconde à des aptitudes éminentes ; elle soulagerait le trésor public et supprimerait, au grand profit de l’activité privée, une réglementation stérile.

54La métallurgie, qui a pour but d’extraire les corps inorganiques, et en particulier les métaux de leurs minerais, est, à vrai dire, la manufacture du règne minéral. Liée nécessairement à l’industrie extractive pour les produits communs et d’une faible valeur, elle en devient, pour les autres, de plus en plus indépendante, à mesure que les moyens de transport se perfectionnent et que la prépondérance de la houille comme agent calorifique se fait mieux sentir. Ici, comme dans la plupart des industries manufacturières, le rôle de la houille ne se borne plus à fournir la vapeur nécessaire aux actions mécaniques ; elle agit comme combustible proprement dit, pour développer les températures élevées qu’exigent la fusion des minerais ainsi que l’affinage et l’élaboration des métaux. Le petit port de Swansea, situé sur le golfe de Bristol, au milieu de la région où affleurent les nombreuses couches de houille du grand bassin gallois, doit sa prospérité à une spécialité de cette industrie ; et il reçoit maintenant non seulement les minerais de cuivre de la Cornouaille et de l’Irlande, mais encore ceux de la Toscane, de l’Espagne, de l’Algérie, du Chili, de l’Afrique méridionale, de l’Australie, ou, en d’autres termes, du monde entier. Les usines centrales fondées sur ce principe concourront de plus en plus au développement des exploitations de mines, en donnant partout à leurs produits une valeur marchande, et en les dispensant par là de les traiter elles-mêmes, au détriment de la sphère d’action qui leur est propre. Sur ce point comme sur tant d’autres, la France est heureusement placée pour exercer son activité manufacturière ; elle y trouvera occasion de développer de précieuses aptitudes ; car il est peu de travaux qui donnent lieu à d’aussi ingénieuses applications de la science et de l’art. Ses principaux ateliers métallurgiques s’établiront sur les rivages de la Manche et de la Méditerranée, les plus rapprochés, de ses bassins houillers du Nord et du Midi ; plusieurs tentatives heureuses, faites dans ces localités signalent déjà l’avenir, qui leur est réservé.