Les institutions patronales à l’épreuve des grèves : le cas de Montceau-les-Mines (1901)

1Jacques Gautier de Bellefond († 1934), ancien élève de l’École des mines de Paris (promotion 1887), effectue la majeure partie de sa carrière en Espagne, notamment au sein de la Société franco-belge des Mines de Somorrostro (Biscaye) dont il devient le directeur en 1919. Ingénieur et administrateur, il occupe également les fonctions de conseiller du Commerce extérieur et président du Comité de direction des Écoles françaises de Bilbao. Avant cette expérience espagnole, Bellefond, dès sa sortie de l’École des mines, entre au service de la Compagnie des mines de houilles de Blanzy qui sont, avec Le Creusot, le centre ouvrier le plus important de Saône-et-Loire. Blanzy-Montceau-les-Mines et Le Creusot sont aussi des hauts lieux du mouvement ouvrier et connaissent entre 1899 et 1901 des grèves retentissantes.

2J. de Bellefond offre, dans son étude, publiée dans La Réforme sociale (1901) après avoir discutée devant la SIEPES alors que la grève dure encore, un récit très détaillé de l’agitation sociale à Montceau-les-Mines. Vantant les mérites du patronat des Houillères de Blanzy, son action en faveur des institutions de prévoyance et des œuvres sociales, l’ingénieur s’interroge sur la soudaineté et l’extension d’une explosion sociale que la prospérité du pays et le paternalisme patronal auraient dû prévenir1. Il est vrai que la grève de Montceau-les-Mines se caractérise par l’ampleur de sa mobilisation (plus de 9800 grévistes le 6 juin 1899), sa durée (de juin 1899 à mai 1901, en quatre phases) ou encore ses manifestations journalières. Bellefond regrette amèrement, à cet égard, la faiblesse des autorités administratives et politiques qui se refusent à réprimer les atteintes à la liberté du travail. Il trouve également une explication à ces grèves dans la propagande socialiste et dans l’action des syndicats ouvriers – évolutions qu’il juge très sévèrement. Son texte apporte ainsi un témoignage éclairant sur l’affrontement entre le syndicat des « rouges » et celui des « jaunes ». Montceau-les-Mines voit, en effet, la création du premier syndicat jaune (syndicat de non-grévistes), le « Syndicat des corporations ouvrières »2. Lors de la discussion devant la SIEPES, Émile Cheysson, manifestement en désaccord avec l’analyse de Bellefond, préfère tirer du conflit des enseignements pour l’avenir. Il rappelle la mission d’« éducation sociale » de l’ingénieur. Celui-ci ne doit pas choisir un camp contre un autre, mais poursuivre un idéal de paix sociale qui suppose qu’il soit, à tout moment, « l’éducateur social de son personnel ».

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3M. DE BELLEFOND. — Depuis deux ans on ne peut ouvrir une feuille publique sans y lire l’annonce ou le récit d’une grève. Partout nous voyons la classe ouvrière en révolte et il y a lieu de se demander, devant ces nombreux soulèvements, quelles peuvent être les causes du malaise que subit l’industrie française. Les conditions économiques du travail ont-elles donc été faussées ? Ou bien sommes-nous en présence d’un mouvement dont l’impulsion est étrangère à l’industrie ? En présence de ce déchaînement de haines, beaucoup d’autres questions peuvent encore venir à l’esprit en même temps que des craintes pour l’avenir de notre pays. C’est pour essayer de découvrir une part de la vérité que nous allons borner nos recherches à une industrie particulière et à un cas singulier. Nous allons faire en quelque sorte, si nous pouvons nous exprimer ainsi, la monographie pathologique d’un pays houiller qui a été fortement éprouvé ces deux dernières années, et dont l’histoire récente peut être utile à consulter. Nous serions heureux si quelque lumière pouvait jaillir de l’examen des faits qui se sont passés à Montceau-les-Mines. Nous nous ferons un devoir de les exposer avec la plus grande impartialité, c’est le seul moyen d’en dégager la leçon et d’apporter notre modeste tribut à l’œuvre que poursuit la Société d’Économie sociale.

I

4Montceau-les-Mines n’existait pour ainsi dire pas il y a une soixantaine d’années. Depuis très longtemps la présence de la houille était connue dans la région de Montcenis- Blanzy, mais il n’y avait à l’origine que des exploitations sommaires fournissant d’abord la consommation locale et ensuite les usines et verreries du Creusot. Le Creusot était fort peu de chose au commencement du xix^e siècle et son histoire se confond pendant nombre d’années avec celle des Mines de Blanzy, les propriétaires étant les mêmes. C’est en 1818 qu’on voit pour la première fois un membre de la famille Chagot prendre une part active et prépondérante dans la direction des affaires industrielles du pays. C’est en 1826 que MM. Chagot frères se séparèrent du Creusot pour se consacrer entièrement aux Mines de Blanzy et c’est en 1836 que le Creusot devint la propriété de MM. Schneider. Les noms de ces deux familles sont à retenir, car l’une fit du Creusot une des plus remarquables usines du monde, et l’autre créa à Montceau le centre d’une exploitation prospère faisant vivre plus de 10.000 ouvriers. S’il y a de véritables autorités sociales à consulter, ce sont bien celles que nous venons de nommer.

5Pour donner une idée du développement pris par les mines de Blanzy, développement dû à l’initiative et à la volonté de la famille Chagot, nous rappellerons qu’au moment de l’entrée en scène de M. Jules Chagot en 1833 l’extraction était de 30 à 35.000 tonnes, qu’à sa mort en 1877 elle était de 570.000 tonnes, que M. Léonce Chagot l’avait portée avant de mourir en 1893 à plus de 1.100.000 et que la production de charbon marchand avait dépassé 1.300.000 tonnes l’année qui précéda la grève de juin 1899. Enfin dans ces derniers temps la paie mensuelle des ouvriers dépassait 1 million. Ces chiffres sont suffisamment éloquents par eux-mêmes pour indiquer l’importance du travail accompli. Des installations remarquables et des ateliers puissants s’étaient élevés pendant qu’une ville naissait, se développait et s’agrandissait sans cesse, pour donner abri à la foule des travailleurs. En 1856 Montceau est devenu le siège d’une commune dont le territoire fut formé de portions de communes avoisinantes et depuis 1874 c’est un chef-lieu de canton.

6Nous ne parlerons pas plus longuement de l’essor matériel donné à l’industrie, et nous retracerons rapidement l’œuvre morale et sociale qui fut toujours l’un des plus constants soucis de ceux qui ont assumé la lourde tâche de diriger les mines de Blanzy.

7Depuis le moment où il fallut appeler et former au travail des mines la population agricole du pays et des environs, il fut question de lui faire trouver la stabilité et d’améliorer sa situation d’une manière continue. Bien avant que les gouvernements n’aient eu l’idée de s’occuper ostensiblement des ouvriers, les compagnies houillères avaient fondé des institutions de prévoyance qui soutenaient leurs collaborateurs dans les accidents, la maladie et la vieillesse. Les gouvernements n’ont fait que copier ce qui était dû à l’initiative privée, si féconde dans sa liberté, et ils n’ont réussi qu’à imprimer à ces institutions un cachet de servitude en décrétant l’obligation pour tous de verser leur argent dans les caisses de l’État, comme si l’État seul pouvait prétendre au monopole de l’honnêteté.

8Dès l’année 1834 la Compagnie de Blanzy avait fondé une caisse de secours et de prévoyance, dans le but d’assurer des secours médicaux et pécuniaires aux blessés et aux malades. À plusieurs reprises les statuts furent modifiés, toujours dans le sens le plus favorable aux ouvriers. La forme réelle de cette caisse était celle d’une société de secours mutuels et constituait une sorte de contrat d’assurance qui liait les deux parties : patrons et ouvriers. Cette caisse était alimentée par une retenue de 2 1/2 % sur le salaire des ouvriers, 1 % sur les appointements des employés et par un versement égal de la Compagnie. La Société est administrée par un conseil de 23 membres dont 18 élus : parmi ces derniers, 12 appartiennent aux ouvriers et 6 au personnel gradé. Cette société a dû se transformer à la suite de la loi du 29 juin 1894.

9Comme complément à la caisse de secours il existe un hôpital desservi par des Sœurs de Saint-Vincent-de-Paul et tout un service d’assistance à domicile. L’hôpital existait depuis fort longtemps, mais il s’en est construit un nouveau en 1870 entièrement aux frais de la Compagnie. Il est pourvu de tous les perfectionnements désirables, possède une pharmacie et des salles d’opérations. Quant à l’assistance à domicile, elle est faite principalement par 18 Sœurs Servantes du Sacré-Cœur, appelées familièrement les Sœurs noires. Les services qu’elles rendent sont inappréciables et même à l’heure actuelle, où la population est devenue fort anticléricale, elles sont encore demandées par les malades. Et certes, si nos députés avaient la conscience de se renseigner, même auprès des gens les plus avancés, sur les services rendus par les congrégations, ils n’auraient pas la coupable volonté de voter une loi de haine et d’exception telle que la loi sur les associations. Quand les porteurs du drapeau rouge réclament les Sœurs à leur chevet, il est indigne de vouloir les chasser de France. Il est vrai qu’on ne sait plus guère dans notre pays ce qu’est la liberté, et nous en verrons d’autres preuves tout à l’heure.

10La Caisse de secours venait en aide aux malades et aux blessés, mais il fallait pourvoir aux besoins de ceux auxquels l’âge ne permet plus de travailler, et dès 1814 M. J. Chagot fondait la Caisse de retraites des ouvriers. Sans que ceux-ci aient le moindre versement à effectuer, ils peuvent arriver à toucher à l’âge de 60 ans, après 30 ans de service, une retraite pouvant aller de 240 pour la femme et les filles jusqu’à 600 francs pour les mineurs. Pour les contremaîtres, la retraite peut atteindre 900 francs. Ces retraites sont réversibles par moitié sur la tête de la femme et des enfants du retraité décédé, et le pensionné jouit en outre du chauffage et des secours médicaux gratuits, ainsi que de la faculté d’envoyer ses enfants aux écoles de la Compagnie. Combien ces retraites sont plus élevées que celles fournies par les Caisses de l’État qui, pourtant, reçoivent un versement de l’ouvrier ! Aussi, quand la loi du 29 juin 1894 voulut instituer les Caisses de retraites ouvrières, les ouvriers de la Compagnie de Blanzy optèrent-ils presque tous pour leur ancienne Caisse, dédaignant les bienfaits de la nouvelle loi, tant il est vrai que l’État, en fait de progrès, opère bien souvent des mouvements rétrogrades.

11Il existe également, pour les ingénieurs et les employés, une Caisse de retraites alimentée par leurs versements et par ceux de la Compagnie.

12Une autre fondation procédant de la même idée que l’institution de la Caisse de retraites a été faite par M. Léonce Chagot dans les dernières années de sa vie : c’est un hospice pour les vieillards, construit au milieu d’un véritable parc et dans lequel peuvent résider 40 hospitalisés.

13L’ensemble de ces institutions proprement dites de prévoyance, auxquelles il faut ajouter les Bureaux d’assistance de la Compagnie, sont une charge annuelle d’environ 600.000 francs, mais ce n’est là qu’une partie des sacrifices qu’elle s’impose. Le chauffage des ouvriers et des employés lui coûte plus de 500.000 francs, les écoles plus de 200.000, les logements presque autant, et encore n’avons-nous mentionné jusqu’à maintenant qu’une partie des institutions purement patronales.

14Les écoles sont au nombre de 15 dont 8 pour les garçons et 7 pour les filles, avec, en plus, 6 écoles maternelles ou asiles. Plus de 6.000 enfants y reçoivent l’instruction des Petits Frères de Marie et des Sœurs de Saint-Vincent-de-Paul. L’éducation est donc nettement religieuse, et avec raison, car si nous avons actuellement tant de sans-patrie et de gens sans conscience, c’est à l’influence des Loges et des écoles sans Dieu que nous le devons. L’idée du devoir et les saines notions de morale peuvent s’obscurcir à certains moments dans les âmes où elles ont été déposées, mais il arrive toujours des circonstances où elles réapparaissent nettement et sauvent de la désespérance ceux qui les ont reçues aux jours heureux de leur enfance.

15Une des œuvres sociales à laquelle les patrons de Blanzy ont apporté particulièrement leurs soins est celle des logements, et c’est bien, en effet, dans la fondation stable du foyer que se trouve une des solutions de la question sociale. La Compagnie a d’abord construit plusieurs cités ouvrières qui comprennent 1.200 logements. Point de casernes, mais des maisons séparées contenant au plus deux ménages et entourées de jardins. Le loyer payé pour un logement est de 4fr. 50 par mois, soit 54 francs par an, tandis que le moindre loyer payé par ailleurs est de 50 francs. Mais les Mines de Blanzy ont fait mieux, et dès 1857 M. J. Chagot prit des dispositions pour que l’ouvrier pût se constituer un patrimoine en lui faisant des concessions de terrains et des avances d’argent.

16Les terrains étaient cédés au prix de revient, c’est-à-dire à un prix de quatre à six fois moins élevé que leur valeur réelle, et les avances d’argent, faites sans intérêt, servaient à y bâtir des maisons.

17C’est ainsi que se sont formées plusieurs cités ouvrières libres où plus de 2.000 ouvriers résident actuellement « chez eux ». Ces avances d’argent qui causent annuellement à la Compagnie une perte d’intérêt de plus de 10.000 francs étaient remboursées à chaque paie par fraction au gré de l’emprunteur. La loi du 12 janvier 1895, qui fixait le mode de paiement des salaires et le taux maximum des retenues, faillit porter un coup fatal à la constitution du patrimoine ; elle faisait d’ailleurs disparaître une sorte d’économat et une boulangerie qui livraient pour près de 500.000 francs de denrées alimentaires à prix réduit et où les ouvriers étaient absolument libres de se fournir. La constitution du foyer ne fut cependant pas atteinte, grâce aux dispositions suivantes : les avances d’argent furent consenties par une banque populaire, « La Prudence », qui se couvrait en faisant contracter à l’ouvrier emprunteur une assurance mixte sur la vie, et en gardant par devers elle la police qui lui donnait droit de toucher le montant de l’assurance soit au décès de l’ouvrier, soit au terme fixé. L’ouvrier paie alors chaque mois à la banque le douzième de sa prime d’assurance plus une partie de l’intérêt de la somme avancée, le reste de l’intérêt étant soldé par la Compagnie. La somme ainsi payée est équivalente à un loyer ordinaire, et au bout de quinze ans la maison est devenue l’entière propriété de l’ouvrier. Ce système qui est préférable à l’ancien a pour l’ouvrier l’énorme avantage de lui assurer ainsi qu’aux siens la possession du foyer même en cas de mort prématurée, et cela a permis de réaliser plus rapidement encore le but que s’était proposé M.J. Chagot. Cet exemple montre comment un patron réellement soucieux des véritables intérêts de ses ouvriers sait trouver des ressources dans son esprit pour leur venir en aide et contribuer à leur bien-être.

18Le nombre d’ouvriers propriétaires est considérable et égal à peu près au tiers du nombre des chefs de famille ; si l’on remarque en outre qu’il y a près de 1.200 habitants dans les logements de la Compagnie, on voit que la situation de l’ouvrier à Montceau paraît fort enviable. Celui qui veut économiser le peut : ce qui le précède le prouve ; et ce qui le montre encore d’une manière évidente, c’est l’importance des dépôts effectués par les ouvriers dans les caisses de la Compagnie. Celle-ci leur fournit un intérêt de 5 % et subit de ce chef une perte importante, puisque le montant des dépôts s’élevait à plus de 1.200.000 francs l’année qui a précédé la grève.

19Pour arriver encore à augmenter le bien-être de ses ouvriers et la totalité du salaire familial, la Compagnie de Blanzy avait, surtout les dernières années, installé un certain nombre d’industries annexes : tissage, vannerie, cartonnerie, verrerie, destinées à occuper parfois de vieux ouvriers et surtout les enfants, filles et garçons, de ceux qui travaillent à la mine. Ainsi un tissage mécanique pour la soie et les cotonnades emploie 600 ouvrières. Une vannerie et une cartonnerie importantes avaient été montées peu avant la grève de 1899. Une verrerie fonctionne dans le village de Blanzy près duquel on n’exploite plus de charbon, elle lui conserve la vie avec ses 300 verriers. Enfin à chaque école de filles est annexé un ouvroir où elles peuvent gagner quelque argent tout en apprenant à travailler de leurs mains. Toutes ces industries sont essentiellement des œuvres philanthropiques pour lesquelles le bénéfice est une condition secondaire ; aussi sont-elles fort onéreuses pour la Compagnie et lui coûtent-elles environ 75.000 francs par an.

20Nous n’avons parlé jusqu’ici que des institutions purement patronales, c’est-à-dire celles dans lesquelles la Compagnie conserve toute son action ou bien la partage avec quelques-uns de ses ouvriers. Il en existe bien d’autres qu’elle a suscitées, qu’elle a encouragées, mais qui sont indépendantes d’elle et dans lesquelles les ouvriers s’habituent à se diriger d’eux-mêmes et à reconnaître que la gestion d’une affaire n’est pas toujours une sinécure, comme quelques-uns se l’imaginent. Un mouvement d’association s’était dessiné par la formation de quelques sociétés de secours mutuels et de sociétés coopératives de consommation, elle l’a favorisé en aidant les premières tentatives de ses deniers et en mettant des locaux à la disposition des coopératives. Ces dernières se sont développées beaucoup dans les divers villages et l’on en comptait 24 en 1899. Ce sont surtout des boulangeries, mais elles font aussi le commerce d’un certain nombre de denrées alimentaires. Elles étaient très prospères avant la grève et possédaient des réserves assez importantes.

21La Compagnie subventionnait encore d’autres associations qui avaient pour but de récréer les jeunes gens et les hommes en les éloignant du cabaret : c’étaient des sociétés sportives : tir, gymnastique, escrime, joutes, vélo-club, ainsi que plusieurs sociétés chorales et instrumentales.

22À l’utile était donc mêlé l’agréable et chaque année ces sociétés donnaient des fêtes fort réussies.

23Parmi les sociétés indépendantes nées sous l’égide de la Compagnie de Blanzy, il faut faire une place à part à la banque populaire « La Prudence ». Fondée en 1886 par quelques ouvriers réunis pour se rendre justice contre des agents d’affaires qui les avaient trompés, elle fut constituée en Société anonyme à capital variable et se développa rapidement. Elle ne s’occupait d’abord que des intérêts des seuls ouvriers ; bientôt ses services durent s’étendre à tout le commerce de Montceau et des environs auquel elle rend de grands services. Pour être actionnaire il fallait faire partie du personnel de la mine : les actions sont de 50 francs, rapportent un dividende de 8 % et elles constituent un placement si avantageux qu’on ne peut pas en posséder plus de deux. « La Prudence » fait, tant avec le public qu’avec ses membres, toutes les opérations de banque : nous avons vu précédemment son utilité dans un cas particulier, et l’aide qu’elle a apportée à la constitution du patrimoine.

24Enfin la Compagnie prend entièrement à sa charge les frais du culte catholique : c’est elle qui a fait édifier l’église de Montceau ainsi que trois chapelles dans divers quartiers de la commune. À cette place il n’est peut-être pas inutile de parler d’une véritable légende que l’on entend raconter un peu partout, même par des gens très graves, c’est que la Compagnie de Blanzy exerçait sur son personnel une formidable pression cléricale, que les ouvriers étaient obligés d’aller à la messe, à peine de renvoi, et que les employés étaient tenus à des devoirs plus stricts. Pour qui a vu d’un peu près ce qui se passe à Montceau, il y a de quoi sourire devant cette crédulité, et si réellement on avait dû renvoyer tous les ouvriers qui ne pratiquaient pas leur religion, on aurait pu commencer par condamner les puits.

25Malheureusement les légendes de cette sorte sont exploitées par ceux qui ont intérêt à nuire, elles accréditent l’erreur, et l’erreur engendre infailliblement le mal. Au point de vue religieux, la population est plutôt indifférente et cette opinion est en quelque sorte confirmée par ce fait, qu’un certain nombre d’individus fréquentaient ostensiblement l’église, pensant se faire bien voir ; on trouve toujours de ces courtisans naïfs ; autrefois ils étaient catholiques, maintenant ils sont protestants : dira-t-on encore que c’est pour cause de pression cléricale ? et ces gens-là ont-ils une conviction ? Certes les patrons étaient religieux et leurs écoles étaient congréganistes, et, faisant cela, ils faisaient leur devoir. Si tous ceux qui ont charge d’âmes et qui ont pour mission de donner l’exemple en avaient fait autant, il n’y aurait peut-être pas dans le peuple cette haine sourde contre ce qui est beau et bien ; la notion du bien et du mal resterait vivace en lui ; nous ne verrions pas traînées dans la boue les plus respectables traditions et les plus hautes croyances.

26Si nous examinons nettement quelle était la situation politique avant les grèves, nous verrons au pouvoir les municipalités patronnées par la Compagnie soit dans les villages environnants, Blanzy, Sanvignes, Saint-Vallier, soit à Montceau même, où la liste des gens d’ordre avait passé pour la troisième fois en onze ans avec une écrasante majorité. De plus, les sièges de conseiller général et de conseiller d’arrondissement avaient été dévolus au gérant et au secrétaire général de la Compagnie.

27Il semblait donc par là que la population était presque unanime à approuver la conduite politique des Mines de Blanzy. Naturellement les adversaires parlaient de pression éhontée et là encore il y a une part importante à faire à la légende à laquelle on croyait fermement au loin. Assurément on s’occupa de politique et nous estimons avec bien d’autres, avec notre maître F. Le Play tout le premier, qu’un patron n’a pas le droit de se désintéresser des questions politiques ; que son devoir est même de montrer qu’il est là pour occuper dans son pays une place prépondérante et pour y être écouté. Puisqu’il est et doit être par ses fonctions un manieur d’hommes, il doit remplir tout son rôle et montrer nettement quelle est sa volonté ; il doit diriger et non pas suivre. Le patron n’a pas qu’un rôle purement technique et administratif, il a surtout à remplir un rôle social, et c’est malheureusement ce que beaucoup oublient à notre époque. C’est pourquoi nous voyons l’industrie aux prises avec des difficultés toujours croissantes, et le danger grandira tant que ceux qui ont la charge de veiller aux destinées de l’industrie ne s’occuperont que de mesquines questions de rivalité ou de concurrence au lieu de s’unir et de se tendre la main pour repousser le danger commun.

28On s’occupa de politique à Montceau et plus d’une fois on entendit des gens produire ce fait comme une accusation ; mais sans donner à nouveau les raisons qui font un devoir aux patrons de s’en occuper, il est juste de rappeler qu’on y fut amené par la force même des choses. Pour s’en rendre compte, il faut même remonter assez loin en arrière. En 1877, M. Jules Chagot, dont l’autorité n’avait jamais souffert la moindre atteinte, mourait, laissant à son neveu, M. Léonce Chagot, la charge de diriger les mines dé Blanzy. Depuis nombre d’années déjà, M. J. Chagot l’avait appelé à le seconder et, de plus, ses concitoyens l’avaient porté à la mairie. À cette époque la plus parfaite harmonie régnait entre la Compagnie des mines et la population ; malheureusement il y avait un mécontent qui, principalement pour des raisons personnelles, chercha à créer des embarras à M.L. Chagot. Ce mécontent, homme fort intelligent et remarquable à beaucoup d’égards, mais poussé par un amour-propre excessif qui lui faisait toujours rechercher la première place, voulut détruire l’influence de M. Chagot et, en luttant contre lui, il fut entraîné à lutter contre la Compagnie elle-même sous le couvert de la politique. On était au lendemain du 16 Mai, et l’agitation fut facile à créer. Les germes du désordre fructifièrent malheureusement et produisirent : d’abord, la chute de la municipalité, composée de gens d’affaires et non de politiciens, puis la grève de 1878, l’éclosion de la « Bande noire », enfin les désordres et les attentats à la dynamite de 1882. La solidité des institutions patronales fit qu’elles ne furent pas troublées, mais il existait une scission dans le pays et c’est pour ramener l’union que la Compagnie se jeta résolument dans la lutte politique. Le dernier secrétaire général l’entreprit en appelant à ses côtés les plus influents des ouvriers, qui se formèrent en comité pour soutenir la cause patronale. En même temps l’on confiait l’embauchage des ouvriers à un bureau spécial afin de réaliser plus d’unité et de sécurité que dans le passé. Grâce à son énergique direction, on eut la satisfaction de voir revenir à l’Hôtel de Ville ceux qui, par leurs fonctions, devaient être les chefs du pays, et l’union se fit de nouveau entre la population et ceux qui la font vivre. Les hommes et les institutions se retrouvèrent à la place qu’ils devaient occuper dans l’ordre logique des choses, et une prospérité complète de onze années, telle que Montceau ne l’avait pas encore vue, fut le résultat de cette victoire et la justification complète des idées patronales. Il est bon d’ajouter, en présence de ce fait, que la reconnaissance par tous de l’autorité d’un patron et l’extension de cette autorité partout où elle peut et doit s’exercer n’est pas un des moindres éléments de prospérité d’un pays. On peut même dire d’une manière plus concrète que plus l’autorité est respectée, plus la production est forte, et, par suite, plus la richesse augmente en même temps que le bien-être. C’est pourquoi les patrons de Blanzy, qui avaient toujours été soucieux de l’avenir de Montceau, s’étaient imposé la tâche de détenir la plus grande part d’autorité possible.

29Nous donnerons maintenant quelques chiffres relatifs aux situations matérielles respectives des ouvriers et de la Compagnie de Blanzy et pour mesure de chemin parcouru nous comparerons deux exercices distants de dix ans : l’exercice 1887-1888 et l’exercice 1897-1898, celui-ci étant le dernier de ceux qui n’aient pas été atteints par les grèves. En 1887-1888 nous avions 5,970 ouvriers qui avaient produit 829,064 tonnes de charbon marchand, pour un salaire total de 6.145.824 fr. 55, ce qui donnait un salaire annuel par tête de 1.029 fr. 43. En 1897-1898 nous avions 10,261 ouvriers, 1.310.352 tonnes d’extraction nette, 11.687.631 fr. 55 de salaire total et 1.139fr. 03 de salaire individuel. Or en 1897-1898 le dividende distribué était de 2.400.000 fr., le même que dix ans auparavant. À qui donc avaient profité les 5,541.807 francs de salaires payés en plus dans ce dernier exercice ? Uniquement aux ouvriers et au pays. Les actionnaires ne touchaient rien de plus et tout cet argent restait dans le pays pour y vivifier en particulier un commerce extrêmement florissant. Nous donnerons encore quelques chiffres instructifs concernant l’année 1897-1898. Le nombre des chefs de famille, c’est-à-dire des ouvriers tenant ménage, était de 6.392, le salaire annuel moyen de ceux-ci était de 1.828 fr. 66. À cette somme il faut ajouter les subventions diverses résultant des sacrifices que s’impose la Compagnie pour les secours, les retraites, le chauffage et toutes les institutions patronales. Ces subventions se montaient à 1.965.234 fr. 74, soit 81, 9 % du dividende distribué, et elles élevaient le salaire annuel de 191 fr. 50 par tête d’ouvrier et de 307 fr. 45 par tête de chef de famille.

30Nous rappellerons enfin que la Compagnie de Blanzy est une des premières qui ait obtenu le prix Audéoud, de l’Académie des sciences morales et politiques, et les grands prix d’Économie sociale aux dernières Expositions universelles.

31Ces dernières constatations nous suffiront pour démontrer de quel bien-être jouissaient les ouvriers de Montceau et quelle était la remarquable prospérité du pays. C’était là le fruit du patronat dans toute sa belle maturité et l’on pouvait s’attendre à en jouir pendant longtemps encore.

32Montceau et Blanzy n’étaient pas les seules villes à bénéficier des semblables avantages ; ses voisines, le Creusot et Gueugnon, pouvaient présenter les mêmes caractères de prospérité, et le département de Saône-et-Loire pouvait être fier de ce remarquable ensemble. Telle était il y a deux ans l’œuvre des patrons, l’œuvre des Chagot, des de Gournay, des Schneider, des Campionnet, œuvre d’intelligence et d’affection. Nous allons voir maintenant l’œuvre de la jalousie et de la haine.

II

33Le 6 juin 1899 la grève éclatait brusquement ; les mineurs du puits Saint-François, après être descendus à 1 heure de l’après-midi, venaient de recevoir le mot d’ordre dans le fond et à 2 heures ils se faisaient remonter aux cris de : « Vive la grève ! » Les exhortations du gérant, qu’ils affectionnaient cependant, n’eurent aucun effet sur eux, et quand il leur demanda pourquoi ils cessaient le travail, et quelles étaient les réclamations qu’ils avaient à faire valoir, ils ne surent répondre que par le cri de : « Vive la grève ! » La bande des grévistes se rendit alors sur les puits les plus proches : Sainte-Eugénie, Maugrand, et dans la plupart des chantiers du jour, pour y arrêter le travail ; après quoi ils allèrent sur la place de l’église acclamer la grève et exprimer par l’organe des meneurs l’intention de former un syndicat.

34Nous pouvons déjà relever un fait caractéristique : c’est cette brutale déclaration de grève faite sans qu’aucune réclamation ait été présentée auparavant, sans qu’aucune cause de mécontentement ait été exprimée ; on peut donc prévoir dès l’abord qu’il y a un mouvement préparé de longue main et que la question économique n’y jouera qu’un rôle fort accessoire. La grève était à prévoir cependant et on s’y attendait. En effet, le Creusot avait été touché le premier quelques jours auparavant et l’administration des usines venait d’accorder une augmentation de salaires.

35Pendant les quelques jours de chômage qui s’étaient produits, bon nombre d’ouvriers avaient eu le temps de former un syndicat, et comme ils avaient obtenu rapidement gain de cause sur la question du salaire, il était à présumer que leurs camarades des villes voisines auraient le désir d’acquérir, eux aussi, de semblables avantages. Le calme était revenu au Creusot et les prédicateurs de grève l’avaient quitté pour venir à Montceau. Ils y arrivaient fièrement le 6 juin au soir, après y être venus sournoisement le 5 apporter le mot d’ordre. La présence des mêmes hommes dans les deux villes semble indiquer une connexité dans les soulèvements des deux populations ; nous verrons bien par la suite qu’il en était ainsi et que toutes les secousses qui ont ébranlé l’industrie de Saône-et-Loire provenaient des mêmes causes. Ce qu’il y a de certain c’est que, depuis plusieurs années déjà, le parti socialiste, irrité de son peu de succès dans ce département, avait entrepris une campagne d’attaque violente contre les institutions et les personnes qui étaient un obstacle à son œuvre de dissolution. L’organe du parti est un journal intitulé : l’Union Républicaine, dont le titre est un non-sens puisqu’il prêche la suspicion et la haine. Toutes les occasions étaient bonnes pour accomplir cette œuvre néfaste et les politiciens essayèrent même d’exploiter la douleur à leur profit. Le 4 avril 1895, la population s’était réveillée en deuil, vingt-huit ouvriers venaient d’être fauchés dans leur travail par une formidable explosion qu’un incendie souterrain avait provoquée. Tous avaient ressenti vivement le malheur qui frappait la ville de Montceau et ne songeaient qu’à apporter leurs consolations aux familles si durement éprouvées. Chacun sentait le besoin de se rapprocher de son voisin afin de partager sa souffrance et de lui rendre l’épreuve moins cruelle. Le deuil fut vraiment un deuil public et c’est le moment que choisirent quelques députés socialistes pour essayer de semer la haine dans le pays. Ils n’eurent cependant pas le courage de venir jusqu’à Montceau, où l’on sentait encore les cœurs battre à l’unisson, et ils s’arrêtèrent à Blanzy en déclarant : « Il n’y a rien à faire ».

36En 1897, lors d’un autre accident, ils reviennent à la charge, mais sans réussir encore ; la masse des ouvriers restait toujours sourde à ces invitations. Pourtant le travail d’approche se continuait sans relâche et la tactique fut de persuader les ouvriers qu’ils étaient opprimés, qu’ils étaient sous un joug de fer et qu’il leur serait facile de le secouer pourvu qu’ils se forment en syndicat. Le moyen est bon d’ordinaire, et l’on est à peu près sûr de faire révolter les gens en leur disant qu’ils sont opprimés ; point n’est besoin de le leur démontrer, l’affirmation suffit, et il serait certainement beaucoup plus difficile de leur faire croire à leur liberté. Les politiciens leur dirent en substance : « La Compagnie entretient une police occulte et une bande de mouchards qui vous dénoncent continuellement. Vous n’avez pas la liberté de circuler, de parler et même de penser ; de plus, on vous met sous la domination des prêtres qui voudraient vous forcer à aller à la messe. » Le prétexte invoqué était remarquablement trouvé, parce qu’en effet il existait une police à Montceau (comme chez les voisins d’ailleurs) et qu’il était facile de développer ce sujet auprès des ouvriers. Il existait une police comme il en existe dans toute grande organisation ou dans toute agglomération importante, comme il en existe au service de l’État, comme il est utile d’en avoir quand une lourde charge vous pèse sur les épaules et qu’on a besoin d’être renseigné, comme il en existe enfin presque partout sans que l’on ait toujours le courage de l’avouer.

37On put citer quelques injustices et quelques abus, comme il peut s’en glisser dans toute institution. On put surtout protester contre les fonctions par trop évidentes du chef de cette police qui se vantait d’être un puissant. Il n’en fallait pas tant pour que cette mine, habilement exploitée par les pécheurs en eau trouble, amenât l’irritation et la colère chez certains esprits inquiets prêts à la révolte. On entretint soigneusement et on sut accroître le mécontentement par tous les moyens possibles : le but à atteindre était la formation de syndicats, et pour que les ouvriers envisagent la nécessité de se grouper, il fallait les persuader qu’ils avaient à se défendre contre la tyrannie des patrons ; voilà pourquoi on agitait si bien tous les fantômes d’oppression et pourquoi on voulait briser ce qu’on appelait des instruments de domination.

38Dès le premier jour de la grève, on vit la raison d’être du mouvement qui était cette formation de syndicats. Aucune des Compagnies importantes de Saône-et-Loire n’avait d’ouvriers syndiqués, c’est-à-dire inféodés au parti socialiste, et ce dernier ne pouvait tolérer cet état de choses. Il lui fallait à tout prix créer à Montceau cet organisme qui, de par la loi, devrait être rigoureusement étranger à la politique et qui, pratiquement, n’est qu’une association de politiciens.

39Nous avons indiqué en quelques mots la genèse du mouvement ; mais il est bien certain que si les prétextes invoqués n’avaient pas existé, les agitateurs, avec leur esprit fertile en inventions, en auraient trouvé bien d’autres. — Nous examinerons maintenant la succession des faits intéressants de cette première grève.

40Le 7 juin, la plupart des ouvriers étaient à leur poste, il n’y en avait guère que 6 à 700 qui manquaient à l’appel. Ces derniers parcoururent les divers chantiers du jour et réussirent peu à peu à faire cesser le travail. Pour s’opposer efficacement à la rentrée de leurs camarades, l’après-midi, ils se postèrent sur les ponts du canal. — Il est utile d’indiquer ici que tous les puits et ateliers divers sont situés sur la rive droite du canal du Centre, tandis qu’une très notable partie des ouvriers habitent sur la rive gauche. Il y a donc un nombre très limité de passages qu’il est facile de garder et où l’on peut aisément empêcher ou assurer la libre circulation. Ceux qui se présentaient à l’entrée des ponts étaient arrêtés, frappés et obligés de rebrousser chemin, et ces atteintes manifestes à la liberté du travail se passaient sous l’œil bienveillant des autorités qui avaient cependant à leur disposition des troupes arrivées dans la nuit. Grâce à ces violences, le poste du soir fut très réduit ; toutefois, les puits éloignés de Montceau travaillaient toujours au complet. Dans l’après-midi, l’atelier de tissage avait été envahi par les grévistes et la troupe prévenue longtemps à l’avance de ce qui devait arriver n’avait pas bougé : à noter encore ce nouveau fait d’inertie commandée qui obligea à fermer cet atelier.

41Les grévistes continuaient à circuler en ville où ils débauchèrent les ouvriers des divers corps de métiers, maçons, plâtriers, serruriers, charpentiers, et tous allèrent ensuite écouter les chefs et les organisateurs du mouvement : le député Symian, inspirateur de l’Union Républicaine, l’avocat chalonnais Richard, l’ex-sacristain Des brosses et l’agitateur de profession Maxence Roldes.

42Pendant ce temps, la grève se déclarait à Chalon dans les différentes industries : les ouvriers des usines Pinette, Galland, Adenot, Heitchlin et Brill cessaient le travail en entraînant avec eux les ouvriers du bâtiment.

43À Chalon comme à Montceau et au Creusot, les manifestants étaient surtout des jeunes gens de dix-huit à vingt ans qui ont l’enthousiasme et la révolte faciles parce que leur âge ne leur a pas encore permis d’endosser une responsabilité et d’avoir une vision nette des conséquences de leurs actes. À voir passer les bandes de grévistes, on eût cru se trouver en présence de conscrits, car peu d’ouvriers rassis suivirent ces jeunes énergumènes qui circulaient aux cris de « Vive la grève ! », « À bas les mouchards ! » À noter qu’à Chalon aussi bien qu’à Montceau on entendait crier : « À bas la mouche ! »

44L’extension rapide des troubles montrait qu’il ne s’agissait pas de simples grèves et de phénomènes purement économiques, mais qu’on était en présence d’un véritable mouvement politique et révolutionnaire préparé d’avance par ceux qui avaient intérêt à le produire. Cette opinion se justifiait de jour en jour à mesure que l’on apprenait les nouvelles et successives déclarations de grèves : aux Tuileries de Montchanin, aux Faïenceries de Sarreguemines à Digoin, aux Forges de Gueugnon, aux Mines de Perrecy. Partout la révolte s’étendait et presque tous les industriels de Saône-et-Loire, grands et petits, se voyaient atteints par le fléau. Il était impossible, cependant, que tous les ouvriers fussent simultanément mécontents de leurs patrons. Pourquoi se seraient-ils ainsi soulevés s’ils n’y avaient pas été poussés par une force extérieure à eux et indépendante des intérêts forcément dissemblables des diverses industries ? Il est donc indéniable que cette levée de boucliers avait des causes politiques générales et que, plus particulièrement, elle constituait un mouvement révolutionnaire. Les partisans de ce mouvement ne l’avouaient pas encore, comme ils le firent plus tard quand le gouvernement lui-même ne cacha plus sa partialité pour les fauteurs de désordres.

45Les grévistes gardaient toujours les ponts, si bien qu’il devenait impossible dans la région de Montceau d’avoir les hommes nécessaires pour la conservation de la mine, c’est-à-dire pour empêcher les eaux d’envahir les travaux, éviter les éboulements, les incendies et assurer l’aérage des chantiers souterrains. La loi prévoit, dans ce cas, un système de réquisition qui s’opère sous l’autorité du préfet ; mais appliquer ce système eût paru une insulte faite aux grévistes, et on préféra demander au Comité de la grève designer des laissez-passer. Ce qui fut fait. Et voilà comment ceux qui détenaient l’autorité abdiquaient entre les mains de révoltés. Le phénomène devint encore plus saisissant quand, la semaine suivante, devant l’impossibilité formellement reconnue d’avoir les hommes nécessaires aux travaux urgents de conservation, le préfet se décida à signer des ordres de réquisition. Ces ordres furent déchirés entre les mains de ceux qui les recevaient, et cela en présence des gendarmes, sans qu’aucune arrestation fût opérée pour ces délits nettement caractérisés. C’est que le Comité de la grève n’entendait pas que son autorité fût méconnue et, à voir comment les choses se passaient, il était évident que c’était à lui qu’appartenait le pouvoir. Aussi les grévistes se permettaient-ils tous les excès, et il serait long d’énumérer toutes les atteintes à la liberté du travail et toutes les assommades qui se produisirent. Les ouvriers du puits de Montmaillot avaient tenu jusqu’au 9 juin, mais, devant le manque de protection, ils durent finalement abandonner leur poste et, à partir de ce moment, la grève devint générale.

46Et pendant ce temps, des feux se déclaraient dans le puits Saint-François. Comme le Comité de la grève n’autorisait qu’un très petit nombre d’ouvriers ou plutôt d’amis à descendre dans les puits et que ces derniers faisaient montre d’une indiscipline rare, la lutte contre les feux devenait extrêmement pénible, d’autant plus que les affiliés du Comité venaient, non pour travailler, mais pour exercer une surveillance sur les « renégats » qui avaient réussi à échapper aux patrouilles de grévistes. À certain moment, la situation devint grave et même fort dangereuse. Malgré cela, et de peur d’irriter les grévistes, on hésitait encore à boucher les quartiers qui risquaient de sauter ; il fallut toute l’énergie des ingénieurs de la Compagnie pour que l’on approuvât enfin la solution qui écartait le danger devenu imminent.

47Dès les premiers jours, le juge de paix avait proposé sa médiation entre les grévistes et la Compagnie des Mines ; cette dernière se refusa à entrer en pourparlers pour la raison bien simple qu’elle ignorait totalement les motifs qu’avaient eus les ouvriers de se mettre en grève. Ce n’est, en effet, que le 12 juin, c’est-à-dire près d’une semaine après la cessation du travail, que la Compagnie reçut, par l’entremise du juge de paix, la liste des revendications. Cette liste était longue, car on avait recueilli tous les desiderata d’un chacun ; en résumé, les principaux points exprimés étaient les suivants : augmentation de salaires ; réduction de la journée de travail ; suppression des mouchards ; suppression des sœurs ; paie par quinzaine ; reconnaissance du syndicat. Voilà ce qui, officiellement, justifiait le mouvement, c’étaient les raisons avouées qu’il avait fallu chercher pendant plusieurs jours, tandis que le but réel de la grève était là formation d’un syndicat et la mainmise du parti socialiste sur la population minière de Saône-et-Loire. Aussi vit-on, pendant toute la durée de la grève, les orateurs et les députés du parti venir en masse apporter la bonne parole aux nouveaux catéchumènes. Les premiers qui vinrent furent très modérés (il ne fallait pas du premier coup effrayer les néophytes), les suivants furent moins timides ; peu à peu, les discours devinrent de plus en plus corsés, on en arriva en dernier lieu aux violentes diatribes qu’affectionnent messieurs les socialistes. La même graduation put s’observer dans la formation d’esprit des ouvriers qui venaient écouter, ainsi que dans la manière de composer les affiches du syndicat nouvellement né.

48Les premières réunions ou les premières affiches se terminaient par les exclamations de « Vive la République ! », plus tard on ajouta : « Vive la grève ! », « Vive la République sociale ! » et enfin « Vive la Révolution sociale ! » L’idée faisait son chemin, la désorganisation se produisait dans l’esprit des travailleurs, la haine du patron commençait à fermenter et on pensait bien que prochainement il serait jeté par-dessus bord, ce patron que l’on taxait de rétrograde et qui avait eu l’audace d’occuper des fonctions électives. C’est ce qu’on espérait en haut lieu, ce qu’on favorisait même. Comment ne pas le dire en constatant l’inertie des représentants du pouvoir ? et si cela n’est pas, comment expliquer cette inertie ? Les faits qui se sont passés ultérieurement réussiront peut-être à nous éclairer.

49Néanmoins, le but réel de la grève fut nettement dévoilé par un des députés les plus en vue du parti socialiste, dans un discours qu’il fit sur la place de l’église dans la matinée du 15 juin. L’idée développée était : que les ouvriers devaient s’organiser pour les luttes électorales prochaines dans lesquelles ils devaient voter en masse contre les patrons, et que le meilleur mode d’organisation qu’ils pouvaient adopter était de se former en syndicats, ce qui les rendrait puissants, surtout au point de vue politique, et leur permettrait de chasser les capitalistes. C’est ce même député qui, interpellant à la Chambre pour faire voter 600.000 francs de secours aux grévistes, annonçait sans sourciller à ses collègues, qui ne sourcillaient pas non plus, que les ouvriers de Montceau ne s’étaient pas mis en grève, mais que c’était la Compagnie de Blanzy qui les avait renvoyés en bloc en leur imposant un chômage forcé. Chômage qui n’aurait, certes, pas manqué d’à-propos au moment où la hausse du charbon était déjà fort accentuée par suite de l’importance des demandes de combustible.

50Les discours des leaders du parti socialiste deviennent de plus en plus caractéristiques et, tandis que les uns encouragent les ouvriers à la résistance en leur assurant qu’au bout de 21 jours de chômage la Compagnie sera déchue et que la mine leur appartiendra, un autre leur déclare « que le syndicat est le seul maître, que le préfet n’est rien, que la grève de Montceau n’est pas un mouvement isolé, mais le prolongement des grèves du Creusot et de Saône-et-Loire, et qu’enfin il faudra employer la violence si on ne leur donne pas satisfaction ». Ce discours se termine par le cri de « Mort aux bourgeois ! » et le chant de la Carmagnole !

51Le 17 juin, le préfet venait sans succès présenter au gérant les revendications des grévistes réduites à 4 : reconnaissance du syndicat ; paie par quinzaine ; renvoi de 3 employés ou contremaîtres agents de renseignements ; aucun renvoi pour faits de grève.

52Les négociations reprises plus tard le 21 juin par M. Gillot, député de Chalon, sur les mêmes bases, parurent un moment sur le point d’aboutir, grâce au grand esprit de conciliation de M. Gillot, et du gérant de la Compagnie. Ce dernier déclarait toutefois ne vouloir rien accorder sous l’effet des menaces et mettait la reprise du travail comme première condition d’un examen bienveillant de certains avantages réclamés par les ouvriers. Malgré l’insistance mise par M. Gillot pour engager les ouvriers à réintégrer les chantiers, ceux-ci ne voulurent rien entendre et acclamèrent de nouveau la grève.

53Quelques-uns cependant avaient trouvé le temps long et avaient manifesté le désir de reprendre le travail le lundi 19 juin. Le Comité de la grève, l’ayant appris, fit tous ses efforts pour s’opposer à cette reprise et, le 18, fit placarder une affiche où l’on lisait ces mots significatifs : « Camarades, vous connaissez votre devoir. Nous rentrerons quand les seigneurs de la mine auront fait droit à nos réclamations et pas avant. Vous déjouerez la manœuvre de la Compagnie qui se sent perdue. » Les frères et amis comprirent ; et, pendant la nuit du 18 au 19, des patrouilles de grévistes circulèrent, faisant un mauvais parti à tous ceux qui pouvaient manifester l’intention d’aller travailler. Il y eut plusieurs personnes attaquées, il y eut des blessés, et même deux employés furent obligés de se servir de leur revolver, ainsi que les personnes chez lesquelles ils s’étaient réfugiés. L’affiche que nous venons de citer était une invitation publique à attenter à la liberté du travail ; l’invitation fut suivie d’effet et pourtant on n’y fit pas attention ; l’affiche resta sur les murs pour fournir à tous la preuve d’une tolérance vraiment coupable.

54Au commencement de la grève, le ministère Dupuy était au pouvoir. On se souvient qu’il tomba le 12 juin sur un ordre du jour Vaillant demandant un ministère de défense républicaine. C’est ce ministère que nous avons encore actuellement et qui fut constitué le 22 juin sous la présidence de M. Waldeck-Rousseau avec deux ministres socialistes. Ses tendances se firent sentir de suite et, quelques jours après, un fonctionnaire haut placé dans la hiérarchie venait faire entendre au gérant que sa résistance pourrait influer sur l’avenir de certaines concessions plus ou moins activement exploitées par la Compagnie de Blanzy, que cette résistance pourrait en outre entraîner l’application dans toute leur rigueur des règlements sur la police des mines, qu’il était dans l’intérêt de tous de donner satisfaction aux ouvriers, etc. D’autre part, un membre important de l’administration de la mine s’était laissé circonvenir par certains députés socialistes qui lui firent voir la situation sous un jour tout particulier, et sa qualité de membre du Conseil donnait du poids aux idées qu’il pouvait émettre devant ses interlocuteurs ; malheureusement ces idées manquaient de justesse et provenaient plutôt d’un cerveau de jurisconsulte que de la tête d’un industriel ; le jurisconsulte manipule des textes, l’industriel doit manier des hommes, ce qui n’est pas précisément la même chose ; où l’un peut faire une besogne excellente, l’autre se trompe, et l’erreur fut telle que le gérant, pris entre deux feux, livré par l’un des siens, se vit dans la nécessité de signer une capitulation qu’il réprouvait. Le 29 juin, elle fut affichée et portait acceptation par la Compagnie des quatre revendications sur lesquelles les pourparlers avaient été engagés précédemment par le préfet et par le député de la deuxième circonscription de Chalon.

55Ce fut la fin de la grève, mais ce n’était que le commencement d’une ère de difficultés et de troubles qui n’est pas encore terminée et qui amène infailliblement la misère dans les foyers si prospères jadis. Il n’y eut pas d’augmentation de salaires accordée, mais qu’importaient les salaires ! ainsi que l’avouait un des orateurs de la place publique, la grève était faite dans un but politique, elle avait fait pénétrer dans les masses les idées socialistes. Ces idées triomphaient, la révolte était victorieuse, le but était atteint. Aussi les meneurs en profitèrent pour entraîner à leur suite 5 à 6.000 ouvriers et ouvrières qui parcoururent le pays en chantant la Carmagnole, l’Internationale et qui terminèrent leurs insolentes manifestations par une ignoble parodie des cérémonies funèbres, dans laquelle ils brûlèrent l’effigie de ceux qu’ils appelaient leurs oppresseurs.

III

56Le travail reprit le 1^er juillet sans grand enthousiasme et dans des conditions déplorables, parce que la discipline, qui aurait dû être plus rigoureuse, fut au contraire fort relâchée. Pourquoi ? parce qu’il fallait à tout prix éviter une nouvelle reprise de la grève ; telle était la consigne donnée et elle venait de haut et de loin. Malgré les protestations du haut personnel de la Compagnie, il fallut la subir. C’est en vain qu’on chercha un appui près d’un organisme qui devait être une des plus fortes incarnations de l’industrie française et qui devait tout au moins avoir à cœur de la défendre : le Comité des Houilières conseilla de courber la tête, craignant qu’on ne mît à exécution les idées exprimées auparavant pour hâter la reprise du travail ; il eut peur d’une décision virile et ne sut pas se rendre compte de la gravité d’une situation qu’il ne pouvait apprécier réellement qu’en l’examinant de très près ; et la question en valait la peine. Il ne s’agissait pas, en effet, d’un simple conflit particulier que l’on peut apaiser par de bonnes paroles, mais d’une révolte qu’il importait de réprimer dès le début, pour éviter qu’elle ne se développe et atteigne l’industrie tout entière. Qu’importaient des menaces verbales devant la perspective immédiate de voir la faillite de l’autorité et le règne de l’anarchie ?

57Les ouvriers qui avaient triomphé bruyamment s’aperçurent de la tolérance dont ils étaient l’objet, leurs prétentions n’eurent plus de bornes et les résultats de l’indiscipline se firent sentir de plus en plus marqués. Ils commencèrent par molester et par chasser des chantiers les camarades qui ne plaisaient plus ou qui s’étaient refusés à faire grève, en les traitant de renégats ou de mouchards ; plus tard, ils firent remonter du puits des surveillants et des chefs de poste et allèrent même un jour jusqu’à faire remonter les ingénieurs. Quant au travail, ils n’en avaient cure et considéraient qu’il était beaucoup plus important de tenir des conciliabules et de désigner ceux qu’on devrait boycotter. Et combien parfois étaient futiles et sottes les raisons qui déterminaient une mise à l’index ! Voici un fait à ce sujet. Plusieurs ouvriers bon teint voyant passer un de leurs camarades se demandent si ce n’était pas un mouchard, et l’un d’eux d’affirmer : « Certainement c’est une mouche. » — « Pourquoi ? » demandent les autres. — « Il m’a fait obtenir un bon de lard avant la grève. » Et voilà comment un brave garçon fut désigné aux coups des bonnes gens que la reconnaissance étouffait.

58Pendant plusieurs mois la situation resta la même. L’influence du syndicat se faisait sentir partout et ses exigences grandissaient d’autant plus que la répression était plus rare. Non seulement il voulait réglementer à sa guise les conditions du travail, mais il voulait encore choisir ceux qui, à ses yeux, méritaient de travailler. Devant les vexations de leurs camarades, beaucoup d’ouvriers quittèrent Montceau et cherchèrent des pays où il leur serait permis d’exercer leur droit essentiel de gagner librement leur vie. Aux premières heures de la grève, les cris d’« À bas la mouche ! » pouvaient donner le change sur les véritables causes du mouvement et faire croire que les ouvriers se révoltaient contre une oppression intolérable. Admettons un instant l’existence de cette oppression. Quel terme pourrons-nous alors trouver pour exprimer les agissements du syndicat ? Dès sa formation et surtout par la suite, il n’y eut pas un syndiqué qui ne considéra comme un devoir d’épier son voisin et de dénoncer ses moindres gestes, ses plus inoffensives paroles aux grands chefs, aux émancipateurs. Et ces grands chefs, quels étaient-ils ? des hommes foncièrement jaloux de leur indépendance, pensera-t-on ? Que l’on cherche leur rôle avant la grève et on les verra saisir toutes les occasions de vendre leurs camarades ; certains même étaient les premiers acolytes de ce chef de la police qu’ils surent si bien vouer à l’exécration publique. Ils criaient plus fort que les autres parce qu’ils avaient plus à se faire pardonner et, payant d’audace, ils se haussèrent aux honneurs. C’est toujours ainsi que le peuple est trompé par ceux qui le flattent.

59Un jour cependant, le 17 décembre, les ouvriers sérieux, las de se voir les jouets de turbulents politiciens, se réunirent à l’exemple de leurs camarades du Creusot et formèrent un second syndicat : le Syndicat des Corporations ouvrières. Les ouvriers du Creusot avaient marché les premiers dans cette voie, à la suite de la grève du 20 septembre qui s’était terminée trois semaines après par l’arbitrage du président du conseil et pendant laquelle ils sentirent vivement les dangers pour l’industrie et pour eux d’être entre les mains de brouillons socialistes. Résolus à rester dans la légalité, ils s’interdirent, comme au Creusot, toute question politique et résolurent de ne s’occuper que des intérêts économiques ; comme ils étaient des gens d’ordre, ils inscrivirent dans leurs statuts que la grève ne pourrait être votée qu’au scrutin secret à la majorité des voix et par les ouvriers majeurs. Seulement, n’étaient admis dans le syndicat que ceux qui avaient dix-huit ans au moins.

60Tous ceux auxquels pesait le joug socialiste vinrent se faire inscrire au nouveau syndicat. Devant le nombre croissant des adhésions, le syndicat n° 1 s’émut et fit tous ses efforts pour enrayer le mouvement. Sa fureur ne connut plus de bornes lorsqu’il apprit, le 26 décembre, que le syndicat n° 2 venait d’obtenir de la Compagnie pour un an une augmentation générale de 5 % sur les salaires. Depuis longtemps il se vantait de se faire octroyer des avantages importants par la Compagnie et il fut fort étonné que cette dernière accordât à des hommes d’ordre plutôt qu’à lui une faveur que pouvait justifier la hausse du charbon.

61Battu sur ce terrain et mécontent, il se mit à faire de l’agitation pour ressaisir la part d’influence qui semblait lui échapper. Le 31 janvier, à la suite des réunions qui se tinrent au siège du syndicat socialiste, un ultimatum fut envoyé à la Compagnie annonçant la grève pour le jeudi 4 janvier s’il n’était pas fait droit aux réclamations suivantes : réintégration des renvoyés avec paiement des journées qu’ils ont perdues ; renvoi des « mouches » ; augmentation de 10 % sur les salaires ; suppression de la diminution de rendement relative aux aides-mineurs ; politesse de la part des chefs ; suppression des mises à pied non justifiées. Nous avons tenu à citer ces revendications à cause de l’état d’esprit qu’indiquent la première et la dernière.

62Le gérant, qui était dans l’intention d’opposer un refus formel à ces demandes, fut appelé au ministère, où l’on émit cette incroyable opinion qu’il aurait dû s’entendre avec le syndicat n° 1 et laisser de côté le syndicat n° 2. Peut-être voulait-on exprimer par là cette idée d’une haute philosophie : qu’il vaut mieux s’entendre avec ses ennemis parce qu’ils peuvent vous nuire, tandis que les amis ou les gens paisibles sont incapables de mal faire. Mais il faut avouer, dans tous les cas, qu’il y a là une méthode particulière d’établir les responsabilités.

63La grève fut déclarée le 4 janvier 1900. Dans la matinée, les délégués du syndicat n° 1 parcoururent les chantiers, donnant le mot d’ordre, et, à 11 heures, tous les ouvriers sans exception quittaient le travail, les uns par conviction, et la plupart par peur. La peur est telle dans ces cas-là qu’on ne voit personne avoir le courage de son opinion.

64Des pourparlers furent immédiatement engagés entre le préfet d’une part et M. Perret, président du Conseil de surveillance, d’autre part, pour arriver à une entente entre les grévistes et la Compagnie. Les négociations continuent le 5 et le 6 janvier et aboutissent ce jour-là à la reprise du travail. Le syndicat n° 2 avait demandé une entrevue au préfet dès le jeudi et elle ne lui fut péniblement accordée que le vendredi soir. C’est dans cette entrevue que les membres de ce syndicat déclarèrent qu’ils étaient 1.500 décidés à se rendre dans leurs chantiers le lundi suivant et qu’ils venaient demander une protection efficace. Le préfet dut utiliser cette déclaration auprès du syndicat n° 1 qui, craignant de se voir dans une mauvaise posture, décida lui aussi la fin de la grève. Les conditions de la reprise du travail étaient : le maintien de l’augmentation de 5 % accordée précédemment, puis la réintégration de 4 ouvriers renvoyés pour sévices graves envers leurs camarades, à la condition que les 72 ouvriers boycottés puissent recommencer leur travail librement sans être inquiétés. Les organes socialistes chantèrent immédiatement victoire. On se demande bien pourquoi, puisque le seul avantage sérieux que les violents obtinrent fut de ne pas être renvoyés à l’occasion de cette nouvelle grève.

65Le travail reprit le lundi 7 janvier, mais ce ne fut pas sans difficultés, car dans plusieurs puits les mineurs protestèrent contre la rentrée des ouvriers boycottés et cessèrent à nouveau le travail. Il fallut, pour le leur faire reprendre, que le comité du syndicat n° 1 vînt leur dire que telles étaient les conventions faites avec la Compagnie. Il est donc à présumer que ce comité, afin de pouvoir chanter victoire, avait escamoté le vote de la reprise du travail, ce qui fut un peu l’avis de beaucoup, et ce qui faillit entraîner la démission en masse de ce comité.

66Cette nouvelle secousse qui n’était due qu’à une piqûre d’amour-propre n’amena pas de changement dans la situation générale, qui resta aussi mauvaise que précédemment. Les pauvres boycottés eux-mêmes ne recueillirent aucun avantage, malgré les conventions faites, parce que le préfet, voulant faire de la conciliation sur leur dos, fit qu’on les occupa ailleurs que dans leurs chantiers primitifs.

IV

67L’histoire de Montceau se continue ainsi, faite de tristesses et de violences, jusqu’à ce que le gérant, fatigué, malade, découragé au lieu d’être soutenu par ses conseilleurs, ne se sentant plus la santé et la force de réagir, résolut de donner sa démission pour passer à d’autres mieux armés le soin de reprendre cette œuvre patronale que toutes les forces du mal venaient d’ébranler. Quand le 12 mars cette décision fut connue, il y eut comme une impression de stupeur à Montceau. On sentait en effet qu’une institution croulait et qu’on assistait à la disparition du patronat. Le but poursuivi par les sectaires après plusieurs années était atteint et ils purent se réjouir de leur œuvre.

68La démission du gérant entraînait la transformation de la société en commandite en société anonyme, c’est-à-dire en la forme impersonnelle que l’on affectionne particulièrement à notre époque, parce que le sentiment de la responsabilité s’émousse de plus en plus dans l’esprit des classes dirigeantes.

69La transformation fut laborieuse ; il fallut trois assemblées d’actionnaires, les 1^er mai, 9 juin et 15 septembre 1900, pour résoudre, dans des discussions parfois longues et un peu vives, les différentes questions soulevées et pour nommer définitivement le nouveau conseil d’administration. Quant à la nomination du directeur, elle ne s’effectua que plus tard encore, dans le courant d’octobre, et nous constaterons simplement, en passant, que le choix se porta sur un fonctionnaire du gouvernement.

70Pendant la période de discussion que limitent les votes que nous venons d’indiquer, la Compagnie de Blanzy se trouva sans direction ; le personnel technique et administratif se trouva aux prises avec des difficultés constantes et de tous ordres qu’il sut heureusement surmonter dans la mesure de ses forces, soutenu parle sentiment du devoir et par ce dévouement absolu dont il avait toujours fait preuve envers la Compagnie de Blanzy, aux intérêts de laquelle il était profondément attaché. Il faut dire qu’il avait été formé par des patrons sachant, ainsi que Le Play l’a démontré, que la permanence des engagements est un des meilleurs encouragements à bien faire et une des conditions essentielles du succès d’une entreprise. Ce manque de direction se faisait cependant profondément sentir et il y eut un phénomène d’absentéisme très nettement marqué et à coup sûr regrettable. Malheureusement, à l’heure actuelle ce n’est pas un phénomène isolé, et il est triste de voir combien peu de personnes intéressées pécuniairement dans une affaire ont à cœur de se rendre compte des situations sur place. On veut juger de loin et l’on s’expose à de trompeuses illusions ou à l’erreur, tel le bonhomme de La Fontaine qui prenait des bâtons flottants pour des vaisseaux de haut bord. L’absentéisme était un mal qui sévissait surtout sur les propriétaires fonciers, cette plaie s’étend maintenant aux propriétaires industriels, et le résultat le plus palpable de cette nouvelle manière d’être, c’est que beaucoup en arrivent à ne plus considérer l’industrie que comme une affaire purement financière, oubliant que les capitaux ne fructifient que par le travail. Leur éloignement les habitue à ne plus voir l’effort ni les luttes, l’opération financière seule apparaît à leurs yeux, masquant par son unique éclat le labeur de ceux qui produisent et dont l’existence devient presque un mythe, parce qu’on ne les approche jamais et qu’on néglige de leur apporter des encouragements aux heures de défaillance.

71Pendant que l’on s’agitait à Paris pour présider aux destinées de la nouvelle Compagnie de Blanzy, il se passait à Montceau des faits assez caractéristiques. Nous savons qu’il s’était formé un deuxième syndicat, le syndicat des « Jaunes », opposé au syndicat socialiste des « Rouges », ces appellations provenant de la couleur des insignes. Au mois d’avril les « Jaunes », ayant tenu leur assemblée trimestrielle, furent en butte de la part des « Rouges » à toutes sortes d’insultes et de vexations. Les batailles se renouvelèrent lors des élections municipales qui furent franchement socialistes et qui portèrent au pouvoir dans toutes les mairies d’alentour le parti des révolutionnaires. Ce n’était là qu’un prélude aux désordres du 5 août, lors de l’assemblée suivante des « Jaunes ». Ce jour-là, et sous les yeux du préfet, les Rouges, excités par les invitations réitérées de leur journal, l’Union Républicaine, firent le siège des locaux du syndicat n° 2 que l’on avait appelé pour la circonstance le fort Chabrol. Ils voulaient par la violence détruire ce nouveau syndicat qui leur portait ombrage et l’on vit une association légalement constituée ne pouvoir tenir ses réunions. Il y eut de véritables scènes de sauvagerie qui se passèrent en présence du préfet. Ce dernier même fut, pendant toute une après-midi, bafoué, frappé, couvert de crachats, essuya même deux coups de feu, sans qu’il songeât à faire balayer les rues par les gendarmes pour se dégager et dégager les abords du siège du syndicat jaune. On ne sait pas ce qu’il faut admirer le plus chez lui : son stoïcisme ou bien son respect pour l’observance d’une consigne. Il ne semble pas douteux, en effet, que les Jaunes étaient condamnés en haut lieu et les Rouges félicités. La journée se termina par une vaste manifestation organisée sous le prétexte de rétablir l’ordre autour du fort Chabrol. Le maire socialiste, ceint de son écharpe et flanqué de ses adjoints, se mit à la tête d’un long cortège qui parcourut les rues de la ville à l’ombre du drapeau rouge et aux chants de la Carmagnole et de l’Internationale, pendant que les autorités donnaient leur complet acquiescement.

72La nouvelle administration de la Compagnie en prenant le pouvoir avait assumé une lourde tâche. La situation était fort difficile à tous points de vue et méritait un examen sur place très approfondi. La direction allait se trouver en présence d’une population révoltée que les concessions avaient encore rendue plus exigeante et plus indisciplinée et qu’il importait de ramener à de plus sages idées en lui faisant sentir un maître. Malheureusement, personne ne vint étudier la question sur place pour s’éclairer à la lumière du passé ; des préoccupations que nous ne connaissons pas firent laisser de côté cette sage méthode et, après un absentéisme prolongé on entra immédiatement en pourparlers avec les fauteurs de désordre. Les socialistes s’en réjouirent et félicitèrent la nouvelle administration ; ils la félicitèrent surtout chaudement quand ils virent la gratification traditionnelle de la Sainte-Barbe refusée aux ingénieurs et aux employés, mais accordée aux ouvriers. Sans connaître les mobiles de cet acte significatif, nous constatons simplement ce fait : que la révolte des ouvriers se trouvait approuvée et récompensée, tandis que le complet dévouement des employés était méconnu et puni.

73Les mineurs du syndicat « rouge » s’aperçurent vite qu’on les traitait avec les plus grands égards, que les « jaunes » étaient relégués fort loin au second plan et que l’ère des concessions allait de nouveau s’ouvrir. Il fit paraître ses exigences et obtint successivement : la réintégration d’ouvriers renvoyés pour fautes graves contre la discipline ; le maintien pour une nouvelle année de l’augmentation générale de 5 % sur les salaires, plus une nouvelle augmentation de 2 % pendant un an. Ces concessions encourageaient les demandes, mais n’apaisaient pas pour cela les esprits. L’agitation reprenait de plus en plus, et bientôt une troisième grève venait démontrer d’une manière péremptoire qu’on ne doit pas transiger avec des révoltés.

V

74Le 19 janvier dernier, des manœuvres du puits Montmaillot refusèrent le travail et entraînèrent les mineurs avec eux, prétendant que le syndicat avait négligé de s’occuper d’eux et de leurs camarades du Magny et que, de ce fait, ils restaient moins payés que ceux de la région de Montceau. Ces mécontents avaient formé le projet de fonder un syndicat à Sanvignes, village voisin qui se trouvait déshérité depuis que Montceau absorbait tout à son profit, et on se demande si, à l’origine de cette levée de boucliers, il n’y avait pas quelque querelle de cabaretiers. Le syndicat « rouge » voulut d’abord s’opposer au mouvement, mais il craignit de perdre son influence et le lundi 21 janvier on vit ses délégués marcher à la tête des bandes de Montmaillot et du Magny pour faire cesser le travail. La grève devint de suite générale, et on se demanda plusieurs jours quelles étaient ses causes, aucune revendication n’ayant été présentée. Les véritables causes de la grève ne sont pas immédiates, elles sont les mêmes qu’en 1899, avec cette aggravation qu’en 1899 on s’attaquait plus particulièrement à un patronat et qu’en 1901 on s’attaque à l’ordre social tout entier. Dix-huit mois de ministère socialiste ont avancé les idées et il ne faut pas s’étonner qu’après avoir semé le vent on récolte la tempête.

75Nous serons aussi court que possible sur l’histoire de cette grève et, après cet exposé déjà bien long, puisqu’il fallait entrer dans le détail des causes primordiales de toutes ces secousses, nous nous bornerons à signaler les faits les plus saillants.

76Par suite de la désunion plus ou moins sensible qui régnait au camp des socialistes, il s’était formé d’abord un comité de la grève qui présenta les revendications quelques jours après. Elles furent rejetées en bloc par la direction. Cet échec entraîna la chute de ce comité et la confiance revint au syndicat qui, pendant ce temps, s’était haussé au diapason des plus violents ; les démarches n’eurent pas plus de succès, car non seulement la Compagnie ne lit pas de concessions, mais elle retira l’augmentation de 2 % sur les salaires qu’elle avait accordée sous la condition que le travail ne serait pas abandonné.

77Dès le premier jour, des troupes avaient été mandées et 3.000 hommes débarquaient malgré les protestations indignées du maire socialiste. Ne pouvant les chasser, les révolutionnaires firent tout ce qu’ils purent pour détourner les soldats de leur devoir et ils les excitèrent publiquement au meurtre de leurs chefs.

78Le travail ayant cessé partout d’une manière complète, il fallut quand même assurer la conservation de la mine, malgré les grévistes, ce qui fut remarquablement organisé avec le concours des ingénieurs, surveillants, maîtres mineurs, contremaîtres et gradés. Quoique l’on évitât autant que possible d’accepter des ouvriers dans les travaux, les grévistes firent des patrouilles constantes et toutes les nuits les « Chevaliers du gourdin » gardaient tous les passages, mettant à mal les malheureux qui s’aventuraient dans leur voisinage : ils avaient établi l’état de siège à leur profit. Pour donner une idée des facilités de circuler qu’avaient les habitants de Montceau, nous citerons le texte des permis de circulation suivants qui émanaient de la mairie et dont ils portaient le timbre :

79Prière à tous les bons citoyens de laisser circuler librement le nommé…, facteur des postes et télégraphes.

80Montceau, le
Signé : BOUVERI.

81Monsieur… fait venir des charbons des mines des environs et les vend au commerce ; ces charbons ne sortent pas des charbons des mines de Blanzy.

82Pour le maire empêché,
L’adjoint délégué,
Signé : Illisible.

83Le froid sévissait, il fallait se chauffer, et le combustible manquait ; pour s’en procurer, les grévistes sur le conseil de leurs orateurs mirent en coupe réglée les bois des alentours et se mirent à exploiter les affleurements de houille. Ces déprédations se commettaient sous l’œil bienveillant du préfet qui ne se décida à faire de timides observations qu’après la mort de deux ouvriers pris sous un éboulement dans l’une de ces exploitations illicites. Ce pénible accident fut le prétexte d’une manifestation violente. Presque tous les jours, pour occuper les loisirs des grévistes, les meneurs les faisaient circuler en long cortège accompagnés du drapeau rouge, mais pour les obsèques de ces deux malheureuses victimes on vit apparaître en plus les drapeaux noirs de l’anarchie. Les cercueils furent portés à bras et découverts et des gens armés de fusils les escortaient. L’état révolutionnaire et violent s’accentuait de plus en plus et l’on pouvait se demander ce que réservait l’avenir, quand se produisirent les événements de Chalon. Une déclaration de grève eut lieu dans cette ville et les ouvriers promenèrent le drapeau rouge, mais l’emblème séditieux fut saisi et la répression immédiate ; cinquante-deux meneurs furent arrêtés, condamnés sévèrement, et la paix revint de suite. Ces mesures énergiques calmèrent les violents de Montceau : mais on se demande pourquoi on n’agit pas de même dans cette ville où, depuis deux ans, on entretient un foyer révolutionnaire : le gouvernement seul pourrait nous répondre.

84En même temps que les combustibles, les vivres commençaient à se faire rares et, pour manger plus économiquement, on organisa les soupes populaires ; cela faisait bien l’affaire des ménagères qui, de la sorte, pouvaient prendre part aux manifestations. Dans chaque quartier on installa de vastes marmites et des cuisiniers improvisés préparèrent le bouillon démocratique. Deux fois par jour, des appels de clairon convient au festin les affiliés du syndicat rouge et chacun apporte sa marmite en même temps que son obole.

85Et la Compagnie se refusait toujours à accorder les satisfactions demandées. Beaucoup d’ouvriers se lassaient, les uns parce qu’ils avaient le désir de travailler, les autres parce qu’ils auraient voulu avoir une solution et la victoire tant promise.

86Les premiers étaient des grévistes forcés, la plupart membres du syndicat « jaune ». Réduits à l’impuissance par le peu de protection qu’ils recevaient, leur situation devenait pénible ; aussi résolurent-ils d’adresser un appel aux Français, eux, les victimes des internationalistes. L’appel fut entendu de tous les coins de France et, quinze jours après, plus de 100.000 francs venaient apporter l’aide et le courage à ces ouvriers qui luttaient pour la liberté, qui flétrissaient le drapeau rouge et se rangeaient fièrement sous les plis du drapeau tricolore en se déclarant franchement patriotes. Ce fut un réconfortant spectacle de voir combien de Français avaient compris leur devoir en apportant leur obole à ces ouvriers résolus à repousser les doctrines des socialistes et des sans patrie. Mais qu’ils ne s’arrêtent pas maintenant en si bon chemin, car la lutte ne fait que commencer, elle sera de tous les instants : que chacun dans sa sphère fasse tous ses efforts pour répandre les saines idées de justice et de paix sociale et qu’il n’hésite pas à favoriser de toutes ses forces le mouvement qui se dessine dans la classe ouvrière, ce mouvement de réelle émancipation qui fait repousser aux ouvriers sérieux toute compromission avec les politiciens internationalistes. Honneur à ceux qui ont su s’affranchir de la tutelle des agitateurs, aux « Jaunes » du Creusot, de Montceau, de Perrecy, de Montchanin.

87Les « Rouges » aussi trouvent le temps long, car à l’heure actuelle la grève dure toujours et elle a commencé le 19 janvier. Les agitateurs et les meneurs qui ont intérêt à la voir continuer usent de tous les moyens pour maintenir leurs auditeurs dans de bonnes dispositions et leur promettent d’éclatantes revanches. Ils les montrent à l’avant-garde du prolétariat et leur affirment qu’ils sauront un jour. Un nom dans l’histoire pour avoir été les premiers champions de la révolution sociale et pour avoir, par leur endurance, commencé l’affranchissement de tous les prolétaires.

88Ce qu’il y a de plus triste, c’est que ces malheureux croient toutes ces belles paroles et qu’ils attendent bénévolement le vote de la grève générale, comme si l’ensemble des mineurs avaient les mêmes intérêts que ceux de Montceau. Les grévistes font preuve d’un aveuglement vraiment sans pareil, car ils ne voient pas qu’à plusieurs reprises déjà on les a bernés atrocement. Une interpellation sensationnelle devait avoir lieu, mais, le jour venu, l’interpellateur est malade. Reprise plus tard par un autre député, elle aboutit à l’approbation complète des mesures prises par le gouvernement.

89Plus tard, la fédération des mineurs réunie à Saint-Étienne vote la grève générale, mais en principe, et quand les délégués mineurs vont porter au ministère les sommations de la fédération, on leur répond par de bonnes paroles d’encouragement. Ils avaient enfin mis leur espoir dans le congrès de Lens, et là encore on les a bernés en leur faisant de chimériques promesses. Il semble fort peu probable que la grève générale sorte de la consultation des mineurs de France, d’abord parce qu’ils n’y ont pas intérêt, ensuite parce qu’ils voteront à bulletin secret, enfin parce que beaucoup des plus violents ne voudront pas créer des ennuis au ministère de leurs rêves.

90Cependant, le travail a repris en partie à Montceau depuis le 1^er avril, grâce au syndicat des « jaunes » et grâce à la protection efficace que l’on s’est enfin décidé à accorder aux ouvriers sérieux. Chaque jour il en vient une trentaine de plus que les jours précédents et actuellement plus de 1.600 ouvriers ont réintégré les chantiers. Beaucoup hésitent encore, parce que si on les protège efficacement aux heures où ils ont à se rendre au travail ou à en revenir, il ne peut pas en être de même dans l’intervalle, et que certains d’entre eux ont eu leur maison mise au pillage pendant leur absence. En rouvrant les chantiers, la Compagnie a déclaré congédiés 450 ouvriers qui étaient en excès ou qui présentaient des aptitudes insuffisantes au travail. Il s’est trouvé dans ces malhabiles beaucoup de violents.

VI

91Il ne nous reste plus maintenant qu’à jeter un rapide coup d’œil d’ensemble sur les événements que nous venons de relater et d’essayer d’en tirer la philosophie.

92Ces événements sont nés et se sont développés parce que la prospérité des Mines de Blanzy avait excité des jalousies et qu’elle retardait l’avènement du socialisme grâce à ses institutions et à sa forme patronale. C’est ce que démontre l’hostilité gouvernementale et l’incroyable indifférence des industries similaires. Quand le patronat eut disparu, nous avons relevé comme cause aggravante de la situation un absentéisme regrettable, qui n’est pas étranger à la prolongation actuelle de la crise. Nous noterons enfin que, pendant ces deux dernières années, trois préfets différents ont été à la tête de Saône-et-Loire, que tous ont tenu la même conduite, et que, par conséquent, ils obéissaient. Après ce que nous avons vu par nous-mêmes, nous pouvons affirmer que si, dès la première grève, on avait fait respecter la liberté du travail, ce qui était le devoir légal, des autorités présentes, la grève n’aurait pas duré trois jours, et il est permis de croire que le pays eût évité la plupart des secousses dont il souffrira longtemps, car non seulement les ouvriers out perdu plus de 4 millions de salaires, mais le commerce est dans une position critique, à la veille de la ruine générale.

93En apprenant les désordres de Montceau, beaucoup se sont dit : « À quoi bon toutes ces institutions patronales si parfaites ? Elles ne préservent pas des grèves, elles sont donc inutiles. » Il est certain qu’en voyant cette population devenue haineuse, on se sent pris de découragement. Qu’il n’en soit rien cependant, car on ne doit jamais se repentir d’avoir bien fait. Les ouvriers reconnaîtront un jour quels étaient leurs vrais amis et l’épreuve leur deviendra profitable. Et qu’on ne dise pas que ces institutions ont été inutiles à part les troubles passagers de 1882 où quelques jeunes gens écervelés firent partir la dynamite, Montceau eut vingt et un ans de calme, de 1878 à 1899. Qu’on ne vienne pas devant ce résultat nier l’efficacité de l’action patronale et prétendre que ceux qui s’occupent des ouvriers se font illusion.

94En présence de la situation pénible créée à une industrie particulière, en présence surtout des dangers que court l’industrie française tout entière par le fait de la marche ascendante des révoltes ouvrières, le devoir des industriels se trouve tracé. Qu’en premier lieu ils vivent avec ceux qu’ils sont chargés de diriger, c’est le moyen de les connaître et c’est le moyen d’éviter bien des crises, et qu’ensuite ils se groupent entre eux de façon à opposer un bloc à l’assaut des révoltés. L’union pouvait être simplement utile jadis, maintenant il ne s’agit plus de discuter, elle est devenue nécessaire. Que l’on ne se retranche plus derrière des divergences de vues et d’intérêts quand il s’agit de questions essentiellement vitales. Les groupements existent déjà. Il y a, avec le Comité des houillères et le Comité des forges de France, une association analogue concernant la construction et les chemins de fer ; ces groupes se sont même unis, au commencement de cette année, à la suite de l’Exposition de 1900 ; mais cet ensemble, qui réunit les plus hautes sommités industrielles en France, ne doit pas tolérer qu’aucune décision concernant l’industrie soit prise sans son assentiment. Cette union ne doit pas avoir seulement le droit de parler, elle en a le devoir, et il faut qu’elle soit écoutée. Pendant que l’étranger protégeait avec un soin jaloux le travail de ses nationaux, la France s’abandonnait, ces deux dernières années, à toutes les expériences des factieux ; il est temps que nous voyions finir cet état de choses. Il est nécessaire pour cela qu’il y ait un réveil des industriels et qu’ils s’unissent pour repousser le danger commun. Ils ont une besogne vraiment patriotique à accomplir et nous sommes convaincus qu’ils n’y failliront pas. (Applaudissements.)

95M. LE PRÉSIDENT félicite le conférencier de sa magistrale communication. On se sent heureux après tant de lectures fragmentaires sur la grève de Montceau d’avoir enfin un tableau d’ensemble sincère et aussi complet que possible. Il invite les auditeurs à présenter quelques questions ou observations.

96M. BOMPARD demande au conférencier de vouloir bien préciser particulièrement deux points : d’une part, n’y a-t-il pas eu une transformation dans les institutions patronales de Montceau, et s’il y en a eu, comment, dans quel sens s’est-elle opérée ? Ensuite, de quelle manière s’est formé le syndicat n° 2, dit syndicat « jaune » ? Est-ce d’ouvriers désireux de travailler ? Est-ce à l’instigation de la Compagnie ? L’orateur a signalé une augmentation considérable des ouvriers de la mine dont le nombre a passé de 5.000 à 10.000 en très peu d’années. N’est-on pas amené par là à supposer qu’il y a eu afflux d’éléments étrangers comme cela s’est passé pour des augmentations analogues dans le Nord et le Pas-de-Calais ? Le syndicat « rouge » n’aurait-il pas précisément englobé ces éléments nouveaux venus du dehors, tandis que le syndicat « jaune » serait composé d’éléments locaux ?

97M. DE BELLEFOND répond sur le premier point qu’il n’y a pas eu à proprement parler transformation des institutions patronales ; il est seulement arrivé qu’à un certain moment, pour sauvegarder l’autorité patronale un instant compromise, la mine a dû faire de la politique. Quant à la séparation entre les deux syndicats, il ne faut pas la chercher dans les distinctions d’origine : la population de Montceau et des villages environnants s’accroît très vite, environ 5.000 habitants tous les 5 ans, et elle suffit à peu près au recrutement de la mine. Tout ce que l’on pourrait dire, c’est qu’il a pu y avoir parmi les ouvriers le plus récemment embauchés des hommes qui n’avaient quitté le travail de la terre que depuis peu, et qui étaient plus faciles à entraîner par les meneurs.

98La cause principale, semble-t-il, de la formation d’un second syndicat, ce sont les abus commis par le premier, car il est certain que le syndicat « jaune » est formé d’ouvriers plus modérés ; s’il y en a quelques-uns qui ont pu avoir la préoccupation de chercher à se ménager les bonnes grâces du patronat, la grande majorité sont des indépendants.

99Ce n’est pas seulement à Montceau qu’on a vu apparaître un second syndicat, et le syndicat « jaune » n’est venu au monde qu’après qu’il y en eut un autre analogue constitué au Creusot.

100M. A. CERTES demande si les institutions patronales ont continué à fonctionner malgré les perturbations des deux dernières années, et ce qu’est devenu le sentiment religieux de la population. Il demande également en quoi consiste exactement le reproche d’absentéisme indiqué par le conférencier alors qu’on est en présence d’une société anonyme dont on ne conçoit guère que les fonctionnaires, ni même les administrateurs doivent se mettre personnellement en rapport avec les ouvriers.

101M. DE BELLEFOND répond que, en principe, les institutions patronales ont continué à fonctionner, à l’exception de ce qu’on appelait les industries annexes telles que la vannerie. Quant à la cartonnerie, elle a subsisté, mais est devenue une industrie indépendante ; les sociétés coopératives qu’on avait laissées entre les mains des ouvriers subsistent également, mais sont devenues nettement socialistes et leur réserve a été le premier aliment de la grève ; quant à l’esprit des populations, elles étaient autrefois très indifférentes, mais sont devenues depuis deux ans, sous les excitations socialistes, très anti-cléricales.

102Enfin, en parlant d’absentéisme, le conférencier a fait allusion au manque de direction qui s’est produit pendant la transformation de la société en commandite en société anonyme et qui a duré plusieurs mois.

103S’il est vrai que les sociétés anonymes ne peuvent pas pratiquer le patronat comme de véritables patrons, il ne faut pas cependant en arriver à conclure qu’on peut traiter des affaires industrielles uniquement comme des affaires financières.

104M. HUBERT-VALLEROUX remarque que l’on se demande souvent, en voyant les grèves se prolonger, comment peuvent faire les ouvriers : comment peuvent-ils vivre ?

105En Angleterre, il y a des Unions qui disposent de sommes importantes, de vrais trésors de guerre, et qui peuvent au besoin emprunter. Mais en France, les ouvriers ont peu d’argent et peu de réserves ; on sait bien que les commerçants leur font quelque temps crédit ; on parle aussi de quelques distributions de secours qui proviennent souvent on ne sait d’où. À Montceau, comment les grévistes ont-ils fait ? d’où leur est venu l’argent ?

106M. de BELLEFOND répond que les « rouges » avaient, dès le début, fait appel à la population. On ne sait pas exactement le chiffre des subsides qu’ils ont reçus. Certaines associations ouvrières sollicitées pour la grève générale ont préféré envoyer de l’argent. Il y a eu aussi l’organisation des soupes populaires ; les ouvriers apportaient leur pain ; mais surtout les deux principales explications de la possibilité de la durée de la grève ont été d’une part, le crédit fait par les fournisseurs, crédit longtemps continué parce que le commerce avait été longtemps prospère et avait de grosses réserves ; et de l’autre, beaucoup d’ouvriers eux-mêmes avaient pu faire des économies. Il y avait encore, il n’y a pas longtemps, 1,200,000 francs déposés par eux à la Compagnie, sans parler des fonds que beaucoup d’entre eux possédaient à la banque locale, « La Prudence ».

107M. CHEYSSON a pris à la remarquable communication de M. de Bellefond, outre l’intérêt général qu’elle a inspiré à toute la réunion, un double intérêt personnel : d’abord, comme ancien directeur du Creusot, qui a toujours entretenu avec le Montceau des rapports intimes à raison du voisinage et de la communauté d’origine3, il a suivi avec sollicitude tout ce qui s’y passait ; ensuite, en qualité de rapporteur du jury à l’Exposition de 1889, il a consacré aux institutions patronales du Montceau, qui avaient obtenu alors un grand prix, un chapitre très élogieux, où il les recommandait comme des modèles à imiter. S’étant ainsi compromis avec elles, il éprouvait un véritable chagrin à les voir attaquées, accusées d’impuissance et d’avortement, en même temps que leurs ennemis triomphaient de leur prétendue banqueroute.

108Mal vues des socialistes qui cherchent à les rendre suspectes aux ouvriers, comme une tutelle humiliante et une servitude ; menacées par les ingérences étatistes et les projets de lois sociales qui reposent sur l’obligation ; imposant à l’industrie de lourds sacrifices et de délicates responsabilités, ces institutions seraient bien près d’être discréditées et condamnées, si les patrons qui les installent pour semer la paix, s’apercevaient qu’ils récoltent en réalité la guerre. Il ne leur resterait plus qu’à démonter au plus vite cet outillage coûteux et stérile, pour en revenir au système du « travail-marchandise », où les rapports sociaux se bornent à la livraison et au payement de la main-d’œuvre et où les employés et les employeurs ne se connaissent pas plus en dehors de l’atelier que les clients et les fournisseurs en dehors du magasin.

109Aussi M. Cheysson a-t-il été particulièrement heureux d’entendre M. de Bellefond affirmer, avec son autorité de témoin oculaire et d’acteur, que les institutions patronales de Montceau devaient sortir de cette grève absolument indemnes, qu’elles avaient donné plus de vingt ans de paix et de prospérité et qu’on n’a pas le droit de tirer parti contre elles des troubles actuels.

110M. Cheysson se sentirait gêné pour rechercher ici les causes intérieures et extérieures qui expliquent ces troubles et faire la part des responsabilités en jeu. Au lieu de cette étude rétrospective et particulièrement délicate, il croit préférable de regarder en avant et de se demander ce qu’il conviendra de faire quand cette grève de cent jours prendra fin, ce qui ne peut plus sans doute beaucoup tarder maintenant4.

111À la suite du refus de la grève générale, le rapporteur a formulé deux conclusions, qui seraient « la moralité » de son exposé : la première, c’est qu’il faudrait dès le début d’une grève réprimer avec une extrême rigueur toute atteinte à la liberté du travail ; la seconde, c’est qu’il y aurait grand avantage pour tous les patrons à se fédérer de façon à opposer leur union à celle des syndicats ouvriers.

112Assurément, il faut faire respecter la liberté du travail et réprimer tous les désordres de la rue. Nul ne le contestera parmi nous ; mais on n’est jamais sûr que le recours à la force publique, même dirigé avec prudence, n’entraînera pas, dans les ardeurs de la lutte, des bagarres sanglantes. Or, ces collisions, que déplore l’humanité, sont exploitées parles meneurs avec une âpreté triomphante et ne font encore que creuser plus profond le fossé des haines sociales. En tout cas, si cet emploi de la force est la nécessité d’aujourd’hui, ce n’est pas la solution de demain ; c’est un expédient de crise, de fièvre chaude, ce n’est pas un remède : on ne s’assied pas sur des baïonnettes.

113Quant aux groupements patronaux, ils peuvent être commandés par des intérêts économiques ou par des convenances de stratégie ; mais, en somme, c’est l’organisation de la lutte, c’est un instrument de combat. L’idéal de la paix sociale ne peut être de dresser l’une contre l’autre deux fédérations puissantes, hérissées de canons et prêtes à ouvrir le feu au moindre incident. Quand ils sont ainsi braqués et chargés de mitraille jusqu’à la gueule, ces engins finissent par éclater tout seuls.

114Ce n’est donc pas dans cette direction qu’il faut chercher le secret de la paix : on ne peut le trouver qu’en remontant à la source du mal. Or, le mal est intellectuel et moral ; il tient à ce que les esprits sont égarés et les cœurs aigris. C’est là qu’est le remède et là seulement.

115Comment espérer l’apaisement d’ouvriers convaincus qu’ils sont victimes d’une grande iniquité sociale, qu’ils supportent seuls le poids d’une organisation dont quelques privilégiés repus ont seuls le bénéfice, que la propriété et le capital ont été engendrés par le vol, que le moment est venu d’en finir avec ces abus séculaires et de conquérir cette Jérusalem nouvelle où régneront, avec le bien-être général, la justice et l’égalité ? De pareilles préventions stérilisent toutes les tentatives de rapprochement, qui paraissent dictées par le calcul ou par la peur. Les institutions patronales elles-mêmes perdent leur vertu apaisante, parce qu’elles apparaissent comme un os à ronger jeté au prolétariat pour le détourner de ses légitimes revendications et comme une habileté bourgeoise destinée à retarder l’heure de la liquidation sociale.

116Le désordre qui se traduit en grèves, en explosions violentes, n’est donc que la conséquence logique du désordre des idées. L’ordre ne pourra être assuré dans la rue que quand il le sera dans les esprits et dans les cœurs. La paix ne sera stable que si elle repose sur l’assentiment moral.

117Il faut oser le dire hautement : pendant que les socialistes s’en allaient partout prêchant leur bonne nouvelle, faisant œuvre d’apôtres dans les campagnes et dans les villes, se multipliant, organisant la propagande par la pensée et par la parole, pendant qu’ils s’efforçaient surtout de conquérir l’atelier, les industriels se contentaient de gémir de ces tentatives, de déplorer l’ingratitude et le mauvais esprit de leur personnel ; mais, en général, ils ne faisaient rien pour disputer leurs ouvriers à ces prédications de haine et d’erreur. Ils s’enfermaient dans les intérêts techniques et semblaient s’imaginer qu’en ignorant systématiquement les questions sociales, ils les supprimaient ou du moins ils en empêcheraient l’éclosion.

118C’était une tactique imprudente et dangereuse. S’étant faite sans le patron, l’éducation des ouvriers s’est faite contre lui. Ils avaient faim et soif d’enseignements et de sympathies. Aussi se sont-ils jetés avec avidité et reconnaissance dans les bras des docteurs qui venaient à eux en affichant une ardente commisération pour leurs souffrances et en leur apportant le prétendu remède à leurs maux. Les doctrines qu’on leur inoculait trouvaient d’autant mieux le chemin de leurs cœurs qu’elles flattaient davantage leurs passions et leurs rancunes, répondaient à leurs aspirations inconscientes. Présentées avec un appareil scientifique et un dogmatisme hautain, elles ont revêtu pour eux un caractère sacré de justice et de vérité ; ils y croient d’une foi mystique comme à une révélation : c’est une religion dont ils sont aujourd’hui les adeptes et dont ils seraient prêts, s’il le fallait, à être demain les martyrs.

119Tant que cette mentalité persistera, on pourra, sous la pression de la force ou de la misère, voir des trêves momentanées entre le capital et le travail : on n’aura pas de paix durable. Il est certes commode et simple, pour venir à bout du conflit, d’aligner des soldats, en gardant tranquillement le coin de son feu ; mais, si l’on veut, je le répète, guérir le mal, il faut lui opposer un remède de même nature que lui, c’est-à-dire un remède moral ; il faut que les adversaires du socialisme imitent sa tactique et son dévouement, contiennent ses efforts, réfutent ses erreurs, réhabilitent les victimes de ses sophismes, ressaisissent enfin ces esprits, qu’ils ont eu jusqu’ici le tort de lui livrer sans combat.

120L’entreprise est difficile, on ne peut le méconnaître : on a contre soi les défiances de ceux qu’il s’agit de ramener, les préjugés sociaux dont ils sont pénétrés, l’austérité des vérités qu’il s’agit de substituer à des erreurs capiteuses. La situation est assurément moins bonne que si, dès le début, on avait fait cette campagne, au lieu de laisser s’installer l’adversaire au cœur de la place et d’avoir aujourd’hui à l’en déloger. Mais le mal s’aggrave tous les jours : ce n’est pas dans quelque temps qu’il faut se mettre à l’œuvre, c’est tout de suite, si l’on veut faire reculer l’erreur et lui disputer ceux qu’elle n’a pas encore atteints.

121Dans cette campagne d’éducation sociale, le premier rôle doit appartenir aux ingénieurs de l’industrie. M. Cheysson n’a cessé de soutenir que tout ingénieur technique doit se doubler d’un ingénieur social. Il ne s’agit plus seulement, pour l’ingénieur, de savoir diriger des machines ; il a encore besoin de savoir diriger des hommes : or, cette seconde science ne lui est pas moins indispensable que la première et elle est encore plus difficile, dans le rapport même où la complexité de l’homme l’emporte sur celle de ses outils. Comme l’officier dans l’armée, l’ingénieur dans l’usine doit être l’éducateur social de son personnel et contribuer par ses contacts personnels, ses actes et son langage, à dissiper les préventions et les malentendus qui troublent le monde du travail.

122Son action éducative trouvera de singulières facilités dans la formation récente et très significative de ces syndicats « numéro deux », qui ont été protégés par leur bon sens inné contre les violences révolutionnaires. Les « jaunes », comme on les appelle, ont le sentiment confus que les grèves, la haine, la guerre ne sont pas un état normal de l’industrie, qu’elles font autant de mal à l’ouvrier qu’au patron et que la paix vaut décidément mieux pour tout le monde : c’est là un très heureux symptôme et de grande portée pour l’avenir. Il faut s’appuyer sur ces jaunes, les encourager, les soutenir, les organiser ; il faut surtout les armer pour la discussion avec les « rouges », en leur fournissant des arguments familiers qui leur permettront de réfuter les erreurs ambiantes et de ramener leurs camarades de bonne foi. Il n’y a pas d’œuvre plus pressante que la rédaction de ce manuel, qui pourrait alimenter les articles de la presse populaire et les conversations de l’atelier. Amis instinctifs de la paix sociale, les jaunes sont déjà plus qu’à mi-chemin de la vérité : c’est par eux que peut se faire cette éducation populaire et, de leur milieu, elle s’infiltrera chez les « rouges », que la violence de leurs préventions rend aujourd’hui difficilement accessibles à des contacts directs avec nous.

123Si cette campagne nécessaire est menée avec ensemble et vigueur, on ne tardera pas à reprendre les positions perdues. Sur ces terrains reconquis, on fera alors refleurir les institutions patronales, qui sont loin d’avoir épuisé leur sève et qui doivent encore, comme elles l’ont fait dans le passé, produire dans l’avenir les fruits les plus savoureux (Vifs applaudissements).

124M. LE PRÉSIDENT conclut qu’on ne peut mieux terminer la discussion que par ces paroles de M. Cheysson ; il rappelle l’opinion du R. P. Rutten, qui, pour mieux juger ces questions, s’est fait mineur pendant plusieurs mois et qui a étudié de si près les grèves du Borinage. Il conclut qu’elles ont été insignifiantes là où il y avait eu des patrons qui avaient non seulement créé des institutions patronales, mais qui avaient instruit leurs ouvriers. C’est un des grands problèmes de notre époque que l’éducation de la démocratie. Il faut que chacun sache s’y dévouer.

125La séance est levée à 11 heures.

126Le Secrétaire,
E. JARRIAND.