Naissance de l’ingénieur social
|Partie II. Les enquêtes économiques et sociales
Chapitre 7. La grève de Montataire, ses causes, son caractère et ses suites
Texte intégral
Petite sociologie d’une sortie de crise sociale (1887)
- 1 Alors dirigées par Alexandre Gibon (1820-1896), ancien élève de l’École centrale, personnalité de l (...)
1William Bertheault, aujourd’hui bien oublié par l’histoire des ingénieurs, est pourtant une personnalité remarquable qui, tout au long de sa carrière, a associé responsabilité industrielle et recherche sociologique sur son milieu de travail. Très tôt, il collabore aux activités de la jeune Société internationale des études pratiques d’économie sociale et rédige, en 1869, la monographie d’un paysan cultivateur de la province de Santander (Espagne). Ce travail, bien que n’ayant pas donné lieu à publication dans la série des Ouvriers des deux mondes, est présenté devant la SIEPES par le comte de Morania. Plus tard, ingénieur aux Forges de Montataire1 (Oise), Bertheault consacre à ce site industriel une étude centrée sur « les institutions patronales de Montataire » (La Réforme sociale, 1er janvier 1886). Il est également l’auteur de la monographie du charron de Montataire (Ouvriers des deux mondes, 2e série, t. 1, 1887). Ces travaux lui ouvrent les portes de la SIEPES (mars 1886). Il publie en 1891, dans La Réforme sociale, une longue et détaillée monographie du canton de Creil (Oise).
2C’est donc en acteur de premier plan, même s’il n’est plus alors en fonction, que W. Bertheault s’efforce de décrypter pour les lecteurs de La Réforme sociale la crise sociale que viennent de connaître les Forges de Montataire dont les difficultés économiques ont conduit la direction à une réduction progressive du personnel et une baisse conséquente des salaires. Cette récession provoque, en août 1887, une grève de tous les ateliers qui dure deux semaines. Mais ce conflit social se déroule sans violence, sans désordre manifeste, hors la venue de meneurs extérieurs. Cherchant à expliquer cette attitude des ouvriers, Bertheault en recense quelques causes, à commencer par l’existence des « institutions patronales » : économat, logements ouvriers, location de parcelles de terre. C’est donc, à ses yeux, tout particulièrement dans « les dispositions mutuelles des ouvriers et de leurs chefs » que réside les raisons de ce climat social, somme toute relativement serein et propice aux « transformations nécessaires dans l’intérêt des ouvriers comme dans celui de la Compagnie ».
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3Au sujet de la grève de Montataire, qui vient récemment de prendre fin, on lira avec intérêt les détails et les réflexions si autorisées qu’a bien voulu nous envoyer, sur notre demande, M. l’ingénieur W. Bertheault. Bien que fixé à la campagne, où il manquait d’une partie des informations nécessaires, notre confrère, en s’appuyant sur ses souvenirs et sur les observations qu’il a pu faire pendant un long séjour à Montataire, a pu ajouter dans les pages qu’on va lire un complément précieux à de précédentes études sur le même sujet dont aucun de nos lecteurs n’a perdu le souvenir. (V. sur les institutions patronales de Montataire, la Réforme sociale du 1er janvier 1886 ; et dans les Ouvriers des deux mondes, nouv. série, t. 1er, Le charron de Montataire.)
4(Note du secrétariat.)
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5La Société des forges de Montataire a été obligée comme toutes les autres compagnies métallurgiques de réduire beaucoup le nombre de ses ouvriers. Que sont devenus ces milliers d’ouvriers licenciés par les forges françaises depuis près de trois ans ? Comment ont-ils pu trouver des moyens d’existence en dehors de leur profession ordinaire, dans un temps où la plupart des autres industries ainsi que l’agriculture ne paraissent pas jouir d’une beaucoup plus grande prospérité ? Il y a là une question générale qui serait intéressante à étudier.
6En ce qui concerne spécialement l’usine de Montataire, le personnel qui comprenait plus de 2.000 ouvriers en 1884 est aujourd’hui réduit de moitié. On n’a cependant procédé par voie d’exclusion qu’exceptionnellement et avec beaucoup de modération ; il a suffi en général pour obtenir la réduction du personnel de suspendre le recrutement de la portion flottante et très peu stable qui a fini par disparaître d’elle-même. Aussi a-t-on constaté que la population enfantine des écoles et des asiles n’a presque pas diminué malgré la réduction énorme du nombre des ouvriers de l’usine, ce qui indique bien que cette réduction a porté presque exclusivement sur les ouvriers étrangers ou nationaux nomades, ou sur les jeunes gens qui ont pu trouver à s’occuper ailleurs, et que le nombre des chefs de famille attachés à l’usine est resté le même. La réforme du personnel ainsi entendue pourrait être critiquée au point de vue économique et du prix de revient des produits fabriqués ; mais elle est une preuve de la sollicitude de la Compagnie pour ses ouvriers. En temps de crise ordinaire, cette réduction progressive du nombre des ouvriers aurait assuré à ceux qui restent la continuité du travail et du salaire, malheureusement le ralentissement des commandes dans toutes les forges de France et des pays voisins et la baisse continue des cours de tous les produits ont été tels, qu’on a été amené presque partout à ne plus faire travailler que par intermittence les ouvriers conservés et même à réduire dans une forte proportion la rémunération de leur travail.
7Cette dernière mesure a été prise pour la première fois par la Société de Montataire au mois de novembre 1885 ; la réduction, qui fut en moyenne de 9 à 10 % de l’ensemble des salaires, avait été précédée d’une révision minutieuse et du remaniement des tarifs de travail à la tâche dont plusieurs, appliqués depuis un grand nombre d’années, ne paraissaient plus équitables, par suite des modifications et perfectionnements apportés à l’outillage. C’est ainsi que certains salaires très élevés furent réduits de 15 à 20 %, tandis que d’autres étaient à peine modifiés et que les ouvriers adultes ne gagnant pas plus de 3 francs par jour n’étaient pas atteints par la réforme. Peu de mois après, le prix de vente ayant continué à décroître et les commandes devenant de moins en moins abondantes, une nouvelle réduction fut décidée par le conseil d’administration et fixée uniformément pour tous les ouvriers à 15 % du salaire.
8Les ouvriers subirent ces deux réformes successives sans récriminations ; tous en reconnaissaient la nécessité, mais ils gémissaient au sujet de l’irrégularité du travail, certains d’entre eux se trouvant quelquefois en chômage pendant des semaines entières et ne recevant au jour de la paye qu’une somme minime malgré le taux encore assez élevé de leur salaire. On comprend en effet qu’un ouvrier père de famille se trouve fort à plaindre, même lorsqu’il gagne une journée de 6 à 8 francs, s’il n’a pu travailler que quinze, douze ou même dix jours pendant le mois.
9Telle est encore malheureusement la situation des ouvriers de Montataire. Les changements survenus dans la direction de l’usine au commencement de l’année 1886, suivis de nouveaux changements au mois de mai 1887, leur avaient fait espérer que tout allait se transformer pour le plus grand bien de l’usine et pour le leur et ils patientaient. Cependant, le 18 août, les ouvriers de l’atelier de tôlerie, celui qui a le plus souffert des chômages depuis trois ans, ayant appris que l’administration venait dé recevoir des commandes importantes et livrables à bref délai, ont cru l’occasion favorable pour réclamer une augmentation de salaire et se sont mis en grève, entraînant avec eux tous les autres ateliers de fabrication.
10Les ouvriers demandaient d’abord le retour aux tarifs établis après la première réduction, puis, à la suite de débats contradictoires, ils se seraient contentés d’une bonification de 5 % sur les salaires actuels, et enfin, les directeurs de l’usine leur ayant fait comprendre que les nouvelles commandes n’avaient été obtenues qu’à des conditions onéreuses ou tout au moins ne laissant pas de bénéfice, et avaient été recherchées précisément pour leur procurer un peu plus de travail, ils se sont décidés à rentrer aux ateliers sans avoir obtenu aucune augmentation. On leur a promis seulement de faire droit à une réclamation secondaire déjà plus d’une fois formulée antérieurement, relative au mode de distribution de la paye. De tout temps, les ouvriers de Montataire ont touché le salaire de chaque mois vers le milieu du mois suivant, et beaucoup d’entre eux préféreraient la paye par quinzaine. Or l’évaluation des salaires payés à la tâche nécessite des écritures et des calculs qu’il serait difficile d’effectuer dans un délai plus court et par périodes de quinze jours ; on ne peut donc payer immédiatement le travail d’une quinzaine que d’après une évaluation approximative et à titre d’acompte. C’est ce que l’usine a toujours fait lorsque certains ouvriers le réclamaient individuellement et pour des motifs sérieux ; maintenant ce sera une mesure générale et on peut se demander si elle est réellement favorable aux intérêts des ouvriers. Recevant deux fois par mois une somme plus minime, ils payeront plus facilement les petites dettes courantes, surtout celles du cabaret, mais ne leur sera-t-il pas plus difficile encore que par le passé de régler régulièrement à la fin du mois la note du boulanger et la quittance du loyer ?
11La grève, qui s’est prolongée du 18 au 31 août, a pu causer quelque préjudice à la Société des Forges ; mais, comme toutes les grèves, elle a eu pour premier et principal résultat d’augmenter la misère des ouvriers. Ils paraissent l’avoir compris eux-mêmes assez promptement et leurs réunions ont affecté un caractère de tristesse et de résignation qui a été remarqué. Il y avait sans doute parmi eux des porte-parole et quelques individus plus ardents que les autres qui se sont laissé entraîner à des actes répréhensibles ; cependant on n’a pas constaté la présence de meneurs venus du dehors qui aient provoqué la grève ou qui aient cherché à la prolonger, et elle semble n’avoir été que la manifestation de sentiments spontanés et d’aspirations assez légitimes au milieu d’une population dont les souffrances ne sont que trop réelles. Les ouvriers grévistes se sont réunis fréquemment, ont discouru et voté sans désordre ; ils ont discuté avec l’administration de l’usine par l’intermédiaire de délégués et ont exécuté docilement la décision de la majorité. Tout s’est donc passé avec calme et sans cette agitation fiévreuse et ces manifestations violentes dont tant d’autres grèves ont laissé le lugubre souvenir.
12Les ouvriers en se mettant en grève espéraient forcer la main de l’administration et obtenir une augmentation de salaire ; mais ils sentaient dès le premier jour la nécessité de perdre le moins de temps possible et comprenaient que même en obtenant gain de cause, il faudrait bien longtemps pour compenser la perte occasionnée par un prolongement de chômage. Ils savaient trop bien d’ailleurs que leurs chefs en réduisant les salaires n’avaient fait que subir une nécessité rigoureuse.
13Il est permis d’attribuer cette intelligence de la situation chez les ouvriers, leur attitude pendant la grève et l’abstention des meneurs étrangers ordinaires, aux mœurs de la population et à quelques-unes des institutions établies par la Société de Montataire qui s’est toujours préoccupée des intérêts moraux et matériels de ses ouvriers et a constamment fait des efforts pour leur venir en aide.
14M. Gibon, l’habile directeur des Forges de Commentry, qui a fondé dans ces usines la Société coopérative dont les remarquables résultats ont été souvent signalés par les publications de la Réforme sociale, avait institué à Montataire, lorsqu’il était directeur de cet établissement, un économat, où les ouvriers trouvent les denrées et tous les objets de ménage et les vêtements dont ils ont besoin. Cette institution, qui a conservé la forme d’économat régi par l’administration même de l’usine, n’offre sans doute pas aux ouvriers tous les avantages que leur procurerait une société coopérative ; bien que la Compagnie de Montataire n’en retire aucun bénéfice, les prix des marchandises sont toujours restés à peu près aussi élevés que ceux du commerce local et les ouvriers ne sont guère attirés que par l’appât du crédit, les fournitures leur étant livrées en compte sur le salaire du mois courant. Ces magasins peuvent donc exercer une certaine action modératrice sur les cours du pays ; mais ils ne font pas une concurrence redoutable aux négociants et n’ont jamais provoqué d’animosité sérieuse ; ils ne paraissent pas avoir été mis en question pendant la grève,
15La Compagnie de Montataire n’a établi qu’un petit nombre de logements d’ouvriers : elle possède seulement un groupe de sept maisons comprenant quatre logements chacune, sur le type des cités ouvrières de Mulhouse, – et une grande ferme aménagée en caserne avec un clos divisé entre les locataires. Ces logements, trop peu nombreux, ne peuvent être attribués qu’à quelques ouvriers d’élite ou privilégiés. Mais, en outre, la Compagnie loue actuellement, à un prix modéré, à 128 de ses ouvriers, des parcelles de terre dont l’étendue totale est de 9 hectares. La surface de chacun de ces petits jardins est donc, en moyenne, d’environ 7 ares ; ils sont tous situés dans le voisinage des usines. En outre, on peut évaluer à 200 ou 250 le nombre des ouvriers qui louent à d’autres propriétaires des petits champs labourés et fumés, souvent assez éloignés des usines, où ils cultivent, en général, des pommes de terre. L’étendue de ces lots est trop faible pour procurer aux ouvriers qui les cultivent des ressources très sérieuses et leur permettre de suppléer par le travail agricole à un déficit très notable dans leur salaire industriel, comme cela a lieu dans d’autres régions plus favorisées (V. le très intéressant article de M. Eugène Simon, dans la Réforme sociale du 15 juil. 1887). Les locataires ne peuvent guère cultiver que des légumes, ils entretiennent généralement des lapins ou des pigeons, quelquefois un porc, et le produit annuel ne peut être bien considérable, mais ils trouvent surtout dans ces travaux l’occupation utile des heures de loisir. Que peut faire, en temps de chômage de son atelier, un ouvrier d’usine ? Après avoir cherché infructueusement du travail dans son voisinage, ou il se confinera désœuvré entre les quatre murs d’un logement misérable, ou il ira se distraire au cabaret. Celui qui possède la jouissance d’un jardin échappe à cette dangereuse alternative, et de plus, il perd promptement cette disposition à changer de pays par caprice ou à l’occasion du moindre prétexte, qu’on remarque fréquemment même chez les bons ouvriers. Assurément les petites cultures des ouvriers de Montataire ne représentent que très imparfaitement le travail agricole alterné avec le travail industriel dont le Play et ses disciples ont souvent signalé la bienfaisante influence ; cependant, même réduit à ces proportions modestes, le travail de la terre offre encore de précieux avantages, et, pendant les années pénibles que la population de Montataire vient de traverser, l’attachement d’un grand nombre de familles pour leurs petits jardins a beaucoup contribué à leur faire supporter avec patience les privations imposées par les fréquents chômages des ateliers.
16Si la Société de Montataire n’a pas cru devoir donner aux institutions en faveur des ouvriers tous les développements qu’elles ont revus dans d’autres établissements industriels, du moins elle a toujours exercé les devoirs d’un patronage bienveillant à l’égard de son personnel. Les bienfaits de MM. Mertian, fondateurs de l’usine, ne sont pas oubliés dans le pays, et depuis la constitution de la Société anonyme qui leur a succédé, le Conseil d’administration et la plupart des agents auxquels il a délégué ses pouvoirs ont conservé les mêmes traditions. Les ouvriers victimes d’accidents ou éprouvés par quelque événement malheureux, ont toujours trouvé auprès de l’administration aide et protection. Les différents se règlent à l’amiable et on ne pourrait guère citer dans le cours d’un demi-siècle plus d’une contestation portée devant les tribunaux. Aussi les ouvriers paraissent-ils moins enclins à la méfiance envers leurs chefs que dans d’autres centres industriels, et ils ont souvent trouvé parmi eux des amis sincères toujours prêts à partager leurs joies et leurs chagrins de famille.
17Ces dispositions mutuelles des ouvriers et de leurs chefs peuvent être regardées comme la principale cause du calme et de la modération qui n’ont pas cessé de régner depuis bien des années dans cette population ouvrière, et, si on les conserve de part et d’autre, elles seront aussi d’un grand secours pour surmonter les difficultés du temps présent en facilitant certaines transformations nécessaires dans l’intérêt des ouvriers comme dans celui de la Compagnie.
Notes
1 Alors dirigées par Alexandre Gibon (1820-1896), ancien élève de l’École centrale, personnalité de l’École de Le Play.
© Presses des Mines, 2008