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Naissance de l’ingénieur social

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Frédéric Le Play

Partie II. Les enquêtes économiques et sociales

Chapitre 6. Sur les commerces du blé, de la farine et du pain à Londres

Frédéric Le Play

Texte intégral

Une micro-économie sociologique (1859)

  • 1 Deuxième rapport aux sections réunies du commerce et de l’intérieur sur les commerces du blé, de la (...)

1Ouvrage peu connu, la Question de la boulangerie du département de la Seine1 est pourtant un texte majeur – en dehors de son intérêt intrinsèque pour l’histoire du libéralisme économique sous le Second Empire – pour qui veut saisir le mode de pensée de Le Play et son application à des phénomènes économiques et sociaux.

  • 2 Le décret réformant la boulangerie est de 1863.

2Conseiller d’État, fraîchement nommé à la section des Travaux publics, de l’Agriculture, du Commerce (1856), l’ingénieur Le Play, auréolé du succès de l’Exposition universelle de Paris et de la publication des Ouvriers européens, se voit confier l’étude d’une question alors vivement débattue : peut-on envisager de libérer l’industrie boulangère parisienne, alors strictement réglementée afin de prévenir toute disette de pain et les redoutables mouvements populaires qui pourraient en découler ? Grâce à une démonstration en plusieurs étapes, fondée sur un méticuleux et diversifié travail d’enquête, Le Play va emporter l’adhésion des pouvoirs publics, jusqu’à celle de l’Empereur Napoléon III, en faveur de la « libéralisation » de la boulangerie. Dans ce long combat réformateur qui s’étend sur cinq années (1858-1863)2, il se heurte à l’opposition du puissant préfet de la Seine, le baron Haussmann, chaud partisan d’une industrie encadrée, qui sera cependant défait.

3Une des clés de la démonstration de Le Play réside dans son étude comparée de la situation parisienne avec la boulangerie londonienne, analysée dans l’extrait qui suit. Cette étude est un petit chef d’œuvre de sociologie économique reposant sur une enquête aux sources multiples : les observations méthodiques, effectuées sur place en novembre 1859, y sont croisées avec des données numériques macro- et microsociales originales établies par Le Play lui-même dont on connaît la compétence en la matière depuis sa Statistique de l’industrie minérale, ses mémoires des Annales des mines et, bien sûr, ses monographies des Ouvriers européens. Le regard exercé de l’ingénieur sur les procédés de fabrication de la farine et du pain est autre atout que Le Play sait mettre au service d’une analyse magistrale où savoir technologique, approche sociologique et ethnologique, étude économique se combinent pour donner un exemple rare d’une science sociale capable d’intégrer de multiples dimensions de la réalité.

4La présente notice et celle que je donne ci-après pour la ville de Bruxelles sont le précis sommaire des documents que j’ai recueillis sur les lieux en novembre 1859, puis coordonnés avec le très utile concours de M. Robert de Massy, rédacteur du bureau des subsistances au ministère du Commerce.

5À Londres, depuis 1815, et dans toute la Grande-Bretagne depuis 1836, une complète liberté d’action est laissée aux commerces du blé, de la farine et du pain. On n’y connaît plus ni limitation, ni taxe, ni règlements restrictifs d’aucune sorte ; la concurrence pourvoit, en dehors de toute intervention administrative, aux besoins des consommateurs, avec une précision et une régularité qui ne laissent à ces derniers aucune préoccupation. L’enquête la plus persévérante n’a pu nous y faire découvrir, même par les moindres symptômes, le préjugé contre l’accaparement ou contre la libre action du commerce. Ceux qui mettraient en doute cette quiétude des esprits devraient être tenus d’aller personnellement la constater sur les lieux mêmes, lors de la prochaine disette ; ceux, au contraire, qui l’expliquent par le faible intérêt qu’aurait, pour la population de Londres, la consommation de la farine et du pain, trouveront, dans les chiffres suivants une réponse catégorique.

6Les habitations agglomérées qui, avec une population de 2,600,000 habitants, constituent ce qu’on peut appeler la ville de Londres, consomment journellement en farine 892,800 kilogrammes employés à la fabrication du pain, et 357,200 kilogrammes employés pour la cuisine domestique et la pâtisserie. L’ancienne ville de Paris, avec une population évaluée par le recensement de 1856 à 1,152,000 habitants, a consommé, pendant cette année, 1,549,171 quintaux de farine pour la fabrication du pain ; la quantité de farine destinée à la pâtisserie et aux autres usages ne peut être évaluée, pour cette même année, au-delà du dixième de cette quantité. Les quantités de farine consommées par jour et par habitant sont donc, dans ces deux villes :

7Le budget domestique se trouve donc grevé à Londres plus qu’à Paris par l’achat des céréales, et c’est encore une circonstance au sujet de laquelle il importe de rectifier chez nous les idées établies. Les commerçants les mieux informés reconnaissent d’ailleurs que le fait est entièrement nouveau : ils l’expliquent en partie par le déficit qui s’est manifesté dans la production de la pomme de terre, et surtout par la diminution énorme que la réforme de 1846 a apportée au prix des céréales. Mais ce fait, quelle qu’en soit la cause, n’est contesté par personne en Angleterre. On ne saurait donc désormais y attribuer à une cause économique l’absence des préjugés qui persistent si malheureusement chez nous : le changement des idées s’explique donc exclusivement par le progrès de la raison publique et par les avantages que chacun a trouvés dans la pratique de la liberté.

8Les blés élaborés par les moulins du bassin de Londres proviennent, pour deux tiers environ, des pays étrangers, et, pour un tiers, des comtés méridionaux de l’Angleterre. Ils se vendent presque en totalité dans la halle aux grains de la Cité, dans la rue dite Mark-Lane, les lundi, mercredi et vendredi de chaque semaine ; ces ventes se font exclusivement sur échantillon, dans un emplacement très circonscrit, par les soins de courtiers et de facteurs dépourvus de tout caractère public. Ces intermédiaires opèrent librement pour le compte des expéditeurs anglais ou étrangers, moyennant une commission d’un et demi à deux pour cent ; ils apportent, en général, dans leurs opérations, une ponctualité et une bonne foi fort appréciées des deux catégories de commettants, et qui sont d’ailleurs en présence d’une concurrence active, la première condition de leur succès. Les blés sont en partie emmagasinés à Londres ; ils passent cependant, pour la plupart, directement des wagons, des bateaux ou des navires qui les amènent de l’intérieur ou du dehors, dans les moulins qui les convertissent en farines. On vend ainsi, chaque année, trois à quatre millions d’hectolitres de blé au marché de cette ville, tandis qu’on ne fait sur ce grain, à la halle de Paris, que de rares transactions. Le contraste qu’offre, sous ce rapport, le commerce des deux capitales, s’explique par les différences qui existent dans la situation des moulins qui les alimentent.

9Les moulins qui approvisionnent Paris sont pour la plupart disséminés dans un rayon étendu, sur les principaux cours d’eau de la Brie, de la Beauce et de la Picardie : ils achètent directement les blés chez les cultivateurs voisins, sans recourir à des intermédiaires ; mais, en revanche, l’écart existant entre le prix d’achat du blé et le prix de vente de l’équivalent de farine se trouve grevé de frais assez considérables qu’exige le transport à Paris de cette denrée. Les moulins de Londres, au contraire, se sont toujours alimentés en grande partie au moyen de blés apportés dans cette ville par voie de mer ou par les canaux, même à l’époque où ces blés provenaient surtout des cultures indigènes : ils se sont donc concentrés naturellement dans la ville et dans les environs. Cette concentration est devenue encore plus marquée depuis la réforme douanière de 1846, qui a singulièrement accru la quantité de blés étrangers amenés à Londres par la voie de mer.

10Il existe, dans un rayon de 6 kilomètres autour de Saint-Paul de Londres, 48 moulins, dont la moitié environ est répartie dans l’intérieur de la ville. Les plus importants se trouvent sur les rives mêmes de la Tamise, entre Battersea et Greenwich, dans la situation la plus favorable pour recevoir, sans transbordement, les blés amenés par la voie d’eau. Ils sont presque tous mis en action par des machines à vapeur ; quelques-uns, situés à l’est et au nord de la ville, emploient comme moteurs de petits cours d’eau. Les moulins, établis au nombre de 24 environ dans la banlieue, emploient des roues hydrauliques, secondées habituellement, ou seulement aux époques de sécheresse, par des machines à vapeur. Placés, pour la plupart, sur les voies de fer qui rayonnent autour de Londres, à des distances comprises entre 6 et 10 kilomètres, ils reçoivent surtout les blés des provinces contiguës, et les convertissent en farine pour les besoins de cette capitale et de sa banlieue.

11Ces moulins livrent à la boulangerie de Londres des farines nommées town-flours, qui l’emportent, pour la plupart, en qualité sur les farines d’autre origine, dont il sera plus loin question. Cette haute qualité est due d’abord aux soins particuliers que les meuniers apportent dans le choix des blés, qui présentent sur le marché de Londres des différences de qualité incomparablement plus marquées (XX) que celles qui existent dans la zone de l’approvisionnement de Paris ; cette qualité doit être attribuée, en outre, à l’excellente disposition des meules, et surtout aux soins qu’on apporte à leur entretien comme à tous les autres détails de la fabrication.

12Les procédés de mouture suivis dans ces usines diffèrent essentiellement de ceux qui sont en usage dans les moulins du bassin de Paris ; au lieu de soumettre, comme dans ces derniers, les parties grenues sortant des meules et classées par les blutoirs, à une série de pulvérisations successives, on obtient du premier jet la majeure partie du produit définitif, et on ne repasse aux meules qu’une proportion relativement très faible des plus gros gruaux. Tout en employant les combinaisons les plus parfaites qui aient été mises en usage jusqu’à ce jour pour nettoyer le grain et pour séparer le son de la farine, on s’applique à réduire autant que possible l’action mécanique exercée sur la matière alimentaire. Les produits de qualité courante ainsi obtenus sont moins blancs que les produits analogues livrés à la consommation parisienne, en premier lieu parce que les enveloppes du grain sont moins complètement séparées, et surtout parce que la farine n’est pas portée au même état de ténuité. Les meuniers et les boulangers s’accordent à penser que les farines ainsi préparées donnent un pain plus nourrissant et d’un goût plus fin que celui qu’on fabriquerait avec les farines tirées des mêmes blés par la méthode française. Sous ce rapport, leur pratique concorde parfaitement avec la théorie que professent chez nous des hommes fort compétents (Enq. tab. 83). Il paraît d’ailleurs que les blés de qualité moyenne, qui valaient à Londres, en novembre 1859, 25f 85 le quintal, rendent environ par ce procédé de mouture, 72 à 75 p. % de bonne farine destinée à la fabrication du pain usuel. Il est digne de remarque que la meunerie de Londres met depuis longtemps en pratique le système que M. le ministre de l’Agriculture et du Commerce signalait en 1856 à l’attention du conseil municipal (1er rapp. p. 9), et dont les avantages ont été signalés récemment par M. Dumas (Enq. p. 98). Ce germe de progrès, tout d’abord étouffé chez nous par le régime réglementaire, s’est donc développé en Angleterre sous la libre impulsion des goûts et des intérêts.

13Indépendamment de ces bonnes sortes moyennes de farines connues sous le nom de household, et qui se vendaient en novembre dernier 35 fr. le quintal, les meuneries de premier rang livrent au commerce de Londres des qualités supérieures, connues sous les noms de white et double white. Celles-ci se vendaient 41 francs et 47 francs, tandis que les meilleures farines françaises, amenées sur le même marché n’y atteignaient que le prix de 40 francs. La farine double white, soumise à Paris à l’appréciation d’un praticien fort expérimenté, a été classée au-dessus de la première marque, et assez près de la sorte extra qu’on désigne sous le nom de gruau.

14Les renseignements recueillis auprès de personnes bien informées s’accordent pour établir que l’écart existant à Londres entre le prix du blé et le prix total des produits qu’on en obtient s’élève moyennement à 2 francs par quintal de grain passé aux meules. C’est sur cette différence que le meunier doit trouver son bénéfice après le remboursement de tous ses frais. L’écart correspondant paraît être de 2f 85 dans les meuneries du bassin de Paris (1er rapp. p. 79) ; mais celles-ci ont à payer, pour le transport du blé et de la farine, des frais estimés moyennement à 80 centimes, et qui ne paraissent pas dépasser, dans le bassin de Londres, une moyenne de 50 centimes. Le système de mouture de Londres semble donc offrir, par comparaison avec le système parisien, une économie qui s’explique par la concentration et la situation plus avantageuse des établissements, par la plus grande simplicité du travail et du matériel employé, enfin, pour les ateliers qui consomment une certaine quantité de houille, par le moindre prix de ce combustible.

15Les principales sortes de farines vendues à Mark-Lane, pendant notre séjour à Londres, le 21 novembre dernier, étaient cotées comme suit, en shillings par sack anglais de 127 kilogrammes, ou en francs par quintal de 100 kilogrammes.

16Plusieurs autres qualités de farine qui ne se cotent pas sur les feuilles de prix courants sont directement livrées aux consommateurs par les meuniers et par les expéditeurs étrangers : tel est le cas des town-flours double white, qui se livraient aux boulangers de premier rang à raison de 46f 25 à 47f 23 le quintal ; des farines françaises dites Darblay et Gruau, qui se vendaient respectivement, pour la pâtisserie et pour la cuisine de quelques grandes maisons, aux prix de 40 et de 53 francs le quintal.

17Quant aux farines françaises cotées régulièrement sur les prix courants, elles proviennent pour la plupart de Nantes et de divers moulins établis sur le littoral de l’Océan et de la Manche ; elles sont, comme on le voit, classées au-dessous de la farine américaine et des farines de Londres. Dans l’opinion des appréciateurs anglais, elles donnent une plus belle nuance au pain dans lequel on les introduit à l’état de mélange, mais elles en diminuent l’arôme et la qualité nutritive ; elles sont, en un mot, affaiblies et dénaturées par le travail, qui y développe en pure perte la ténuité et la blancheur.

18Les boulangers de Londres, en ce qui concerne l’achat des farines, se divisent en deux catégories. La plus nombreuse comprend ceux qui, livrés exclusivement aux soins de leur fabrication et au service de leur clientèle, ne peuvent fréquenter Mark-Lane ; les emplacements dont ils disposent leur permettent rarement de faire une provision excédant quinze jours de consommation ; ils achètent habituellement la farine, par faibles quantités, à des négociants ou à des meuniers qui envoient régulièrement chez eux, à cet effet, des courtiers ou leurs propres agents. Les transports sont faits aux frais des vendeurs et les termes de payement sont rarement moindres qu’un mois. Les prix payés par ces boulangers offrent généralement un surcroît de 1 franc par quintal par comparaison avec les prix cotés à Mark-Lane pour les sortes analogues.

19Les boulangers de l’autre catégorie achètent directement en gros leurs farines à Mark- Lane, ou passent, avec les meuniers, des marchés ayant quelque analogie avec les marchés à cuisson de Paris, si ce n’est que le prix de chaque livraison est fixé par les cours de Mark-Lane, au lieu de l’être par la mercuriale officielle. Parfois ils se chargent de prendre livraison au moulin, en se servant, à cet effet, des voitures et des chevaux employés pour le transport du pain. Quelques-uns, opérant sur une plus grande échelle et recourant à des combinaisons plus économiques, achètent en gros les farines aux meuniers indigènes ou étrangers, en y consacrant un capital équivalant à six mois ou un an de leur propre consommation. Ces farines, achetées à l’avance avec de longs délais de livraison donnent rarement lieu à un magasinage spécial ; elles sont livrées au fur et à mesure des besoins, ou lorsque l’acheteur a trouvé quelque occasion de les revendre avec profit. Ces boulangers négociants suivent, dans l’emploi de leur capital, une règle uniforme ; ils l’engagent en totalité aux époques d’abondance, le réalisent progressivement à mesure que les prix s’élèvent et le tiennent en totalité chez les banquiers aux époques de disette, se bornant alors à acheter, au jour le jour, ce que les meuniers produisent ou ce que d’autres négociants plus riches ou mieux avisés, tiennent encore en réserve. Au reste, cet admirable système de réserve n’est point spécial aux boulangers de Londres, et ceux-ci n’y concourent même que pour une assez faible part ; ainsi que je l’ai expliqué dans le texte même du rapport, le même plan est suivi sur une échelle plus vaste par les cultivateurs, les négociants en blés et en farines et par les meuniers de Londres et des provinces.

20Ce n’est pas seulement en exploitant le commerce des farines que les boulangers de Londres réussissent à s’élever dans la hiérarchie sociale ; ils trouvent encore des moyens assurés de succès en servant à l’aide de deux ou trois boutiques des clientèles bourgeoises et populaires, ou en s’adonnant à la fabrication des sortes supérieures de pain et de la pâtisserie. C’est ce que j’ai indiqué dans une autre note, où j’ai expliqué, en outre, comment le système de Londres est favorable à l’établissement et à l’élévation progressive des ouvriers intelligents et rangés. Dans ce milieu, où une multitude d’hommes intelligents recherchent avec une persévérance soutenue toutes les combinaisons qui peuvent mener à la fortune, personne n’a encore eu la pensée de grouper dans une même entreprise la meunerie et la fabrication du pain. Et cependant, la réunion, à Londres même, de la halle au blé, des moulins et des boulangeries, semble offrir, pour cette concentration, des facilités toutes spéciales. Les personnes que nous avons consultées sur ce point s’accordent toutes à déclarer que la meunerie et la boulangerie exigent des aptitudes absolument différentes, et que l’homme exerçant avec le plus d’habileté l’une de ces spécialités se ruinerait infailliblement en voulant exploiter l’autre.

21Ainsi, le régime de libre concurrence n’a pas seulement pour effet d’ouvrir l’accès de la maîtrise aux ouvriers les plus recommandables, et d’assurer une situation honorable aux vieilles maisons de boulangerie ; il maintient, dans cette branche de commerce, l’organisation conforme à la nature des hommes et des choses ; et, en cela, il sert à la fois l’intérêt des boulangers et celui des consommateurs.

22C’est surtout sous ce dernier rapport qu’il y a lieu d’admirer la fécondité de la libre concurrence ; celle-ci n’assure pas seulement l’économie dans le service de l’approvisionnement et dans tous les détails de la fabrication et de la vente ; elle satisfait encore admirablement à toutes les convenances de la consommation.

23Dans le système de Londres, il existe au moins quatre classes de boulangers, chargées de pourvoir aux besoins de quatre catégories correspondantes de la population.

24Au niveau inférieur, on aperçoit le petit boulanger, travaillant seul avec le concours de sa famille, ou tout au plus avec l’aide d’un apprenti, et desservant les classes les moins aisées de la population. Sorti des rangs de ses pratiques, il continue à se mêler avec elles et à vivre de leur vie. Il recrute sa clientèle en faisant appel à certains sentiments de camaraderie, en servant le public avec une complaisance soutenue, en se montrant facile pour les crédits, en mettant son four à la disposition des maisons voisines pour la cuisson de divers aliments, et en faisant, en quelque sorte, du fournil le complément de la cuisine domestique. Le principal attrait que les petits boulangers offrent à leurs pratiques est le bon marché du pain ; ils s’attachent, en effet, pour la plupart, à fabriquer le pain de ménage qui, en novembre dernier, se vendait généralement 5 pence le loaf de 4 livres anglaises, ou 0f 287 par kilogramme. Ils livrent à ce prix un pain d’excellente qualité, qui, comme le pain de munition actuel de Paris, contient toute la fine farine, mais qui a cependant une teinte plus blanche que ce dernier. Ils prennent soin de faire remarquer en toute occasion à leurs pratiques que ce pain est plus nutritif et plus salutaire au corps humain que les sortes vendues dans le voisinage à un prix plus élevé. Ils se fondent, dans cette propagande, sur une théorie assez répandue en Angleterre et qui consiste à penser que la présence d’une certaine quantité de son dans le pain est favorable à la digestion ; et il n’est pas rare de trouver à Londres, chez les boulangers de premier rang, des pains retenant tout le son du grain, préparés spécialement pour les familles riches, qui le payent aussi cher que les pains de choix fabriqués avec la farine white. Beaucoup de petits boulangers joignent à cette base principale la fabrication du pain usuel, qui se vendait généralement 6 pence le loaf, ou 0f 344 le kilogramme, en novembre dernier. Enfin les petits boulangers qui visent tout d’abord à se former une clientèle solide par les moyens les plus honorables prennent soin de fabriquer des pains ayant rigoureusement le poids annoncé, et de les mettre souvent sur la balance pour constater la bonne foi qui préside à leur commerce. D’autres, sans recourir à des moyens formellement contraires à la probité, cherchent à attirer, par diverses manœuvres, les clients crédules ou peu réfléchis. Ainsi, ils affichent en gros chiffres à 4 1/2 pence le même pain que leurs confrères vendent 5 pence, mais ils réduisent dans une proportion correspondante le poids réel du pain ; ailleurs ils affichent à 5 pence le pain qu’ils vendent 5 1/2 pence, et quand l’acheteur, attiré dans la boutique, réclame contre le supplément réclamé, on lui fait remarquer que la fraction se lit sur l’affiche en caractères microscopiques à côté du 5 colossal ; on l’invite, en outre, à considérer combien le pain de la boutique est supérieur à ceux qu’on vend dans le voisinage au même prix, etc. Mais, au milieu de ces détails accessoires, le petit boulanger fonde essentiellement son succès sur le travail de ses bras, sur une application infatigable aux affaires, sur l’économie apportée à tous les détails de la fabrication, et sur la frugalité de son existence.

25Vient ensuite le gros boulanger qui approvisionne la petite bourgeoisie, les ouvriers et les artisans aisés. Élevé, en général, par sa fortune au-dessus de la masse de ses pratiques, il se montre cependant pour elles plein d’égards et de complaisance, tout en jouissant de l’autorité que donnent la confiance et l’estime. Il exerce sur elles une sorte de patronage fondé sur une réciprocité de bons offices ; il sait entretenir ces bonnes relations par de petits services rendus à propos, et, à l’occasion, par un bon avis : il n’est pas seulement le fournisseur, il est en outre souvent le conseiller et l’arbitre de ses clients. La nécessité de simplifier un immense commerce l’oblige à exiger le payement au comptant, sauf les exceptions individuelles que commande la situation d’anciennes pratiques. Le même motif lui conseille de supprimer les transports de pain, et cette livraison à la boutique contribue beaucoup à resserrer les liens qui l’unissent à ses clients. Les boulangers de cette classe vendent surtout le pain usuel, avec une proportion plus faible de pain de ménage : plusieurs d’entre eux exploitent sur une grande échelle le commerce des farines et approvisionnent les petits boulangers du voisinage : quelques-uns exploitent simultanément deux ou trois boulangeries, ils en confient habituellement la gestion à des parents intéressés aux bénéfices, et sur lesquels ils exercent l’autorité de chefs de famille. Dans cette dernière situation, ils appartiennent réellement au grand commerce de Londres : suivant les habitudes des personnes de cette classe, ils demeurent dans une villa, en dehors de l’agglomération urbaine, mais ils viennent chaque jour surveiller leurs intérêts, suivre les opérations de Mark-Lane, et passer quelques heures dans leurs boulangeries, pour causer avec les pratiques, qui semblent fort heureuses de les rencontrer et de leur serrer la main. Les sortes analogues de pain se fabriquent aussi dans de plus petites boulangeries, offrant une multitude de transitions entre la classe précédente et la suivante.

26Les boulangers qui viennent immédiatement au-dessus sont ceux de la riche bourgeoisie, des restaurants et des hôtels fréquentés par les voyageurs et les consommateurs aisés. Ils s’appliquent surtout à fabriquer le pain de choix, qui se vendait généralement 7 à 7 1/2 pence le loaf, ou 0f 402 à 0f 430 le kilogramme, en novembre dernier. Mais, indépendamment du loaf de 4 livres, ils fabriquent beaucoup de petits pains, dits english penny rolls, french penny rolls, twist, jew’s loaf, scotch baps, scotch scones, crumpets, muffins, etc. ; tandis que ces sortes entrent à peine dans la fabrication des boulangers précédents. Ils n’opèrent point, comme plusieurs de ces derniers sur une grande échelle et dans tous les quartiers ; ils ne peuvent prospérer que dans les quartiers spéciaux habités par ces clients, et leur fabrication ne dépasse guère certaines proportions restreintes. Ils vendent peu dans leurs boutiques, et doivent porter le pain, chaque matin, chez leurs pratiques. Les livraisons se font toujours à crédit, et les règlements de compte ont lieu chaque quinzaine ou chaque mois, et, en général, à des termes d’autant plus éloignés que les consommateurs ou les boulangers appartiennent à une classe plus élevée. Le succès des boulangers de cette classe se fonde surtout sur l’opinion que se font les consommateurs de la qualité supérieure de leur pain, et le signe le plus apparent de cette opinion est le haut prix qu’ils consentent à payer. Il en résulte que le charlatanisme des boulangers qui veulent se classer à ce niveau consiste surtout à afficher sur leurs boutiques un prix supérieur au prix de vente de leur principal produit.

27Enfin il existe dans le West-End et dans la Cité une classe peu nombreuse de boulangers éminents qui fournissent la cour, la haute aristocratie et les familles de la gentry, du haut commerce et de la haute finance. Elles (sic) élaborent la totalité des farines double white destinées à la boulangerie, et n’admettent jamais des sortes inférieures à la farine white. Ces maisons se conservent traditionnellement dans des familles qui y trouvent non seulement la fortune, mais la considération publique. Les fils de ces riches boulangers reçoivent pour la plupart une éducation distinguée, sans avoir la pensée de prendre une autre carrière ; avant de s’associer à leur père, ils vont souvent dans les pays étrangers chercher le complément d’une éducation libérale, étudier la pratique commerciale et les procédés de leur art. Les loaves sortant de ces boutiques ne se vendaient point, en novembre dernier, au-dessous de 7 1/2 pence, ou de 0f 430 par kilogramme ; mais la majeure partie des produits se compose des sortes de fantaisie que j’ai énumérées ci-dessus, et qui se vendaient, à la même époque, de 0f 688 à 0f 862 ; certaines sortes, dites muffins et crumpets, se vendaient même de 0f 929 à 1f 034. Plusieurs boulangers de premier rang joignent à la fabrication de toutes ces sortes un commerce de pâtisserie fort important.

28Les produits sont presque tous portés chez les pratiques ; et, pour la plupart de celles-ci, les livraisons se payent seulement une fois chaque année. Pour la boulangerie, comme pour tous les commerces de Londres, il y a deux périodes très tranchées de chômage et d’activité, cette dernière correspondant toujours à la session du parlement pendant la fin de l’hiver, le printemps et une partie de l’été. L’inégalité des saisons est plus marquée pour cette classe de boulangers que pour les précédentes. Cette clientèle toutefois est fort avantageuse ; ceux qui la possèdent ne reculent, pour la conserver, devant aucun sacrifice ; ils achètent toujours la meilleure farine et emploient les plus habiles ouvriers.

29Les rapports qui existent, dans ces riches établissements, entre les maîtres et les ouvriers, forment une des circonstances les plus caractéristiques et un des traits les plus intéressants de la boulangerie de Londres. Les principaux ouvriers ou agents font, en quelque sorte, partie de la famille ; ils prennent leurs repas dans la maison ; ils y sont logés et s’attachent aux patrons par les liens de la reconnaissance et du respect. Ceux-ci, de leur côté, sont pleins d’égards pour leurs gens, leur témoignent une grande confiance et se déchargent sur eux de presque tous les détails de la fabrication et de la vente. On retrouve, au reste, dans cette organisation sociale, cette entente cordiale des maîtres et des serviteurs qui caractérisa, jusqu’à la fin du xviie siècle, la société française, et qui subsiste encore, chez les Anglais, en agriculture, en commerce et en industrie, partout où il existe une situation éminente, liée à de vieilles traditions de famille. Grâce à ces sentiments, l’ouvrier boulanger de premier rang, enrichi par l’épargne et par un salaire élevé, n’est pas plus disposé à faire concurrence à son patron qu’un tenancier attaché à une ancienne famille n’est enclin à contrarier par son vote, dans les élections locales, l’influence de son propriétaire.

30Les boulangers de Londres ne se distinguent donc pas, surtout, comme ceux de Paris, par l’importance de leur fabrication, mais plutôt par le genre des produits et par la situation sociale de leurs clients. Ils ne se groupent guère par classes, dans des quartiers séparés sauf les boulangers de premier rang, qui ne s’écartent pas des artères centrales, ils se confondent et se mêlent, au contraire, dans toute l’étendue de la ville, comme le font, au reste, les diverses catégories de clients. Dans tous les quartiers, en effet, on trouve à la fois des rues de grande circulation habitées par le commerce et la classe aisée ; des rues, perpendiculaires aux premières, habitées par les petits marchands de denrées usuelles et par la petite bourgeoisie ; et enfin, perpendiculairement à ces dernières, des ruelles, des allées et des cours où s’abritent les classes inférieures de la population.

31Il existe à Londres 2,800 boulangers, soit un fournil pour 930 habitants, indépendamment d’un nombre à peu près égal de dépôts de pain gérés par des boutiquiers qui exploitent en même temps un autre commerce : chaque consommateur a donc à sa portée, dans un rayon d’une centaine de mètres, au moins trois boutiques appartenant aux trois catégories principales de pain. Cette proximité facilite beaucoup l’approvisionnement des ménages, et donne surtout satisfaction à certaines habitudes domestiques.

32Le boulanger, en effet, ne fournit pas seulement le pain : il vend en outre la farine qui, élaborée par les ménagères sous forme de puddings, de tartes aux fruits, de flans, etc., forme en Angleterre, comme dans les États allemands ou slaves et en Hongrie, une partie essentielle de l’alimentation. Une autre fonction plus importante encore est la cuisson des mets de toutes sortes, faite moyennant une rétribution modique variant de 20 à 50 centimes par plat, pour le compte des clients habituels. Il faut voir, le samedi et surtout le dimanche matin, la foule qui se presse dans les boutiques pour apporter et reprendre les plats, où des dispositions ingénieuses permettent de cuire simultanément le rôti savoureux, les légumes ou le pudding arrosés de la graisse et du jus qui en découlent, la tarte aux fruits ou le flan glacé de cassonade. Il faut constater la joie de ces braves gens lorsqu’ils aperçoivent leur dîner, tout chaud, sortant de l’appareil mécanique qui lie le fournil à la boutique, pour apprécier le rôle que joue, dans l’organisation sociale de Londres, cette cuisine économique.

33Les plus fortes boulangeries de Londres ne produisent guère journellement au-delà de 1,400 kilogrammes de pain ; la quantité moyenne élaborée dans les 2,800 boulangeries n’excède pas 350 kilogrammes, et les détails donnés ci-dessus expliquent suffisamment pourquoi cette branche d’industrie reste ainsi organisée par petits ateliers. Les tentatives faites, à diverses époques, pour élever de grands établissements, ont toujours échoué, après une période d’activité plus ou moins prolongée. Il existe cependant aujourd’hui une grande boulangerie qui produit chaque jour 8,500 kilogrammes de pain. Cet établissement, unique à Londres, a été fondé par M. H. W. Nevill, commerçant aussi prudent qu’habile, qui a amené par degrés son entreprise aux vastes proportions qu’elle a acquises aujourd’hui. Mais, pour apprécier les difficultés de cette création, il faut entendre, de la bouche même de M. Nevill, le récit des efforts inouïs qu’il a dû faire pour organiser ses fours à eau surchauffée, pour créer, dans tous les quartiers de Londres, de nombreux dépôts de pain, pour exécuter dans des conditions économiques le transport du pain de l’atelier central à ces divers dépôts, et, enfin, pour éviter mille écueils naissant de la nature des choses et de l’opposition des intérêts. On donnera une idée des difficultés d’une telle entreprise, en constatant que le transport du pain aux dépôts, organisé par M. Nevill avec une sévère économie au moyen de douze voitures à un cheval, lui revient, par kilogramme de pain, à 0f 02, c’est-à-dire à une somme excédant le bénéfice dont se contentent les boulangers ordinaires. Une énergie peu commune, une habileté rare, et un intérêt puissant ont pu seuls triompher des obstacles qui s’opposent, à Londres comme partout ailleurs, à la création d’une grande boulangerie. M. Nevill pense que ces difficultés sont aujourd’hui vaincues ; mais il attend encore de l’avenir le dédommagement des sacrifices, qu’il fait depuis dix ans.

34Consulté sur les chances probables de succès d’un autre établissement du même genre, M. Nevill fait justement remarquer qu’il n’existe, dans un grand centre de population, qu’un nombre fort limité de consommateurs enclins à renoncer aux avantages qu’ils trouvent chez le boulanger ordinaire, et que cette clientèle exceptionnelle lui est acquise aujourd’hui. Un particulier qui fonderait, à ses risques et périls, une boulangerie du même genre, aurait donc à surmonter, en premier lieu, les mêmes difficultés que le premier établissement a si péniblement vaincues, et, en second lieu, la concurrence énergique que M. Nevill devrait faire pour conserver sa clientèle. Le succès resterait définitivement au plus habile, si les deux concurrents n’étaient pas ruinés à la fois ; il serait évidemment impossible pour une société commerciale, qui ne pourrait lutter contre l’énergie et la sollicitude que donne seul l’intérêt privé. Amené sur ce terrain, M. Neville a spontanément remarqué qu’il ne trouverait certainement pas, dans toute l’Angleterre, un seul capitaliste disposé à acquérir son établissement, même avec une réduction notable du capital engagé ; que personne, en effet, jouissant d’une fortune de 1,500,000 francs, ne consentirait à s’imposer personnellement les soucis d’une exploitation aussi difficile. Cette somme serait facilement trouvée chez des actionnaires ; mais l’indolence et l’inaptitude d’un gérant en amèneraient infailliblement la perte, après une courte gestion.

35Sur la rive droite de la Tamise, au-dessous du London-Bridge, il existe une autre grande usine qui, depuis longtemps, fabrique le biscuit destiné aux gens de mer, et qui a joint récemment, à cette industrie principale, le nouveau procédé de panification de M. le docteur Dauglish : on y produit journellement 4,700 kilogrammes de pain usuel.

36L’idée ingénieuse qu’applique M. Dauglish consiste à malaxer, dans une sphère métallique hermétiquement close, où règne une pression de 7 atmosphères, la farine et le sel, avec la proportion ordinaire d’eau préalablement chargée de la dose d’acide carbonique qu’elle peut recevoir à cette même pression. On brasse les matières au moyen de cames montées sur un axe horizontal qui traverse la sphère dans une boîte à étoupes : on obtient ainsi, en quelques minutes, une pâte qui reste compacte dans l’appareil, mais qui devient spongieuse lorsqu’elle est mise en contact avec l’atmosphère, parce que l’acide carbonique introduit à l’état liquide dans chaque élément de la pâte reprend aussitôt l’état gazeux, en restant toutefois emprisonné dans cette masse visqueuse. Lorsque la préparation est complète, on ouvre un petit orifice à la partie inférieure de la sphère ; la matière, chassée par la pression intérieure, en sort assez rapidement sous forme d’un boudin qui se gonfle rapidement, que l’on coupe avec des ciseaux en tronçons, et qu’on reçoit immédiatement dans des moules de fer étamé. Le contenu de ceux-ci est immédiatement déposé à une extrémité d’un four, à sole métallique mobile. Après trois quarts d’heure environ, les pains, convenablement cuits, arrivent à l’extrémité opposée et tombent spontanément dans des corbeilles, qu’on emporte hors de l’atelier dès qu’elles sont remplies.

  • 3 À l’époque ou j’ai visité l’usine, M. le docteur Dauglish se proposait de substituer, à cet apparei (...)

37Le matériel de cette nouvelle fabrication comprend : 1° un tube en bois avec agitateur, pour préparer l’acide carbonique par la réaction de l’acide sulfurique, étendu d’eau, sur le carbonate de chaux3 ; 2° un gazomètre de 30 mètres cubes, recevant le gaz acide carbonique ainsi préparé ; 3° une machine puisant l’acide carbonique dans ce gazomètre et le comprimant à 7 atmosphères dans un réservoir particulier ; 4° une machine pneumatique destinée à faire le vide complet dans les deux vases, 5° et 6°, où se préparent l’eau de seltz et la pâte ; 5° un cylindre en cuivre, étamé intérieurement, dans lequel on prépare l’eau de seltz à 7 atmosphères ; 6° la sphère en fonte de fer, de 0m 90 de diamètre, dans laquelle on prépare la pâte à la même pression ; 7° enfin la machine à vapeur donnant le mouvement aux divers appareils mécaniques de l’atelier.

38Les avantages que l’auteur attribue à ce procédé sont : 1° la rapidité de l’opération, produisant en quelques minutes le résultat qui exige plusieurs heures dans le procédé ordinaire ; 2° la propreté absolue des manipulations, puisque la main de l’ouvrier n’est jamais en contact avec la pâte ; 3° l’absence de toute altération sur la matière alimentaire, puisqu’il n’est plus nécessaire de décomposer celle-ci en partie pour développer dans la masse l’acide carbonique au moyen de la fermentation ; 4° la régularité du travail, devenu entièrement indépendant des circonstances atmosphériques qui agissent inégalement sur la fermentation ; 5° l’économie introduite dans la fabrication par la substitution du travail des machines au travail des bras ; 6° la salubrité du travail opposée à l’insalubrité des méthodes ordinaires ; 7° enfin, et avant tout, une amélioration considérable dans la qualité du pain. Selon les déclarations de M. le docteur Dauglish, la supériorité de son produit serait constatée par des médecins éminents de Londres, et surtout par les consommateurs, qui ne veulent, à aucun prix, renoncer au nouveau pain dès qu’ils en ont fait usage pendant quelques jours.

39Si cette supériorité était constatée unanimement par les consommateurs, il est certain que la découverte de M. Dauglish ne tarderait pas à être adoptée dans toutes les grandes villes, alors même qu’elle n’aurait pas les autres avantages qu’il lui attribue. De grandes usines se substitueraient alors inévitablement aux petits ateliers, parce que les procédés de la grande industrie seraient désormais imposés par la nature des choses. Si, au contraire, cette supériorité n’est point reconnue, aucune économie dans une manipulation si peu dispendieuse ne saurait balancer les inconvénients attachés à l’emploi d’un matériel aussi compliqué. Il est manifeste, en effet, que, si la panification avait été opérée jusqu’à ce jour par les procédés de M. le docteur Dauglish, l’invention du procédé usuel, qui exige pour tout réactif un peu de ferment, pour tout appareil un baquet, se présenterait comme une des plus merveilleuses conceptions de l’esprit humain.

40Au reste, ces deux usines, nonobstant l’intérêt qu’elles présentent sous divers rapports, ne fournissent guère que la centième partie du pain consommé à Londres, et ne jouent, par conséquent, qu’un rôle insignifiant dans l’organisation présente de la boulangerie de cette capitale. La supériorité des petits ateliers se manifeste à la fois par l’importance relative de leur production et par la régularité des bénéfices qu’y réalisent tous les boulangers intelligents. Cette prospérité est accusée par les balances que j’établis à la fin de cette note, entre les recettes et les dépenses de cinq ateliers appartenant aux diverses catégories signalées ci-dessus ; elle se révèle notamment par le prix d’achat des fonds, qui paraît excéder notablement les frais d’établissement et les avances qu’exige la réunion de la clientèle. Un bon atelier, produisant journellement 500 kilogrammes de pain, se vend, selon la nature de la production, de 20 à 40,000 fr. ; les ateliers de premier rang, élaborant par jour de 800 à 1,200 kil, et qui se vendent rarement parce qu’ils se transmettent héréditairement dans les mêmes familles, ont, pour la plupart, une valeur supérieure à 150,000 fr.

41Les méthodes traditionnelles des petits ateliers de boulangerie présentent, d’une contrée à l’autre, dans leur apparente simplicité, des nuances presque infinies : il ne sera pas inutile d’indiquer ici sommairement celles que nous avons constatées à Londres.

42Le procédé de panification de Londres consiste essentiellement à faire lever la pâte au moyen d’une addition considérable de ferments, au lieu de recourir, comme on le fait surtout à Paris, au développement spontané des levains (1er rapp. p. 77). Les consommateurs anglais ont une répugnance prononcée contre la saveur aigre que ces derniers communiquent au pain, et, en conséquence, les boulangers doivent supporter les frais assez considérables qu’entraînent la préparation ou l’achat des ferments. Ceux qu’on emploie à Londres sont de trois sortes et varient selon la qualité du pain.

43La levure allemande (german yest) est surtout importée de Hollande : c’est la partie solide de l’écume qui se rassemble à la surface ou se dépose au fond des vases où se produit la fermentation de la bière ; après avoir été lavé à plusieurs eaux, ce produit est fortement comprimé et façonné ainsi en masses sèches, compactes, qui se vendent à Londres 8 pence la livre ou 1f 83 le kilogramme. Cette première sorte est employée pour la fabrication des meilleures qualités de pain.

  • 4 Cette mesure de capacité, fort employée dans les petits commerces de Londres, cube, d’après les dim (...)

44La levure de bière (brewer’s yest) est l’écume même recueillie à l’état semi-liquide dans les brasseries de Londres, et qu’on expédie dans des tonneaux ; elle se vend à Londres 10 1/2 pence le quart4, ou 1f 156 le litre. Elle est fort employée par les boulangers de premier et de second rang.

45Enfin le ferment artificiel (patent yest) est en usage, depuis une époque relativement récente, dans la plupart des boulangeries, pour la fabrication du pain de ménage et du pain usuel. Il est préparé par le boulanger lui-même avec des manipulations assez complexes, au moyen de pommes de terre, de malt, de houblon et de farine. Voici le résumé de celles que nous avons vu pratiquer dans une boulangerie où l’on avait à fabriquer journellement 1,393 kilogrammes de pain. On a fait cuire au four, pendant 1 heure 45 minutes, 64 kilogrammes de pommes de terre chargées avec de l’eau dans deux chaudrons pourvus de leurs couvercles. Ces pommes de terre cuites ont été ensuite écrasées avec un pilon, délayées avec de l’eau en pâte de consistance très liquide, qu’on a répartie, pour la commodité de la manœuvre, dans deux tinettes ayant chacune une capacité de 80 litres ; on a ajouté enfin à ces deux liquides 0k 90 de farine et une liqueur vieille de quinze heures au moins et préparée, ainsi qu’il va être dit, trois fois chaque semaine. On procède à cette préparation en faisant bouillir 0k 50 de houblon avec quatre seaux d’eau ; après une heure, on retire un seau d’eau que l’on fait refroidir, en laissant bouillir les trois autres seaux pendant deux heures encore. D’un autre côté, on met dans une tinette, contenant au moins quatre seaux, 1k 60 de malt concassé, que l’on délaye d’abord avec le premier seau d’eau de houblon refroidie ; on verse ensuite le reste de la liqueur chaude en ayant soin de séparer au crible la partie solide du houblon. On ajoute enfin, pour déterminer un commencement de réaction chimique, un demi-litre d’ancienne liqueur analogue provenant de l’opération précédente ; puis on abandonne le tout à la fermentation. C’est ce liquide qu’on verse par moitié, les deux jours suivants, dans la bouillie de pomme de terre, en réservant la seconde fois la petite quantité qui doit entrer, comme je viens de le dire, dans la fabrication suivante. Ce mélange liquide, qui constitue le patent yest, peut être employé après un délai qui varie selon la température et qui est toujours inférieur à douze heures.

  • 5 Il est à noter cependant que les farines anglaises, moins ténues que celles de Paris, sont plus dur (...)

46Le travail de panification, grâce à l’intervention de ces ferments, est plus simple5 que celui de Paris (1er rapp. p. 77) ; il comprend seulement trois manipulations :

  1. La façon du levain (spunge). À six heures du soir, on prend une quantité de farine équivalente environ au contenu d’une fournée ; on y ajoute tout le ferment (passé au crible) et au besoin le supplément d’eau nécessaire pour donner au levain la consistance habituelle ; le levain, préparé en un quart d’heure, est abandonné à lui-même jusqu’à onze heures.

  2. La façon de la pâte (dough). À onze heures on commence à faire la pâte de la première fournée, en prenant une partie seulement du levain et y joignant la quantité de farine suffisante pour compléter la première fournée ; puis on fait la pâte comme à l’ordinaire, en ajoutant la quantité nécessaire d’eau salée ; la pâte, achevée en une demi-heure, est pesée en masses brutes et laissée en repos sous cette forme jusqu’à une heure après minuit,

  3. La façon du pain et la mise au four. Cette manipulation se rapproche beaucoup de celle de Paris, avec cette différence, que le pain façonné est enfourné directement au lieu d’être laissé sur couche. Elle exige un délai variant d’une demi-heure à une heure, selon que le pain est façonné en gros ou en petits échantillons. Le pain ordinaire de quatre livres, nommé loaf, est façonné en masses cubiques que l’on accole les unes aux autres, de manière qu’il n’existe de croûte que sur les faces supérieures et inférieures.

47On répète la deuxième et la troisième manipulation à chaque nouvelle fournée, et l’on s’arrange de façon que le reste du levain passe dans la dernière fournée, car on n’en conserve, d’un jour à l’autre, aucune partie.

48Les fours anglais sont chauffés à la flamme du charbon de terre chargé sur une grille latérale disposée comme celle des fours dits à réverbère : le pain, selon la dimension des échantillons, reste dans le four de 1h15’ à 1h45’.

49Dans une boulangerie consacrée principalement à la fabrication du pain usuel, on fait assez habituellement six fournées, qui se composent et se succèdent comme suit : 1re fournée, pain de ménage en loaves ; 2e fournée, idem ; 3° fournée, pain usuel façonné en petits échantillons non pesés ; 4e, 5e et 6e fournée, pain usuel en loaves.

50La cuisson, commencée vers deux heures du matin, se termine vers onze heures et demie. On procède ensuite à la cuisson des mets, qui se termine vers deux ou trois heures après midi.

51Les personnes qui ne se sont point rendu compte du rôle que joue la pomme de terre dans la préparation du patent yest ont dit que les boulangers de Londres employaient cette substance, en quantité considérable, pour falsifier le pain (Enq. p. 261). Les détails donnés ci-dessus et les chiffres consignés ci-après touchant le prix de revient de divers ateliers réfutent ces deux assertions. Pour élaborer 100 de farine tenant 16,5 d’eau hygrométrique, on emploie 6 de pommes de terre, tenant, pour 100 parties, 8° d’eau hygrométrique. On sépare par criblage, avec les pelures, environ 1/6 du poids des pommes de terre ; le surplus, ramené au titre de la farine, ne pèse donc que 1,16. Cette substance, soumise à la fermentation pendant douze heures, perd encore une portion notable de son poids : la quantité de fécule sèche incorporée au pain n’équivaut donc pas, vraisemblablement, à 1 p. 0/0 du poids de la farine élaborée.

52Je compléterai ces détails sur le travail de la panification à Londres, en donnant les recettes et les dépenses de cinq établissements de boulangerie correspondant aux diverses situations que j’ai précédemment signalées.

OUVRIER-BOULANGER FABRIQUANT JOURNELLEMENT (EN PAIN DE MÉNAGE ET USUEL) 208 KILOGRAMMES.

OUVRIER-BOULANGER FABRIQUANT JOURNELLEMENT (EN PAIN DE MÉNAGE ET USUEL) 208 KILOGRAMMES.

BOULANGER FABRIQUANT JOURNELLEMENT (EN PAIN USUEL ET DE CHOIX) 348 KILOGRAMMES.

BOULANGER FABRIQUANT JOURNELLEMENT (EN PAIN USUEL ET DE CHOIX) 348 KILOGRAMMES.

BOULANGER FABRIQUANT JOURNELLEMENT (EN PAIN DE MÉNAGE USUEL ET DE CHOIX) 1,393 KILOGRAMMES.

BOULANGER FABRIQUANT JOURNELLEMENT (EN PAIN DE MÉNAGE USUEL ET DE CHOIX) 1,393 KILOGRAMMES.

BOULANGER FABRIQUANT JOURNELLEMENT (EN PAIN DE CHOIX ET EXTRA) 880 KILOGRAMMES.

BOULANGER FABRIQUANT JOURNELLEMENT (EN PAIN DE CHOIX ET EXTRA) 880 KILOGRAMMES.

BOULANGER-PÂTISSIER FABRIQUANT JOURNELLEMENT (EN PAIN DE CHOIX ET EXTRA) 1,223 KILOGRAMMES ET (EN BISCUITS ET PÂTISSERIE) 362 KILOGRAMMES.

BOULANGER-PÂTISSIER FABRIQUANT JOURNELLEMENT (EN PAIN DE CHOIX ET EXTRA) 1,223 KILOGRAMMES ET (EN BISCUITS ET PÂTISSERIE) 362 KILOGRAMMES.

53La comparaison des cinq tableaux précédents avec ceux qui sont insérés dans le document XIII offre tout d’abord un résultat curieux. Les boulangers de Londres font plus de bénéfices que leurs confrères de Paris, et cependant, pour un prix donné du blé, ils livrent le pain à meilleur marché au consommateur. Ce fait, très facile à vérifier et contraire aux allégations qu’on reproduit par erreur, à Paris, depuis cinquante ans, s’explique par les considérations que je vais résumer sommairement.

54La population de Londres consomme une proportion considérable de pain de ménage fabriqué avec une farine aussi nutritive et aussi savoureuse, mais moins blanche que celle qu’on emploie pour la fabrication de la sorte supérieure. Cette farine tirée du blé en plus grande proportion coûte 3 ou 4 centimes par kilogramme moins cher que la farine de pain usuel. Elle se prépare conformément aux procédés recommandés en 1856 par M. le ministre du Commerce (1er rapp. p. 7), procédés dont les avantages ont été signalés de nouveau dans l’Enquête (p. 98, 369, 793), et que les règlements actuels ont étouffés dans leur germe comme toutes les autres améliorations proposées depuis dix ans (Enq. p. 360, 366). La taxe de Paris qui signale aux consommateurs un pain normal, la limitation qui décourage la création des spécialités de boulangerie, exercent sur la population une contrainte analogue à celle qui ne laisserait au public d’autre alternative que de consommer le drap le plus fin, ou un drap grossier repoussé par les convenances sociales. À Londres, pour le pain, comme partout pour le drap, la libre concurrence offre aux consommateurs un nombre illimité de sortes ; chacun choisit parmi celles-ci, selon ses goûts et ses ressources, sans se classer par cela même dans une de ces catégories trop apparentes que repoussent nos mœurs modernes et qu’établit le système parisien. C’est ainsi que la consommation du pain de ménage, systématiquement repoussée à Paris, ne blesse à Londres aucune susceptibilité.

55Les boulangers de Londres offrent, sous le rapport de l’intelligence, de l’activité et surtout de la connaissance pratique du métier, une supériorité qui devient chaque jour plus manifeste, à mesure que les mutations réitérées et l’agiotage des fonds de commerce désorganisent plus complètement l’ancien personnel de la boulangerie parisienne. Il est tout naturel que ces qualités assurent à Londres le succès dans les mêmes conditions où l’on ne trouve plus à Paris que la ruine. L’accroissement incessant du prix du pain doit être, d’ailleurs, la conséquence forcée d’un système où la préoccupation dominante des esprits est de décourager l’habileté et l’intelligence des producteurs et d’interdire les moyens d’action qui pourraient amener le bon marché du produit.

56Enfin les boulangers de Londres, qui se transmettent héréditairement les établissements, ou qui les achètent à un prix comparativement moins élevé, qui d’ailleurs restent attachés toute leur vie à la profession, disposent d’un fonds de roulement qui manque à nos boulangers éphémères, toujours grevés d’une dette considérable ; quelques uns même peuvent être considérés comme de véritables négociants en farines ; ils se procurent donc presque tous leur matière première à des conditions plus avantageuses que les boulangers parisiens.

57Il est à remarquer encore que le régime réglementaire entraîne, par des conséquences plus ou moins directes, une multitude de frais qui ne peuvent souvent être évalués d’une manière précise, mais qui n’en pèsent pas moins sur le consommateur. C’est ainsi que, depuis 1853, la caisse de la boulangerie, en soumettant les boulangers et les meuniers à des formalités et à des pertes de temps (Enq. p. 315), a, par cela même, augmenté dans une proportion appréciable les frais de production de la farine et du pain ; c’est ainsi également que, depuis 1858, ces mêmes frais ont été singulièrement accrus par les manipulations stériles qu’impose le magasinage forcé des farines.

58Dans le régime de liberté, les boulangers qui ne vont pas, en ce qui concerne la qualité du pain, au-devant des désirs ou des convenances du public, ceux qui manquent d’activité ou d’intelligence, ceux qui n’ont point la connaissance pratique du métier ou qui sont dépourvus de ressources, ne peuvent soutenir la libre concurrence ; c’est sur eux exclusivement et non sur le public que retombent les inconvénients de leur incapacité ; ils sont donc obligés bientôt de céder la place à des successeurs plus prévenants, plus habiles et mieux pourvus. Il en est autrement dans le régime qui limite étroitement le nombre des boulangers ; ceux-ci peuvent alors se maintenir, quand même, à la faveur de leur privilège, en présence de pratiques qui se résignent à être mal servies plutôt que de s’imposer la gêne d’aller chercher au loin un meilleur fournisseur. Assurément, de mauvais chefs de métier ne prospèrent pas dans ce régime plus que dans toute autre organisation sociale, et la triste situation de la boulangerie du département de la Seine en fournirait, au besoin, la preuve ; mais les plus lourdes conséquences de ce mauvais régime pèsent surtout sur le public ; c’est toujours le consommateur qui, en dernière analyse, paye de sa bourse les fautes du personnel et les frais de la réglementation.

Notes

1 Deuxième rapport aux sections réunies du commerce et de l’intérieur sur les commerces du blé, de la farine et du pain, Paris : Imprimerie impériale, 1860, in-4°, 299 p. [publication du Conseil d’État].

2 Le décret réformant la boulangerie est de 1863.

3 À l’époque ou j’ai visité l’usine, M. le docteur Dauglish se proposait de substituer, à cet appareil des fabricants d’eau de seltz, des cornues pour la préparation de l’acide carbonique par voie sèche.

4 Cette mesure de capacité, fort employée dans les petits commerces de Londres, cube, d’après les dimensions que j’ai constatées directement sur plusieurs modèles bien conservés, 01,946 : c’est exactement le quart de l’ancien gallon, évalué à 31,785.

5 Il est à noter cependant que les farines anglaises, moins ténues que celles de Paris, sont plus dures à travailler que ces dernières ; mais le boulanger y supplée, sans augmenter le travail humain, par l’emploi de levains plus énergiques et plus dispendieux ; et ce surcroît de dépense est plus que compensé par l’économie obtenue à la mouture. La boulangerie parisienne préfère épargner ses frais spéciaux de fabrication, en augmentant les frais de mouture, qui, dans l’abonnement établi par la taxe, retombent exclusivement à la charge du consommateur. Ce détail concourt, avec cent autres, à montrer combien les intérêts privés sont ingénieux et à expliquer pourquoi le régime parisien est si onéreux pour le public.

Table des illustrations

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