PRINCIPAUX RÉSULTATS

1Rappelons les principaux résultats établis dans cet ouvrage. Dans la première partie, nous avons cherché à apprécier les effets du changement technico-organisationnel en termes de lien social. Pour ce faire, à partir d’une typologie des collectifs, nous avons examiné le mode d’association à l’œuvre : dans la création et dans le fonctionnement des réseaux de santé ; dans le fonctionnement d’une organisation syndicale confrontée à l’introduction des TIC ; et au sein de l’ensemble des professions composant le secteur des TIC. Ces trois études ont en commun de mettre en lumière l’influence mutuelle entre les usages de la technologie (mode d’introduction, d’appropriation, finalités) et le social (contexte organisationnel, dispositions, projets, représentations), les usages des technologies s’insérant dans un contexte social et humain porteur de caractéristiques d’un ou plusieurs collectifs. Cette évolution conduit à l’existence simultanée de collectifs anciens et nouveaux. On aurait pu penser que cette coexistence allait être source de déséquilibre et de remise en cause de fonctionnements anciens. Pour ce qui est des situations observées, il n’en est rien. Nos travaux constatent plutôt la présence d’un « encastrement » du social et du technologique. Tout se passe comme si les collectifs de travail et les usages de la technique en milieu organisé s’adaptaient l’un à l’autre, afin de trouver un nouvel équilibre. L’apparition de caractéristiques réticulaires, constatée dans les trois contributions, contribue à un tel phénomène.

2Toutefois, si un lien social d’un type nouveau fait son apparition, à la fois porteur de changement et de continuité, il n’en élimine pas pour autant les formes antérieures. Cette cohabitation est d’ailleurs convergente avec les formes contemporaines d’engagement dans la vie collective en général. Ces engagements sont souvent plus temporaires, finalisés, motivés par des choix plutôt que par des appartenances préétablies. Les liens sociaux ne reposent plus essentiellement sur des pré-engagements communautaires. Ils se constituent également dans l’action, autour de valeurs et / ou de projets partagés. Et si des relations réticulaires émergent, elles s’associent à des caractéristiques sociétaires (comme dans le cas des professionnels des TIC) ou communautaires (comme dans le cas des réseaux de santé étudiés ou de l’organisation syndicale). Le réseau n’élimine donc pas la communauté, ni les relations sociétaires ; il s’y confronte ou s’y agrège pour engendrer de nouvelles formes de structuration sociale rencontrant les aspirations et les contraintes des individus contemporains. Quant aux technologies de l’information, elles viennent supporter ces formes de structuration sans les déterminer.

3Dit autrement, l’utilisation de la typologie n’est qu’une première étape pour rendre plus opérationnelle la mise en évidence de transformations objectives. Leur compréhension nécessite de tenir simultanément compte de plusieurs dimensions :

• les relations entre les différentes organisations pertinentes pour l’atteinte des objectifs professionnels (institutions sanitaires, associations et médecins libéraux dans les réseaux de santé ; sous-structures géographiques et professionnelles dans le syndicat ; et les rapports de commanditaire ou de sous-traitance entre sociétés informatiques et entreprises pour les métiers des TIC) ;
• les différentes identités professionnelles, incluant la finalité même de l’activité (se réaliser dans une perspective de carrière individuelle, résoudre un problème de santé publique, contribuer à faire respecter des valeurs de solidarité) ;
• et les usages (prescrits et réels) des TIC, dans le cadre des différentes formes d’organisation du travail (par projet, taylorisées, etc.).

4On peut enfin souligner combien les transformations ainsi mises en évidence sont révélatrices d’enjeux sociaux plus larges. Si les formes d’engagement dans la vie collective tiennent du nomadisme coopératif parmi les métiers des TIC, si les salariés ont un rapport plus instrumental aux syndicats, si les professionnels de la santé doivent s’organiser en réseaux, tout cela ne tient-il pas à des configurations contemporaines consacrant la primauté de la performance, du marché, de l’entrepreneur et du client-roi ? C’est, pour le moins, ce que l’on peut déduire de l’insistance avec laquelle les professionnels des TIC tiennent à se distinguer de ce qui se réfère à l’État et aux services publics (tout mais pas fonctionnaire). C’est également ce qui ressort de la volonté d’intégrer dans une même modalité de gestion, acteurs du service public de santé et professions libérales.

5Dans la deuxième partie de cet ouvrage, la question du lien entre TIC et collectifs de travail se pose à travers la notion d’apprentissage dans le cadre de l’activité professionnelle. Loin d’être cantonnée à la seule dimension individuelle et cognitive, cette notion s’avère ici pertinente dès lors qu’elle intègre les dimensions socioprofessionnelles et organisationnelles du monde du travail. Dans un premier chapitre, avec l’apport de chaque discipline mobilisée (sociologie, sciences de l’information et de la communication, sciences de gestion), un cadre d’analyse a été constitué pour considérer les multiples dimensions de ces apprentissages et les conditions de leur mise en œuvre ; les autres chapitres, en s’appuyant sur des études de cas, interrogent la pertinence de ce cadre.

6Abordées sous cet angle, les conditions d’apprentissage des TIC s’avèrent problématiques car ces technologies sont au cœur de la réflexivité, élément central de la modernité et de sa radicalisation. En effet, la réflexivité, tout particulièrement sous son versant institutionnel, est le résultat de l’examen et de la révision constante des pratiques sociales, à la lumière des informations et des connaissances nouvelles concernant ces pratiques elles-mêmes. Plus précisément, il convient de souligner combien les usages professionnels des TIC, s’appuyant sur les potentialités de distanciation spatio-temporelle, participent à l’extension des chaînes d’interdépendance dans lesquelles sont engagés les collectifs de travail. Dès lors, l’apprentissage des TIC renvoie également à des questions récurrentes : pourquoi être ensemble et comment s’associer ? Cela exige, de façon réitérée, d’apprendre à s’insérer dans de nouvelles organisations socioprofessionnelles, à en comprendre les fonctionnements formels et informels, ainsi qu’à en maîtriser les modes d’évolution. L’habileté à se servir des TIC, à son tour, favorise la production de nouvelles connaissances sur ces organisations émergentes, qui en retour exigent de nouveaux apprentissages organisationnels. TIC, réflexivité institutionnelle et apprentissages organisationnels s’entraînent ainsi mutuellement dans un mouvement permanent.

7Les collectifs de travail se trouvent alors soumis à ce mouvement continu qui suppose apprentissages et désapprentissages. Néanmoins, une stabilisation des collectifs peut être considérée comme une des conditions favorables aux engagements nécessaires à ce double processus. Or, les nouvelles pratiques de travail, installées dans ce mouvement permanent, sapent à terme les possibilités de cette stabilité.

8La responsabilité de mener à bien tous les arrangements nécessaires incombe alors, de plus en plus, aux individus, pris à leur tour dans cette réflexivité. À chaque innovation en matière de TIC, il ne s’agit plus de se former systématiquement, mais d’apprendre à trouver « la bonne distance », de « mesurer » son engagement pour effectuer ou non un investissement cognitif à bon escient, afin de revoir son évolution professionnelle et / ou faire évoluer les modalités d’organisation de son travail. Pour certains, cette mise en accord est plus ou moins aisée, car elle passe par des opérations de décentration et de désapprentissage, qui peuvent correspondre à une réévaluation douloureuse de son identité professionnelle, des normes et des convenances.

9Par ailleurs, les usages professionnels des TIC participent au brouillage des frontières, aussi bien temporelles que spatiales, entre espace privé et professionnel. L’ambivalence de l’objet « ordinateur » intensifie ce brouillage quand, d’un simple clic, il perd sa fonction d’outil de travail et se transforme en objet culturel, ou encore en « objet communicant ». À cela s’ajoute la précarité de l’emploi, qui exacerbe la concurrence entre les salariés, et ce, quel que soit leur statut (directement entre stables ou entre précaires, mais également, bien que plus indirectement, entre stables et précaires). Ces trois points participent du désengagement des entreprises en termes de formation aux TIC auprès de leurs salariés, et favorise le développement de l’auto-formation dans la sphère privée.

10En effet, la formation aux TIC relève encore beaucoup de l’autodidaxie professionnelle où le capital social prend toute son importance. L’appartenance à des collectifs devient alors une condition nécessaire aux apprentissages pertinents. Symétriquement, l’inégale inscription dans de tels collectifs devient une des causes de l’inégalité d’accès à la maîtrise des TIC.

11Dans la troisième et dernière partie de l’ouvrage, le lien entre usages professionnels des TIC et collectifs de travail a été étudié à travers les pratiques qui se nouent autour de la production documentaire, quels qu’en soient les acteurs ou le support, numérisé ou non. S’agissant de phénomènes souvent qualifiés respectivement d’immatériels et d’informels, cette approche autour du document et de sa matérialité pouvait paraître de prime abord incongrue à certains. Pourtant, s’intéresser au document aujourd’hui pour penser le collectif de travail, c’est partir de l’importance actuelle de l’écrit au travail dans des situations largement équipées par les TIC, qu’il s’agisse de la diffusion des procédures, de la multiplication des contrôles et des traces, ou encore de l’écrit comme outil de travail ou produit du travail. L’entrée par l’objet modeste que constitue le document s’est alors révélée féconde, dans la mesure où il est la trace, le jeu et l’enjeu, de relations individuelles et collectives de nature professionnelle au sein d’organisations variées. L’analyse des TIC renvoie alors à une analyse des relations évolutives entre technologies intellectuelles et division du travail intellectuel : l’appropriation des TIC au sein des différents collectifs et des métiers conduit à remettre en jeu leurs frontières, tandis que ces apprentissages et ces repositionnements permanents transforment les relations au sein et à l’extérieur des collectifs de travail.

12Le premier résultat est de rassembler et de synthétiser les apports théoriques récents en linguistique, en sociologie, en sciences de gestion et en sciences de l’information et de la communication, autour de la notion de document dans le domaine du travail. Par ailleurs, les analyses de terrain se sont centrées sur ce qui « fait travail » autour du document. Tout d’abord, l’intérêt pour les usages des documents et leur variété a démontré l’importance – dans l’activité de travail – d’une masse d’écrits intermédiaires, comme les « écrits outils » et les « écrits pour soi », indispensables tant pour les personnes que pour les collectifs, mais souvent invisibles ou peu légitimes. Puis, en étudiant la forme du document et ses transformations selon les passages par différents métiers, nous avons mis en évidence le rôle des collectifs intervenant le long du processus éditorial. Enfin, nous nous sommes intéressés aux activités que le document génère (ranger, mettre en forme, reproduire, retrouver, etc.) et qui sont structurantes pour les relations entre les personnes au travail.

13Comme dans la première partie, où la nouvelle forme d’organisation du collectif ne remplace pas l’ancienne, où l’ancien et le nouveau s’influencent, s’imprègnent et se superposent, ces différentes approches autour du document ont permis de dépasser la dichotomie entre supports traditionnels et supports numériques, souvent présupposée dans les études sur les « nouvelles » technologies de l’information de la communication. Les usages des TIC s’inscrivent dans une généalogie des usages qui va de l’oral à l’écrit électronique. Les nouveaux usages, rendus possibles par les potentialités des innovations techniques, ne résultent pas d’un déterminisme technologique, mais d’une appropriation par des collectifs de travail, eux mêmes remodelés par les contextes d’utilisation.

14La participation de différents collectifs à ce qui « fait travail » autour du document révèle à la fois ces collectifs et des frontières organisationnelles inédites, mouvantes, qui sont spécifiques et distinctes de celles de l’organisation formelle et de son organigramme.

15Les collectifs de travail et la plasticité de leur activité apparaissent alors comme des médiateurs indispensables pour analyser les appropriations des TIC dans les organisations.

16Enfin, la question du document électronique ne doit pas être séparée de celle du document en général et de son histoire. Mieux, elle doit être reliée aux activités et aux usages des acteurs, à leur mode d’appropriation des outils, à leurs pratiques innovantes. Les concepts élaborés pour analyser le document (forme, statut, enjeux) sont opératoires pour le document électronique et il faut prendre en compte les normes sociales, langagières et culturelles qui régissent son usage et sa diversité selon les configurations organisationnelles.

OUVERTURES ET PERSPECTIVES

17Malgré la variété des résultats exposés dans cet ouvrage, ils ne couvrent pas pour autant, loin s’en faut, le spectre des regards que les sciences sociales peuvent porter sur le travail. D’autant que l’arrivée d’internet dans le monde professionnel n’est pas une révolution tranquille. Si l’autonomie des plus qualifiés s’accroît, leur travail est sous pression, plus dispersé, et ils doivent être plus disponibles. Pour les moins qualifiés, cette arrivée renouvelle, le plus souvent, la question de la surveillance au travail et devient productrice d’insécurité juridique. Elle est source d’intensification du travail à travers un contrôle qui ne se limite plus à la présence ou aux résultats, mais qui atteint le cœur de l’activité des opérateurs : qui a saisi ou traité une information, à quelle heure et en combien de temps ? En raison du traçage de l’activité et du flou des frontières entre vie professionnelle et vie privée, les salariés peuvent se retrouver, à leur insu, en faute professionnelle. Enfin, pour les exclus du marché de l’emploi, la maîtrise de ces technologies peut constituer un impératif tandis que leur médiation peut conduire à amplifier certains critères de sélection.

18Il faut, en effet, rappeler que, si les usages professionnels des TIC concernent la grande majorité des salariés, ce sont les emplois les plus qualifiés qui sont avant tout touchés par les transformations liées aux TIC. Derrière ces emplois, se trouvent des salariés auxquels l’injonction d’autonomie et de responsabilité prévaut sur le respect des règles et de la hiérarchie, du moins dans le discours managérial. Pourtant, l’organisation collective du travail exige un système de règles à respecter. La mise en réseau d’activités qui mobilisent l’usage des TIC étend la chaîne d’interdépendance et l’importance de définir des règles pour les échanges au sein de collectifs. Ces règles ne sont pas formalisées, mais découlent des pratiques par ajustements mutuels. Ainsi, le respect d’engagements implicites, comme la fréquence de relevé des messages électroniques, s’imposent de fait à tout salarié. Le système de contrôle n’a plus à être exogène au dispositif : il se fond au sein même du dispositif sociotechnique par la mise en réseau des activités qui, de par la vision panoptique qu’il offre, se présente comme un véritable outil d’autocontrainte et d’autocontrôle.

19Dit autrement, les modes d’introduction et les contraintes d’utilisation des TIC posent en des termes renouvelés la question des rapports sociaux au travail, de la tension entre autonomisation (apparemment) croissante et disciplinarisation des esprits et des corps (toujours présente, si ce n’est recherchée), selon des combinaisons parfois fonctionnelles, parfois déstabilisantes. C’est pourquoi, les analyses et résultats présentés dans cet ouvrage, gagneraient à être prolongés par une investigation systématique de la dimension du contrôle et de la surveillance au travail, par le biais des technologies informatiques. À titre d’hypothèses, on peut déjà imaginer que les salariés disposant de capacités cognitives et relationnelles suffisantes pour maîtriser l’utilisation des dispositifs techniques (notamment en termes d’écrits d’écrans), ainsi que leur fréquent renouvellement, seront plus à même de contourner les visées de surveillance et conserver des marges d’autonomie, tandis qu’à l’opposé, les moins dotés en de tels capitaux connaîtront une extension de leur dépendance.

20Enfin, si, comme nous l’avons rappelé, l’autodidaxie en matière de maîtrise des TIC, associée à l’inscription dans un collectif pertinent, restent déterminantes pour les usages professionnels et leur renouvellement, il est en partie contrebalancé par le fait que les apprentissages initiaux des TIC ont de plus en plus été intégrés au sein du système scolaire, de la famille et des réseaux amicaux. Il restera donc également à approfondir l’analyse de la circulation et de l’articulation des apprentissages entre sphère privée et sphère professionnelle, des ressources et dispositions favorisant cette dynamique.

21Tout compte fait, malgré l’utopie gestionnaire d’un contrôle total, voire totalisant ou totalitaire, l’avenir n’est écrit, ni par les dispositifs de gestion, ni par la technique, ni par le marché et il restera à étudier les marges de manœuvre et de négociation que les collectifs de salariés sauront patiemment reconstituer pour s’approprier les technologies selon leurs finalités.