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Où va le travail à l’ère du numérique ?

 | 
Anne-France Saint Laurent-Kogan
, 
Jean-Luc Metzger

Troisième partie. Lire et écrire au travail à l’ère du numérique

Chapitre III-4. L’activité documentaire : un accès privilégié aux relations de travail

Béatrice Vacher, Isabelle Le Bis et Parina Hassanaly

Texte intégral

1. INTRODUCTION : LIER CIRCUIT DOCUMENTAIRE ET STRATÉGIE POUR PENSER L’ORGANISATION

1À l’aide d’un cas que nous nommons « le Labo », nous alimentons la problématique suivante : le document, obstinément matériel, met en évidence les atouts et les faiblesses de l’organisation. Source d’information, objet de connaissance et de dispute, il est une partie de plus en plus importante de la production organisationnelle. Dans notre exemple, notre intervention tourne autour de l’organisation documentaire, notamment de la place de la bibliothèque de ce laboratoire de recherche en sciences humaines et sociales, et débouche sur la stratégie, en l’occurrence le positionnement des axes de recherche. On s’intéresse ici à un type particulier de documents : ceux qui sont utilisés et produits dans un cadre scientifique (articles, livres, rapports, etc.).

2Pour alimenter la problématique, nous cernons les relations des chercheurs avec la documentation à travers leurs pratiques de travail : leur métier, comment ils l’envisagent et le pratiquent, leurs difficultés, leurs relations aux collègues proches ou lointains, leur quête d’information sous toutes ses formes, leur nécessité de communiquer, les affres de la publication et de la mise en forme bibliographique, leurs rangements, etc. On déroule un fil qui part de leur travail pour arriver à la bibliothèque en passant par le documentaliste et les outils comme les logiciels de gestion documentaire et les banques de données sur internet. Nous faisons de même pour les membres du secrétariat général et les directeurs (deux se succèdent durant notre intervention).

3Le circuit documentaire est ici un observable : il nous montre les liens entre les personnes, leurs métiers, leurs prérogatives, et l’organisation générale. Cela permet de clarifier la relation entre le travail quotidien et les questions stratégiques et de proposer une réorganisation plus cohérente avec le fonctionnement historique du Labo et son potentiel d’évolution.

2. PRÉSENTATION DU TERRAIN, CHOIX THÉORIQUES ET POSTURE MÉTHODOLOGIQUE

4Dans le cadre de cette étude, nous avons été appelés pour statuer sur la bibliothèque et les activités documentaires à long terme. Cette demande a priori claire est pourtant pleine d’ambiguïté : s’agit-il d’apporter une réponse technique sur la documentation ou d’insérer cette question dans celle, plus vaste, de l’organisation et de son fonctionnement ? Nous avons choisi la seconde piste, plus prometteuse en terme de réflexion. Nous avons donc porté un regard sur les pratiques quotidiennes des membres de l’organisation autour du document et de sa circulation en lien avec les visées stratégiques. Cette double posture d’intervention et de réflexion théorique permet à la fois de tirer parti d’un cas précis tout en repérant une problématique plus générale, en l’occurrence celle du statut du document tel qu’énoncé en introduction.

5Le terrain : comment lier une stratégie explicite et des actions concrètes ?

6La situation dans laquelle s’inscrit notre problématique est liée à deux évolutions stratégiques majeures du Labo :

  1. Un projet d’Unité Mixte de Recherche entamé il y a quatre ans et qui enrichit le Labo (doublement du personnel) tout en augmentant les charges de chacun (plus de thèmes de recherche, plus d’enjeux de qualité, plus de coordination, plus d’étudiants, continuer à assurer les séminaires, l’intendance, la recherche finalisée, etc.),
  2. Une nécessité de publier en anglais pour être connu et reconnu dans le monde. Il faut alors accéder de façon simple et systématique à la littérature anglo-saxonne. Il est également nécessaire de revoir la part de recherche contractualisée pour se concentrer sur les publications, ce qui diminue d’autant les budgets.

7Un troisième axe stratégique apparaîtra au cours de notre intervention : valoriser la thématique centrale et historique du Labo pour favoriser les échanges avec les autres laboratoires au niveau international, être mieux reconnu auprès des organismes tutélaires, réorganiser la recherche de façon cohérente et rationaliser les investissements, notamment documentaires.

8Jusqu’alors en effet, le Labo est organisé en programmes de recherche thématique qui ont du mal à fonctionner. Notre intervention ouvre des perspectives inespérées pour repenser l’organisation plutôt autour des projets concrets des chercheurs.

  • 1 Ce terme générique regroupe la famille suivante : chargé de recherche, maître de conférence, profe (...)

9Pendant dix mois, nous avons étudié les pratiques des chercheurs, analysé l’offre documentaire et proposé des scénarios d’évolution. Nous avons longuement rencontré quatorze chercheurs1 (sur soixante), nous avons été présents à la bibliothèque notamment pour la mettre sous procédure et participer au choix de nouveaux logiciels de gestion et nous avons animé un comité de pilotage composé des membres de la direction, des responsables de l’information et de la communication et des représentants des chercheurs.

10Le premier comité permet à chacun d’exprimer ses souhaits, ses craintes et ses motivations. On y recense une série de questions qui va permettre d’alimenter la suite de notre recherche :

  • Ouvre-t-on la bibliothèque à un public plus large d’étudiants ? Ce qui pose les questions de sources de financement et de la liberté de fonctionnement ainsi que des horaires d’ouverture.
  • Le chercheur doit-il sous-traiter un travail de recherche documentaire ou se former complètement ?
  • Comment articuler la démarche du Labo avec la politique de son organisme tutélaire et celle des partenaires universitaires ? Cela implique d’avoir non seulement des partenariats documentaires locaux mais également nationaux, voire internationaux (sur le fonds documentaire et sur la compatibilité des logiciels).
  • Comment se procurer un document en anglais quel que soit le réseau ? Comment juger de la qualité d’un document via internet ?
  • Gdocu2 semble un bon outil pour gérer les références par mots clés, usages, auteurs, etc., présenter automatiquement la bibliographie, mais faut-il alors faire le deuil de son classement artisanal ?

2.1 Choix théoriques : le rôle des agencements documentaires

11Nous avons choisi de mobiliser les agencements organisationnels [Girin, 1995] qui combinent des théories (gestion, linguistique, sociologie et économie) de façon opérationnelle pour donner à voir une organisation à travers les liens entre « ses ressources symboliques, matérielles et humaines ».

12Cette théorie s’inscrit dans un ensemble de courants de recherche présentés en introduction de cette partie : le langage au travail (par ex. [Borzeix et Fraenkel, 2001] ; Pène et al., 2001]), la cognition distribuée, entre humains et non humains [Hutchins, 1995] mais aussi [Akrich et al., 1988], l’intelligence collective [Weick et Roberts, 1993], les théories de l’action organisée (par ex. [Berry, 1983] ; [Moisdon, 1997] et la nouvelle économie institutionnelle [Coriat et Weinstein, 1995].

13Grâce à cet ensemble théorique, les agencements organisationnels spécifient les relations par lesquelles se construit l’action collective : entre un mandant (« qui dit ») et un mandataire (« qui fait »), par l’intermédiaire d’un mandat ; mais aussi au sein même du mandataire. Ce dernier est un composite de ressources : humaines (les personnes qui accomplissent la tâche), symboliques (le langage et en particulier les documents) et matérielles (bureaux, téléphones, ordinateurs, etc.). Le mandataire doit atteindre une certaine performance précisée par le mandat, ce qui nécessite une certaine compétence. C’est cette compétence qui peut être étudiée en détail pour comprendre les défaillances ou au contraire les prévenir et favoriser l’atteinte de la performance. En effet, le mandat peut être clair ou confus et l’activité qui en découle simple ou complexe. Les rendez-vous au cours du mandat sont l’occasion de conversations entre mandant et mandataire qui permettent d’avancer le plus en cohérence possible. Dans le cas du mandat clair, il est possible de faire une spécification précise du mandat et de mettre en place des indicateurs sur les résultats attendus. En revanche, dans le cas du mandat confus, les seuls indicateurs possibles sont sur les moyens à mettre en œuvre (limiter les responsabilités, faire des comptes rendus précis ou simplifiés selon la complexité de l’activité, etc.) ; il faut attendre la réalisation de l’activité pour juger du résultat. Les cas réels en organisation relèvent le plus souvent du mandat confus et de l’activité complexe où la coproduction entre mandant et mandataire est indispensable.

14L’originalité des agencements organisationnels est, d’une part, de considérer le mandataire comme un composite de ressources les unes pour les autres et, d’autre part, d’évaluer sa performance par sa compétence inscrite dans les liens entre les éléments (et non dans les éléments pris les uns indépendamment des autres). Le terme de ressource est ainsi justifié : chaque élément du composite (documentaliste, base de données, bibliothèque, article scientifique, etc.) est ressource pour un autre. Un élément isolé n’existe donc pas dans un agencement performant.

15Pour ce cas « Labo », nous avons adapté les agencements organisationnels en parlant d’agencement documentaire : il ne s’agit pas de traiter toutes les questions d’organisation mais celles qui sont en lien avec la documentation. Nous mobilisons ensuite une grille de lecture des relations entre les pratiques prosaïques (ici autour de la documentation), le sens donné par les personnes et l’inscription organisationnelle et culturelle dans lesquelles ces pratiques s’insèrent. Au-delà de ce qui est exprimé par les acteurs, la mobilisation de cette grille donne à voir ce qui reste latent et pourtant crucial. Par exemple, saisir ou non ses dossiers de travail sur le réseau de l’entreprise n’est pas seulement une question de temps, d’efficience ou de conscience du collectif, arguments souvent avancés par les personnes concernées. En confrontant ces dernières à leur pratiques parfois en contradiction avec les intentions préalablement énoncées et en s’intéressant aux outils de gestion mis en place (critère de jugement du travail, normes, règles, etc.), on repère ce qui n’est pas dit et qui pourtant oriente fortement le comportement de chacun. Recueillir des intentions, observer ou participer à des pratiques, entendre les justifications contradictoires [Vacher, 1997] permet de rendre compte de la part d’interprétation, en contexte, de l’information et de la communication. Il s’agit de rendre visible ce qui reste trop souvent de l’ordre de l’évidence pour en saisir toute l’importance stratégique.

16La grille de lecture a été construite à la suite de recherches qui montrent que l’information, son outillage et sa gestion (son agencement au sens présenté ici et en partant des tâches les plus simples) ne sert pas seulement à « faire » mais aussi à « prouver » et à être reconnu [Vacher, 2006]. La cohérence stratégique dépend en grande partie des relations entre les rôles de l’agencement (les pointillés de la grille), ce qui permet de situer rapidement le fonctionnement (et le potentiel d’évolution) d’une organisation vis-à-vis de son information et des tâches correspondantes :

Tableau 1 : Les rôles de l’agencement documentaire : cohérence stratégique

Tableau 1 : Les rôles de l’agencement documentaire : cohérence stratégique

17Posture méthodologique

18Il est alors important de différencier la situation – qui renvoie à ce qui est en train de se passer –, du contexte qui rend compte de ce qui entoure l’activité. Par exemple, dans nos entretiens avec les chercheurs, nous tenions compte à la fois de l’environnement matériel de leur cadre de travail et du contexte de changement stratégique en cours. Dans son bureau, le chercheur sort des papiers, fouille, regarde et nous informe autant sur son rapport aux documents qu’en parlant. Plus exactement, il ne peut plus être dans le seul discours car ses mouvements risqueraient de le contredire, il recentre son propos sur ses pratiques. Il s’agit d’observer ou d’interroger mais aussi d’interagir : notre présence dans son bureau, lieu relativement intime pour un chercheur, incite notre interlocuteur à se comporter de façon moins doctorale que s’il était dans la salle de réunion où il pourrait plutôt tenir un discours sur ce qu’il faut faire. Entouré de ses livres, il en tient compte et n’est pas choqué que nous lui posions des questions sur ses rangements, ses retrouvailles, ses trucs d’écriture. Il nous commente ses pratiques.

19Il est important pour cela qu’un degré de confiance soit instauré entre nous et c’est là tout le travail de relation avec le terrain : négociation du contrat, rencontre des protagonistes, définition du sujet, participation (en l’occurrence dans ce cas, à des séminaires mais aussi à la gestion de la bibliothèque et à l’animation du comité de pilotage) et découverte conjointe de nouvelles perspectives inattendues (les résultats que nous présentons ici). Nous avons combiné entretiens, observations, interactions, lectures, comptes rendus et critiques, pour reformuler en permanence nos questions et faire émerger notre problématique.

20Notre posture s’apparente à une participation observante [Winkin, 2001 ; [Berry, 1983] dans la mesure où nous devons un résultat à notre terrain (une réponse argumentée à sa question sur la survie de la bibliothèque) tout lui donnant une perspective théorique. Dans la mesure où nous considérons que l’étude des faits élémentaires en situation est indispensable pour comprendre les collectifs de travail [Garfinkel, 1967], notre rôle actif au sein du Labo est une position idéale. En effet, nous pouvons mieux saisir de cette place ce qui constitue la connaissance intersubjective des participants à une situation [Schutz, 1987]. Nous avons par exemple repéré que le documentaliste du Labo se sent exclu et ne participe pas de cette connaissance. Nous avons alors choisi de perturber l’organisation que nous étions en train d’étudier pour observer ce qu’il pouvait en advenir : nous avons demandé au documentaliste de changer de bureau pour se donner la chance d’avoir une existence sociale au sein du Labo (voir le §2.2). Cette démarche de type ethnographique est très proche de celle que pratique par exemple Jeanne Favret-Saada quand elle se laisse entraîner à jouer (ou être) une désenvouteuse alors qu’elle étudie la sorcellerie dans le bocage normand [Favret-Saada, 1977].

21Il importe alors de tirer parti de l’interaction du chercheur avec son terrain pour rendre compte de l’action sans se laisser submerger. L’écriture, dont le présent article, participe de cette mise en perspective. Elle set censée parler à ceux qui n’ont pas participé à l’action.

3. AGENCEMENT DOCUMENTAIRE : LA COMPÉTENCE EST DANS LES LIENS

22En référence aux agencements organisationnels, nous avons dessiné les relations entre les chercheurs et la documentation pour clarifier la relation entre ceux qui disent (demandent un service documentaire) et ceux qui font (rendent ce service) tout en repérant l’aspect composite des compétences en jeu (non seulement humaines mais également inscrites dans les objets et les symboles de la documentation) :

23Les principales ressources de l’agencement ont été dessinées ainsi que les liens plus ou moins marqués entre ces ressources. On voit en effet ici un chercheur qui lit, écoute et parle avec ses collègues, observe, écrit (les traits pleins arrivant au chercheur ou partant de lui). En revanche il range mal (le pointillé ente « rangement » et « lectures » indique la difficulté à retrouver ce qui a été rangé), ne saisit pas ses références dans un logiciel spécifique, ou exceptionnellement, (les pointillés « saisies ») et il échange de façon épisodique et peu structurée avec le personnel de soutien, en particulier le documentaliste, les informaticiens et le responsable de la communication. Ces derniers assurent donc l’alimentation des bases de données utiles pour fabriquer les rapports du Labo à destination du public (traits pleins autour de « saisie »). Pour cela, ils reprennent les écrits des chercheurs qui leur parviennent sous forme papier. Paradoxe, c’est au documentaliste de décider des investissements en bibliothèque ou en banques de données internet (trait plein partant de « documentaliste ») alors même qu’il échange exceptionnellement avec les chercheurs sur le contenu des recherches (traits pointillés vers « séminaires » et « chercheurs »). internet et la bibliothèque ne sont pourtant pas des sources de lecture négligeables pour le chercheur (trait plein vers « lectures »).

24On voit ainsi une organisation marquée par une séparation a priori des rôles (recherche d’un côté, soutien de l’autre) et un travail au quotidien qui rentre en opposition avec cette séparation et rend difficile le fonctionnement du collectif. En terme d’agencement organisationnel, chercheurs et personnels de soutien aspirent à coproduire (tâche complexe et mandat confus) mais sont organisés comme s’ils étaient en coopération simple (tâche simple et mandat clair). La souffrance au quotidien est visible et le potentiel d’évolution de l’organisation apparaît petit à petit, ce que nous montrons en détail.

3.1 D’où proviennent les documents du chercheur et qu’en fait-il ?

25Le chercheur consomme et produit trois types de documents : des articles et des ouvrages scientifiques ainsi que des documents de travail (cahiers de recherche, actes de colloques, séminaires, rapports de recherche, etc.). Il passe un temps important à recueillir des données de terrain : entretiens, statistiques, rapports professionnels, documents marketing, observations, plans de travail, etc.

26Il est difficile de définir à quel moment le chercheur a besoin de documentation. Il collecte quotidiennement, pas toujours pour un usage immédiat. La tendance est à « je lis quand j’écris », voire de « retrouver sa bibliographie au moment de l’écriture » (8) mais l’écriture se situe à différentes périodes : proposition pour une recherche, papier de séminaire, rapport de recherche, document de travail, article, livre. En revanche, un souhait, déjà répandu ailleurs, émerge au Labo : avoir accès à toute l’information disponible sur son bureau pour le travail. Si on rapproche ce souhait de l’attachement à la lecture sur papier, on conçoit que ce n’est pas de document électronique dont rêvent les chercheurs, mais plutôt d’un document toujours accessible grâce à la diffusion électronique appréciée par certains (7) grâce aux adresses de sites internet scientifiques ou professionnels fournis par la documentaliste.

  • 3 Nous notons ainsi le nombre de réponses spontanées sur le total des entretiens effectués. En effet (...)
  • 4 Une seule personne au Labo indique ne jamais y aller.
  • 5 Voir par exemple [Auricombes, 2001] ; [Chartron, 2002] ; [Demortière et al., 2002].

27Le réseau personnel du chercheur est sa principale source d’alimentation documentaire. Il prend ici la forme du réseau propre (« ça arrive tout seul ») et celui de l’échange de références en réunions, séminaires, têtes à têtes (10)3. Viennent ensuite « internet » que les chercheurs du Labo nomment « Google » (8) au même niveau que la bibliothèque (8)4. On retrouve presque cette même hiérarchie dans les différentes études consultées (la bibliothèque est plus souvent classée loin derrière Google)5.

  • 6 Banque de données SHS.

28En effet, le réseau personnel du chercheur est dense mais rarement exhaustif. Il couvre une bonne partie de ses besoins en documentation mais ce qu’il ne couvre pas est l’information cruciale. Consulter internet (ou Google) à l’instinct, sans plus de précision, est le signe de l’ignorance du fonctionnement des sources documentaires et du fonctionnement des moteurs de recherche et des banques de données (cinq jeunes chercheurs seulement sont capables de préciser leur utilisation correspondante, par exemple : « Francis6 ne recense que les articles scientifiques alors que sur internet on trouve de tout – ce n’est pas toujours fiable mais c’est intéressant »). La bibliothèque apporte un confort qu’on ne trouve pas sur internet : on peut feuilleter, photocopier ou emprunter le document (« Feuilleter permet de suivre plus largement le contexte de la discipline, vous ne lisez pas forcément, vous vous baladez dans les rayons »).

29Presque tous les chercheurs (10), travaillent sur papier. Lire, annoter, feuilleter, ne se fait pas sur écran (alors que certains écrivent directement sur écran). Le livre a aussi une aura particulière : on l’aime, on le chouchoute, on aimerait bien en lire plus d’ailleurs (« Le livre c’est le plaisir mais je lis des articles, c’est plus rapide »). C’est une des raisons pour lesquelles la bibliothèque est souvent considérée comme un lieu presque sacré (« Ça me chagrinerait qu’il n’y ait plus de bibliothèque ici, j’ai un attachement à l’objet », « Le fonds est riche surtout pour les trucs anciens », « Je trouve dans 75 % des cas », « si c’est pas là, c’est pas dans la région » mais « l’accueil de la bibliothèque n’est pas très chaleureux »). On n’est pas seulement sur du cognitif mais aussi sur de l’affectif et la bibliothèque du Labo est critiquée à cet égard : la porte n’est pas toujours ouverte, la lumière y est faible, la consultation des livres n’est pas immédiate (il faut descendre au magasin), les locaux mériteraient un coup de jeune.

  • 7 Avec ou sans l’informatique, l’indexation permet de retrouver un document par mots clés : soit en (...)

30La gestion documentaire personnelle du chercheur est… aléatoire. Ce n’est pas la première fois que nous mettons en évidence des pratiques que d’innocents informaticiens qualifieraient volontairement d’archaïques et qui font les délices des secrétaires – quand elles existent encore [Vacher, 1993]. Ces dernières ont en effet appris à classer un document dans au moins trois dossiers (chronologique, alphabétique, thématique) pour être capable de le ressortir à tout moment (et le plus souvent de façon urgente). Le chercheur, lui, n’a souvent besoin que d’un classement thématique, mais il lui faut au moins trois thèmes pour avoir des chances de retrouver un papier au bout de quelques années. Les documentalistes et bibliothécaires connaissent bien l’importance et l’ampleur du travail d’indexation (choisir des mots clés, s’en servir puis ne classer le document physique qu’à un seul endroit7). Le classement thématique du chercheur ne le satisfait jamais. Il lui arrive alors de photocopier ses documents pour augmenter ses chances de le retrouver mais il estime que c’est du bricolage d’autant plus que le résultat n’est pas à la hauteur (« Quand je cherche par auteur, je suis bien embêté », « Ça marche pas, je fouille dans tous les dossiers quand je cherche un article », « Je range aussi par contrat et quand je range par thème et par contrat, alors là je cherche… »). Exceptionnellement, il a une pratique rigoureuse de rangement et il jette régulièrement (« Je fais des dossiers par thème que je prête aux jeunes », « Je saisis mes références sur le logiciel et trie mes articles par ordre alphabétique, je le fais depuis le début de ma recherche », « Word ça suffit pour les références »). Il y a un clivage important entre les anciens chercheurs (plus de vingt ans) et les jeunes sur la mobilisation des outils de gestion documentaire : pratiquement personne n’utilise de logiciel de gestion bibliographique mais presque tout le monde a une pratique de « copier-coller » de ses références à partir de ses publications. Les anciens s’excusent presque : « Je devrais », « Il faut trouver un moyen incitatif pour mettre notre bibliographie sur un truc et obliger les thésards à le faire, mais moi bon j’en ai trop… » Les jeunes ont en effet des motivations pour une saisie sur un logiciel de gestion bibliographique : « Je réfléchis au truc qui permet un classement alphabétique… En plus avec ce logiciel, on peut télécharger de Francis. »

31Aucun chercheur n’a pensé ces compétences de classement et de rangement au niveau collectif. L’article reste un objet intime. Il est souvent annoté, voire gribouillé, il y a appropriation même s’il est souvent prêté.

4. DOCUMENTALISTE, SG ET OUTILLAGE : QUELS LIENS AVEC LES CHERCHEURS ?

32À l’issue des entretiens avec les chercheurs, nous voyons que le service documentaire proposé n’est pas bien perçu sauf exception (« Le documentaliste envoie régulièrement les sommaires et des adresses à consulter » avec deux commentaires, le second plus souvent que le premier : « C’est le rêve » ou au contraire : « Ce n’est jamais le bon moment, il faudrait l’info sur un site, organisé thématiquement », « J’aimerais être au courant des nouveautés dans mon domaine »). Les recherches spécifiques avec l’aide du professionnel sont exceptionnelles : « J’ai intégré le fait qu’il n’a pas le temps », « Il a participé au démarrage d’une recherche puis il n’a plus eu le temps. C’est frustrant. Je verrais ses compétences là : si on était organisés par thématique, il ferait la doc… Mais en même temps c’est notre boulot… Il pourrait le faire sur les données… » Cette dernière remarque est significative d’un besoin de collaboration qui a du mal à s’exprimer et que l’on retrouve chez les différentes personnes rencontrées (à l’exception des thésards qui font souvent ce travail de défrichage documentaire pour leurs patrons de thèse).

  • 8 Même s’il considère que le réseau fonctionne bien – pour lui, en effet, une coupure d’une demi-jou (...)

33Le documentaliste a été embauché quatre ans avant notre intervention pour remettre de l’ordre dans la bibliothèque, non gérée depuis quelques années, et pour ensuite se consacrer à son travail de documentaliste. Il est diplômé du supérieur et se trouve sur un poste d’ingénieur d’étude. Il tente de suivre les préoccupations des uns et des autres à travers leurs demandes d’achat, quelques rencontres et les listes de diffusion mais il se sent submergé : « La population est très éclatée, ils ont l’air plus au courant que moi de l’actualité. » Il tente de faire des groupes thématiques pour envoyer des adresses de sites aux chercheurs mais « ils voudraient une information ciblée, individuelle. Ils sont spécialisés et ils travaillent en commun sur des contrats et sur des champs nouveaux. Entre eux ils se passent pas mal d’info… À moi ils font des demandes ponctuelles de recherche sur sites car ils n’ont pas le temps ». Les difficultés de connexion informatique n’arrangent rien car le réseau passe par l’université et même l’informaticien maison ne maîtrise pas les pannes8. De même pour les contenus : le documentaliste a l’impression de subir les choix de l’université et de ne pas pouvoir influer sur les décisions. Enfin : « Je cherchais à développer des outils communs et le directeur voulait que j’aide des groupes de recherche mais c’était prématuré tant que les gens du Labo ne se sont pas appropriés la logique documentaire ». Au vu des remarques des chercheurs (« Il faut voir comment il vous reçoit quand vous venez la voir… Il a ses têtes »), cette appropriation de la logique documentaire n’a pas eu lieu.

34Deux mois après le début de notre recherche, arrive un nouveau bibliothécaire (pour quatre ans seulement) : il a de l’expérience mais pas de formation particulière, il est avenant et se sent proche des chercheurs.

35Outre les points de vue du documentaliste et du bibliothécaire, nous avons pris en considération ceux des informaticiens et du chargé de communication qui jouent un rôle important sur les questions documentaires.

36L’un des informaticiens est radical : « Depuis cinq ans, on a une ligne spécialisée sur l’université, les gens peuvent faire leurs recherches directement. C’est l’avenir qu’ils soient autonomes dans leurs recherches documentaires : le débit est bon, les outils de recherche sont bons, les gens devraient s’y mettre. La fonction de documentaliste devrait disparaître à terme. C’est comme le secrétariat. Qu’est-ce qui fait la qualité d’une recherche ? Bien connaître son domaine, ça c’est le chercheur ; avoir accès au bon lieu, la technique donnera les bons lieux d’un seul coup avec les moteurs ». Il est intéressant de remarquer que le documentaliste ne le contredit pas et a au contraire tendance à se renfermer. Le travail documentaire est pourtant, avec ou sans technique, très présent même s’il est de moins en moins visible. Il se trouve également que l’informaticien est humainement plus proche des chercheurs, reconnu dans son travail (il est statisticien de formation et 30 % des recherches ont pour base des études quantitatives, les premiers ordinateurs ont été des machines de calcul avant d’être des postes bureautiques).

37Le chargé de communication trouve son poste peu valorisant. Il doit assurer l’édition des rapports du Labo, vérifier la mise à jour des publications des chercheurs, mettre sous pli, etc. Il préfère parler de son travail d’éditeur ou de responsable de formation. Il ne cherche pas à faire le lien avec la documentation pourtant très proche dans ses fonctions.

38Enfin, nous mettons l’accent sur une ressource un peu particulière, Gdocu, le logiciel de gestion bibliographique. Gdocu a été introduit par le documentaliste pour faciliter la mise en page de la bibliographie de chaque article alors que l’enjeu principal pour le chercheur est de classer pour retrouver. De plus, le logiciel actuel n’est utilisable qu’à partir d’une version installée au Labo (pas d’installation individuelle sauf à dépenser beaucoup alors que la majorité des chercheurs travaille souvent à la maison). Enfin, ce type de logiciel est un peu sophistiqué à utiliser (à cause de cette question de mise en forme mais aussi des possibilités de liens avec les bases de données) et n’est vraiment intéressant qu’une fois toutes les références saisies (le coût d’entrée paraît inabordable).

39Cet échec ne facilite pas le passage de l’individuel au collectif pour la documentation (notamment pour les articles) car un des points de passage au collectif est la saisie de ses propres publications pour préparer les communications du Labo (dossiers pour les tutelles mais aussi lettres mensuelles et mise en réseau sur le site du Labo). Sur le schéma, on voit deux pointillés qui marquent l’isolement des deux parties (documentaliste et chercheurs) : la relation entre le documentaliste et les séminaires des chercheurs (être au courant des travaux du Labo) et une saisie par les chercheurs (saisir ses publications, partager ses adresses internet avec ses collègues et le documentaliste). Ce sont les principaux « trous » de la relation qui expliquent l’incompréhension des uns vis-à-vis des autres (le pointillé documentaliste – chercheurs) et les défauts pour retrouver ses documents (le pointillé rangement – saisie).

40L’agencement documentaire : un levier pour repenser la stratégie du Labo

41En résumé, la situation que nous rencontrons est :

  1. sur la question documentaire : ignorance et usage intensif côté chercheur, inquiétude et risque d’enfermement dans la technique côté documentaliste ;
  2. sur l’organisation : un besoin exprimé de repositionnement stratégique et des habitudes de collaboration très intenses.

42Les comités de pilotage de notre recherche ont permis de faire un lien explicite entre ces deux questions : l’agencement documentaire devient une façon pratique de reconsidérer l’organisation dans son ensemble. Au quatrième comité de pilotage, les scénarios d’évolution de la documentation en relation avec l’organisation du Labo sont les suivants :

  • À un extrême, ne changer que la relation entre les parties prenantes, à savoir développer la formation sur les outils par l’intermédiaire de volontaires, assurer un lien plus systématique entre documentation et communication pour la valorisation de la recherche et moderniser la gestion de la bibliothèque (nouveau logiciel et mise sous procédures). Ce scénario minimal est déjà un progrès par rapport à l’existant puisqu’il oblige à repenser les liens entre les fonctions et à intégrer un minimum le chercheur (pour la formation notamment).
  • À l’autre extrême, la bibliothèque disparaît, ce qui oblige à des collaborations intenses (connexions sans faille, imprimantes puissantes, négociation stratégique avec l’université, concertations entre chercheurs et professionnels de la documentation, etc.).

43Ces deux scénarios sont impossibles : le premier car il est dommage de s’arrêter à si peu de progrès alors que le potentiel est plus élevé et les enjeux stratégiques forts, le second car il est utopique en l’état. Restent deux scénarios intermédiaires :

  • Un scénario qui ressemble au premier mais renforce les actions concertées à savoir coordonner les budgets de la documentation avec les contrats et les axes de recherche, s’entendre sur les contenus (ouvrages, abonnements papier et électroniques, réseaux, etc.) entre documentaliste, bibliothécaire et chefs de projet. Ce second scénario est une petite révolution puisqu’il suppose qu’il y ait des chefs de projet alors qu’actuellement la question de la légitimité des responsables d’axes est posée. Nous signalons qu’une politique documentaire n’a de sens qu’insérée dans une démarche stratégique et pour cela une organisation cohérente du travail est nécessaire. Il n’y a rien de nouveau pour les membres du comité de pilotage car ils ont tous conscience de l’importance de cette organisation. Ils n’ont en revanche pas les clés de la restructuration et sont intrigués par la politique documentaire (Voir infra).
  • Un dernier scénario ajoute la dimension enseignement en intégrant à la fois SUDOC (le service universitaire de documentation). Ceci nécessite une restructuration des données saisies dans Texto qui ne sont pas déjà au SUDOC (à savoir moins de 5 % des ouvrages et revues), un nouveau logiciel documentaire et l’accueil des étudiants des masters 1 & 2. Cela pose plus explicitement la question de la spécialisation du fonds.
  • 9 Récents par rapport aux autres sciences.

44Tous ces scénarios tiennent compte de la baisse budgétaire et de l’orientation vers des publications en anglais. Les évolutions techniques se font en concertation avec l’informatique et les projets des institutions en matière d’édition électronique en sciences humaines9. Dans le dernier scénario, il s’agit de tirer parti du rapprochement universitaire : intégrer le SUDOC engage l’université à fournir formation et éventuellement personnel pour assurer le suivi de la base. Or le bibliothécaire ne reste que quatre ans, c’est l’occasion de pérenniser son poste sans avoir, pour autant, de support budgétaire. C’est aussi une façon de se rapprocher des instances de décision universitaire. Ce sera finalement ce scénario qui primera après de longues discussions, l’implication des chercheurs et de lourds travaux (comme la mise sous procédure de la bibliothèque qui permet de mieux en connaître la fréquentation et les difficultés de saisies sur de multiples logiciels, de vérifier la cohérence des actions, des cotations, etc.).

5. RECADRER LES PRATIQUES ET LES SERVICES EN PHASE AVEC LA STRATÉGIE

5.1 Faire savoir

45Toutes les personnes que nous avons rencontrées sont persuadées du lien fort entre documentation et métier du chercheur, ne serait-ce que parce que les tâches sont entre mêlées. Elles pensent également que la fonction et le lieu ont leur importance mais ont du mal à expliquer pourquoi.

46Un regard historique est nécessaire pour bien comprendre les nuances entre bibliothécaires et documentalistes. À première vue, ces deux noms évoquent deux métiers, ce qui présente l’avantage de la simplicité. Plutôt que deux métiers, ce sont en fait deux approches complémentaires définies par leurs objets d’intervention :

  • Bibliothèque : c’est le lieu où sont rassemblées des collections de documents décrits sur un catalogue que l’on peut consulter. On peut y toucher, voir ou entendre des entités matérielles. Le bibliothécaire travaille forcément dans une bibliothèque. Pour l’ONISEP, c’est celui qui « choisit, conserve et assure la promotion du livre ou du document ». En fait, le bibliothécaire gère des documents et l’accès au document. Il est en prise directe avec l’universalité des savoirs. Il ne lit pas la documentation pour en faire une synthèse, mais a une vision d’ensemble du fonds documentaire qu’il met à disposition.
  • Documentation : si la bibliothèque est un lieu, la documentation est une activité qui consiste à réunir des documents dans le but de disposer, sur un thème donné, du maximum d’informations pertinentes et à jour. Elle entend répondre à un besoin d’information précis et est tournée vers un ou des utilisateurs. Le documentaliste peut donc travailler dans un centre de documentation ou dans une bibliothèque, ou encore en prise directe avec ses utilisateurs, entouré de peu ou pas de documents. Pour l’ONISEP, le documentaliste doit savoir recueillir et traiter des informations aux sources multiples, et « par définition, met en relation des demandeurs et des ressources d’information stockées ou à recueillir ». Cela suppose trois étapes de base : recherche (et sélection), traitement (analyse et indexation, synthèse) et communication (diffusion de notes de son travail). Son métier ressemble parfois à celui du bibliothécaire car il entretient un fonds documentaire et des outils de recherche adaptés. Mais la fonction de médiation prend le pas sur le traitement de l’information : formation, démonstration, transfert de technicité, répertoires de sites permettent d’ouvrir les échanges entre le travail de recherche et le travail de documentation (dont la forte technicité occulte parfois les nécessaires qualités humaines).

47De la même façon, pour mieux cerner les actions à mener, il est important de connaître les nuances entre les outils de la bibliothèque et ceux de la documentation.

48À quoi sert par exemple un logiciel de gestion de bibliothèque ?

  1. À gérer un catalogue, c’est-à-dire à décrire des objets (un livre, un CD, une revue, etc). Il s’agit bien de décrire des entités matérielles pour les classer sur des rayonnages (par taille, par auteurs, par sujet, par date d’entrée etc.) et pour les retrouver (par leur emplacement, leur auteur, leur matière – mots fixés dans un répertoire comme Rameau10 –, etc.).
  2. À connaître les lecteurs : nom, responsabilité, étudiants supervisés, droit à emprunt, etc.
  3. À gérer des transactions entre objets et lecteurs (un lecteur a emprunté un livre tel jour, il doit le rendre tel jour ; tel livre a été déplacé, éliminé, remplacé par tel autre pour telle raison, etc.).

49La même question peut être posée pour les logiciels documentaires. Ces derniers servent à décrire avec plus de précision qu’un logiciel de bibliothèque le contenu de documents dont on n’a pas forcément le support physique. Cette opération est l’indexation documentaire : on utilise des descripteurs (les « mots-clés ») pour caractériser l’information sous une forme plus synthétique. Ainsi, alors que l’unité de description du logiciel de bibliothèque est l’entité matérielle, l’unité de gestion du logiciel documentaire est la plus petite entité intellectuelle : l’article d’une revue ou le chapitre d’un livre. On peut également gérer du texte intégral (gestion électronique de documents), commander des documents que l’on n’a pas sous les yeux, gérer des références, publier les données sur un site web, préparer des dossiers documentaires, des revues de sommaires, etc. Il faut noter que les logiciels documentaires ne permettent pas forcément la gestion d’entités matérielles (cette fonction s’appelle bibliothéconomie).

50Pour le chercheur, la différence essentielle entre ces deux familles de logiciels est qu’il ne peut pas en avoir le même usage. L’accès à un catalogue de bibliothèque constitue une préenquête : est-ce utile de se déplacer à la bibliothèque voisine pour y consulter le livre qui m’intéresse (s’il y est, et s’il est disponible), ou encore puis je faire venir rapidement tel ouvrage sur mon bureau (s’il est dans la bibliothèque voisine, cela peut être rapide compte tenu des bonnes relations que j’entretiens avec la bibliothécaire qui est ma voisine de palier, s’il est aux États-Unis, cela risque d’être plus long et surtout plus cher).

51Ceci étant posé, un travail plus spécifique sur le fonctionnement de la bibliothèque du Labo est possible pour ouvrir sur des évolutions potentielles, notamment intégrer la fonction documentaire encore peu développée malgré un désir exprimé (voir infra). Il s’agit d’un travail de fourmi que nous avons initié avec des stagiaires et le personnel du Labo (chercheurs, bibliothécaire, directeurs et documentaliste) : mise sous procédures de la bibliothèque, repérage des simplifications possibles au niveau des achats, du prêt, du bulletinage, mise en valeur des nouvelles tâches à effectuer comme les achats de photocopies, la gestion des prêts entre bibliothèques, l’exercice d’une veille disciplinaire en SHS et professionnelle, etc.

5.2 Articuler les savoir faire : poldoc et codoc

52Progressivement, au cours des comités de pilotage, l’idée d’un conseil documentaire (codoc), comme instance de décision sur les questions de documentation en lien avec l’activité du Labo, prend forme. On le précise jusque dans le détail de son organisation qui semble en phase avec les pratiques de l’organisation. Le codoc est entièrement fonction de la politique documentaire, elle-même en lien étroit avec la politique générale du Labo.

53Pour un laboratoire de recherche, parler de stratégie, c’est mettre en cohérence l’organisation et la production scientifique avec les sphères institutionnelles (en l’occurrence les tutelles de rattachement), économiques (les contrats avec le privé par exemple) et scientifiques [Raffali, 1998]. La stratégie n’est pas forcément explicite, parfois sujette à exercices collectifs réguliers, parfois ignorée et souvent seulement développée sur une ou deux dimensions de la rose des vents de la recherche [Callon, 2003] : favoriser plutôt les publications, l’innovation économique, la formation, la vulgarisation ou l’expertise. Ici, il s’agit notamment de multiplier les publications internationales, réduire l’activité économique et développer la formation. La politique documentaire permet de faire le lien entre les aspects opérationnels concernant la documentation et la stratégie du Labo. De façon plus précise, elle prend la forme suivante :

  1. Affirmer le fonds documentaire pour peser dans la négociation avec les autorités de tutelle. Le Labo se respecte pour son seul fonds documentaire, a fortiori lorsqu’il se saisit d’une démarche de modernisation et se soucie de cohérence avec son environnement. Si le Labo enrichit le fonds documentaire universitaire, il peut bénéficier en échange de l’assistance technique pour l’installation de SUDOC. Le Labo peut aussi négocier la mise à disposition, à terme, d’un bibliothécaire universitaire.
  2. Rendre plus cohérente la politique d’acquisition pour manifester le positionnement scientifique du Labo. Cette politique d’acquisition est source de valorisation des productions et l’un des critères sur lesquels on peut évaluer une unité de recherche.
  3. Rapprocher les questions documentaires de l’économie du laboratoire : lors de la négociation de contrats de recherche et dans la réponse aux appels d’offres, la bonne performance de cette activité (réactivité, rapidité de traitement, pertinence des résultats de recherche et des produits documentaires) est source de compétitivité. De plus, des produits documentaires font connaître un laboratoire auquel on aura recours le moment venu.

54Ce domaine d’activité peut alors apparaître en tant que tel dans le rapport d’activité du Labo qui est public (négociation institutionnelle), le cas échéant remis à des contractants (cadrage économique) et qui sert à l’évaluation de l’unité de recherche (positionnement scientifique).

55Avec le temps et les moyens investis pour repositionner son activité documentaire, le Labo est en mesure de se fixer une ligne directrice stable, en l’occurrence mobiliser l’ensemble de son personnel sur les questions documentaires en identifiant clairement les responsabilités sur la chaîne complète d’une action. Par exemple, gérer les abonnements est du ressort du bibliothécaire conseillé par le documentaliste et aidé par les chercheurs ; monter un dossier documentaire pour une équipe de recherche dépend du documentaliste qui mobilise les autres personnes au besoin ; éditer la lettre d’information du Labo est sous la responsabilité de la communication qui a besoin d’éléments recensés par le bibliothécaire et fournis par les chercheurs ; etc. L’adhésion de tout le laboratoire a un sens fort ici car le collectif est en jeu.

  • 11 Il s’agit en premier lieu de la documentaliste et de la bibliothécaire. C’est aussi, plus ponctuel (...)

56La politique documentaire apporte un cadre de travail structurant qui est défini par l’instance dirigeante grâce à l’action du conseil documentaire (codoc). Celui-ci réunit une dizaine de membres, répartis de façon équilibrée entre chercheurs et professionnels de la documentation11. Il est chargé d’instruire toutes les questions concernant la documentation, c’est-à-dire d’apporter les éléments contradictoires (d’usage comme techniques) pour permettre une décision. Le codoc est capable de décider (en particulier si le directeur et le secrétaire général y participent) et d’agir, quitte à déléguer à d’autres membres du laboratoire ou à l’extérieur l’exécution de certaines tâches.

57Les membres du codoc jouent un rôle particulier pour recueillir des besoins, cerner la faisabilité technique, évaluer les coûts, etc. La réunion du codoc fait l’objet d’un ordre du jour précis donné à la fin de la précédente séance (tout comme ont été désignés les membres chargés de l’instruire) et de relevés de décisions à mettre en œuvre d’ici le prochain codoc. Ce conseil est évalué en fonction de la régularité des actions qui y sont menées, en cohérence avec la stratégie du laboratoire. Le codoc est donc totalement dépendant de cette stratégie tout en l’alimentant par ailleurs.

58Selon les propos du directeur l’organisation du codoc correspond à la vie du Labo, « fréquent et avec une composition tournante, cela nous incite à aller un peu plus loin dans l’engagement de chacun à s’investir sur les fonctions transversales ».

6. CONCLUSION : DANS QUELLES MESURES PEUT-ON GÉNÉRALISER ?

59Le codoc tel qu’il a été mis en œuvre au Labo pose très explicitement la question de la réorganisation des axes de recherche. Il a pour effet de bousculer la réflexion stratégique par des considérations matérielles et quotidiennes (et non le contraire comme on le croit trop souvent). Nous savons que ce travail collectif est toujours difficile à tenir sur la durée, même si le cas est exemplaire à ce propos. Le Labo est en effet dans une période de sa vie particulière : rapprochement universitaire qui augmente les effectifs et la charge d’enseignement, réformes de cet enseignement, baisses des budgets des tutelles, souhait de diminuer les contrats pour augmenter la recherche fondamentale, nécessité d’une ouverture plus grande à l’international et multiplication de l’offre documentaire en ligne. On comprend ainsi son questionnement de départ à propos de la bibliothèque et ses choix ultérieurs (garder la bibliothèque tout en la modernisant et en la rapprochant concrètement de l’université, améliorer la coopération entre la recherche et les professionnels de l’information-documentation).

60Dans les autres centres universitaires et de recherche mais également dans les entreprises (par exemple, [Chartron, 2002] ; [Iribarne (d’) et al., 2002] ; [Van Cuyck, 1998]) les problématiques se ressemblent : on ne met plus tous ses espoirs dans l’outillage documentaire (notamment via l’informatique), on cherche à mettre en place des organisations collaboratives (par exemple, [Wenger, 2000] ; [Brown et Duguid], 1998]).

61En revanche, les chances de réussir ce type d’organisation sont très disparates selon les contextes : la vigilance mutuelle à travers l’articulation intendance / stratégie que nous avons proposée ici en la nommant coproduction est rarement reconnue dans toute son importance [Vacher, 1998]. Souvent encore, on estime que « l’intendance suivra », comme si, par exemple, le codoc ne s’occupait que des aspects intellectuels de la question documentaire en supposant que tout ce qui est matériel serait traité par du personnel subalterne. Pour éviter cet écueil, le Labo a peut-être la chance de ne plus avoir les moyens de se payer de « petites mains » : chacun est en quelque sorte obligé de s’atteler à la tâche, ce qui augmente les chances de voir cette dernière simplifiée.

  • 12 La liste des références est longue même si j’ai tenté de préciser le sujet. Voir par exemple, les (...)

62De même, le découpage arbitraire des tâches et des personnes a beau être largement critiqué par rapport à la performance globale qu’il génère12, il est concrètement difficile à contourner (même grâce à la coproduction qui ne l’annule pas mais permet de le moduler), sauf en situation extrême [Weick et Roberts, 1993].

63Au Labo, les habitudes de travail collectif et de respect mutuel, les contraintes budgétaires et les ambitions stratégiques fortes sont gages de réussite de cette nouvelle organisation de la documentation : le chercheur rentre dans le détail de ce qui fait partie du cœur de son métier même s’il le considérait auparavant comme un service dû (encore faut-il penser à faire tourner les membres du codoc au moins tous les deux ans). Il s’implique. Le professionnel de la documentation participe plus largement à la vie du laboratoire, en l’occurrence à sa production scientifique. Il est membre à part entière.

  • 13 Beaucoup de documents s’échangent déjà et nous en tenons compte. Il s’agit d’une organisation plus (...)

64Selon la grille de lecture des rôles des agencements documentaires (cf. tab.1), l’information qui « rassure » (avoir une bibliothèque ne signifie pas forcément qu’on s’en serve mais sa présence rassure) peut aussi être ici facteur de « socialisation » et de « performance » (l’information mieux ciblée grâce à la coproduction est plus pertinente). Reste à faire savoir (« montrer » à l’extérieur) l’intérêt du travail en partenariat des chercheurs et des professionnels de la documentation (ce qui permet notamment la négociation de ressources avec les tutelles). Dans le cas du Labo, un travail sur les quatre registres d’évolution décrits au §1.2 a été fait. Par exemple, la mise sous procédure de la bibliothèque a permis de « rationaliser ». Partager les tâches ancillaires (saisies, tris, échanges documentaires systématiques13, etc), c’est « concrétiser ». Cela a été possible grâce aux représentants des chercheurs au codoc. Le processus « rentabiliser » correspond à tous les éléments de la politique documentaire (accueil d’étudiants, prêts inter-bibliothèques, budget documentaire sur chaque projet, etc.) alors que le codoc favorise celui d’ « intérioriser » (faire ensemble régulièrement et en débattre).

65S’intéresser à la documentation c’est ici rendre urgente une préoccupation latente, celle de choisir de se recentrer sur la thématique principale du Labo ou de continuer à butiner en fonction des projets et des contraintes (notamment d’enseignement). C’est l’occasion d’interroger l’organisation des axes de recherches : ne faut-il pas une organisation par projets qui intègre les questions scientifiques, contractuelles et documentaires ? Ce qui renvoie à la façon dont sont décidés les achats : tel ouvrage, tel abonnement concerne-t-il tout le labo, un projet spécifique, un axe ou seulement un individu ? On se rend compte qu’il n’y a pas de rupture entre le travail du chercheur et celui de la documentation. Aborder la documentation comme une partie intégrante de l’activité du chercheur au Labo c’est aussi soulever la question de la répartition des tâches d’animation : qu’est-ce qui fédère les opérations de recherche (les programmes ou les projets) ? Comment mettre en commun la documentation alors que les disciplines sont assez cloisonnées et les méthodologies différentes ? Est-ce que cela peut stimuler une curiosité collective ?

Notes

1 Ce terme générique regroupe la famille suivante : chargé de recherche, maître de conférence, professeur, directeur de recherche, thésard. Les quatorze personnes que nous interrogeons ont été choisies en fonction de leur discipline de rattachement, de leur ancienneté au Labo et de leur statut pour que nous ayons en face de nous un ensemble le plus représentatif de la population du Labo.

2 Ce terme est un alias pour voiler le nom du logiciel.

3 Nous notons ainsi le nombre de réponses spontanées sur le total des entretiens effectués. En effet, lors des entretiens (environ deux heures chacun), nous laissons notre interlocuteur parler librement et nous vérifions seulement si la trame préalablement construite (aborder toutes les questions du travail puis des relations à la documentation sous toutes ses formes) est respectée.

4 Une seule personne au Labo indique ne jamais y aller.

5 Voir par exemple [Auricombes, 2001] ; [Chartron, 2002] ; [Demortière et al., 2002].

6 Banque de données SHS.

7 Avec ou sans l’informatique, l’indexation permet de retrouver un document par mots clés : soit en consultant des dossiers qui renvoient au document, soit en consultant une base de données. Certes, avant la consultation, a lieu la saisie et l’indexation, ce qui est un travail long, difficile et fastidieux qu’on n’entreprend pas sans nécessité.

8 Même s’il considère que le réseau fonctionne bien – pour lui, en effet, une coupure d’une demi-journée n’est pas une panne, pour le chercheur pressé à ce moment particulier et pour le documentaliste sollicité trois ou quatre fois, c’est une panne insupportable.

9 Récents par rapport aux autres sciences.

10 Répertoire d'autorité-matière encyclopédique et alphabétique unifié qui est un outil de classement par sujet

11 Il s’agit en premier lieu de la documentaliste et de la bibliothécaire. C’est aussi, plus ponctuellement, la chargée de communication et l’informaticien ainsi que son assistant sur les questions d’internet.

12 La liste des références est longue même si j’ai tenté de préciser le sujet. Voir par exemple, les travaux sur les outils de gestion, notamment [Berry, 1981] ou [Moisdon, 1997].

13 Beaucoup de documents s’échangent déjà et nous en tenons compte. Il s’agit d’une organisation plus systématique.

Table des illustrations

Titre Tableau 1 : Les rôles de l’agencement documentaire : cohérence stratégique
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URL http://books.openedition.org/pressesmines/docannexe/image/1407/img-2.jpg
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Auteurs

Maître de conférences en Sciences de l’Information et de la communication, École des Mines, chercheure associée au LVIC-GERS5C, Université Aix-Marseille III Paul Cezanne.

Archiviste-paléographe, responsable des ressources documentaires, École Nationale de la Santé Publique.

Professeure en sciences de l'Information et de la Communication, directeure du GERSIC, Université Aix-Marseille III Paul Cézanne.

© Presses des Mines, 2007

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