1L’ensemble des pratiques d’entreprise présentées par les différents auteurs montre à la fois la diversité des « démarches compétence » et leur plasticité. Ces multiples déclinaisons des démarches soulignent leur inscription dans des contextes stratégiques spécifiques et leur traduction dans des organisations en changement. Elles agissent ainsi comme de nouvelles règles introduites dans des situations contingentes. Du point de vue des contextes stratégiques, l’ajustement à des marchés hautement concurrentiels ou « haut de gamme » participe à définir de nouvelles façons de travailler ou de gérer les postes de travail. De surcroît, la stratégie de développement ou de diversification des activités initie de nouvelles règles collectives de travail ou des dispositifs de distinction des compétences individuelles. Ainsi, les démarches s’intègrent par hybridation en répondant de façon contingente au besoin d’acquisition de nouvelles compétences ou de (re)qualification de l’activité.

2Les quatre figures de la compétence présentées par les auteurs esquissent les usages spécifiques dont elles font l’œuvre. Chez Modeluxe et Logemer, le déploiement des démarches répond à une logique de qualification locale. L’enjeu porte sur la certification interne des « qualités » requises dans des contextes d’ajustement à de nouveaux marchés. L’outil compétence précise les nouvelles règles de travail en indiquant les savoir-faire et les comportements professionnels exigés dans l’exercice de l’activité. Dans les cas de Fenêtre, Equip et Silicone, l’outil optimise la gestion des ressources humaines. La démarche participe à décrire, mesurer et évaluer le travail à partir des compétences requises par les postes de travail. Elle vise ainsi à produire de nouvelles règles de gestion des ressources humaines, garantes de l’équité interne. Au sein de Batiscop et Gruescop, le développement et la diversification des activités amorcent l’émergence de nouveaux métiers. L’inscription de la démarche dans la stratégie de développement de l’entreprise et le projet d’entreprise participent à soutenir conjointement la croissance de l’organisation et l’évolution de l’individu. Conçue sur un mode participatif, la démarche privilégie ainsi le déploiement de formations et de mobilités internes pour s’assurer du développement des compétences clés. Chez Toutes-Graines et Micro-Contrôle, la démarche articule les exigences du groupe et les savoir-faire locaux. Elle vise à « donner la preuve » du niveau de performance atteint par le site et à démontrer sa capacité à s’inscrire dans une stratégie globale. La démarche est ainsi mise au service d’une valorisation des sites par rapport à la hiérarchie organisationnelle. Centrée sur l’individu, elle favorise par ailleurs les profils les plus enclins à s’inscrire dans la stratégie globale.

3Ces différentes « figures » de la compétence montrent que les démarches remplissent des fonctions dédiées : elles qualifient le travail en tenant compte du repositionnement marché, elles optimisent la gestion des ressources humaines en rationalisant les postes, elles diversifient les compétences et elles participent à articuler la stratégie globale et la performance locale. Ces « fonctions » se traduisent par des transformations concrètes sur l’exercice du travail ou sur le type de mobilisation exigée. Elles opèrent bien ce « réglage » [1] permanent entre l’évolution de l’entreprise et celle du poste de travail ou des parcours professionnels. Mais, ces démarches présentent des incomplétudes au sens où elles agissent tantôt comme une règle de travail et tantôt comme une règle de gestion. Ainsi l’analyse des quatre figures souligne que l’on ne saurait parler de « modèle » de la compétence [1] au sens où celles-ci ne couvrent pas toujours le champ complet de l’organisation du travail et de la gestion de l’emploi.

4Chez Modeluxe et Logemer, la compétence s’avère dépendante des normes de marché. Si le salarié est invité à adopter un nouveau comportement, en lien avec les exigences du client, il n’obtient pas en retour la garantie de pouvoir monnayer ses compétences sur le marché du travail. Par ailleurs, si l’entreprise offre et certifie en interne de nouvelles compétences, cette démarche se trouve fragilisée par des contextes fluctuants et par l’absence de négociation collective clairement instituée. En effet, la définition des compétences présente des caractéristiques liées à l’organisation dans laquelle elle s’exerce et par conséquent, reste circonscrite au cadre de l’entreprise. Ainsi, la démarche compétence précise bien de nouvelles règles de travail mais elle ne constitue pas une nouvelle règle de gestion des parcours professionnels. Elle reste en définitive interne et volatile.

5Dans les cas de Fenêtre, Equip et Silicone, l’attention portée aux compétences requises fragilise la dynamique de ces démarches. Liée à la situation de travail, la compétence des opérateurs devient temporaire. Si l’outil de production est modifié ou si le salarié change de poste, la compétence détenue n’est tout simplement plus reconnue. Le décalage est alors flagrant entre le temps d’apprentissage nécessaire au développement de compétences, le temps de capitalisation de ces compétences et le besoin presque constant d’adapter celles-ci à la situation qui elle, évolue fortement. Ces systèmes peinent aussi lorsqu’il s’agit d’outiller l’évolution des salariés. Le focal sur le poste empêche la création d’un marché interne et l’absence de prise en considération de la compétence détenue rend difficile l’identification du potentiel d’évolution. Attribut du poste, la compétence requise ignore alors les compétences des opérateurs. Celle-ci s’avère temporaire et anonyme.

6Chez Batiscop et Gruescop, si la démarche encourage les mobilités internes et la formation, le cloisonnement de certains métiers ne permet pas de créer de réels parcours en interne. De même, le développement des compétences par la formation devient d’autant plus difficile lorsque le métier n’est pas reconnu sur le marché du travail et que l’apprentissage se fait « sur le tas » comme c’est le cas par exemple chez Gruescop. Les processus ressources humaines restent alors largement inachevés et le pilotage du projet fluctue au gré de la conjoncture. À la longue, les salariés soulignent son essoufflement. Enfin, la distinction de certains individus détenteurs de compétences stratégiques pose la question de l’évolution de l’ensemble des salariés. La démarche se révèle inachevée et la compétence distinctive.

7Dans le cas de Toutes-Graines et Micro-Contrôle, l’outil accentue la différenciation des salariés tout en mettant en valeur les compétences jugées stratégiques pour le groupe. La démarche précise clairement les registres sur lesquels les salariés sont jugés compétents au regard des exigences des groupes mais elle demande une implication individuelle calquée sur l’évolution de la stratégie globale. Dans cette perspective, il est demandé à l’individu de s’engager sans contrepartie immédiate, si ce n’est l’attestation de sa conformité à la stratégie de groupe. Par ailleurs, les compétences sont en partie évaluées à partir de critères qui demandent aux individus d’aller au-delà du travail quotidien. Or ce dépassement est plus ou moins bien vécu en fonction de la nature du travail. Distinctive, la compétence requiert ici un engagement sans limite.

8Opératoires et néanmoins fragiles, les démarches compétence présentent des figures contrastées. Et c’est précisément cette « incomplétude » qui d’une certaine façon rend les démarches compétence opératoires et « plastiques » à de multiples usages [2]. Ainsi, lorsque la démarche vise à optimiser la gestion des ressources humaines ou à qualifier le travail sur un mode collectif, c’est en définitive le salarié qui cherche un mode de reconnaissance distinctif. Lorsque les compétences s’avèrent corrélées aux attentes du marché et dépendantes des modes d’organisations collectives du travail, les salariés mettent en œuvre des stratégies pour se réapproprier à titre individuel leur poste de travail ou voir reconnaître leur « valeur » personnelle. La dimension a priori collective de la démarche compétence induit des stratégies individuelles pour se voir affecter un poste ou un signe de reconnaissance personnel. Lorsque les démarches initient des cycles de développement d’activités et distinguent les compétences individuelles, ce sont des stratégies plus collectives qui « compensent » ce mode d’évaluation. Les salariés développent des modes d’organisation qui favorisent le partage de la charge de travail ou ils investissent les opportunités offertes par la branche professionnelle de référence.

9Ces différentes « stratégies » sont révélatrices des marges de manœuvre que laissent les démarches compétence aux salariés mais elles montrent également la nature hybride des dispositifs. Tantôt règles de travail ou de gestion, de nature individuelle ou collective, inscrites dans des contextes d’ajustement ou de développement, les démarches compétence présentent bien de multiples figures dont les points de fragilité constituent autant de marges de manœuvre pour les salariés. Néanmoins, les modes de régulation qu’elles génèrent restent locaux, éphémères et les compétences éminemment fragiles.