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Fragiles compétences

 | 
Sophie Bretesché
, 
Cathy Krohmer

Micro-Contrôle, une démarche locale en quête de reconnaissance globale

Bénédicte Geffroy-Maronnat

Volltext

  • 1 L’étude ici présentée est issue d’une enquête réalisée avec Michel Devigne Lemna – École des Mines (...)

1Note portant sur l’auteur1

2Le site étudié appartient à Micro-Contrôle, un groupe américain d’envergure internationale. Il évolue dans le secteur de la haute technologie et conçoit des micro-contrôleurs destinés à être intégrés dans divers biens, soit de consommations courantes (automobiles, électroménager, etc.), soit de haute technologie (matériels militaires, satellites, etc.). Ce domaine d’activité est soumis à de profondes évolutions et à une très forte concurrence qui s’expriment principalement par une pression sur les délais d’innovation. En lien avec ce contexte concurrentiel, le site a connu ces dix dernières années de nombreux bouleversements qui sont à l’origine des initiatives prises en matière de gestion des compétences. Elles visent à accompagner les changements que le site connaît, notamment en favorisant les possibilités d’évolution de carrières des ingénieurs et la résolution de problèmes récurrents de management. Une des spécificités de la démarche compétence mise en place est qu’elle s’adresse aux ingénieurs au statut de cadre qui représentent 80 % des 280 salariés que compte le site. Ce cas est exemplaire d’une problématique de gestion des compétences en contexte de haute technologie, marqué par plusieurs caractéristiques : une forte incertitude, des compétences acquises qui peuvent être rapidement déclassées par leur obsolescence, des compétences qu’il faut savoir discerner suffisamment tôt pour anticiper le temps de leur acquisition et enfin des compétences qui, si elles ont une base individuelle, ne peuvent être utiles que si elles accèdent à une dimension collective.

3Nous souhaitons rendre compte des enjeux de cette gestion des compétences des ingénieurs et de ses effets dans un contexte de haute technologie, marqué par des turbulences.

TURBULENCES ORGANISATIONNELLES ET CONTRAINTES INDUSTRIELLES

4Dans cette partie, nous présentons les caractéristiques du contexte dans lequel la gestion des compétences a émergé. Ce contexte se distingue par deux éléments : d’une part, des évolutions organisationnelles importantes et, d’autre part, le poids des contraintes industrielles associées à l’activité du site.

5Sans entrer dans le détail de l’historique du site, nous présentons dans un premier temps quelques évolutions majeures que le site a connues ces dix dernières années. Ces événements sont importants à prendre en compte car ils constituent le contexte au sein duquel les initiatives prises en matière de gestion des compétences ont été amenées à être pensées, déployées et appropriées.

« […] on a quand même traversé trois plans sociaux, deux mises en vente, une négociation sur les 35 heures après les lois Robien, […] et nous on a augmenté le temps [de travail], on a quand même eu une grève pour les cadres, une menace de fermeture pendant cinq ans sur quand même 300 personnes. Bon, on était 1 000 personnes, on est devenu 280 salariés, les gens n’imaginent pas le poids des choses qu’on a porté » (Bruno, responsable des ressources humaines).

6Le site Micro-Contrôle Nantes regroupe 280 personnes en 2007, dont 80 % de cadres, en grande majorité de niveau ingénieur. Son métier actuel est la conception de micro-contrôleurs. En 1998, le site, qui regroupe à l’époque la fabrication et la conception, passe sous le contrôle du groupe américain Micro-Contrôle. Bien qu’intégré à ce groupe, le site reste très autonome, tourné sur lui-même et la maîtrise de l’innovation technologique. La direction nantaise dépend à cette époque directement de la direction du groupe américain. Un premier bouleversement (pour la période considérée) survient en décembre 2005, quand la fabrication est vendue à un autre investisseur étranger, le groupe Micro-Contrôle faisant le choix d’abandonner la production pour se centrer sur la conception.

7Une direction site demeure. Mais moins d’un an plus tard, en novembre 2006, nouvelle recomposition et nouveau mode de gouvernance : le site nantais perd sa direction propre pour être rattaché à la direction Micro-Contrôle Norvège et intégré à la Microcontroller Business Unit, dont le siège se situe en Suisse. Cette restructuration a deux effets majeurs. Le premier concerne la structure managériale du site : tous les directeurs de service du site sont rattachés à des directeurs métiers et/ou fonctionnels qui se situent dans différents pays. Le deuxième a trait à l’autonomie stratégique du site. Ce dernier perd son autonomie décisionnelle dans le choix des produits à développer, choix qui est dorénavant arrêté par un comité norvégien. Au niveau du groupe, cette réorganisation reflète, d’une part, l’influence de certains sites par rapport à d’autres et, d’autre part, le mode de rationalisation de l’innovation poursuivi : ainsi le site norvégien Micro-Contrôle, également spécialisé sur les micro-contrôleurs, connaît une réussite et une croissance exceptionnelles depuis plusieurs années, ce qui lui donne une aura toute particulière au sein du groupe dans son ensemble. En comparaison, le site nantais se présente plus comme un innovateur et un spécialiste des produits pointus, mais qui, bien qu’il n’ait cessé d’être bénéficiaire tout au long des épreuves qu’il a traversées, s’est montré néanmoins moins rentable. Micro-Contrôle Norvège, structure plus récente, est également un site qui a privilégié des produits plus simples, orientés plus particulièrement sur le marché des micro-contrôleurs à destination des biens d’équipement grand public. Les nouvelles orientations stratégiques imposent à Micro-Contrôle Nantes de se recentrer sur ce créneau plus rentable. La direction du groupe confie le pouvoir à l’entité la plus forte sur le plan économique qui impose ainsi son mode de fonctionnement à Micro-Contrôle Nantes qui dispose désormais d’une faible autonomie organisationnelle et décisionnelle. Autant d’évolutions qui contraignent la capacité dynamique du site et affectent l’organisation du travail des ingénieurs et les compétences mobilisées.

8Le deuxième élément contextuel est le métier du site, à savoir la conception de micro-contrôleurs. Le développement des produits ainsi que l’amélioration des outils de conception sur lesquels les ingénieurs travaillent, mettent en jeux des savoirs scientifiques et techniques à la fois très poussés, très fortement spécialisés et en constante évolution. Ces trois caractéristiques des savoirs mis en œuvre dans l’activité de l’entreprise déterminent la nature des compétences requises par les ingénieurs et l’organisation du travail pour que l’entreprise reste compétitive dans son secteur : il faut non seulement que les ingénieurs aient l’opportunité de cultiver et d’entretenir des compétences appelées à se renouveler régulièrement, mais aussi qu’ils veillent à ce que ces compétences, forcément spécialisées et individuelles mais interdépendantes, soient partagées au sein des équipes de travail qui participent au développement des produits.

9Ainsi présenté, Micro-Contrôle regroupe en son sein des métiers dont la dynamique propre implique l’acquisition, le développement et le renouvellement de savoirs pointus et spécialisés. La gestion des compétences qui a émergé à partir de la fin des années 1990 vise à garantir autant que possible la pérennité du site manifestement menacée par les évolutions du secteur et la stratégie du groupe.

LA CONSTRUCTION D’UN MARCHÉ INTERNE

10C’est dans ce contexte que la gestion des compétences a été initiée à partir de 1999 par le responsable des ressources humaines au niveau de l’activité de fabrication puis étendue, dans un deuxième temps, à l’activité de conception. L’objectif poursuivi est d’offrir de nouvelles perspectives de carrière aux ingénieurs mais aussi, par la même occasion, de résoudre des problèmes récurrents de management auxquels l’activité est confrontée. Par ailleurs, la démarche se met en place parallèlement à l’émergence d’un fonctionnement par projet dont l’objectif poursuivi est la prégnance de la fluidité des processus de conception sur la subordination métier. La démarche compétence apparaît alors comme un dispositif de gestion des ressources humaines susceptible d’accompagner au mieux cette évolution organisationnelle.

11Précisément, comme nous l’avons déjà souligné, le site de conception Micro-Contrôle emploie plus de 250 ingénieurs sur une activité très spécifique de micro-contrôleur haut de gamme, pour laquelle la concurrence est mondiale et très peu présente en France. Les possibilités de mobilité externe sont donc faibles sur le territoire français. De même, la mobilité interne au groupe est également limitée par l’absence d’une véritable politique « corporate » organisant et favorisant la circulation des ingénieurs entre les différentes entités du groupe. Dans ce contexte, le personnel du site est extrêmement stable et les possibilités de promotion pour les ingénieurs sont rares.

« Faut savoir qu’en fait ici il y a réellement peu d’opportunité en fait d’évolution (…) La seule possibilité ici c’est de devenir manager une fois tous les 20 ans » (Frédéric, ingénieur conception).

12La démarche vise à répondre formellement à ce problème de perspectives de carrières et à structurer localement un marché interne du travail. L’enjeu est de créer de nouvelles possibilités de reconnaissance des ingénieurs qui ne passeraient pas uniquement par l’ascension hiérarchique. Dans le même temps, la démarche constitue une opportunité pour redynamiser les fonctions de management de proximité en les associant étroitement aux nouveaux processus de reconnaissance et en organisant une « montée en compétence managériale » d’une population de managers constituée d’ingénieurs plus sensibles aux enjeux techniques et scientifiques qu’aux enjeux managériaux. Si le contexte organisationnel influence la mise en place de la démarche compétence, inversement le dispositif rend possible l’évolution de certaines variables organisationnelles.

13Dans cette perspective, la direction des ressources humaines va construire entre 1999 et 2002 toute une nouvelle panoplie d’outils de gestion des ressources humaines à destination des managers afin de leur permettre de différencier leurs collaborateurs sur le terrain des compétences et de justifier leurs évaluations. À cet égard, il convient de souligner le caractère incitatif et progressif de la démarche portée principalement par le responsable des ressources humaines.

14Les deux premières années sont consacrées à la rédaction de l’ensemble des descriptifs de fonction du site, préalable à la redynamisation des entretiens annuels d’évaluation. La rédaction de ces descriptifs est laissée à l’initiative des managers de proximité qui restent libres de les faire évoluer comme ils le souhaitent. Deux autres documents sont développés afin de servir de support à l’entretien annuel d’évaluation :

  • le « support de développement du salarié », qui permet de faire le point sur les compétences acquises et les points à améliorer, de recenser des propositions d’action de développement au niveau des savoirs, des savoir-faire et des savoir-être, et d’envisager des possibilités d’évolution de mission ou de mobilité à court et moyen terme ;
  • le « support de fixation et de revue des objectifs », qui formalise le processus d’évaluation. Il fixe des objectifs en matière de performance comme en matière de comportement, détermine des moyens de mesure des résultats obtenus, des moyens de réalisation des objectifs et pondère chacun d’entre eux.

15Ces outils restent d’un niveau de formalisation lâche et laissent beaucoup d’initiative aux acteurs pour nommer et décrire les compétences. Cela se manifeste par l’absence d’un référentiel de compétences. Il revient au responsable de spécifier les compétences génériques déclinées dans le support pour les adapter à la situation du salarié et plus particulièrement aux compétences mobilisées dans les projets sur lesquels il travaille. De même, à charge pour lui de fixer les objectifs attribués aux ingénieurs de son équipe.

16Pour accompagner ces nouveaux outils, un ensemble de formations au management et à la conduite de l’entretien annuel d’évaluation sera proposé aux managers de proximité à partir de l’année 2002, ainsi qu’un « kit du manager », présentant les informations nécessaires à l’exercice des différentes activités de management (accueil et recrutement, formation, évaluation de la performance, sanction, etc.).

17L’entreprise a également mis en place en 2001 un mécanisme de reconnaissance à travers l’attribution d’Awards, visant à inciter les managers à différencier leurs salariés et à récompenser la performance.

18Notons enfin, la mise en place de filières métiers dont le but affiché est de donner sens et force aux différents outils créés. Ces filières sont au nombre de trois :

  • la filière « managers » : filière « classique » sur laquelle la direction des ressources humaines a tenté de faire un gros effort de formation et de construction d’outils de management ;
  • la filière « expert » : elle récompense l’expertise technique de certains ingénieurs sur le modèle des senior designers des entreprises anglo-saxonnes ;
  • et la filière « chef de projet » : elle permet de reconnaître l’investissement spécifique des chefs de projet et devait aboutir à la création de chefs de programme permanent.

19Ces filières trouvent leur justification et leur intérêt dans la mise en place d’une structure de gestion par projet très formalisée qui vise à réduire le temps d’innovation en facilitant la coopération transversale par la constitution d’équipes-projet dédiées à une innovation spécifique avec ses moyens et sa hiérarchie. Ces équipes bénéficient en théorie d’une certaine autonomie vis-à-vis des directions de métier puisqu’elles sont constituées, suivies et évaluées par un comité de pilotage des projets, version élargie du comité de direction. Dans les faits, le chef de projet (« project leader ») ne dispose que d’une influence marginale dans la constitution de l’équipe projet dont il aura la charge.

20Il reste soumis aux décisions des responsables métiers, qui sont ceux qui ont la main mise sur les temps-ingénieurs effectivement alloués aux projets, dans la mesure où ils arbitrent la répartition de la charge de travail des ingénieurs de leur service. À terme, le comité de pilotage évalue l’équipe projet après une évaluation à 360° et un système de primes permet de récompenser l’équipe et son leader.

21Il convient de souligner un point fondamental dans le mode de gestion des compétences mis en œuvre sur le site Micro-Contrôle : à aucun moment, le dispositif ne semble avoir été pensé pour être un dispositif systématique visant à couvrir l’ensemble des salariés. Il se présente bien au contraire comme ce que l’on pourrait appeler, une « structure d’opportunité » offerte à quelques ingénieurs qui, aidés par leur hiérarchie, y trouveront la possibilité de donner une expression officielle et reconnue d’évolutions professionnelles. Pour sa part, l’entreprise disposera avec ces filières d’une possibilité de signalement de quelques « potentiels », disposant soit de capacités managériales à valoriser soit de capacités techniques et scientifiques à préserver et promouvoir, afin de fournir à l’entreprise des ressources pour faire face aux défis d’innovation auxquels elle ne cesse d’être confrontée.

UNE DÉMARCHE PEU ANCRÉE ET PROPICE AUX STRATÉGIES INDIVIDUELLES

22La dynamique de la démarche compétence qui s’est opérée sur plusieurs années et ses effets, sont imputables tant au contexte général qu’au contexte interne de Micro-Contrôle Nantes.

23À l’actif de la démarche, il faut inscrire la réalisation de 100 % des entretiens d’évaluation, l’existence des fiches de description de fonction et l’ampleur des actions de formation menées. Cependant, les différents entretiens menés permettent de qualifier plus précisément la perception de ces outils.

24Ainsi, les descriptifs d’emploi sont perçus comme étant peu mobilisés dans le cadre de l’évaluation des compétences et comme servant essentiellement au processus de recrutement. Leur réactualisation est laissée à la discrétion des managers qui la réalisent en fonction de leurs besoins. Pour la formation, les initiatives menées sont reconnues comme importantes et de qualité, mais la formation interne et l’auto-formation restent également fortement valorisées dans ce contexte organisationnel. Mais surtout, si les salariés soulignent l’importance et la nécessité des entretiens d’évaluation, le dispositif n’en suscite pas moins des interrogations dans la mesure où son influence sur la carrière est perçue comme floue.

25En premier lieu, la raison principale du manifeste désintérêt des personnes pour ce dispositif est le faible enjeu qu’il recouvre. Les liens entre les entretiens et les augmentations salariales ne sont pas considérés comme très lisibles. En effet, dans les faits, les entretiens sont déconnectés des augmentations salariales, dans la mesure où celles-ci sont décidées avant l’entretien annuel. Il peut dès lors sembler compréhensible que les modalités de rétribution salariale soient perçues comme opaques par les salariés ou, du moins, relevant d’autres logiques que de celles de l’entretien d’évaluation.

26En second lieu, le processus d’évaluation est vu comme hétérogène dans la mesure où la grille d’évaluation commune laisse de larges marges d’appréciation au responsable d’équipe (N+1), ce qui a pour conséquence, certes de rendre l’évaluation adaptable aux situations spécifiques, mais aussi de la rendre plus incertaine voire arbitraire. En l’occurrence, le processus d’évaluation ne permet pas d’évaluer correctement, c’est-à-dire de manière équitable, les collaborateurs. De par les brusques réorientations de l’activité ou l’abandon en cours de projets, il semble que se soit moins la réalisation du prescrit qui soit évaluée que les pratiques, pratiques restant elles-mêmes à l’appréciation des managers… appréciation que les collaborateurs n’hésitent pas à qualifier de discrétionnaire.

27Ainsi, les entretiens d’évaluation menés sont très peu considérés en tant que vecteur à part entière de valorisation et de reconnaissance des compétences des personnes.

« Ben, on a un bon support. L’entretien d’évaluation est bien structuré. On demande au salarié ce qu’il veut faire. Et puis voilà. On lui a demandé. Le papier a été rempli. Mais les supports sont supers ! Il y a un travail qui a été fait, voilà, c’est tout » (Philippe, ingénieur).

28Le point plus spécifiquement incriminé est, en fait, le lien entre, d’une part, l’évolution rapide de l’activité d’une personne sur une année et donc le déplacement corrélatif de ses objectifs et, d’autre part, le rythme de réalisation des entretiens. En effet, une évaluation n’a de sens que si les collaborateurs sont en position de mener jusqu’au bout leur activité et les projets sur lesquels ils vont être évalués. Or, dans le contexte d’atermoiements stratégiques dans lequel se trouve cette entreprise depuis plusieurs années, les entretiens ne permettent pas forcément de revenir sur les objectifs définis lors du précédent entretien et encore moins, loin s’en faut, de clarifier la stratégie de l’entreprise et sa déclinaison en compétences attendues des collaborateurs. Par conséquent, en l’absence de cadrage stratégique clairement défini, les objectifs individuels que peut essayer de fixer le management sont rapidement obsolètes :

« Quand l’entreprise change d’avis tous les… assez rapidement, ben la notion d’objectifs tous les 3 ou 4 mois, bon avec 20, j’ai eu beaucoup de mal enfin je l’ai même jamais fait, je n’ai jamais réussi à avoir un entretien à mi année pour faire le point et éventuellement redéfinir les objectifs, donc on relisait ça un peu plus tard, bon c’était un peu tombé à l’eau quoi » (Stéphane, chef de service).

29Dans ce contexte, les collaborateurs vont commencer à monter en compétences sur un certain nombre de projets, pour apprendre finalement que le projet est arrêté, donnant aux personnes le sentiment que les compétences acquises et accumulées ne sont pas (ré)utilisées et qu’ils sont en fait « montés en compétences pour rien ».

« Moi par exemple l’année dernière, j’ai laissé tomber trois projets. Donc, il m’est arrivé de commencer le travail sur les IP et après le marketing m’a dit : ben en fait, on arrive trop tard sur le marché ou alors c’est trop coûteux » (Roland, chef de service).

30Il en résulte des salariés résignés. La motivation et l’implication des ingénieurs qui ont eu à subir de tels revirements s’en trouvent largement entamées. Rien d’étonnant, dès lors, qu’un certain désinvestissement se manifeste par la suite dans la préparation des entretiens annuels dont ils n’attendent en définitif plus rien.

31La mise en place au sein de Micro-Contrôle Nantes d’une gestion des compétences des ingénieurs, notamment au moyen des trois filières équivalentes à autant de parcours professionnels, passait, pour le responsable des ressources humaines, par une montée en compétences des managers en tant que pierre angulaire du dispositif d’une telle gestion. Cette montée en compétences des managers, si elle s’est appuyée sur des dispositifs variés de formation, semble avoir pâti des faibles marges dont ils disposent à l’égard de leurs collaborateurs, ce qui les incite à en inventer en marge du système formel. Plus précisément, si les directeurs de service et le top-management – quand le site en avait un – sont critiqués quant à leur capacité à dire la stratégie et à ferrailler pour maintenir le cap sur la durée, le middle management est reconnu comme étant placé dans une situation difficile et globalement démuni pour faire face aux situations auxquelles il est confronté.

32Pourtant, en dépit des difficultés dont il fait état et qu’il relie à une stratégie en clair-obscur et à des moyens lui faisant défaut, le middle management se montre particulièrement préoccupé, et de façon constante, par le développement des compétences des ingénieurs de l’équipe. Pour résoudre cette apparente contradiction entre un dénuement sur les moyens et un souci pour le développement des compétences de ses collaborateurs, le middle management choisit régulièrement de laisser aux ingénieurs l’initiative de se saisir de nouvelles opportunités d’apprentissage et de maintenir une certaine constance dans les directions prises par son équipe ou par certains de ses collaborateurs, au-delà des projets officiellement donnés.

« Donc moi j’ai pris cette liberté de dire « ben non finalement, je continue sans rien dire, je me débrouille », mais je garde auprès de mes collaborateurs un cap le plus longtemps possible, on essaiera de tenir et je vais essayer de faire tampon, sinon si on n’arrive pas à faire tampon, les collaborateurs ont un peu de mal à comprendre et se sentent un peu perdus » (Christophe, Chef de service).

33En somme, le management de proximité se débrouille pour laisser les ingénieurs se positionner sur un nouveau champ d’innovation en marge de leur activité principale. De fait, mettre les ingénieurs sur des missions jugées intéressantes et qui leur permettront de monter en compétences, constitue un des seuls leviers qui reste au middle management pour reconnaître et motiver leurs collaborateurs.

34Pour pouvoir agir ainsi, les managers doivent jouer avec la gestion des plannings afin de trouver « le meilleur compromis » susceptible de dégager les ressources nécessaires à ces arrangements. Il revient au middle management de gérer les ressources et de les allouer sur les projets. L’allocation des ressources se réalise sur la base de deux principaux critères : la disponibilité des personnes et leurs compétences. La question du jugement, loin d’être circonscrite au seul moment de l’entretien annuel, se pose également et surtout au moment de la sélection des personnes pour les positionner sur un projet d’innovation, l’enjeu n’étant pas forcément de sélectionner les personnes qui ont les compétences attendues, puisque l’innovation implique des champs de compétences nouveaux, mais de « détecter » les personnes qui sont en capacité d’acquérir et de diffuser de nouvelles compétences rapidement :

« Il est absolument clair qu’on va mettre surtout des personnes qui ont du potentiel. Idem, on ne va pas mettre des personnes qui sont vachement individualistes, ça ne sert à rien, lui il va acquérir en fait la compétence pour lui, par contre il ne saura pas la répandre en interne » (Pascal, ingénieur).

35Les salariés sont ainsi soumis à un double processus de jugement : celui qui a lieu lors de l’entretien annuel et qui comporte peu d’effets, et l’autre, qui a lieu au moment de l’affectation des ressources et qui apparaît être le plus discriminant tant pour le management que pour les collaborateurs. Ces arrangements en marge du système sont importants pour comprendre le fonctionnement quotidien des équipes de conception, mais ils ne permettent pas de résoudre l’absence de perspectives professionnelles à laquelle se heurtent globalement les salariés de cette entreprise.

36Ainsi présentée, c’est une logique individuelle de développement des compétences qui domine, logique couverte par le middle management. Dans les faits, les salariés sont conduits à construire leur propre parcours professionnel en saisissant les opportunités et en s’auto-formant par le biais d’internet, le bouche à oreille, la collaboration avec d’autres sites comme la Norvège ou avec les clients. La montée en compétences est essentiellement du ressort de la personne. Il lui revient de se saisir des opportunités, de se positionner sur des champs nouveaux d'innovation ou sur des projets. L’élaboration des compétences est laissée à l’initiative des salariés soutenue ou non par le management de proximité. Dans cette perspective, les évolutions professionnelles reposent principalement sur l’engagement personnel des salariés. En d’autres termes, les parcours qualifiants dans lesquels ils s’engagent pour sortir de leur fonction ne sont pas ou peu accompagnés par l’entreprise et se font en marge de leur activité. Il en résulte à la fois un investissement personnel important et le sentiment que les évolutions professionnelles ne sont pas ou peu prises en charge institutionnellement.

UNE DÉMARCHE GRIPPÉE PAR DES RÉORGANISATIONS GLOBALES

37La gestion des compétences développée au niveau du site s’est essentiellement centrée sur la structuration interne d’un marché du travail selon une logique d’évolution professionnelle vers trois trajectoires possibles pour les ingénieurs. En termes de résultat, sept experts ont été nommés depuis 2001 ; elle a également permis la création d’un vivier d’une trentaine de chefs de projet mais son devenir est incertain du fait des réformes organisationnelles. Enfin, la filière management a permis à une petite dizaine d’individus d’accéder à des postes de management, mais elle a vite été grippée. Au final, elle a faiblement répondu aux attentes d’évolution des salariés.

38Deux limites ont joué un rôle majeur dans cet état de fait. Premièrement, la maille réelle de gestion des carrières qui, contrairement à ce que pourrait laisser supposer l’intégration à un groupe américain, reste avant tout, non pas nationale, encore moins internationale, mais bien locale et pour tout dire celle d’une PME. Le contexte organisationnel de référence pour les évolutions possibles de carrières des personnes est resté circonscrit au site. Or, au sein même de ce marché interne, les possibilités d’évolution à court terme et à moyen terme restent faibles. Il en résulte une absence de mobilité interne qui participe à l’émergence de phénomènes d’usure et de lassitude de personnes qui sont depuis des années sur la même fonction.

« Moi, il y a quelque chose qui me choque beaucoup, c’est quand vous demandez aux différents directeurs depuis combien de temps ils sont à leur poste. Depuis extrêmement longtemps… C’est extrêmement figé. Et je pense que notre société en souffre beaucoup parce que du coup les compétences ne sont pas exploitées à 100 %, parce que les gens ne donnent plus. Ils connaissent leur métier et puis voilà » (Laurent, ingénieur).

39La deuxième limite est à relier à la remise en cause de la logique projet fin 2006 à l’occasion d’une restructuration qui pérennise définitivement la structure métier. Si cet abandon est directement lié à la prise de contrôle du site nantais par le site norvégien de Micro-Contrôle, il renvoie aussi à des tensions irrésolues provenant d’un mode d’organisation par projet. En effet, ce dernier promeut des compétences spécifiques (en terme de gestion de projet, de management) qui peinent à acquérir leur pleine reconnaissance au sein d’une structure organisationnelle qui reste marquée par une logique technique de métiers. Plus globalement, l’organisation par métier et l’organisation par projet en sont venues à s’opposer plus qu’à se compléter. En effet, une limite essentielle découle de cette organisation duale qui génère des perturbations pour le système dans son entier : avoir un chef de projet dans son équipe ou nommer une personne de son équipe expert revient, pour le responsable d’équipe, à créer des tensions sur ses ressources, autrement dit sur le temps ingénieur global dont il disposera pour l’affecter sur les autres projets en cours ou à venir. Par conséquent, en gardant le pouvoir sur l’affectation des ressources, les chefs d’équipe n’avaient pas toujours intérêt à jouer le jeu du développement personnel des salariés, et ce d’autant plus que dans l’activité de conception, le développement de compétences spécifiques passe par un apprentissage long, que les managers peuvent considérer avec circonspection.

« Maintenant ce qu’il faut voir, c’est qu’avoir un expert dans son groupe, c’est quelque part une perte en termes de ressources. Parce que cette personne va travailler à l’extérieur, va rayonner vers l’extérieur, donc elle va absorber aussi des nouvelles connaissances qui à moyen terme vont être intéressantes pour l’entreprise, mais n’empêche qu’à court terme c’est une perte de ressource, on peut la voir comme ça » (Roland, chef de service).

40Plus globalement, la démarche compétence adossée sur cette organisation duale a eu deux effets imprévus : d’une part, la régulation hiérarchique est restée intacte, la place de l’organisation projet restant limitée puis disparaissant définitivement avec la nouvelle réorganisation ; et d’autre part, la possibilité pour les salariés de s’engager dans l’apprentissage de la fonction de chef de projet a progressivement été jugée inopportune, dans la mesure où elle n’ouvrait finalement aucune perspective au sein du site. Il est à noter, en effet, que la fonction de chef de projet n’a pas conduit à une institutionnalisation du parcours accompli, même si cette dernière a été un moment envisagée sous la forme de « nomination de directeur de programme » avant d’être définitivement remise en cause par la disparition de la structure par projet. Aussi, la fonction chef de projet a été vue comme un moyen facile pour l’entreprise de créer un renouvellement en partie fictif de fonctions offertes mais ne concourant finalement pas à une professionnalisation d’une nouvelle fonction reconnue en tant que telle.

41Il en résulte que d’une part, l’échange salarial est perçu comme déséquilibré car ces parcours maison et ces expertises profitent avant tout à l’entreprise et restent sa propriété sans possibilité pour les salariés de les monnayer sur le marché externe du travail. D’autre part, les salariés sont mis en situation de double incertitude : l’incertitude des objectifs qui leur seront donnés, c’est-à-dire finalement ce sur quoi ils vont travailler, et l’incertitude liée à leur évolution professionnelle future, incertitude qui parfois se mue en perception d’une évolution quasi impossible.

42Ainsi présentée, la gestion des compétences mise en place n’a pas permis de résoudre le problème des perspectives professionnelles ni d’accompagner les salariés qui en faisaient la demande. Face à cette situation, les salariés ne manquent pas de critiquer ce qu’ont produit (ou pas) les initiatives constituant la démarche compétence. En effet, quelque soit le devenir de ces initiatives, les salariés restent en attente de faire reconnaître leurs compétences individuelles mais aussi collectives acquises soit avec l’aide de l’organisation, soit par auto-formation et parfois à l’insu de l’organisation. Ils attendent, en outre, que cette reconnaissance se fasse dans un cadre plus large que celui de l’organisation dans laquelle ils travaillent et puisse exister autant au niveau corporate qu’au marché externe du travail. D’autant que la direction des ressources humaines du site est perçue comme ayant en définitif peu de pouvoir et de marge de manœuvre dans les évolutions professionnelles et en matière de rémunération. La gestion des compétences telle qu’elle a été pensée et telle qu’elle a trouvé à s’exprimer dans le contexte du site est perçue par les personnes comme étant « décontextualisée » des caractéristiques du site qui est à la fois assujetti aux contraintes stratégiques du groupe et à un registre d’actions circonscrit au local.

43Pour conclure, plusieurs points méritent dans cette étude de cas d’être soulignés. Le premier, classiquement évoqué dans la littérature sur les facteurs d’échec ou de succès, est l’absence de soutien de la direction générale pour la mise en place de la démarche. La gestion des compétences n’a jamais constitué une préoccupation partagée entre les différentes parties prenantes de l’organisation. Pire, elle a achoppé sur les rationalités divergentes entre les acteurs. Deuxièmement, un ensemble d’outils existe bel et bien mais leur mobilisation se heurte

  1. aux atermoiements stratégiques du groupe dont le site dépend et aux évolutions des modes d’organisation, dont la dernière a pour effet de remettre en cause formellement la filière chef de projet et d’enlever toute autonomie au site ;
  2. aux managers qui n’ont pas trouvé leur intérêt dans les nouvelles règles proposées. Son appropriation par le management reste ainsi limité et participe sans doute à son processus de marginalisation ; et enfin
  3. au contexte organisationnel d’un site qui est celui d’une PME et de dispositifs de gestion des compétences qui étaient et sont encore principalement orientés vers la structuration d’un marché interne du travail, circonscrit au local, continuant en cela à ignorer des attentes concernant le marché du travail au niveau corporate et également les moyens d’une valorisation des compétences sur le marché externe du travail.

44Troisième point méritant d’être souligné : la gestion des compétences est au centre des préoccupations du management de proximité qui couvre informellement la montée en compétences de leurs collaborateurs sans avoir de leviers, ou du moins en disposant de très peu de leviers, pour reconnaître et valoriser officiellement les apprentissages réalisés et les compétences acquises.

Anmerkungen

1 L’étude ici présentée est issue d’une enquête réalisée avec Michel Devigne Lemna – École des Mines de Nantes et Mathieu Detchessahar, Lemna – Université de Nantes, dans le cadre du projet RECOR.

Autor


Bénédicte Geffroy-Maronnat est maître de conférences HDR à l’École des Mines de Nantes au département Sciences Sociales et de Gestion. Elle est chercheur au LEMNA et membre du comité scientifique de la revue Système d’Information et Management. Ses thèmes de recherche sont principalement centrés sur les Systèmes d’Information et notamment sur le processus d’implémentation des ERP.

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