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Fragiles compétences

 | 
Sophie Bretesché
, 
Cathy Krohmer

Toutes-graines, appropriations locales d’une démarche compétence

Michel Devigne

Texte intégral

  • 1 L’étude ici présentée est issue d’une enquête réalisée avec Sophie Bretesché, LEMNA - École des Mi (...)

1Note portant sur l’auteur1

2Le site étudié dans cette partie est un des sites français d’un groupe mondial américain. Au sein du groupe a été élaborée, depuis le début des années 2000, une démarche compétence destinée à se déployer sur tous les sites. La mise en œuvre de cette démarche est au cœur des présents développements. Étudier une démarche compétence pensée au niveau d’un groupe mondial, à partir de son application sur un site donné, permet de rendre compte précisément des enjeux qui se jouent dans l’appropriation d’un tel outil de gestion, tant en termes de positionnement du site par rapport à ses diverses unités organisationnelles de rattachement, qu’en termes d’adaptation à un contexte local forcément particulier et unique. Une telle approche devrait permettre de rendre compte des différentes modalités d’appropriation d’une même démarche.

LA COMPÉTENCE AU SERVICE D’UNE STRATÉGIE GLOBALE

3Toutes-Graines est une entreprise fondée en 1865. Elle est, à l’heure actuelle, l’une des premières entreprises non cotées américaines, dont les capitaux sont essentiellement détenus par les deux familles fondatrices. Le métier de base de l’entreprise est à l’origine le négoce de graines. Au fil de son existence, ce métier s’est diversifié pour recouvrir aujourd’hui autant le négoce, la transformation que la distribution de produits et de services agricoles, alimentaires, industriels et financiers. Le groupe est l’un des (très) grands acteurs mondiaux de la première transformation et du commerce mondial de produits primaires. Il emploie plus de 150 000 personnes dans près de 70 pays et est organisé en une dizaine de « plates-formes », regroupant ensemble près de 80 Business Units (BU), chacune d’entre elles se déclinant en plusieurs centaines de sites. Les implantations françaises de Toutes-Graines se sont développées à partir des années 1960.

  • 2 À titre d’information, les implantations en France de Toutes-Graines, au nombre de 15, regroupent (...)

4Le site étudié, et dont il sera fait état ici, se situe dans un grand port français2. Il est intégré à une des BU du groupe, la BU Graines et Oléagineux Europe, spécialisée dans le raffinage et le négoce des graines céréalières. Il comprend à la fois : (1) des activités de négoce de graines, aujourd’hui de tournesol ; (2) des activités industrielles d’extraction, de trituration et de raffinage des graines ; et (3) un certain nombre de fonctions supports pour les deux activités citées. Il emploie 150 personnes, réparties de façon équilibrée entre les trois activités.

5Le quotidien de l’activité de l’usine de raffinage est fait des préoccupations propres à la conduite d’une industrie de flux alliant forte interdépendance des dispositifs techniques et nécessité de prise en charge collective des incidents. L’activité de négoce est inscrite dans les flux mondiaux du commerce alimentaire des produits primaires et se déroule en liens constants, autant avec les grands acteurs de cette activité, qu’avec les divers services du groupe Toutes-Graines actifs sur les marchés. Activité de production et activité de négoce sont interdépendantes de fait, mais cette interdépendance ne renvoie pas à des relations quotidiennes sur site. En effet, le trading peut fournir (une partie) des graines qui seront traitées par l’usine, l’usine sera alors dépendante de la qualité des graines achetées dans un passé plus ou moins proche, de même que le trading aura à vendre (en partie) l’huile raffinée, il sera alors dépendant de la qualité de l’huile produite ainsi que des quantités et des délais. Les services supports présents sur le site sont autant dédiés à la production et au négoce locaux qu’à la participation à des projets groupes mondiaux, projets animés par diverses BU.

6De fait, si les trois activités sont réunies sur un même site local et s’articulent à ce niveau, elles sont toutes inscrites, à des degrés divers, dans des logiques mondiales d’activité, qui les rendent en partie indépendantes les unes des autres. Toutes ces activités n’ont donc pas toutes le même rapport au site local, ni aux activités globales du groupe. La stratégie du groupe, formalisée dans un document que nous nommerons dans ces pages « Stratégie 2015 », définit la place que le groupe veut avoir dans son domaine à l’horizon temporel défini :

« D’ici 2015, Toutes-Graines sera le partenaire privilégié de nos clients en étant reconnu comme ayant les meilleurs talents créateurs des meilleures solutions dans les domaines de l’agriculture, l’alimentation et la gestion du risque. » (Magazine interne du groupe en France, février 2007).

7En termes concrets, le groupe se donne pour objectif de doubler en 8 ans (avec 2007 comme année de référence) son chiffre d’affaires, ses bénéfices et ses effectifs (qui passeraient donc à 300 000) dans le monde. Ces objectifs se fondent sur la mise en œuvre de valeurs :

  • 3 Site Internet français du groupe, à l’onglet « Politiques-rh », consulté en mai 2009.

« Toutes-Graines fait reposer son modèle d’organisation en Business Units sur le principe du Leadership, composé d’ambition, d’audace et d’exemplarité. Les 3 piliers suivants sont le fondement des comportements et des prises de positions de chaque collaborateur : Haute Performance […], Service Client […], Innovation […]. [Chaque] salarié, personnellement ou en équipe, doit contribuer à ces valeurs, où qu’il soit et quelle que soit sa position au sein de l’organisation3 ».

8La haute performance, instituée comme objectif majeur, doit être attestée tant au niveau des résultats du groupe qu’au niveau des comportements des personnes. L’outil d’évaluation des compétences doit rendre compte de cette haute performance dans le comportement des personnes. Il doit également l’inciter.

  • 4 Consulté en mai 2009, à l’onglet « Politiques-rh » du site Internet français du groupe.

9Le support d’évaluation (présenté en détail dans les pages suivantes) est un des outils devant servir l’atteinte du plan « Stratégie 2015 ». La présentation des politiques ressources humaines du groupe, telle qu’elle apparaît sur le site de Toutes-Graines4 fait état de ce but :

10« [Toutes-Graines] est fondé sur un système de valeurs. Le groupe et ses filiales n’appliquent pas de politique réactive à brève échéance, mais déploient leurs stratégies selon une vision à long terme qui caractérise la position de [Toutes-Graines] dans le monde. Cette vision détermine naturellement les attitudes et comportements des collaborateurs ».

11Le lien entre le plan stratégique et la politique ressources humaines est incarné par la démarche compétence déployée et par l’entretien individuel de performance qu’elle contient.

UN OUTIL DE CONFORMATION

12La démarche compétence mise en place se décline en plusieurs outils, dont le principal est l’« Entretien individuel de performance ». Cet outil, très formalisé, a fait l’objet d’un déploiement progressif dans tous les sites du groupe. Sur le site, il se décline sous deux formes : une forme logiciel en anglais, utilisée par les fonctions supports et par le trading et une forme papier en français, destinée à l’usine de production et mise en place à l’initiative du site. Ce document reprend exactement, en une douzaine de pages, le cheminement de l’outil informatique. Quelle que soit sa forme, l’outil doit, en théorie, être rempli par l’évalué. Une fois rempli, le document (papier ou électronique) est envoyé au supérieur hiérarchique, et servira de support à l’entretien d’évaluation des compétences.

13Le document comprend quatre grandes rubriques : l’» Évaluation des compétences », les « Objectifs », les « Souhaits de développement » et l’» Évaluation globale de la performance ». L’évaluation des compétences se décline en cinq rubriques :

  • « Savoir-faire techniques – connaissances compétence métier » : au sein de cette rubrique sont évaluées un certain nombre de compétences en fonction de celles énoncées dans la fiche de poste de la personne évaluée ;
  • « Cœur du Leadership » : défini par « Intégrité, Conviction, Courage : Fait preuve d’honnêteté, de transparence, est digne de confiance, admet ses erreurs. Est convaincu des actions qu’il mène et pousse les autres à l’action. Ne se décourage pas face aux difficultés, aux risques, à l’adversité ou aux doutes, remet en cause le statu quo, est prêt à entendre et à défendre son point de vue différent (sic) ». Cette rubrique ne donne pas lieu à évaluation, mais doit être discutée durant l’entretien d’évaluation et être illustrée par des exemples concrets ;
  • « Capacité d’apprentissage » : qui se décline en quatre items, et pour laquelle il faut donner des exemples précis ;
  • « Capacité d’exécution » : qui se décline en huit items, et pour laquelle il faut donner des exemples précis ;
  • « Comportements : savoir-être au travail » : qui se décline en dix items, et pour laquelle il faut donner également des exemples précis.

14Ces évaluations se voient en outre appliquer une grille comprenant 5 niveaux d’appréciation, qui sont les suivants : « En-dessous des attentes » ; « Conforme à certaines attentes » ; « Conforme aux attentes » ; « Au-delà de certaines attentes » ; « Au-delà des attentes ». Les « Objectifs » sont quant à eux déclinés en : « Deux objectifs sur l’année n-1 » et « Deux objectifs sur l’année n+1 ». Les mêmes niveaux d’appréciation sont appliqués à l’atteinte des objectifs. Les « Souhaits de développement » se déclinent en une évaluation des actions de formation de l’année N-1, en souhaits d’action de formation et en souhaits d’évolution de carrière. Le document se conclut par une « Évaluation globale de la performance », qui reprend les sous-totaux issus des rubriques concernant « Savoir-faire techniques – connaissances compétence métier », « Capacité d’apprentissage », « Capacité d’exécution », « Comportements : savoir-être au travail » et « Deux objectifs sur l’année n-1 », en fonction donc des cinq niveaux d’appréciation.

15Cette présentation de l’outil appelle quelques remarques. Les savoir-faire techniques sont évalués en fonction du contenu de la fiche de poste de la personne évaluée. Cette fiche de poste, au regard des quelques exemplaires qui nous ont été transmis, est très détaillée : elle comporte entre 5 et 10 pages, dans une police de petite taille et des paragraphes très serrés. Elle décrit avec précision les très nombreux actes techniques que la personne doit savoir faire sur son poste pour pouvoir le tenir. Elle inclut également les conditions et les résultats attendus de ces actes (par exemple : « consignation avant intervention : 100 % »), résultats qui sont autant d’objectifs sur lesquels les salariés seront évalués. Elle est ainsi très exhaustive et normative : plus qu’elle ne décrit un poste, elle définit comment il doit être tenu, ce qu’il implique tant en termes de connaissances et d’actions qu’en termes des résultats attendus.

16Une remarque doit être faite sur l’outil d’évaluation lui-même : un grand nombre des rubriques relèvent de jugements à porter sur le comportement de la personne, chacun de ces jugements devant être démontré par des exemples que doit fournir l’évalué. Il est effectivement demandé à l’évalué d’apporter lui-même les éléments qui permettront son évaluation. Notons que dans le support électronique de l’outil, le fait de ne pas donner un exemple empêche toute progression dans le document… donner des exemples est donc obligatoire pour procéder à l’évaluation. Au-delà de l’accent mis sur la détection d’un certain nombre de comportements, il faut souligner la nature des comportements valorisés dans l’outil : « Capacité d’adaptation », « Force de proposition », « Détermination et initiative », « Motiver pour atteindre la performance », « Recherche et renforce la performance », « Innove et contribue au changement », etc… autant d’appels aux efforts faits pour s’adapter et pour aller au-delà du quotidien et, serait-on tenté de dire, de la routine quotidienne.

17La « philosophie gestionnaire », les « idées fortes » de l’outil relèvent d’un outil à visée « conformatoire », l’exploration des modes de fonctionnement organisationnel semblant lui être bien étrangère. L’outil vise la conformation d’une part au niveau des attendus du poste des personnes évaluées, postes qui sont définis avec une grande précision, et d’autre part au niveau des comportements identifiés comme devant servir la réussite de la stratégie globale à moyen terme du groupe. Il convient maintenant de décrire comment les idées fortes de l’outil trouvent à s’articuler avec des dispositifs d’accompagnement et des modes d’appropriations particuliers.

TRADERS, OPÉRATEURS ET FONCTIONNELS : TROIS MODES D’APPROPRIATION

18L’appropriation de l’outil d’évaluation des compétences est fortement différenciée selon que l’on considère les fonctions supports, l’usine et le trading. À chacune de ces fonctions correspondent des modalités propres de réalisation de l’activité. Ces modalités ont un fort impact sur la façon dont les acteurs de ces fonctions s’emparent de l’outil. Nous traiterons successivement de l’usine, des fonctions supports et du trading.

  • 5 La « Trituration » désigne les étapes de production permettant de transformer les graines en huile (...)

19Ouverte en 1970, l’usine de trituration5 a connu des modifications successives liées au type de matières premières traitées (le soja puis le tournesol). Le process de production, placé sous la responsabilité d’un chef de fabrication, s’articule autour des trois ateliers de préparation, d’extraction et de raffinage, qui fonctionnent en 3x8. Chacun des trois ateliers est tenu par un opérateur, sous la direction d’un chef de quart et ce sont ainsi quatre personnes qui participent conjointement au processus de production.

  • 6 À risque car le processus de raffinage des graines réclame l’usage d’un gaz, l’hexane, qui a pour (...)

20L’interdépendance propre à l’industrie de process crée de nécessaires et multiples ajustements entre opérateurs. La gestion de l’aléa favorise les échanges entre opérateurs et chef de quart. Le contexte d’exercice d’une activité à risque6, dans un cadre fortement urbanisé, concentre l’attention de tous sur le lien entre responsabilité collective et vigilance individuelle. L’ancienneté de l’usine et sa modernisation au coup par coup participent à ce phénomène et à la valorisation d’une connaissance commune de l’histoire de l’outil de production et des conditions de sa conduite. C’est ce qui fait dire à l’un des interviewés

« ici, au technique, on a appris à être baroudeur » (Fabrice, chef de fabrication).

21Dans ce contexte, le format standard de l’outil d’évaluation a été aménagé pour respecter les équilibres de travail. Jugé au départ incompréhensible par les chefs de quart qui, selon un supérieur hiérarchique « n’en voulaient pas », l’outil a été traduit en français et mis sous forme papier. Le mode d’utilisation du support papier a lui-même été l’objet d’aménagements : en fonction des équipes, les opérateurs prennent une part plus ou moins importante dans le renseignement de l’outil, et ce en fonction tant de leurs souhaits que de ceux de leur chef de quart. Le management de proximité a de fait un rôle central dans le renseignement du support d’évaluation et il s’efforce d’inscrire l’outil dans le cadre d’une évaluation collective. En effet, pour les chefs de quart, dissocier les compétences individuelles et collectives constitue un exercice délicat dans le contexte d’une activité de process. Dès lors, l’évaluation individuelle s’exerce avec prudence afin de préserver les équilibres d’équipe :

« on évalue un peu comme une moyenne, c’est très difficile pour l’ambiance de travail de distinguer les uns ou les autres, à terme, c’est contre-productif de vouloir favoriser untel ou untel » (Fabrice, chef de fabrication).

22Cet élément explique la réticence des opérateurs et des chefs de quart à s’engager dans une course à la performance évaluée individuellement alors même que la conduite du process exige une attention collective sans faille.

23Si les contraintes que fait peser l’outil sont lourdes, notamment en termes de « projet en plus » que nous aborderons plus loin, les effets de l’évaluation au niveau individuel sont limités, car d’une part, l’évaluation qui compte pour le management relève davantage des ratios journaliers de productivité et de qualité de la production, imposés au site, peu négociables et intégrant des normes de rendements comparatifs entre usines ; d’autre part, la rémunération est plus dépendante de la rémunération acquise et de l’aptitude de l’opérateur à pouvoir évoluer sur trois ateliers, et ainsi être polyvalent, que de l’évaluation elle-même. Ce qui fait dire à l’un des interviewés :

« on peut être augmenté si on est mal évalué mais polyvalent » (Paul, opérateur).

24Les fonctions supports, sur le site de Toutes-Graines étudié, comprennent un ensemble de services qui vont de la comptabilité, du commercial, à l’administration des contrats informatiques et aux ressources humaines. Si ces unités sont localisées sur le site, elles sont en fait hiérarchiquement rattachées à diverses BU. La procédure d’évaluation des compétences des salariés des fonctions supports s’inscrit dans le cadre de cette relation hiérarchique avec le management de la BU, ce qui a une incidence majeure sur la définition des objectifs à atteindre et sur la nature de l’évaluation.

  • 7 L’échange est d’autant plus risqué qu’il se déroule dans la « langue des affaires », l’anglais, so (...)

25La transversalité des fonctions supports sur différents sites a pour conséquence de s’accompagner d’un management à distance des activités. Ainsi, la performance individuelle d’un salarié peut être évaluée par un management situé à plusieurs milliers de kilomètres et qui ne rencontre visuellement le salarié qu’une fois par an. Dans ce cadre, d’une part les ratios utilisés pour piloter des activités géographiquement éloignées se trouvent fortement valorisés, d’autre part, l’implication dans des projets transnationaux propres aux fonctions supports est favorisée. Dès lors, l’entretien annuel s’avère à la fois crucial, puisqu’il est un des rares points de contact entre manager et subordonné, et risqué (un de nos interviewés parlera de la « partie de poker » que constitue l’entretien7), car il ressemble à une négociation pure, peu en prise, et pour cause, avec l’environnement quotidien de travail du salarié. L’enjeu pour le salarié est de négocier des objectifs articulant le travail quotidien sur site avec les projets transnationaux de la fonction support, face à un manager qui vient, lui, avec des propositions cadrées autant par des ratios de fonctionnement globaux que par une vision des projets transversaux centraux. Or, dans la plupart des cas relatés par les interviewés, les objectifs fixés dépassent de loin les tâches réalisées sur le site. Ainsi, ce qui est valorisé dans l’évaluation, c’est avant tout la capacité de l’individu à s’inscrire dans des projets impulsés par la firme, projets qui demandent un investissement allant au-delà du travail mené sur site et supposant, en outre, la plupart du temps une mobilité géographique forte.

  • 8 Nous n’entrerons pas ici dans les distinctions entre les différents types de traders existants sur (...)

26Avec les traders8, l’outil d’évaluation des compétences trouve son utilisation la plus profonde, dans la mesure où ces salariés se l’approprient comme un moyen de réguler leur travail.

  • 9 Les tourteaux sont les résidus issus des oléagineux ayant subi extraction et raffinage. Ils entren (...)

27Les traders de Toutes-Graines s’occupent de l’achat et/ou de la vente de produits primaires (sur le site étudié, des oléagineux et des tourteaux9), tout au long des différentes étapes de leur transformation, en s’occupant autant des approvisionnements que des expéditions, et intervenant aussi bien sur des marchés physiques que financiers. Pour chacune des opérations, il y a un ou deux traders en activité, sous l’autorité d’un chef trader sur le site. Chaque trader est à la fois très autonome dans ses choix d’achats ou de ventes et très lié à des arbitrages de marché pris par le bureau de trading Europe du groupe (situé en Suisse), à la position de marché arrêtée éventuellement par le groupe sur un marché et un temps donnés, à l’état mondial du commerce de graines, etc.

28Dans ce contexte d’activité, l’outil est considéré comme une étape importante de la négociation des objectifs avec le manager direct, présent sur la plate-forme de négoce du site, et ce d’autant plus qu’il intègre les objectifs à l’aune desquels leur activité sera jugée. En ce sens, l’outil est vu comme une feuille de route autant pour les jeunes traders à qui l’outil permet, selon un responsable du trading de « bien comprendre ce que Toutes-Graines attend d’eux » que pour les traders plus expérimentés qui y trouvent un moyen de suivre la réalisation de leurs objectifs. La nature de l’activité de trading donne à l’outil une autre dimension aux yeux des traders : il leur permet de « sortir du marché ». Tous les traders décrivent en effet leur activité sur le marché comme trépidante et entraînant facilement le risque de perdre tout recul. L’outil, tant dans les objectifs qu’il fixe, que dans les « projets en plus » qu’il assigne, leur fournit un moyen de reconquérir ce recul. Ces projets s’ajoutent à l’activité courante du trader (il s’agira par exemple de « Contribuer à construire un webservice à destination des clients du marché à terme » sur telle matière première) mais lui donne l’opportunité d’une part de sortir du marché pour un temps donné (en général une demi-journée par semaine… à condition qu’il parvienne à s’organiser pour y parvenir) et d’autre part pour faire valoir une réalisation personnelle.

LA PREUVE DES COMPÉTENCES PAR LA HAUTE PERFORMANCE

29Selon les secteurs considérés, la démarche est, comme on vient de le voir, diversement appropriée. Elle laisse entrevoir en outre trois tensions qui interrogent son devenir : le poids renouvelé des managers de proximité dans la démarche, la part qu’elle donne aux salariés dans la démonstration de leur contribution à la performance, et enfin la valorisation des tâches allant au-delà du strict poste.

30La démarche compétence mise en place signale le « régime de mobilisation » requis par la firme dans un contexte mondialisé : ce sont à la fois l’usage du temps et la conformité aux valeurs du groupe qui font l’œuvre d’une évaluation. De ce point de vue, l’outil place le salarié en situation de négociation directe avec sa hiérarchie, ce qui concourt à renforcer le rôle dévolu au management. L’outil devient en effet un nouveau moyen aux mains du management pour organiser et structurer le dialogue autour de l’activité. Par conséquent, la capacité des salariés à négocier les objectifs et à mobiliser le bon argumentaire constitue une ressource clé, mais cette ressource est très variable et très diversement mobilisable, au regard des situations de travail et des parcours professionnels des salariés, la différenciation majeure provenant comme nous l’avons montrée des services de rattachement (usine/support/trading).

31En dépit des effets évoqués, la démarche ne redéfinit ni le parcours professionnel, ni les conditions de l’emploi des personnes, l’effet majeur de l’outil portant ainsi sur le rôle dédié au management qui organise la négociation, décline les objectifs en lien avec la stratégie et ajuste le niveau d’activité. Dans ce cadre, le surcroît d’activité que peut induire l’outil, notamment pour parvenir à être « Au-delà des attentes » est l’objet d’aménagements locaux. Si la tension opérée sur l’usage du temps de travail est bien réelle, celle-ci est en partie tempérée par les capacités de négociation locales et les compromis opérés autour de la gestion de la charge de travail. C’est par conséquent la relation managériale qui fait l’objet d’exigences accrues.

32Le format de l’outil implique que chaque salarié « fasse la preuve » de son engagement au travers d’exemples factuels. Cet exercice place le salarié en situation de défendre la façon dont il investit son espace de travail. L’outil requiert en effet de réaliser une auto-évaluation qui demande une introspection individuelle et une pratique avisée, chaque rubrique exigeant d’être alimentée par des exemples qui doivent être autant de « preuves » de la performance du salarié. L’évaluation se pratique en d’autres termes comme l’ouverture d’une enquête dont l’objectif est de vérifier toutes les qualités du salarié. « Se défendre », « argumenter et pouvoir justifier », « négocier »… autant d’expressions par lesquelles les salariés rendent compte de la façon dont ils sont amenés à devoir défendre leur cas. Dans la version informatique du support, il faut obligatoirement fournir des exemples car l’outil ne supporte pas la non-réponse :

« on est obligé de répondre à toutes les questions sinon [l’évaluation] n’est pas validé[e] » (Valérie, assistante).

33Cette configuration a amené certains salariés à consigner sur différents supports et au fil de leur activité, des exemples permettant d’attester les jugements qu’ils sont amenés à porter sur eux-mêmes via l’outil d’évaluation.

34À ce titre, l’outil agit comme un dispositif dans lequel le salarié doit apporter la preuve de sa performance… preuve qui sera validée ou non par le supérieur hiérarchique au cours de l’entretien. Ce rôle de la « preuve » souligne le type d’échange qui s’instaure dans la mise en œuvre de l’évaluation : il revient aux salariés de justifier pièce par pièce leur conformité aux exigences de la firme. Certes le management de proximité peut tempérer cette exigence de preuves mais le salarié n’en est pas moins appelé à documenter par lui-même le jugement dont son activité sera l’objet.

35Un point focalise particulièrement l’attention des personnes rencontrées au sujet de la démarche compétence, à savoir le fait d’être considéré comme « conforme aux attentes » ou « au-delà des attentes ». Pour nombre d’entre elles, la conformité aux attentes est la règle, l’au-delà des attentes, l’exception, bien qu’elle soit la seule appréciation fortement valorisée. Plus exactement, le sentiment général consiste à dire que l’» Au-delà des attentes » n’est pas obtenu en remplissant correctement son poste, mais en faisant encore plus que ce que le seul poste demande. C’est la raison pour laquelle le « projet en plus » est souvent évoqué.

36Ce « projet en plus » est attribué par le supérieur hiérarchique à son subordonné à l’occasion de l’entretien d’évaluation, notamment dans le but de donner au salarié la possibilité d’être « Au-delà des attentes » lors de son prochain entretien, s’il a pu mener à bien son projet. Il implique en règle générale un surcroît d’activité par rapport au travail décrit dans la fiche de poste et renvoie souvent à des projets impulsés au niveau groupe. Pour certains, et quelle que soit l’activité, cette injonction au « toujours plus » s’avère particulièrement éprouvante (« ça épuise », « on n’en fait jamais assez ») car elle incite l’individu à trouver un difficile équilibre entre la tenue des tâches quotidiennes et la réalisation des tâches supplémentaires qu’implique le « projet en plus ». Le cas du « nettoyage » est ici exemplaire. Les opérateurs de l’usine se sont vus attribués la responsabilité des tâches de nettoyage au titre du « projet en plus », tâches qui auparavant étaient sous-traitées par une entreprise extérieure et qui maintenant viennent s’ajouter aux activités de pilotage de l’outil de production, qui doit satisfaire à des exigences de productivité élevées.

37Au-delà de la critique du surcroît de travail que le « projet en plus » appelle, ce qui est critiqué par les personnes est plus fondamentalement le peu de cas qui est fait par la démarche d’évaluation du niveau d’engagement que requiert la réalisation de tâches qui, pour quotidiennes qu’elles soient, n’ont rien ni de simples, ni de faciles. Tout semble se passer comme si la « normalité » des tâches quotidiennes revenait à nier toute la difficulté pour faire en sorte qu’elles soient effectivement menées sans accroc. La focalisation de l’évaluation sur l’» Au-delà des attentes » efface ainsi de fait les efforts consentis pour que « ça puisse tourner ». « Gérer le quotidien et le plus » constitue alors chez les opérateurs le principal message retenu de l’évaluation des compétences. Dans cette perspective, le management de proximité se trouve en première ligne, sans pour autant avoir les moyens de valoriser le simple quotidien.

38Nouvel outil aux mains du management de proximité, exigence de démonstration de sa performance à la charge du salarié et reconnaissance liée à un dépassement des stricts attendus du poste sont autant d’effets émergents de la démarche et autant de tensions qui la modèlent. Ainsi, bien que les effets de la démarche, tant sur les parcours que sur les conditions d’emploi des personnes, soient marginaux, l’outil permet néanmoins de traduire dans le quotidien de l’activité des personnes du site étudié les attendus énoncés comme souhaitables au niveau du groupe, tant sur le plan de l’adhésion à certaines valeurs que sur celui de l’atteinte de niveaux d’activité. Le point aveugle de la démarche réside dans la part qu’elle donne à une reconnaissance qui ne passerait que par un appel à un dépassement continuel des attendus du poste de travail, sans parvenir à prendre la mesure des efforts devant être fournis pour simplement mener à bien les tâches courantes.

Notes

1 L’étude ici présentée est issue d’une enquête réalisée avec Sophie Bretesché, LEMNA - École des Mines de Nantes, dans le cadre du projet RECOR.

2 À titre d’information, les implantations en France de Toutes-Graines, au nombre de 15, regroupent 2 000 personnes. Elles sont rattachées à 7 BU différentes.

3 Site Internet français du groupe, à l’onglet « Politiques-rh », consulté en mai 2009.

4 Consulté en mai 2009, à l’onglet « Politiques-rh » du site Internet français du groupe.

5 La « Trituration » désigne les étapes de production permettant de transformer les graines en huile apte à la consommation.

6 À risque car le processus de raffinage des graines réclame l’usage d’un gaz, l’hexane, qui a pour particularité d’être inodore et très explosif, ce qui explique que l’installation étudiée, sans être classée Seveso II, n’en est pas très éloignée.

7 L’échange est d’autant plus risqué qu’il se déroule dans la « langue des affaires », l’anglais, souvent mieux maîtrisée par le manager que par l’évalué.

8 Nous n’entrerons pas ici dans les distinctions entre les différents types de traders existants sur le site étudié.

9 Les tourteaux sont les résidus issus des oléagineux ayant subi extraction et raffinage. Ils entrent dans la composition de nourritures destinées à l’alimentation animale.

Auteur


Michel Devigne est maître de conférences en sociologie au sein du Département Sciences Sociales et de Gestion de l’École des Mines de Nantes (EMN) et membre du LEMNA de l’Université de Nantes. Ses travaux de recherche portent sur la sociologie des outils de gestion, du management et du contrôle organisationnel.

© Presses des Mines, 2012

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