Articuler le global et le local
p. 155-166
Texte intégral
1Les démarches compétence présentées dans ce chapitre sont mises au service tant des enjeux propres des sites étudiés que de ceux des groupes auxquels ils appartiennent. À ce titre, ces démarches apparaissent comme des points d’articulation entre les différents niveaux de ces organisations, entre le global et le local.
2Dans les cas de Toutes-Graines et de Micro-Contrôle qui vont nous intéresser dans les pages suivantes, les sites au centre de nos recherches sont donc intégrés à des groupes beaucoup plus vastes. Que l’on en juge : Micro-contrôle est un groupe de 7 000 personnes disposant de centres de conceptions (une trentaine), d’unités de fabrication, d’assemblage et de tests aux Etats-Unis, en Europe et en Indonésie ; Toutes-Graines est une entreprise de plus de 150 000 personnes, partie prenante de l’oligopole agroalimentaire mondial [1], implantée dans près de 70 pays, se déclinant en plusieurs centaines de sites. Le secteur de base de Micro-Contrôle est l’industrie des semi-conducteurs ; celui de Toutes-Graines est l’industrie de la première transformation et du commerce mondial de produits primaires. Le site étudié au sein de Toutes-Graines comme au sein de Micro-Contrôle représente une toute petite partie de l’entreprise elle-même. Le premier se compose de 150 personnes (soit moins de 0,1 % des effectifs globaux), le second de 280 personnes (4 % des effectifs globaux)1.
3L’étude menée met en valeur l’hétérogénéité des raisons et des finalités de la mise en place d’une démarche compétence au sein des deux sites. Elle souligne également d’une part l’enjeu spécifique que ces démarches recouvrent pour les relations des sites avec leur groupe respectif et d’autre part, la valorisation par la démarche de profils singuliers de salariés, valorisation dont le devenir reste largement indéterminé.
L’ARTICULATION GLOBAL-LOCAL COMME ENJEU
4Comme Kristensen et Zeitlin l’ont argumenté [2], les sites locaux de production, intégrés dans des ensembles plus vastes, ne sont pas sans pouvoir de réaction et de manœuvre. Au sein de nos terrains de recherche, et sur le sujet spécifique de la démarche compétence, cette capacité du site local à se positionner à l’égard du groupe est manifeste. Cet aspect doit d’autant plus être abordé qu’il est peu traité dans les études de démarches compétence qui tendent à en rester au niveau d’un site particulier [3].
5En matière de démarche compétence, le site de Toutes-Graines se positionne comme un « élève appliqué » au sens où il décline une démarche conçue et promue par le groupe, totalement intégrée au plan stratégique que s’est donné l’entreprise. Le positionnement du site de Micro-Contrôle est tout autre : la démarche mise en œuvre est le fruit d’initiatives locales, visant à faire entendre au niveau global, les compétences et les atouts d’un site qui se voit en sursis depuis des années, bien que ses résultats économiques ne soient pas en cause. La démarche est de nature « upside-down » chez Toutes-Graines, « bottom-up » chez Micro-Contrôle.
6Au sein du site de Micro-Contrôle, la démarche est une des facettes du positionnement par rapport aux directions du groupe, et plus particulièrement de la nouvelle Business Unit (BU) à laquelle le site s’est vu intégrer : la BU Micro-Contrôleur. Cette unité a pour caractéristique d’être une des BU majeures du groupe dans la mesure où son activité est en forte croissance et représente la part de chiffre d’affaires et de bénéfices la plus importante du groupe. Cette BU a aussi pour caractéristique d’être dominée par un site de conception de l’Europe du Nord qui mène une stratégie, en l’occurrence gagnante, de positionnement sur des micro-contrôleurs « simples », au sens de peu innovants, et destinés au marché des biens de grande consommation. Il s’agit d’un positionnement inverse à celui du site de Micro-Contrôle étudié dans ces pages, qui lui a parié de longue date, et avec des succès divers, sur le marché des micro-contrôleurs innovants, destinés à des marchés de biens d’équipements, voire à des marchés de niches (la défense, l’aérospatial, etc.). Le fait, pour le site, de perdre l’autonomie dont il disposait jusqu’en 2007, et d’être rattaché à la BU Micro-Contrôleur (donc implicitement placé sous l’influence du site de conception de l’Europe du Nord) a été ressenti par les personnels du site comme la reconnaissance de l’échec de la stratégie menée auparavant et comme potentiellement menaçant. Dès lors, les efforts du site se concentrent sur la conciliation avec le nouveau site fort de la BU. Dans cette perspective, la démarche compétence est un des moyens pouvant participer à la valorisation du site.
7La situation du site de Toutes-Graines est différente de celle du site de Micro-Contrôle, mais révèle une similarité : la démonstration du niveau de performance atteint par le site est également vécue comme une nécessité, ceci afin de prévenir toute velléité du groupe d’abandonner le site. Une telle appréhension est manifeste chez les personnels, même si ses fondements semblent faire défaut. De fait, l’emplacement du site, sur un port français proche de tous les moyens de transports, en fait un point stratégique pour le groupe2. Il reste cependant que l’outil de production est vieillissant (plus de 40 ans) avec un niveau d’investissements pour son renouvellement jugé faible, alors que les niveaux de performance exigés ne cessent de croître : cet écart entre la performance exigée et la performance techniquement exigible de l’outil est perçu comme grandissant et inquiétant. Dans ce cadre, l’adhésion à la démarche compétence initiée au niveau groupe, puis déclinée sur les sites, est vécue comme une marque d’engagement dans un des projets du groupe.
8Le positionnement du site par rapport au groupe ou, à un niveau inférieur, à sa BU est un enjeu fort qui dépasse largement la question des démarches compétence déployées, mais qui influe sur la façon dont ces démarches peuvent être utilisées comme un élément de ce positionnement.
9Le choix d’un positionnement local par rapport au groupe central ne définit pas en soi les modalités de déclinaisons concrètes de la démarche sur le site, ni non plus les résultats de ces déclinaisons.
10Le plan stratégique de Toutes-Graines porte des ambitions fortes en termes de développement économique du groupe. La déclinaison de ce plan comprend un volet ressources humaines important, au sens où il lie la réalisation du plan en termes de performances à l’atteinte d’objectifs en terme de « leadership » de chacun des employés. La démarche compétence mise en œuvre, étroitement liée à l’entretien individuel d’évaluation annuelle, est explicitement pensée comme un outil de mesure de ce « leadership » et comme un outil de mesure de cette performance individuelle. Le site de Toutes-Graines, au même titre que tous les autres sites du groupe, se voit doté de l’outil d’évaluation et doit le décliner à son niveau, le responsable ressources humaines en étant le garant. La disposition prise au niveau du site sera seulement de produire une formule papier de l’outil pour les services de production, l’outil dans sa version originale n’existant que dans une version logicielle. En outre, l’outil repose, pour l’évaluation des compétences techniques, sur des fiches de postes devant inclure des objectifs précis qui seront exclusivement définis par les managers. De fait, si des aménagements sont réalisés au niveau du site, ils sont marginaux et ne remettent pas en cause l’outil fourni par le groupe.
11À l’inverse, le site de Micro-Contrôle est l’initiateur de la démarche. Sans entrer dans l’historique de l’outil, et en se concentrant sur le site tel qu’il existe en 2007, l’outil, essentiellement porté par le responsable ressources humaines de l’époque, vise dans un premier temps à renouveler les caractéristiques du marché interne de travail du site et à inciter les managers à intégrer de nouvelles pratiques de management. Dans un second temps, à l’occasion du rattachement du site à la BU Micro-Contrôleur, il vise à rendre compte des compétences accumulées par le site en termes de capital humain et de savoir-faire de conception et de développement. Au niveau du groupe, la stratégie globale est de recentrer les activités de conception d’une part, sur un nouveau cœur de micro-contrôleur et d’autre part, sur le développement de micro-contrôleurs pour les produits de grande consommation. Face à l’affirmation de cette nouvelle stratégie, le site va tout faire pour s’adapter et se positionner comme un partenaire viable et porteur de savoir-faire propres. Dans ce contexte, la démarche compétence préalablement initiée sur le site est à la fois annexe au regard des enjeux de positionnement technique et considérée comme un moyen parmi d’autres de faire valoir les spécificités du site pertinentes pour l’activité de la BU.
12Les positions des deux sites étudiés par rapport aux stratégies en cours dans les groupes ne procèdent pas des mêmes origines, mais elles ont toutes deux pour but de faire valoir les atouts du site par rapport au groupe : le site de Toutes-Graines pour donner les preuves de son engagement dans la stratégie du groupe ; le site de Micro-Contrôle pour démontrer sa capacité à s’inscrire dans une stratégie groupe.
13Selon des logiques différentes, les deux sites étudiés sont au prise avec une même nécessité : trouver les moyens de réaliser de nouvelles activités, ceci afin de faire face aux contraintes dans lesquelles leurs activités se déploient (ou, ce qui revient sensiblement au même, afin de mener les mêmes activités mais dans le cadre de contraintes renforcées, si ce n’est nouvelles). Dans cette logique, les personnels des deux sites doivent intégrer de nouvelles activités ou de nouvelles connaissances à leurs activités précédemment connues et maîtrisées. La démarche compétence correspond à cet enjeu d’adaptation constante impliquée par les activités respectives des sites. Ainsi, l’adaptation pour Micro-Contrôle se fait par rapport à des contraintes externes (concurrence, demande client, nouvelle technologie), alors que l’adaptation pour Toutes-Graines se fait par rapport au groupe.
14Au sein de Micro-Contrôle, l’activité du site implique pour les personnels, composés pour l’essentiel d’ingénieurs en charge de la conception et du développement de produits, de sans cesse être au fait des nouvelles technologies que doivent intégrer tant leurs produits (du fait de la concurrence et des demandes clients) que leurs outils de conception et de développement. Ces exigences, liées au secteur industriel des semi-conducteurs et aux entreprises de haute-technologie [4][5], impliquent des compétences techniques fortes à remettre à jour régulièrement. Ces compétences techniques sont en outre au cœur de l’évaluation professionnelle informelle faite par les pairs comme par les supérieurs hiérarchiques qui influent sur l’affectation des ingénieurs aux projets de conception. Dans ce cadre, la démarche compétence vise à reconnaître les compétences techniques les plus pointues, mais aussi à valoriser des compétences d’ordre plus managérial, en terme par exemple de gestion d’équipe, et des compétences liées à la gestion de projet, en lien avec la nouvelle organisation par projet mise en œuvre concomitamment au déploiement de la démarche compétence. Cette dernière visait à structurer et étendre le spectre des compétences reconnues, en établissant trois filières : expertise (compétences techniques pointues), manager (gestion d’équipe), projet (gestion de projet).
15L’enjeu de la démarche compétence au sein de Toutes-Graines est autre, dans la mesure où elle vise pour l’essentiel à opérer localement la déclinaison d’un plan stratégique global. Alors que la démarche au sein de Micro-Contrôle peut s’identifier à une dynamique exploratoire, celle au sein de Toutes-Graines est plus clairement « conformatoire » [6] : en effet, la première tend à favoriser le développement et les initiatives des salariés, alors que la seconde vise des niveaux de résultats et l’adoption de certains comportements. Il s’agit en effet pour le site de Toutes-Graines de rendre compte de son adéquation avec les attendus de performance, établis par le groupe. La démarche compétence au sein du site recouvre deux dimensions étroitement associées au sein du document servant de base à l’évaluation des salariés : la première dimension est liée à la validation des compétences techniques constatées et attestées par l’atteinte d’objectifs liés à l’activité courante et décrits dans les fiches de postes ; la seconde est liée à l’adéquation avec un type de comportement décrit au sein du support d’évaluation et qui valorise des attitudes de dépassement des routines quotidiennes. La démarche compétence de Toutes-Graines s’ajoute aux multiples supports de compte-rendu qui outillent la relation que le groupe entend entretenir avec les sites.
16Les deux sites étudiés sont pris dans des dynamiques de groupe qui les incitent à faire entendre leur spécificité et leur capacité à s’inscrire dans les projets et stratégies de ces groupes. Les démarches compétence, sans être forcément centrales dans ces efforts de positionnement, correspondent autant à des enjeux de gestion locaux qu’à des enjeux de valorisation (défensive ou offensive) des sites par rapport à leur hiérarchie organisationnelle.
17À l’horizon de la démarche compétence des deux sites, il y a la volonté de créer un marché du travail interne [7]3. Si un tel horizon est commun aux deux sites, les raisons d’une telle volonté sont différentes. En outre la réalité de ce marché interne, dans l’un et l’autre site, doit être nuancée.
18À Micro-Contrôle, le but est de répondre à des évolutions de carrière limitées pour les personnels. En effet, même si le site s’inscrit dans un groupe implanté dans de multiples pays, le marché interne du travail est avant tout local. Au sein de Toutes-Graines, il existe un marché interne du travail, promu par l’entreprise, au niveau de l’ensemble de ses sites, mais qui n’a pas la même réalité en fonction des métiers considérés. Ainsi, entre les métiers qui se déploient au sein de l’activité productive stricto sensu (« l’usine » du site), au sein des services fonctionnels du site ou au sein du trading, les possibilités pour les personnels de s’inscrire dans le marché du travail de l’entreprise sont plus ou moins ouvertes. Par exemple, les ouvriers et chefs de quart de l’usine ont des compétences fortes et reconnues dans la conduite d’une industrie de process sur un site à la longue histoire, mais ces compétences sont spécifiques à l’outil technique qu’ils conduisent. Ainsi la possibilité de profiter d’opportunités de poste sur d’autres sites, à supposer qu’ils le souhaitent (ce qui semble peu être le cas) n’a rien d’évident. À l’inverse, les traders qui s’occupent du négoce de graines sont pris dans des réseaux d’échanges internationaux entre d’autres entités du groupe et entre les différents acteurs de leur marché (acheteurs, fournisseurs, traders concurrents, places financières). Pour ces personnels, le marché du travail pertinent au sein du groupe est beaucoup plus naturellement ouvert et vaste que celui du site dans lequel ils exercent leur activité.
19Si les marchés internes des entreprises sont souhaités par les directions et si les démarches compétence sont censées participer à leur construction, les résultats semblent être maigres et fortement hétérogènes selon les métiers considérés.
UNE VALORISATION DU SINGULIER, AU DEVENIR INCERTAIN
20Une fois les démarches positionnées par rapport aux relations sites/groupes, il faut analyser les caractéristiques de ces dispositifs afin de comprendre la manière dont ils sont opérationnalisés par les acteurs. Dans nos deux cas, l’établissement de nouvelles règles d’évaluation des compétences vise à promouvoir auprès des acteurs un nouveau cadre interprétatif de leurs activités. Il convient de décrire d’une part, les caractéristiques propres de ce nouveau cadre et ce qu’il vise et d’autre part ce qu’il a produit. Globalement, les deux démarches étudiées se structurent autour des mêmes types d’outils, dont la déclinaison impliquera différemment les managers. Les effets de la démarche sont de deux ordres : certains profils sont plus valorisés que d’autres et le devenir des démarches pose problème.
21Les démarches compétence sont structurées autour de quelques outils bien identifiés : dans les deux cas, fiches de postes, supports d’entretien d’évaluation, sont présents ; dans les deux cas, l’accent est mis sur l’entretien d’évaluation. Deux différences sont notables : d’une part l’absence d’un référentiel métier chez Micro-Contrôle et d’autre part la différence de latitude laissée, notamment aux managers dans la définition de certains outils de la démarche.
22Chez Micro-Contrôle, les « Fiches de fonction » sont rédigées par les managers, qui doivent préciser eux-mêmes les fonctions et les compétences attendues. De même, le « Support de fixation et de revue des objectifs », permettant aux managers de distinguer les salariés en fonction de leur contribution à la performance, est largement aménageable par le manager. Le dispositif déployé se veut donc souple dans sa conception et sa mobilisation afin de pouvoir s’adapter à une activité qui implique des savoirs en constante évolution. Cette souplesse du dispositif, souhaitée par le responsable ressources humaines, se manifeste par l’absence d’un référentiel de compétences. En revanche, l’outil doit permettre aux managers de saisir les contributions différenciées des ingénieurs et de les reconnaître par différentes modalités (Award, rémunération suivant les résultats, progression professionnelle selon les filières définies). L’outil a pour objectif de signaler aux salariés les exigences attendues en termes de compétences requises, en visant à (ré)équilibrer les compétences non « techniques » (management d’équipe, de projet) par rapport aux compétences techniques traditionnellement point focal de l’attention dans ce milieu. La progression proposée est axée sur la carrière organisationnelle et à ce titre, elle n’a qu’une valeur d’usage interne.
23De façon contrastée chez Toutes-Graines, tant le processus d’évaluation que ses supports (électroniques ou papier) sont très formalisés et structurants pour les parties prenantes. À la différence de Micro-Contrôle, les règles indiquant les modalités d’évaluation et de valorisation des compétences sont « à faible marge d’interprétation » [8]. Le processus d’évaluation est conçu de manière à clairement décrire les comportements attendus et énoncer les objectifs de « haute performance » à atteindre par les salariés. En outre, la structuration de l’outil impose au salarié d’apporter lui-même la preuve de sa contribution à la performance de l’entreprise, le processus d’évaluation requérant en effet que les salariés s’évaluent eux-mêmes via les supports fournis, puis transmettent ces supports à leur supérieur et enfin défendent devant leur manager cette appréciation. En revanche, la démarche compétence de Toutes-Graines établit une relation lâche entre l’évaluation des compétences d’une part et les modalités de rémunération et de mobilité d’autre part, car s’il s’agit par la démarche de valoriser des performances individuelles, les perspectives de mobilité comme celles d’augmentation salariale ne lui sont ni directement ni uniquement liées.
24Les quelques outils communs aux deux démarches laissent plus ou moins de place aux managers de proximité, mais leur donnent toutes les deux des moyens de distinction des salariés. Surtout, les démarches opèrent comme des révélateurs des comportements attendus et souhaités soit par le groupe (Toutes-Graines) soit au niveau du site (Micro-Contrôle). À ce titre, le dispositif déployé propose plus un espace de projection organisationnelle pour les salariés que des mécanismes généraux œuvrant à la promotion de tous.
25Au sein des entreprises étudiées, certains salariés tirent plus profit de la démarche compétence que d’autres. La nature de l’activité en est la raison déterminante.
26Au sein de Toutes-Graines, les traders utilisent la démarche comme une feuille de route leur permettant de s’extraire du marché et de se remémorer les objectifs sur lesquels ils seront évalués. Les personnels de l’unité de production comme ceux des services fonctionnels ont une attitude plus défensive à l’égard de la démarche : au sein de l’unité de production, en cela typique des industries de process, l’évaluation individuelle est délicate tant la prise en charge de l’outil industriel se doit d’être collective du fait du haut niveau d’interdépendance de chaque étape de production ; au sein des services fonctionnels, l’évaluation s’inscrit dans une structure hiérarchique transnationale qui questionne la pertinence de l’évaluation du travail mené sur site.
27Au sein de Micro-Contrôle, l’évaluation individuelle concerne tous les salariés, mais l’attention porte essentiellement sur l’évaluation du travail des ingénieurs de conception. Parmi eux, certains ingénieurs se distinguent par leur volonté de s’inscrire dans une des filières promues par la démarche : manager, expert ou chef de projet. Les ingénieurs qui profiteront de la démarche sont ceux qui se sont investis dans des activités non strictement techniques (manager, chef de projet) ou à l’inverse très techniques (expert). Pour le « non strictement technique », cela suppose que leur hiérarchie directe leur permette d’allouer leur temps sur des tâches non strictement techniques ; pour le « très technique », cela suppose que l’ingénieur soit dépositaire d’un savoir repéré comme étant promis à un avenir stratégique certain (par exemple, un savoir lié à un nouveau cœur de micro-processeur), ou qu’il puisse trouver le temps d’acquérir un tel savoir.
28Les deux systèmes de reconnaissance des compétences ont comme caractéristique commune de conduire à une accentuation de la différenciation entre les salariés mais plus selon une mise en visibilité des salariés au sein de leur entreprise qu’en termes d’impacts de progression salariale ou de carrière. Dans les deux cas étudiés, les outils visent à valoriser le singulier, le singulier prenant souvent la forme d’un « toujours plus ». À cet égard, les critères d’évaluation précisent la légitimité et le sens des actions à privilégier. C’est particulièrement net chez Toutes-Graines. L’outil formalise les exigences en termes de compétences attendues. Les salariés doivent justifier de leur conformité en prenant en charge un projet ou des tâches supplémentaires connexes à leur activité. En ce sens, la conformité, c’est la tâche en plus qui devient la norme sur laquelle le jugement sera fondé. L’outil indique implicitement quels sont les registres sur lesquels les salariés sont jugés compétents : le temps de travail et les capacités individuelles à se conformer. Chez Micro-Contrôle, selon d’autres modalités, le singulier consiste à s’écarter de la voie moyenne en faveur du développement de nouvelles ressources professionnelles qui permettent aux salariés de se démarquer des autres en investissant de nouveaux rôles (chef de projet, manager) ou de nouvelles technologies (expert).
29Dans cette perspective, les outils conduisent à une dynamique d’individualisation fondée sur la différenciation. L’investissement individuel est ce qui permet à l’encadrement de proximité de repérer les compétences des salariés et leur contribution à l’entreprise.
30Une fois décrits les différents profils qui ont plus particulièrement bénéficié des démarches compétence, il reste à souligner que les bénéfices tirés par certains à un moment donné semblent avoir un devenir indéterminé à moyen terme.
31Ainsi au sein de Micro-Contrôle sous l’effet cumulé d’une réorganisation, d’une modification de l’organisation du travail et de l’essoufflement de la démarche compétence, les profils définis et promus un temps « s’évanouissent », car ne renvoient plus à une politique active. Au sein de Toutes-Graines, la démarche est trop récente pour qu’il soit possible de repérer de tels effets, mais au regard de la différenciation entre l’usine, les services fonctionnels et le trading par rapport à la démarche, il est possible de s’interroger sur la dynamique impulsée à plus long terme. Plus globalement, deux dimensions sont essentielles pour saisir le problème que constitue le devenir des démarches : d’une part, la place faite aux managers dans les démarches et les moyens qui leur sont effectivement donnés et d’autre part la place faite au site dans la stratégie globale du groupe.
32Sur le premier point, il est clair dans les deux cas que les caractéristiques du dispositif d’évaluation confèrent un rôle majeur aux managers. Dans cette perspective, le management de proximité doit s’assurer de la mobilisation des salariés et de leur engagement à la performance de l’entreprise. Ce processus d’évaluation s’inscrit néanmoins dans un contexte organisationnel qui place les managers de proximité dans une position paradoxale. Le dispositif prévoit qu’ils assurent les entretiens d’évaluation et la fixation des objectifs annuels. Mais si chez Micro-Contrôle, les N+1 évaluent effectivement, le résultat de ces évaluations leur échappe dans la mesure où l’harmonisation des évaluations est assurée par le niveau des N+2 en fonction de considérations pas toujours très lisibles pour les salariés. En outre, le processus de valorisation des compétences est contraint par deux éléments : la taille du gâteau à partager, sur laquelle le responsable ressources humaines n’a aucune maîtrise car elle est définie au niveau du groupe indépendamment des performances financières du site ; la relation lâche qui existe entre les augmentations salariales et l’évaluation, les augmentations salariales précédant dans le temps l’évaluation. Dans le cas de Toutes-Graines, d’une part, les objectifs qui priment dans l’évaluation finale sont des objectifs imposés au site et sur lesquels les N+1 n’ont pas de marge de négociation ; et d’autre part, le contexte organisationnel conduit à une relation distanciée entre les N+1 et certaines catégories professionnelles du site. Le processus d’évaluation introduit dés lors une part d’arbitraire car certains N+1 ne sont pas mis en situation de connaître les réalités du travail.
33Il ressort que les dispositifs sont faiblement intégrés, mettent le management de proximité en tension et l’incitent à investir son nouveau rôle de manière formelle : les entretiens sont bien réalisés, dans le temps et dans les formes. En revanche, leurs effets comportent une large part d’indétermination pour les salariés et conduisent les N+1 à des processus d’ajustements locaux dans l’usage du dispositif.
34La place laissée aux managers par les démarches et les tensions ainsi introduites peuvent être vues comme l’expression des situations dans lesquelles les sites sont placés par leur groupe. De fait, les deux cas soulignent le poids du contexte organisationnel dans les effets observés. Chez Micro-Contrôle, l’engagement des salariés a été progressivement entamé par des contraintes organisationnelles et stratégiques. D’une part, le dispositif n’apparaît pas équitable dans la mesure où les salariés ont le sentiment que le contexte projet dans lequel ils évoluent, ne leur offre pas les mêmes possibilités d’apprentissage et de valorisation que d’autres sites de leur BU qui ne fonctionnent pas selon ce mode. Ils s’engagent, en effet, sur des objectifs dont ils ne maîtrisent pas toutes les dimensions et qui limitent leur pouvoir d’action. D’autre part, le dispositif souligne leur impossibilité de se projeter du fait d’une stratégie jugée peu lisible. Depuis les dernières restructurations, la stratégie a été clarifiée mais en retour elle témoigne du faible couplage entre les compétences du site et celles recherchées par le groupe. À cette inquiétude s’ajoute une absence de perspective de moyen terme au niveau local compte tenu de la saturation du marché interne. Autant d’éléments qui sont perçus comme des facteurs limitant la mobilisation des compétences individuelles et rendant les trajectoires professionnelles incertaines.
35Toutes-Graines présente un contexte moins turbulent que celui de Micro-Contrôle, du moins au sens où les savoir-faire propres du site semblent subir moins de remises en cause. Il reste cependant à se souvenir que d’une part les diverses activités s’interrogent sur la pérennité d’un site où les investissements sont perçus comme insuffisants et d’autre part même les fonctions supports et trading, du fait de leur intégration dans des métiers transnationaux se vivent comme pouvant être situées aussi bien sur le site étudié… que sur un autre. Dans ce contexte, les compétences valorisées par la démarche si elles ne remettent en rien en cause l’employabilité, ne disent rien, ni ne protègent contre une quelconque relocalisation d’activité.
36En s’intéressant aux outils des démarches compétence des deux sites étudiés, tant leur malléabilité que leur fragilité apparaissent clairement. Ils peuvent ainsi aussi bien être investis par les personnes auxquelles ils s’adressent ou qui les supportent qu’être modelés par les relations qui se trament entre le site et son groupe d’appartenance.
LES COMPÉTENCES, OUTIL PARMI D’AUTRES
37Les démarches compétence aboutissent à des valorisations diverses des compétences individuelles. Peuvent être mis à leur actif la définition de certaines formes de reconnaissance, en termes de rémunération, de statuts ou de profils de carrière et l’octroi d’un certain nombre de formations. Elles ne sont pourtant pas exemptes de formes d’appropriation différenciées, corrélées à la nature du travail mené au quotidien par les différents acteurs en présence. C’est un intérêt de nos études menées au sein de grands groupes que de prendre la mesure de la malléabilité fondamentale de ces démarches en fonction des métiers auxquels elles s’appliquent [9].
38Si certains profils tirent plus directement profit que d’autres des démarches compétence initiées, précisons que peu le font en toute autonomie, c’est-à-dire sans avoir besoin d’intermédiations qui ont pour commune caractéristique de relever d’un « collectif ». Celui-ci, dans nos cas, se décline sous trois formes : les compétences valorisées le sont en lien avec des préoccupations intersites plus qu’intra-site ; les compétences sont en partie définies en fonction d’une capacité des personnes à dépasser les strictes exigences de leur travail quotidien, or ce dépassement, pour être possible, suppose un soutien susceptible de le permettre ; enfin, le management de proximité joue un rôle essentiel dans les possibilités données à certains de valoriser ou d’acquérir des compétences. Dans un débat sur les démarches compétence qui pointe souvent l’individualisation dont elles seraient porteuses [10], il nous semble utile de mettre en valeur la façon dont au sein même du déploiement d’une telle démarche, certains acteurs voire certaines dimensions propres aux activités, valorisent une dimension irréductiblement collective du travail et des compétences nécessaires à sa réalisation.
39Des outils structurés mais finalement malléables ; des outils communs mais finalement plus adaptés à / ou investis par certains ; des outils portant des ambitions à moyen terme mais finalement en devenir sur un terme à peine moins long ; des outils, enfin, qui n’empêchent pas une valorisation de l’activité collective au sein du travail… à n’en pas douter les constats faits sur les démarches compétence à partir des études menées au sein de Toutes-Graines et de Micro-Contrôle laissent apparaître quelques nuances par rapport au discours dominant, pro-ou anti-démarches compétence. Ce constat, fil rouge du présent ouvrage, trouve donc également quelques résonances dans le contexte de grands groupes mondiaux. Est-ce à dire qu’en dépit de la taille des entreprises considérées, les démarches compétence auraient la même dynamique et les mêmes enjeux que dans des entreprises de taille moindre ? Répondre par l’affirmative à cette question serait oublier le fait qu’au sein des grandes entreprises étudiées se pose avec plus d’acuité la question du positionnement des sites par rapport au donneur d’ordre que constitue le groupe, et qu’à ce titre les démarches compétence sont un des éléments utiles au site pour modeler son positionnement… mais il s’agit d’un élément parmi d’autres, mis au service d’enjeux qui vont au-delà de la démarche elle-même.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
[1] Ayadi, N., Rastoin, J.-L., et al. (2006), « Les opérations de restructuration des firmes agroalimentaires multinationales », Moisa Working Paper (8).
[2] Kristensen, P. H. et Zeitlin, J. (2005), Local Players in Global Games. The Strategic Constitution of a Multinational Corporation, Oxford, Oxford University Press.
10.1093/acprof:oso/9780199275625.001.0001 :[3] Monchatre, S. (2007), « Des carrières aux parcours… en passant par les compétences. » Sociologie du travail, 49, p. 514-530.
[4] Jolly, D. et L. Roche (1999), « La GRH dans les entreprises à fort contenu technologique », Management & Conjoncture sociale, (556), p. 25-32.
[5] Picq, T. et Langevin, P. (2000), « Des hommes et des puces. Chroniques d'un autre monde », Annales de Mines -Gérer et Comprendre, (Septembre), p. 76-87.
[6] Moisdon, J.-C. (1997), Du mode d'existence des outils de gestion. Les instruments de gestion à l'épreuve de l'organisation, Paris, Seli Arslan.
[7] Doeringer, P. B. et Piore, M. J. (1971), Internal Labor Markets and Manpower Analysis, Lexington, Head Lexington Books.
10.4324/9781003069720 :[8] Favereau, O. (1995), « Conventions et régulations », in R. Boyer et Y. Saillard (dir.), Théorie de la régulation, état des savoirs, Paris, La Découverte.
10.3917/dec.boyer.2002.01.0511 :[9] Segrestin, D. (2004), Les chantiers du manager, Paris, Armand Colin.
[10] Durand, J.-P. (2004), La chaîne invisible. Travailler aujourd’hui : Flux tendu et servitude volontaire, Paris, Seuil.
Notes de bas de page
1 La recherche a eu lieu dans le second semestre 2008 pour Toutes-Graines et au cours de l’année 2007 pour Micro-Contrôle.
2 En se fondant sur les données disponibles dans l’étude de Ayadi, Rastoin et Tozanli [1], Toutes-Graines a été en outre nettement moins actif que d’autres en termes de restructuration et de fermeture de sites.
3 Rappelons que pour ces auteurs, les marchés internes ont deux traits fondamentaux : 1) la main d’œuvre est stable et protégée des processus de concurrence en cours sur les marchés externes ; 2) l’allocation de cette main d’œuvre au sein du marché interne se fait selon des règles formalisées, stables et propres à l’entreprise.
Auteurs
Michel Devigne est maître de conférences en sociologie au sein du Département Sciences Sociales et de Gestion de l’École des Mines de Nantes (EMN) et membre du LEMNA de l’Université de Nantes. Ses travaux de recherche portent sur la sociologie des outils de gestion, du management et du contrôle organisationnel.
Bénédicte Geffroy-Maronnat est maître de conférences HDR à l’École des Mines de Nantes au département Sciences Sociales et de Gestion. Elle est chercheur au LEMNA et membre du comité scientifique de la revue Système d’Information et Management. Ses thèmes de recherche sont principalement centrés sur les Systèmes d’Information et notamment sur le processus d’implémentation des ERP.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
TIC et innovation organisationnelle
Journées d’étude MTO’2011
Pierre-Michel Riccio et Daniel Bonnet (dir.)
2012
Entre communautés et mobilité : une approche interdisciplinaire des médias
Serge Agostinelli, Dominique Augey et Frédéric Laurie (dir.)
2010
Proceedings of the fourth Resilience Engineering Symposium
June 8-10, 2011, Sophia Antipolis, France
Erik Hollnagel, Éric Rigaud et Denis Besnard (dir.)
2011
L’activité marchande sans le marché ?
Colloque de Cerisy
Armand Hatchuel, Olivier Favereau et Franck Aggeri (dir.)
2010
Aider les proches aidants
Comprendre les besoins et organiser les services sur les territoires
Sébastien Gand, Léonie Hénaut et Jean-Claude Sardas
2014
L'absentéisme des personnels soignants à l'hôpital
Comprendre et agir
Brami Laurent, Sébastien Damart, Mathieu Detchessahar et al.
2014
La « Société à Objet Social Étendu »
Un nouveau statut pour l'entreprise
Blanche Segrestin, Kevin Levillain, Stéphane Vernac et al.
2015