1Il est de coutume [1]1 d’insister sur les différences que recouvre, dans la littérature, la notion de compétence selon qu’on l’emploie dans le champ du management stratégique ou de la gestion des ressources humaines, principalement étudiée dans les grandes entreprises. Pourtant, les PME sont aussi le terrain de démarches compétence, comme en témoignent Defélix et Retour [2] lorsqu’ils montrent que dans des PME, des dispositifs maison sont bien présents pour gérer les compétences et qu’ils sont reliés avec la stratégie. C’est sur ce terreau de deux PME que nous allons montrer les liens observés entre le projet stratégique et la démarche compétence : Batiscop, entreprise spécialisée dans la construction de maisons individuelles et de bâtiments agricoles et Gruescop, positionnée sur les métiers de loueurs de matériel, de prestataire de services et de négociant de matériel.

2Ces deux études de cas, réalisées dans des entreprises ayant le statut de SCOP (société coopérative ouvrière de production), apportent un autre regard sur la démarche compétence en PME : on y découvre des entreprises se prévalant d’expériences et de pratiques très significatives où l’approche par les outils est délaissée au profit d’une « mise en mouvement » de l’entreprise dans une dynamique compétence.

3La logique et les caractéristiques de cette « figure » de démarche compétence, seront illustrées par ces deux terrains d’étude. En privilégiant le mode participatif, ces deux entreprises cherchent à articuler étroitement les objectifs stratégiques et le développement des compétences.

4Sans pour autant nier ou dissimuler la spécificité et la portée du statut coopératif (voire l’incidence de ce statut sur la démarche compétence), cette analyse révèle des aspects inattendus voire « décalés » d’une démarche compétence qui permet à l’entreprise d’être en société dans le sens où elle sous-tend l’articulation du projet éthico-politique et du projet technico-économique, et de veiller à préserver un étroit couplage entre dimensions économique et sociale dans son projet stratégique mais aussi dans son analyse de la performance.

DIVERSIFICATION ET DÉVELOPPEMENT

5Préalablement, rappelons que la démarche stratégique de ces deux entreprises vise à accroître leur capacité concurrentielle, c’est-à-dire à développer leur capacité à imposer leur projet et/ou interdire les projets concurrents, étendre leur accès aux ressources (dont les débouchés) et aux compétences requises, pour développer leur projet productif. L’une évolue dans le secteur de la construction et l’autre dans les services aux entreprises du BTP (par la location et l’entretien de matériel professionnel). Au cours des dix dernières années, elles ont choisi de diversifier leur métier respectif, en développant des activités connexes pour développer une offre globale de prestations à leurs clients.

6Sur le plan méthodologique, ces entreprises mobilisent conjointement deux approches : la première vise à porter un diagnostic stratégique pour mieux appréhender leur avantage concurrentiel par rapport aux conditions de valorisation environnementale ; la seconde privilégie le développement interne d’une « capabilité », comme compétence spécifique et dynamique de l’entreprise face à ses concurrents.

7Dans les deux cas étudiés, la réflexion stratégique porte avant tout sur le devenir de l’entreprise, interrogé à la fois pour des raisons internes (vieillissement de la population salariée, départ à la retraite de personnes détenant des compétences clefs, difficultés de recrutement…) et des raisons externes, avec une intensification de la concurrence sur des marchés tendus. La question de la compétence ressources humaines n’apparaît que comme un élément d’une réflexion plus globale. Elle deviendra la « GPEC » (Gestion Prévisionnelle des Emplois et des Compétences) dans une entreprise, le choix de la voie « d’une entreprise apprenante » dans l’autre. Cet engagement est la résultante d’une réflexion stratégique conduite en amont par la direction de chaque PME en croisant plusieurs regards d’acteurs internes et externes, des consultants en organisation, en qualité notamment qui ont formulé un diagnostic sur la situation de l’entreprise ainsi que sur les risques et enjeux stratégiques auxquels elle se trouve confrontée.

8La formulation d’un plan stratégique à 5 ans constitue la toile de fond d’une prise de conscience progressive des enjeux de la compétence. Ce plan va « nourrir » une vision stratégique partagée dans l’ensemble de l’organisation et favoriser à la fois l’engagement et l’implication de l’ensemble des personnes autour du projet stratégique fédérateur de l’entreprise.

Tableau 1 : Stratégie et RH : la démarche compétence au cœur

9Cet engagement dans la démarche apparaît donc comme multi-causal, et aussi, spécifique à chaque PME selon les principales problématiques repérées, pour assurer sa pérennité. Cette démarche est servie par une conviction forte de la direction de chacune des SCOP étudiées, dans l’importance du facteur humain et par une vision globale de la compétence, favorisant l’émergence d’une démarche compétence incrémentale. Il en découle une articulation forte et originale entre la démarche stratégique et la démarche compétence qui emprunte des voies différentes, selon la PME étudiée, notamment liées à l’équipe dirigeante, l’approche stratégique adoptée et les pratiques managériales. Rappelons que ces deux PME2 présentent des caractéristiques partagées : au-delà des critères de taille, d’indépendance et de chiffres d’affaires, des ressources financières et humaines rares et comptées [3, 4, 5 et 6], chaque PME est marquée par le rôle décisif de sa direction, moins dans le profil de son dirigeant que dans la nature et le fonctionnement des instances dirigeantes (à savoir le conseil d’administration et le comité de direction). Enfin, la fonction ressources humaines y est plus rarement assurée par un service.

10La problématique globale du développement et les décisions qu’elle implique constituent, dans le cas des deux entreprises, le socle sur lequel vont se bâtir les réflexions stratégiques. Cette entrée favorise une articulation forte et originale entre démarche compétence et démarche stratégique, fondée sur une approche intégrative et évolutive : ainsi, de manière processuelle, par ajustement au cours du temps, chaque direction réajuste les dispositifs de la démarche, en fonction des bouleversements internes mais aussi des aléas environnementaux. La vision stratégique et la culture constituent alors des éléments fédérateurs (« une forme de ciment » selon Durand [7]) dans cette dynamique d’articulation.

11Au cœur de cette articulation, des dimensions clefs nous semblent ici repérables :

• les aspects formels : la création de groupes de travail dédiés à la démarche compétence, une démarche participative, la place importante de la démarche compétence dans la réflexion stratégique, l’engagement durable dans la démarche compétence, des dispositifs organisationnels d’animation (séminaires, journal compétence...) ;
• les aspects informels : une vision stratégique à moyen terme, une vision stratégique partagée, une « culture » de la formation (et son impact sur la représentation des compétences par l’équipe dirigeante), la compétence comme élément stratégique offensif, une démarche d’animation décentralisée, des aspects identitaires liés à l’histoire de l’entreprise.

12Aussi avons-nous apprécié cette articulation de manière contingente, en prêtant bien attention à des dimensions formelles telles que la présence d’un comité transversal stratégique ou de direction, la place de la démarche compétence dans le plan stratégique, la présence d’un responsable ressources humaines, l’accompagnement par des consultants, mais aussi à des dimensions plus managériales telles que le style managérial du dirigeant et de son équipe, son système de valeurs, ses réseaux d’information.

Tableau 2 : principales problématiques repérées dans chaque entreprise

13Rappelons que cette articulation des deux démarches s’inscrit dans le champ d’influence de la SCOP3, statut adopté par ces deux entreprises, et qui se caractérise par des principes managériaux forts : l’adhésion des membres de la coopérative à des valeurs démocratiques, la possibilité pour les salariés d’être actionnaires en suivant le principe « un homme égal une voix ». Ainsi, les salariés sont associés majoritaires et l’entreprise repose sur leur pleine participation au capital, à la gestion, aux décisions et aux résultats. L’activité économique est donc au service de l’emploi et de la pérennité de l’outil de travail.

14Les principes fondateurs de la SCOP favorisent, au sein de ces entreprises, une école de la participation et des valeurs sur lesquelles la démarche compétence est adossée aussi bien dans sa phase de conception que dans sa mise en œuvre. Ces principes sont vecteurs de pratiques de gouvernance et de gestion bien différentes des entreprises « classiques ». Ainsi le principe de double qualité signifie que les sociétaires doivent être salariés (on ne peut pas perdre un de ces attributs sans perdre l’autre) grâce à la souscription de parts sociales. Derrière le principe « un sociétaire = une voix », la SCOP se positionne comme une entreprise démocratique, qui pratique l’égalité des voix et des personnes (quels que soient le poste et l’ancienneté), chaque salarié a vocation à devenir sociétaire, et les grandes décisions sont prises en commun en assemblée générale. Les dirigeants sont donc des salariés élus (démocratiquement), par leurs pairs, c’est-à-dire au sein d’un conseil d’administration composé d’élus parmi les salariés membres réunis en assemblée générale ; les dirigeants gardent leur statut de salariés et doivent pratiquer la concertation au quotidien. À propos du partage équitable des profits, ce principe de répartition des résultats donne la priorité aux réserves et limite la rémunération des parts sociales, accordant ainsi aux coopérateurs de larges droits. Les salariés décident de la répartition des bénéfices (en moyenne, 45% reviennent aux salariés, 98% des SCOP ont un accord de participation). Enfin, le principe d’impartageabilité des réserves et de la dévolution désintéressée de l’actif net consacre la notion de propriété collective et de pérennité de l’entreprise de génération en génération.

15Ainsi, le principe « un homme, une voix » conduit les deux entreprises à se préoccuper aussi bien de la compétence de ses sociétaires, par ailleurs salariés invités à participer aux choix stratégiques, qu’à leur offrir des parcours de développement de leurs compétences professionnelles. Les intentions portées par le projet se reflètent dans tous les choix réalisés : s’engager dans une démarche d’entreprise apprenante ou se distinguer de la concurrence par la compétence met, de fait, les ressources humaines au cœur du projet. La mise en débat des décisions à prendre implique nécessairement le collectif et influence les processus qui vont conduire à la démarche compétence : l’articulation entre les aspects techniques, sociaux, professionnels est en permanence liée aux personnes et aux collectifs qui les rassemblent, nourrissant activement le projet collectif et au-delà, le projet stratégique. Les deux entreprises sont par essence ouvertes sur l’extérieur : l’Union Régionale des SCOP (URSCOP) évalue les SCOP tous les cinq ans, élargissant ainsi leur périmètre vers l’extérieur.

16Chédotel et Huntzinger [8] rappellent que chaque coopérateur est à la fois « copropriétaire » et « co-entrepreneur », dans la mesure où la SCOP est gérée par un groupement de personnes en double rapport de sociétariat et d’activité avec l’entreprise. La SCOP cherche donc à concilier des objectifs de pérennité et d’efficacité économique avec des valeurs de démocratie, d’équité, d’égalité, de solidarité et de promotion de la personne. De cette double configuration/articulation autour de l’activité et du sociétariat découle une gouvernance différente des entreprises marchandes classiques, caractérisée par l’intégration des parties prenantes dans les processus de décision et la mise en œuvre d’approches participatives. Les valeurs qui animent ces deux PME, leur mode de gouvernance marquent fortement les choix stratégiques ainsi que la place des hommes dans la démarche compétence. Une place prépondérante est accordée à la formation et l’évolution interne des salariés.

17Si en PME traditionnelle, le dirigeant exerce un rôle et une influence majeurs sur la conduite et la gestion de l’entreprise, ses buts influencent à la fois la prise de décision stratégique et opérationnelle. Ici, il convient de nuancer ce propos… et de prendre en compte ces pratiques particulières de gouvernance de chaque entreprise (SCOP), ainsi que les rapports et le positionnement du dirigeant vis-à-vis de son conseil d’administration, la présence d’acteurs externes (consultants, OPCA, CCI...) dans la démarche.

18Ces dimensions supposent de prendre en compte le profil du dirigeant et de l’équipe de direction, et leurs buts, pour mieux appréhender la philosophie gestionnaire guidant la démarche compétence et son articulation avec la démarche stratégique, à savoir : les représentations de l’entreprise et de son environnement dans les années à venir ; la vision à long terme du dirigeant et du conseil d’administration ; la conception des options susceptibles de le guider ; la vision étroite/large ; la vision à court terme/long terme ; enfin les modes d’application des choix stratégiques et la nature de l’implication et de la collaboration du personnel. Dans le cas présent, ces dirigeants sont engagés depuis le début de leur carrière professionnelle dans le monde coopératif, où au fil des années, ils ont exercé des fonctions représentatives dans différents mandats. Batiscop s’appuie directement sur un conseil d’administration particulièrement formé et impliqué dans la réflexion stratégique, tandis que Gruescop a mis en place un comité de direction, deuxième instance de gouvernance, aux côtés du dirigeant et du conseil d’administration.

19Les spécificités des PME étudiées s’expriment aussi dans la gestion des compétences qu’elles ont mis en place : Parlier [6 et 9] montre que cette gestion des compétences en PME accompagne différents apprentissages :

• l’apprentissage du changement : quels sont les déterminants de l’organisation et quelles nouvelles façons de travailler imaginer ?
• l’apprentissage de la gestion de projet : on doit se mettre d’accord sur des objectifs communs et coopérer ;
• l’apprentissage du management : il s’agit de mieux travailler ensemble et de mieux identifier les compétences nécessaires à la performance de l’entreprise ;
• l’apprentissage de la formalisation : il s’agit d’élaborer des règles et des outils constituant des normes communes de fonctionnement.

20Comme le souligne Parlier, l’équipe dirigeante de chaque PME (à savoir le dirigeant et le conseil d’administration) exerce directement la gestion des ressources humaines, gestion des ressources humaines qui revêt alors un aspect stratégique.

21Cette gestion des ressources humaines en PME requiert de la part de ces acteurs un engagement fort dans l’explicitation de la stratégie et des enjeux auxquels l’entreprise est confrontée, condition de la mobilisation des salariés. Finalement, la démarche compétence étudiée accompagne « une dénaturation des conditions de PME classiques », en ce sens qu’elle contribue à faire disparaître ses spécificités et à gommer ses différences avec la grande entreprise [9].

UNE INSTRUMENTATION DE GESTION AD HOC

22Dans le cas des deux entreprises étudiées, la démarche compétence recouvre le déploiement au sein de l’entreprise d’un dispositif de gestion modifiant les pratiques de la fonction ressources humaines, la finalité la plus visible étant de nommer et de définir les compétences individuelles des salariés, avec une formalisation plus ou moins grande pouvant aboutir à la réalisation d’un référentiel. Le but recherché est de valoriser ces compétences, de les reconnaître et d’inciter les salariés à les développer. Il est bien ici question de démarche compétence au sens de Gilbert et Parlier [10]. Au sein des nombreux modèles de gestion des compétences, la démarche compétence renvoie à un modèle articulant étroitement la stratégie et la gestion des compétences de l’entreprise. En effet, partant de l’analyse de gestion des compétences de onze entreprises, Parlier [9] propose une typologie des modèles de gestion des compétences bâtie autour de deux axes : d’une part, les bénéficiaires de la gestion des compétences (la démarche est mutuellement profitable ou unilatérale) ; d’autre part, les finalités de la gestion des compétences (elle est essentiellement une technique de gestion des ressources humaines et permet de rationaliser les différentes pratiques ou elle correspond à un mode de management, est portée par le dirigeant et son équipe qui privilégient l’implication des salariés responsabilisés).

23Il distingue ainsi quatre catégories-types de gestion des compétences :

• l’usage des compétences qui a pour objectif de renforcer l’implication des individus dans le travail : les compétences détenues par les individus sont identifiées grâce aux outils et aux méthodes de la gestion des compétences ;
• l’affectation des compétences qui renvoie à une forme technocratique de gestion des compétences où les personnes sont réparties en fonction des compétences maîtrisées, sans autre forme de reconnaissance (ni rémunération, ni évolution) ;
• le développement des compétences qui vise à valoriser les ressources disponibles, faciliter les développements professionnels dans l’acceptation de contreparties aux efforts consentis ;
• le management par les compétences ou démarche compétence qui correspond à un mode de management par lequel une entreprise articule ses choix d’évolution au développement de ses salariés et dans laquelle la dynamique de développement se manifeste par de nouvelles formes d’organisation du travail et par des perspectives d’évolution professionnelle.

24La démarche compétence signifie bien l’engagement dans le développement d’un nouveau modèle productif [11], articulant des compétences, des choix stratégiques basés sur l’innovation, la qualité et la flexibilité, des caractéristiques organisationnelles orientées vers la production et la diffusion d’apprentissages et des modalités correspondantes de gestion des ressources humaines.

25Dans nos deux cas, l’engagement dans la démarche se caractérise par un repérage progressif de problématiques spécifiques à chaque entreprise pour qu’elle puisse identifier les possibles chemins d’accès vers une démarche compétence. Ainsi, la démarche ne s’est pas imposée à ces entreprises ; elle s’est peu à peu révélée, à travers une quête incrémentale, à la fois spécifique et originale, des voies de dialogue et d’articulation entre stratégie et démarche compétence. Elle repose sur des points clefs d’investigation : la représentation des compétences et des démarches compétence par le dirigeant (ou l’équipe dirigeante) ; la place de la démarche compétence dans la réflexion stratégique ; l’engagement ponctuel ou durable dans la démarche compétence ; la compétence comme élément stratégique, défensif, offensif ; la nature des dispositifs formels mis en œuvre ; la démarche d’animation et de management de la démarche.

26Les deux entreprises sont très fortement accompagnées par un réseau d’acteurs externes qui leur apportent un éclairage sur leurs pratiques et les aident à formuler leur projet stratégique avant de les engager dans des démarches compétences. C’est ainsi que les responsables de l’Union Régional des SCOP (URSCOP) sont très étroitement mêlés aux réflexions. Dans les deux cas, les acteurs institutionnels sont associés à la réflexion et leurs représentants sont aussi bien des conseils sur la mise en place de ces projets que des aides à leur faisabilité, grâce au soutien financier apporté. Ces acteurs externes confortent ces entreprises ouvertes sur leur environnement, de la nécessité de traiter les difficultés qu’elles pressentent. Les OPCA (organismes collecteurs paritaires agréés) constituent de véritables partenaires : leurs représentants s’impliquent dans les projets et choisissent de financer des démarches originales.

27L’inscription de la réflexion dans des programmes financés par la Chambre de Commerce et d’Industrie par exemple, requiert automatiquement l’accompagnement d’un consultant qui va suivre tout le cheminement. Parfois, la présence du consultant dans l’entreprise va au-delà du programme financé. On voit ici une ouverture sur le monde des experts tout à fait originale pour des PME de taille modeste (entre 120 et 150 personnes). L’originalité de ces partenariats réside dans le maillage entre des institutions qui, habituellement, interviennent de manière parallèle.

28La qualité de sociétaires-salariés implique également le souci de faire participer les salariés aux décisions stratégiques de l’entreprise. Même si le conseil d’administration ou le comité de direction constituent les lieux de prise de décision, les dirigeants des deux entreprises ont le souci d’associer les salariés, particulièrement les sociétaires, aux décisions qui reposent sur des échanges au sein des collectifs de travail : l’échange d’idées, de choix de développement, la mise en débat contribuent à la création de compétence collective, propre à alimenter le projet stratégique.

29Enfin, la démarche compétence ouvre la voie au déploiement de nouvelles pratiques managériales et de gestion des ressources humaines dans un contexte où paradoxalement la fonction ressources humaines n’existe pas formellement mais où la préoccupation ressources humaines est centrale. Aussi, la dimension instrumentale des outils et de ses corollaires (préoccupations d’identification, de classification et d’évaluation des compétences) cède la place à des dispositifs ad hoc que chaque entreprise a construit de manière souvent expérimentale et incrémentale, en recherchant des voies susceptibles de permettre une plus grande perméabilité entre compétence individuelle et compétence collective pour développer les compétences stratégiques de l’entreprise. Ce dispositif prévoit la mise en place d’un système d’évaluation à partir d’entretiens par la hiérarchie permettant de positionner les salariés par rapport à ce référentiel, d’ajuster les rémunérations et les statuts des salariés en conséquence. Au-delà de ces deux dispositifs visibles et tangibles (le référentiel et l’évaluation), la démarche compétence engage l’entreprise dans un travail de longue haleine, relatif à l’élaboration de ces outils, leur diffusion et leur appropriation par les acteurs (opérationnels, hiérarchie, direction).

30Dans les deux cas, les consultants externes ont permis d’apporter une aide méthodologique pour structurer la réflexion. L’inscription dans un cadre de démarche compétence en a été facilitée. Toutefois, les outils de gestion qui ont accompagné cette démarche n’ont en aucun cas été importés. Au contraire, l’une des entreprises a fait machine arrière et s’est volontairement séparée des outils de gestion (grille de compétence, fiche d’évaluation…) qui semblaient inadaptés aux besoins des salariés. Ainsi, l’attention ne s’est pas principalement portée sur les outils. Ceux-ci se sont imposés dès lors qu’ils étaient acceptés par le personnel. La construction des outils de gestion renforce ainsi la coopération au sein des collectifs et contribue au partage et aux échanges autour de la démarche compétence.

31Les démarches compétence sont devenues le socle de la politique ressources humaines : dans une entreprise, la fonction a été introduite à cette occasion. Les politiques salariales, de formation ont pris sens autour des objectifs stratégiques et de leur déclinaison en termes de compétences à acquérir et de parcours professionnels. La formation revêt une place primordiale. Elle comprend des formations liées aux métiers, à la maîtrise du sociétariat, des formations techniques permettant d’acquérir de nouveaux savoir-faire. La formation d’administrateur, ou de sociétaire de la SCOP est également très présente : elle est assurée par l’Union Régionale des SCOP et par des organismes de formation. La mobilité professionnelle prend ici tout son sens : les salariés sont très fortement encouragés à évoluer. Les parcours professionnels ne semblent pas figés a priori. L’articulation entre projet personnel et projet professionnel est admise dans le cadre des parcours professionnels. Le processus de recrutement favorise cette diversité de parcours professionnels. Le partage de valeurs, en accord avec la charte et plus largement l’esprit coopératif paraît la seule exigence. La variété des profils recrutés est réelle et délibérée, et le challenge qui en résulte très explicite. Ainsi, le pari réside-t-il dans l’éclosion des compétences potentielles grâce à la formation. Le recrutement de personnes au niveau de formation supérieure à un CAP ou BEP constitue l’autre challenge.

LA PARTICIPATION DES SALARIÉS AU CŒUR DE LA DÉMARCHE

32La dimension collective de la compétence nous semble ici importante à souligner dans la mesure où ces entreprises privilégient des contextes de rencontre et de travail collectif pour favoriser les processus d’apprentissage de leurs salariés [12], pour favoriser le développement d’une compétence individuelle mais aussi collective, dans des petits groupes de travail (équipe chantier, équipe dépannage matériel…). Compétences individuelles et collectives contribuent à la formation d’une compétence organisationnelle : celle-ci n’est pas synonyme d’une simple agrégation de compétences individuelles et collectives mais relève plutôt d’un processus synergétique et combinatoire de ces compétences.

33À travers ces deux cas, on découvre que des PME, moins dotées en actifs physiques, ressources, moyens et en expertise ressources humaines, peuvent être le champ de prédilection d’une compétence organisationnelle étroitement couplée à la stratégie d’entreprise, et ceci dans le cadre d’une démarche spécifique, mobilisatrice, basée sur une instrumentation combinant des dispositifs de gestion formalisés et des innovations managériales « maison ». Une forte présence d’actifs intangibles (implication, partage, écoute) révélés par la lecture ressources humaines (recrutement, formation, rémunération…), ancrés sur des valeurs communes partagées, où le capital n’est pas dissocié du travail, différencie, au sens stratégique, cette entreprise de ses concurrents.

34Par ailleurs, ces PME se distinguent par leur approche globale de la compétence qui intègre différents niveaux (micro/méso et macro) : les aspects techniques, sociaux, professionnels ne sont pas dissociés, tant au niveau personnel que collectif et la prise en compte des compétences individuelles et collectives s’opère sur l’ensemble du spectre de compétences (le potentiel, le requis et le maîtrisé).

35De la tentative de décryptage de cette « alchimie » des processus combinatoires, il ressort un constat à explorer : la mobilisation des compétences au niveau du système d’offre de l’entreprise, sort du cadre habituel d’une lecture patrimoniale de l’entreprise. Ce n’est donc pas l’organisation stricto sensu qui constitue le périmètre à privilégier mais les formes d’action collective organisée et finalisée qui sont à prendre en compte pour aborder cette articulation des compétences individuelles, collectives et stratégiques. Enfin, ces entreprises sont en société, au sens où elles veillent à préserver un étroit couplage entre dimensions économique et sociale dans leur projet stratégique mais aussi dans l’analyse de leur performance.

36La nature et le niveau des ambitions de ces PME portent avant tout sur le développement de compétences fonctionnelles et inter fonctionnelles, une capitalisation de connaissances et de savoir-faire, dans un souci de se doter d’actifs inimitables, idiosyncratiques. Les valeurs explicites sur lesquelles se construisent les choix stratégiques mettent les hommes au cœur du projet d’entreprise :

« notre stratégie va se faire en déclinant notre développement vers et grâce à nos ressources humaines pour arriver dans chacun de nos métiers à l’objectif suivant » ou encore « nous partageons et entreprenons sur un fonds commun de valeurs basé sur l’échange, la solidarité, la capacité à choisir l’entraide comme forme de vie ».

37La philosophie gestionnaire qui anime le projet repose sur la constitution d’un groupe de pilotage conduit par le dirigeant ou la responsable des ressources humaines. Cette démarche est familière dans l’entreprise : les salariés sont, en effet, habitués à exprimer leur avis, partager leurs impressions à l’occasion de nombreux autres sujets : démarche qualité, groupe de travail autour des métiers… La participation à différents collectifs est d’ailleurs systématique dans une des entreprises, moins développée dans l’autre. Elle permet d’envisager la cohérence entre le projet d’entreprise et la démarche compétence : implication des salariés et capacité à participer à l’élaboration des choix stratégiques, prise de parole, capacité de fluidité des rapports sociaux et écoute, respect mutuel, comportements de partage et mise en commun des idées, des visions. Le pilotage de la démarche s’inscrit dans les pratiques de gouvernance à l’œuvre dans ces entreprises : les salariés-sociétaires participent à l’élaboration des choix stratégiques. La démarche compétence offre l’opportunité de vivre une situation de projet.

38Le pilotage participatif à tous les niveaux, dans ces deux PME de taille moyenne, renforce l’appropriation par les salariés des liens entre cette pratique de gestion des ressources humaines et le projet stratégique. Celui-ci, construit avec les salariés, animé souvent par des consultants externes quasiment membres de l’entreprise, ne génère aucune insécurité pour les emplois et le devenir individuel. L’implication des salariés pour l’organisation, avec des valeurs très fortement partagées par l’ensemble des sociétaires, offre une vision partagée positive de la formalisation des pratiques apportées par la démarche compétence et leur donne sens : la population est vieillissante – comment la remplacer ?

39La concurrence, l’adaptation à de nouvelles demandes des clients… conduisent à développer de nouvelles méthodes de travail : comment les introduire pour tous et remplacer les anciennes ? De tels questionnements illustrent les processus de travail dans lesquels les salariés sont inclus. Dès lors, leur participation à des innovations telles que la démarche compétence paraît naturelle. Le pilotage participatif s’impose. Le porteur de projet garde toute son importance : sans elle ou lui, la dynamique ne peut être maintenue. Le départ de la responsable ressources humaines qui avait initié la démarche compétence dans une des entreprises l’illustre parfaitement : les salariés ressentent et expriment qu’elle « n’est plus portée ».

40Le projet stratégique de ces deux entreprises, dont le contenu varie selon les caractéristiques de l’une et de l’autre, nourrit dans les deux cas la philosophie et les objectifs de la démarche compétence. Ces deux entreprises, ancrées pour l’une sur son territoire, pour l’autre soumise à une très forte concurrence cherchent à concilier performance économique et performance sociale. À quoi servirait, en effet, de faire des choix stratégiques nuisibles à la pérennité de ces entreprises ? Leur existence depuis une vingtaine d’années témoigne de leur capacité à innover suffisamment pour rester concurrentielles sur des marchés mouvants. Les objectifs financiers fixés par l’une d’elle (5% de rentabilité) illustrent le souci de performance économique qui anime ces deux entreprises ; même si celui-ci s’exprime différemment.

41Au-delà, ces entreprises revendiquent et démontrent la possibilité de faire coexister performance économique et performance sociale. Si le « bien-être » s’impose à l’avenir comme un indicateur de performance, l’analyse de ces deux entreprises montre, sous des formes propres à chacune, que le souci de faire participer les salariés au projet stratégique en tentant d’en faire un projet collectif, permet à la démarche compétence en tant que politique de gestion des ressources humaines, d’être un vecteur de constitution d’un collectif et de sens : les salariés et les dirigeants en ont besoin pour travailler avec plaisir et être économiquement performants. Un étroit couplage entre dimensions économique et sociale irrigue le projet stratégique mais aussi l’analyse de la performance.