Silicone, compétence et haute fiabilité
p. 97-109
Texte intégral
1L’entreprise Silicone fabrique des circuits imprimés pour l’industrie électronique. Luttant pour sa survie, elle a engagé une démarche compétence en 2002, afin de renforcer la capacité des opérateurs à produire sans défaut des produits de haute technologie dans un process de fabrication toujours plus flexible. Intitulée « Programme de développement et de valorisation des compétences du personnel » la démarche compétence avait pour ambition de « promouvoir une politique de qualification qui reconnaisse les compétences individuelles » par un abandon de la logique de poste et la suppression d’un système de classification jugé « contraint, arbitraire et inadapté ». Cette démarche, très marquée par l’histoire singulière et le contexte spécifique de Silicone, PME de culture industrielle tournée vers la formalisation des procédures, présente un profil hybride combinant approches néo-taylorienne et post-taylorienne de l’organisation et de la compétence des salariés.
2Nous présenterons l’entreprise et sa stratégie avant d’analyser la démarche puis ses effets. La spécificité empirique et l’intérêt théorique de ce cas résident dans les ambiguïtés de la démarche. Celle-ci oscille entre la reconnaissance des compétences des salariés comme capital majeur de l’entreprise et le renforcement des prescriptions. Le cas expose les modalités d’un encastrement d’une démarche compétence supposée porter une logique post-taylorienne de l’organisation dans un projet industriel et managérial d’essence néo-taylorienne. Il pose la question de l’articulation des deux approches dans une définition originale de la compétence et en présente les conséquences pour l’entreprise et pour les salariés.
UNE GRANDE ENTREPRISE INDUSTRIELLE DEVENUE PME
3Silicone est une entreprise de fabrication de semi conducteurs qui, après avoir été l’un des sites industriels d’un grand groupe français, est devenue en 2007 une PME de 257 salariés qui réalise un chiffre d’affaires de 40 millions d’Euros. Elle opère dans une industrie très capitalistique pour produire des circuits imprimés sur des plaques de silicium appelées « wafers » (la construction d’une nouvelle usine coûterait plusieurs milliards d’euros).
4Créée il y a 27 ans, l’usine a changé de mains à plusieurs reprises et a suivi l’évolution technologique du secteur jusqu’en 2000. Mais depuis, ses équipements ne peuvent plus suivre la course à la miniaturisation. Sous l’effet de la concurrence des pays asiatiques et après 6 plans sociaux en dix ans, l’usine semblait condamnée à la fermeture. Silicone est « devenue » une PME en 2003, date de sa sortie du groupe industriel américain et de sa reprise par la jeune société X, à l’initiative de ses cadres dirigeants. Désormais soumise aux contraintes d’une PME (limitation d’accès aux ressources financières, humaines et stratégiques), l’entreprise reste marquée par une culture industrielle très forte accompagnée d’un haut degré de formalisation de ses méthodes managériales et de ses outils ressources humaines.
5Silicone doit donc son salut à la mobilisation des cadres de l’entreprise et en particulier de son directeur de la production. Ce dernier a estimé qu’en s’appuyant sur les savoir-faire de l’entreprise, il serait possible de répondre aux demandes très spécifiques des secteurs de l’industrie spatiale, militaire et médicale qui réclament un haut degré de fiabilité. La condition de la réussite de cette stratégie de repli sur des niches était l’utilisation optimale des technologies matures de l’usine pour produire sans défaut de petites séries adaptées aux demandes de clients très exigeants. D’où le slogan commercial « Reliability with Flexibility1 » qui transforme en avantage concurrentiel la maturité des technologies employées… et la compétence et l’expérience de ses salariés, dont l’ancienneté moyenne est de 19 ans. Les promoteurs de la démarche compétence engagée en 2002 estiment qu’elle participe directement à la réalisation concrète de la stratégie de l’entreprise. Le contexte stratégique dans lequel évolue Silicone est donc marqué par un champ de contraintes extrêmement fortes et une vision très aboutie du devenir de l’entreprise portée par ses cadres dirigeants. Bien que le pari de la direction actuelle ne soit pas gagné, le simple fait que l’usine ait réussi à prolonger son activité au-delà de l’année 2000 et investisse dans des projets innovants constitue une performance en soi.
6La démarche compétence ne peut pas se comprendre sans rappeler les contraintes qui pèsent sur l’activité des opérateurs de production des circuits intégrés à une échelle submicronique (donc non visible à l’œil nu).
7Guidé par l’obsession du zéro défaut, le travail s’effectue dans 9 300 m2 de « salle blanche », à accès strictement restreint, dont tous les paramètres font l’objet d’un contrôle permanent (température, hygrométrie, lumière, poussières) pour éviter de perturber le process de production et d’endommager les wafers. 90 opérateurs répartis en 4 équipes couvrent deux zones : le « front end » qui produit les wafers et le « back end » où l’on procède aux tests finaux, aux tests électriques et aux rodages. 3 équipes de jour et 1 équipe de nuit assurent l’exploitation 24h/24 des installations. Dans cet univers submicronique où le papier est interdit, tout déplacement, voire tout geste, peut être source de perturbation du process et porter atteinte à la qualité des produits. La moindre erreur peut avoir des répercussions financières élevées. Le personnel doit obligatoirement porter une tenue très contraignante qui comprend une combinaison en tissu spéciale anti-poussière, des sur-chaussures, des gants, une cagoule, un masque et des lunettes… dressant une série d’obstacles à la communication orale dans le travail.
8La production de microcomposants électroniques s’accompagne en outre d’une grande informatisation du processus afin de gérer la complexité technique de la fabrication : l’équipe d’opérateurs travaille sur 150 machines différentes pouvant chacune faire l’objet de 5 000 paramétrages spécifiques. Toutes les procédures et les modes opératoires sont donc pris en charge informatiquement. L’informatisation de la production est d’autant plus nécessaire que la fabrication d’un wafer requiert jusqu’à 300 opérations différentes qui comprennent de multiples boucles : une même plaque peut passer 5 voire 10 fois sur une même machine. Dès lors, seul le système informatique permet aux opérateurs de visualiser l’état exact du « wip » (l’état d’avancement de chaque lot et le programme de travail de chaque machine).
9Le directeur de la production voit dans l’informatique une « entreprise virtuelle » qui revêt une double signification managériale. L’entreprise « virtuelle » est tout d’abord l’image informatique de l’état réel du processus de fabrication. L’enjeu est de renseigner au mieux le système informatique surtout en cas de problème pour que, du point de vue informationnel, l’entreprise virtuelle et l’entreprise réelle correspondent bien l’une à l’autre. Mais l’entreprise « virtuelle » rassemble également en un réseau centralisé toutes les prescriptions censées garantir l’utilisation optimale, c’est-à-dire sans dérive, de l’infrastructure technologique. L’entreprise virtuelle est donc l’image informatique et réglementaire de l’entreprise réelle.
10Le management consiste alors à comparer et à ajuster en permanence « l’entreprise réelle » à l’ « entreprise virtuelle ». Cette dernière balise étroitement l’activité des opérateurs qui n’ont d’autres options que de s’ajuster ou d’être ajustés en permanence à « l’entreprise virtuelle ». Ce modèle industriel aux forts accents tayloriens transparait dans le discours du directeur de la production :
« On n’est pas une somme d’artisans. On est une entreprise industrielle ».
11Et ce, d’autant plus que la direction de l’entreprise entend pousser la logique de rationalisation en construisant un modèle d’organisation et de management reposant sur une segmentation stricte des aires de responsabilité et une forte « procéduralisation » des activités prescrites par le système informatique.
12Cette vision organisationnelle, claire mais violente, ne provoque pas l’opposition des salariés mais fait l’objet d’une d’acceptation « contrainte », en partie motivée par la crainte de la fermeture de l’entreprise mais aussi par le très fort engagement de la direction et sa capacité à exposer avec pédagogie le sens de son projet. Les entretiens menés avec des salariés des différentes catégories du personnel ont révélé un grand attachement à leur entreprise qui s’enracine dans l’expérience commune des difficultés passées et principalement des derniers plans sociaux qui poussent chacun à faire passer les impératifs collectifs devant les attentes individuelles.
13Par delà cet attachement à l’entreprise, le pari industriel de la nouvelle direction semble recevoir l’assentiment des salariés. Assentiment qui paraît fondé sur une confiance raisonnée dans la capacité de la direction à assurer la survie de l’entreprise.
« On perçoit le renouveau de l’entreprise. On avait tendance à stagner, maintenant on a beaucoup de projets dans les nanotechnologies par exemple. On a plus confiance dans la stratégie de l’entreprise » (Annie, opératrice).
14Cette adhésion raisonnée résulte plus d’une « politique de la preuve » que d’une politique de communication. Le directeur de la fabrication manifeste, en effet, le souhait de construire avec le personnel une relation qu’il qualifie « d’adulte à adulte » et, plutôt que d’inonder celui-ci d’informations peu assimilables, privilégie de le former, par le biais d’une sensibilisation des cadres intermédiaires, à comprendre les enjeux stratégiques de l’entreprise.
15La nouvelle direction a conclu une sorte de « pacte social » avec les organisations syndicales (CGT et CGC, la CGT étant majoritaire) qui se traduit par une reconnaissance des Instances Représentatives du Personnel comme seuls représentants légitimes des salariés. La direction se refuse donc à contourner les Instances Représentatives du Personnel par le biais d’un mode de management « participatif ». La convalescence de l’entreprise pouvant être interrompue par une dégradation du climat social, les organisations syndicales sont ainsi considérées comme co-responsables du devenir de l’entreprise. Aussi sont-elles informées des orientations de la direction au cours de réunions hebdomadaires d’une « commission de négociation » qui, selon le directeur des ressources humaines, aborde des questions identiques à celles évoquées en Comité de direction, à charge pour elles de relayer ces informations auprès des salariés.
UNE DÉMARCHE HYBRIDE ENTRE CONTRÔLE ET AUTONOMIE
16L’ambition première de la démarche introduite en 2002 était de fonder une véritable Gestion des Emplois et des Compétences (GEC) en remettant de la clarté et de la cohérence dans un système Ressources Humaines peu à peu devenu une véritable « usine à gaz ». Il s’agissait, en particulier, de rompre avec une conception de la compétence, jusque là uniquement centrée sur une logique de poste et d’équipement, qui mettait l’accent sur la complexité technique de chaque matériel. Le système était très instable car chaque changement de machine nécessitait une modification du référentiel de compétences. Par ailleurs la polyvalence était freinée, et le système était vécu comme injuste dans la mesure où les opérateurs ne choisissaient pas leur affectation sur les machines.
17La seconde ambition était d’accompagner l’évolution profonde du métier d’opérateur induite par les évolutions technologiques du secteur. Là où, par le passé, l’opérateur pilotait un seul équipement complexe et peu fiable, il était tenu, désormais, de conduire et contrôler plusieurs équipements extrêmement sophistiqués et ne nécessitant plus un contrôle visuel permanent. La robotisation et l’informatisation croissante ont transformé l’opérateur en un « surveillant » du bon déroulement d’un process planifié par des logiciels avec un objectif de performance collective et non plus individuelle. La démarche entendait donc mettre en œuvre un système de reconnaissance et de développement des compétences compréhensible et acceptable par tous les acteurs concernés, opérateurs et managers.
18La démarche met désormais en avant une logique de compétence « générique », qui trouve sa traduction dans une grille commune d’évaluation pour tous les opérateurs qu’elles que soient les machines sur lesquelles ils travaillent. La compétence se décline désormais en capacité à « produire sans défaut ». Ce système retient une définition très classique de la compétence fondée sur les savoirs, les savoir-faire et les savoir-être : « combinaison d’un ensemble de connaissances (savoirs), de capacités d’action (savoir-faire) et de comportements (savoir-être) observables et évaluables, permettant de faire face aux situations quotidiennes ». Il se fonde également sur l’idée que la compétence se « révèle dans la pratique » et qu’elle se perd en l’absence de celle-ci. Des fiches de poste, un dictionnaire des compétences, un référentiel de compétences, des grilles d’évaluation et des fiches d’entretien d’évaluation ont été conçus dans ce sens. Renseignées par les responsables d’équipe, ces deux dernières servent de base à la cotation GEC de chaque salarié.
19Les définitions de la compétence contenues dans cette démarche renvoient à deux modèles contradictoires. Le premier, d’inspiration néo-taylorienne, voit dans la compétence le respect des procédures et la rigueur d’exécution des tâches prescrites. Les outils de la démarche et le management sont tournés vers le contrôle de la conformité du travail réel au travail prescrit. Le second, d’inspiration post-taylorienne, voit dans la compétence la capacité individuelle et collective à faire face aux situations problématiques pour maintenir une production « sans défaut » face à des règles prises en défaut. Dans cette acception, la véritable compétence commence là où la prescription s’arrête.
20La coexistence des deux modèles conduit le management à considérer que la « responsabilité » de l’opérateur de fabrication est d’assurer l’ajustement mutuel de l’entreprise « réelle » et de l’entreprise « virtuelle ». C’est bien là une approche hybride de la compétence qu’un opérateur résume ainsi :
« Un bon opérateur doit d’abord faire preuve d’organisation. Lire ses tableaux de bord, gérer le plus urgent, anticiper sur ce qui va suivre. Ensuite, il faut être vigilant, attentif et compétent ».
21L’opérateur est ici perçu comme co-responsable de la conformité de l’usine réelle à l’usine virtuelle et la direction estime que là se niche sa véritable compétence. Dans ce modèle hybride, la compétence se décline de trois manières. Elle recouvre tout d’abord la capacité des opérateurs à comprendre et appliquer le système de prescription de plus en plus complexe qui forme l’entreprise virtuelle. Elle s’y décline ensuite en vigilance à l’égard de l’entreprise réelle : veiller à ce que le parc des machines fonctionne conformément aux attentes malgré les imperfections et les aléas de l’entreprise réelle. Elle s’y décline enfin dans la capacité à renseigner l’entreprise virtuelle sur les dérives de l’entreprise réelle afin de réaliser (ou de faire réaliser par la maintenance) les corrections permettant l’ajustement de l’entreprise virtuelle et réelle, dans une boucle d’apprentissage qui doit se traduire in fine par une amélioration et un renforcement du système de prescriptions… Finalement la compétence au sens post-taylorien du terme est reconnue et mobilisée mais elle est encastrée dans une logique prescriptive à visée néo-taylorienne. Elle se trouve donc au cœur de l’organisation tout en étant recyclée dans un projet néo-taylorien qui limite les effets autonomisant et responsabilisant.
22La coexistence des deux approches se retrouve dans le contenu des outils qui portent la démarche. Tout d’abord a été effectué un recueil des informations auprès des opérateurs et une description de leurs activités. Puis a été élaboré un référentiel des compétences clés liées aux activités avec un positionnement des niveaux de maîtrise des compétences. Enfin, après une mise en évidence des niveaux de qualification, une filière d’évaluation a été arrêtée. Cette méthodologie s’est, toutefois, relativement peu appuyée sur une participation des acteurs de l’entreprise et est restée, pour l’essentiel, une création de la direction. Les Instances Représentatives du Personnel se sont en effet abstenues de toute participation au projet devant le refus de la direction d’aller vers un accord d’entreprise sur le sujet.
23L’accent est mis sur la dimension technique de la compétence. Les savoirs techniques sont appréciés lors de procédures d’habilitation et de certification. Après son embauche, un opérateur doit recevoir une formation de base d’une durée de 5 jours lui permettant de connaître l’environnement de production. Puis, durant 3 ou 5 semaines, il reçoit une formation sur poste sous le tutorat d’un technicien chargé de le guider jusqu’à son habilitation. Lorsque le tuteur juge que les connaissances acquises par l’opérateur sont suffisantes, ce dernier les met en pratique en travaillant « seul » sous la responsabilité du responsable de l’équipe. Au terme de cette période probatoire, une première habilitation est délivrée à l’opérateur par le responsable d’équipe qui a seul la légitimité de la formation, de l’habilitation et du retrait éventuel de l’habilitation. Plusieurs critères sont pris en compte par le responsable d’équipe pour délivrer une habilitation :
« L’autonomie sur le poste, la bonne utilisation des outils pour tenir le poste (cahier de poste, renseignement de la GMAO, bloc note équipement…), le respect des règles environnement salles blanches, la bonne méthodologie sur son poste (respect des spécifications, respects des règles de priorité dans la gestion des lots, respect des check listes d’intervention, absence d’erreur conduisant à des rejets de plaque » (Alain, responsable d’équipe).
24L’habilitation possède une validité de 6 mois au terme desquels le responsable d’équipe détermine si cette dernière peut être reconduite pour les 6 mois suivants. Si l’opérateur ne répond plus aux critères (exercice régulier de l’habilitation, absence de rejets, bonne application de la méthodologie de travail, bonne utilisation des outils de gestion du poste, bonne autonomie de l’opérateur sur le poste, audits positifs de la part des services supports), l’habilitation lui sera retirée et il devra repasser par une « boucle de formation ».
25Dans la suite de sa carrière, l’opérateur suivra, soit à son initiative soit à l’invitation de son supérieur hiérarchique, mais toujours sous la responsabilité de ce dernier, des « parcours d’habilitation » lui permettant d’intervenir sur de nouveaux postes de travail. Ces habilitations sont enregistrées sur le logiciel « GIH » (Gestion Informatisée des Habilitations, intégré au module Ressources Humaines du progiciel SAP) permettant aux responsables d’équipe comme à la direction des ressources humaines d’avoir une vision complète et en temps réel des habilitations. L’habilitation sur plusieurs postes de travail situés sur un même secteur de la fabrication permet d’obtenir une ou plusieurs certifications. L’acquisition de plusieurs certifications donne la possibilité aux opérateurs d’évoluer sur plusieurs secteurs, voire sur les deux zones de fabrication, le front end et le back end, au risque toutefois, de perdre des habilitations pour absence d’exercice de l’activité s’y rapportant… Chacun a donc la responsabilité de gérer son portefeuille d’habilitations, mais certaines affectations peuvent se révéler pénalisantes pour ceux qui jouent le jeu de la polyvalence entre back end et front end.
26Bien que les frontières entre les deux modes d’évaluation soient assez floues, puisque, comme l’indique le directeur de la production « pour l’habilitation, on peut ajouter du comportemental… », l’appréciation des « savoir-être » et des « savoir-faire » est d’avantage réalisée dans le cadre d’une gestion des emplois et compétences permettant les évolutions professionnelles. L’entretien annuel étant la « pierre angulaire » de ce dispositif, la grille d’évaluation porte effectivement sur ce qui relève des savoir-faire : optimiser l’utilisation des équipements, conduire plusieurs équipements, identifier et réagir aux dysfonctionnements, transmettre par écrit les informations.
27Enfin, faisant la jonction entre les procédures d’habilitation et l’entretien annuel d’appréciation, l’évaluation des compétences organisée tous les deux ans permet aux responsables d’équipe de proposer les évolutions de qualification des opérateurs.
28Cette césure entre les modes d’évaluation des différents savoirs ne pose pas que des problèmes conceptuels (les savoirs techniques peuvent-ils être mis en œuvre indépendamment des savoir-faire et des savoirs pratiques ?). Elle a favorisé ce que nous avons identifié comme une dérive techniciste pouvant obérer à terme la dynamique de la démarche.
29Mais pour l’heure et après 5 années de fonctionnement, la démarche semble avoir atteint sa « vitesse de croisière ». Avec quelques adaptations, les différents outils sont toujours en place, preuve pour la direction de sa robustesse : référentiels d’activités et de compétences, grilles d’entretiens et grilles d’évaluation, grilles de classification avec coefficients, gestion informatisée des habilitations permettant à la Direction des Ressources Humaines d’avoir une vision d’ensemble des habilitations.
30Les différents acteurs rencontrés au cours des entretiens expriment une adhésion à une démarche totalement « entrée dans les mœurs » de l’entreprise. Les opérateurs y voient un moyen simple de gérer les habilitations et de réaliser les évaluations. Les responsables d’équipe sont sensibles au fait qu’elle leur permet de réaliser avec transparence les affectations et les propositions d’évolution. Enfin la Direction des Ressources Humaines joue son rôle dans les décisions finales d’évolution.
DES SALARIÉS « AUTOLIMITÉS »
31La démarche a permis une montée en compétence et en polyvalence des équipes de « fab », reconnue par tous. Cependant, et dans la logique de rationalisation taylorienne et webérienne de la production, on constate aujourd’hui que la démarche mise en place a davantage contribué à l’atteinte des objectifs de l’entreprise, en termes de fiabilité, de productivité et de flexibilité organisationnelle, qu’elle n’a profité aux salariés en termes de reconnaissance, d’autonomie et de mobilité interne.
32La montée en compétence et en polyvalence des salariés est reconnue par tous. Les avancées portent sur la programmation des machines, jusqu’alors prise en charge par la maintenance, mais aussi sur l’accroissement du nombre de machines gérées. Autrefois concentré sur 3 machines, chaque opérateur gère aujourd’hui un parc d’une dizaine de machines, ce qui suppose une bonne vision du « wip » (l’état du process) et la capacité à s’organiser pour faire des choix locaux d’ordonnancement. La montée en compétence est reconnue
« Je suis monté en compétence sur les programmes et la polyvalence » (Eric, opérateur).
33Pour un autre
« Je suis plus polyvalent et autonome. Le travail s’est enrichi, avant on ne faisait pas les programmes ».
34Appréciation confirmée par un responsable d’équipe pour qui
« les compétences des OP augmentent, ils sont plus polyvalents, ils qualifient leurs machines et rédigent les descriptifs quant ils mettent un équipement en panne, ça aide le technicien de maintenance ».
35Un autre responsable d’ajouter :
« Ils connaissent beaucoup mieux leurs machines, ce ne sont pas des presse-boutons, ils règlent leurs machines » (Alain, responsable d’équipe).
36Finalement, le modèle gestionnaire semble rassurant pour les salariés. La responsabilité individuelle ne paraît pas, du fait d’un fort encadrement procédural, peser sur les opérateurs dont le stress n’a pas été évoqué au cours des entretiens2. La perception de la responsabilité semble donc plus collective au dire du directeur de la production
« Ce qui marque l’opérateur, c’est la non-réussite collective, lorsqu’il y a des rebuts massif, les opérateurs n’aiment pas ».
37Les opérateurs ont également augmenté leur capacité à fiabiliser le process. Ils contribuent à l’amélioration du système par les « blocs-notes » informatiques qu’ils renseignent à chaque fois qu’un problème est détecté sur une machine. La qualité des informations qu’ils entrent dans le système permet à la maintenance de mieux cibler ses interventions. Dès lors qu’il reconnaît son erreur et qu’il accepte de participer à une analyse des causes de celle-ci avec son encadrement, l’opérateur ne risque aucune sanction. Cette manière de procéder a permis une diminution très sensible des erreurs d’exécution.
38Les opérateurs gèrent effectivement leurs habilitations. Ils connaissent le système GIH et se répartissent librement les postes de travail au sein de l’équipe, en tenant compte de la nécessité de tourner au sein des différentes zones de la fabrication pour entretenir leur portefeuille de compétences et ne pas perdre leurs habilitations. Cette forme d’autonomie exercée collectivement est appréciée des salariés. De même que la pratique régulière des entretiens d’évaluation réalisés sur la base du référentiel de compétences : cela se voit tant dans l’encadrement
« Les entretiens sont bien faits, c’est un moment important, cela permet de se dire des choses. On évoque les demandes de formation » (Alain, cadre de maintenance)
39que chez les techniciens
« Les entretiens professionnels sont des moments importants. Le hiérarchique peut faire le point sur le travail effectué et donner des axes d’amélioration. Les entretiens sont menés par deux personnes, le hiérarchique pour le relationnel et le responsable technique pour la maintenance. L’appréciation est plutôt juste et bien menée… On aborde les besoins en formation et les demandes de coefficient ». (Roger, Technicien de maintenance)
40ou les opérateurs
« Je trouve que c’est normal que ce soit le chef d’équipe qui nous voit travailler toutes les nuits qui fasse l’évaluation. Il regarde comment la personne travaille, son autonomie, son caractère, ses relations avec l’équipe » (Eric, Opérateur).
41La montée en compétence combinée à la pratique des entretiens s’est traduite par une montée en coefficient des salariés : la classe modale des opérateurs de « fab » est passée de 170 à 180/190 ces dernières années, pour une embauche qui se fait au coefficient 145. Le système n’a cependant pas encore complètement terminé sa transition : si 92 % du personnel de « fab » est correctement ou sur-coefficientés au regard de l’évaluation GEC, 8 % des effectifs restent sous-coefficientés. Ils sont prioritaires dans les demandes d’évolution. Chaque mois 3 à 5 dossiers de demande de changement de coefficient et d’augmentations individuelles des OP remontent à la direction des ressources humaines, sur proposition des managers de proximité.
42Si, la démarche a bénéficié aux salariés, elle reste malgré tout largement tournée vers les intérêts de l’entreprise. La démarche compétence s’inscrit dans l’alignement des ressources humaines sur la stratégie de l’entreprise. La montée en compétences des salariés se traduit d’abord en termes de performances productives : une production en croissance de 3 % par an avec une amélioration constante de la qualité, de la flexibilité et de la productivité.
43L’amélioration de la productivité apparaît de façon spectaculaire dans l’évolution des effectifs des équipes de fabrication : elles sont passées de près de 40 personnes environ à 15 aujourd’hui. L’indicateur de productivité s’établit en moyenne à 200 « logs » par heure et par opérateur, contre 120 logs 5 ans plus tôt. Une telle évolution n’aurait pas été possible sans une très forte augmentation de la polyvalence des opérateurs.
44L’amélioration de la qualité est tracée par l’évolution de l’indicateur synthétique utilisé par l’entreprise. Sur 100 plaques vierges de silicium qui entrent dans la « fab », 95,6 % en sortent aujourd’hui sans défaut. Ce chiffre était inférieur à 90 % en 2000. L’évolution est d’autant plus significative que la nouvelle base de calcul est bien plus pénalisante que l’ancienne : le chiffre actuel tient compte des produits nouveaux et des petites séries qui autrefois étaient exclues du calcul. Enfin, la fiabilisation des process se concrétise également par une moindre variabilité du nombre de défauts et un lissage de la performance autour de la moyenne.
45En termes de gestion des ressources humaines, la démarche n’a pas entraîné une inflation de coefficient et de rémunération dans la mesure où tous les choix d’évolution ont été faits avant tout en fonction des besoins de l’entreprise ; au point d’ailleurs où après avoir été longtemps au-dessus des autres entreprises du secteur, Silicone est passée en dessous.
46En termes organisationnels, la démarche a renforcé le contrôle de la direction sur le process de fabrication, même si, comme nous l’avons vu précédemment, les salariés ont par ailleurs gagné en autonomie dans certaines dimensions de leur activité (choix d’affectation des postes…). La place accordée dans le processus d’habilitation aux savoirs techniques et donc la connaissance et le respect des modes opératoires informatiques et des spécifications, réduit les zones d’incertitude échappant à la direction. Comme nous le déclarait le directeur de la production, dans une formule que Taylor n’aurait pas reniée :
« C’était l’opérateur qui maîtrisait la fab ».
47Le processus d’habilitation a donc renforcé la régulation de contrôle en soumettant l’opérateur aux impératifs de l’entreprise virtuelle.
48Malgré la robustesse des outils de la démarche compétence, la tension entre les deux modèles de compétence qu’elle porte, en brouille le sens pour les salariés et pose la question de sa pérennité.
49Les salariés éprouvent un sentiment de blocage des parcours professionnels. Trois phénomènes y contribuent. Premièrement, les opérateurs et techniciens de la « fab » ont l’impression que les parcours sont bouchés, et que le système est bloqué par le développement de l’entreprise virtuelle et l’élévation du niveau de qualification exigé pour atteindre des postes de responsabilité, du fait de la complexification du process.
« Les passages de postes d’OP à OP de maintenance puis à technicien de maintenance ne sont plus envisageables… la mobilité est réduite puisqu’il n’y a pas de poste hiérarchique libre » (Olivier, cadre de maintenance).
50Deuxièmement, avec un personnel ayant beaucoup d’ancienneté, la force propulsive de la démarche, perceptible en début de carrière, s’épuise au fil des ans avec la généralisation des habilitations.
« Maintenant, quand on se forme sur un nouveau poste, on n’a plus de reconnaissance salariale » souligne un opérateur.
51Et un autre d’ajouter
« J’estime que l’on devrait tous être au coéf 215 ».
52Troisièmement, un sur-positionnement de certains opérateurs lors de la mise en place de la démarche a généré ensuite une stagnation de leur évolution
« Je suis à 190 depuis plus de 10 ans. Si je veux passer 215, on m’a dit qu’il faudrait que j’ai une deuxième zone… mais j’en ai déjà 3 et je ne suis pas 215 ! » (Vincent, Opérateur).
53Ces opérateurs ont donc l’impression de consentir des efforts sans reconnaissance réelle sur une période qui, de l’aveu de la direction, n’a jamais été aussi longue dans l’histoire de l’entreprise.
54La polyvalence ne permet pas de compenser ce sentiment de blocage, d’autant qu’elle peut se retourner contre ceux qui s’y engagent le plus. La polyvalence entre front et back office peut entraîner des pertes d’habilitation du fait du non exercice de certaines activités. Conséquence d’une approche trop « intégriste » des compétences comme savoirs en action, ces pertes d’habilitation du fait d’un changement de poste sanctionnent paradoxalement les éléments les plus mobiles ayant accepté de changer de secteur ou de passer du front end au back end. Ainsi, paradoxalement, trop de compétences tuent les compétences ou du moins leur reconnaissance… La direction de l’entreprise est consciente de ce risque de distorsion et envisage un mécanisme de « cliquet » permettant de rendre définitive une habilitation dès lors que son titulaire l’aura vu valider à deux reprises par son responsable.
55Par ailleurs, « l’autolimitation » des exigences salariales consentie par les acteurs de l’entreprise pendant des années pour permettre à cette dernière de passer un cap délicat, atteint sans doute ses limites et la démarche compétence risque même de devenir le « bouc émissaire » d’une insatisfaction ambiante comme l’exprime cette opératrice :
« J’ai 20 ans de boîte. On n’a plus de prime. On est moins et on nous demande plus. Il faudrait que la reconnaissance suive, soit par le coefficient, soit par la rémunération. Certaines personnes ont refusé d’apprendre autre chose tant qu’elles ne sont pas reconnues. Elles ont le sentiment de s’être faites avoir à une certaine époque et ne veulent pas recommencer » (Caroline, opératrice).
56Enfin, la démarche ne semble pas avoir facilité les possibilités d’une mobilité externe pour les opérateurs. Même si, lors des derniers plans sociaux, une réflexion sur les compétences clefs transférables que détiennent les opérateurs, par delà la spécificité de leurs activités, a été menée, ces derniers éprouvent toujours des difficultés à expliciter ces compétences et à mesurer comment ils pourraient les mettre en œuvre dans d’autres contextes professionnels.
57Ces différents constats amènent à s’interroger sur la pérennité de la démarche, dont la direction a constaté un essoufflement des effets sur la « fab » tout en n’arrivant pas à l’étendre au secteur de l’ingénierie.
58La démarche compétence menée par l’entreprise Silicone ne peut manquer d’interpeller l’observateur de ce type d’expérience managériale. Le cas montre à quel point les formes prises par la démarche et les effets qu’elle a produits sont indissociables de la vision de l’organisation portée par ses initiateurs. Loin des approches iréniques faisant des démarches compétence les leviers d’une responsabilisation et d’une autonomisation des salariés, l’entreprise Silicone a cherché, avec succès, à encadrer fortement l’activité des opérateurs par un faisceau de prescriptions et à ériger le respect et le renforcement de cette prescription au rang de compétence majeure.
59Au-delà des succès ou des échecs de la démarche, le cas Silicone conduit à interroger le concept même de compétence. Sa plasticité autorise des pratiques hybrides qui intègrent des fragments post-tayloriens dans une conception néo-taylorienne de l’organisation. Ce qui peut apparaître comme une faiblesse conceptuelle est aussi l'occasion de travailler plus en profondeur les processus d'hybridation des démarches compétence en les mettant en relation avec les contextes spécifiques dans lesquels elles sont apparues. Loin de constituer un nouveau modèle managérial intégrateur, la compétence peut être une porte d'entrée privilégiée pour penser l’hybridation des modèles organisationnels post-tayloriens et néo-tayloriens et les modes de prescription du travail qu’ils entraînent avec eux.
Notes de bas de page
Auteurs
Benoît Journé est Professeur de sciences de gestion à l'Université du Maine (GAINS -Argumans). Ses recherches portent sur l'activité managériale dans les organisations à risques (industrie nucléaire en particulier), sur la dynamique des outils de gestion et sur les méthodes d'enquête de terrain (techniques d'observation).
Eric Melchior est consultant indépendant en ingénierie des compétences et accompagne les entreprises dans la mise en œuvre de parcours de professionnalisation et de dispositifs de reconnaissance. Il est également enseignant au CNAM des Pays de Loire dans le cadre du Master « développement des compétences et intervention dans les organisations ». Docteur en science politique, il a publié plusieurs ouvrages sur le mouvement ouvrier.
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TIC et innovation organisationnelle
Journées d’étude MTO’2011
Pierre-Michel Riccio et Daniel Bonnet (dir.)
2012
Entre communautés et mobilité : une approche interdisciplinaire des médias
Serge Agostinelli, Dominique Augey et Frédéric Laurie (dir.)
2010
Proceedings of the fourth Resilience Engineering Symposium
June 8-10, 2011, Sophia Antipolis, France
Erik Hollnagel, Éric Rigaud et Denis Besnard (dir.)
2011
L’activité marchande sans le marché ?
Colloque de Cerisy
Armand Hatchuel, Olivier Favereau et Franck Aggeri (dir.)
2010
Aider les proches aidants
Comprendre les besoins et organiser les services sur les territoires
Sébastien Gand, Léonie Hénaut et Jean-Claude Sardas
2014
L'absentéisme des personnels soignants à l'hôpital
Comprendre et agir
Brami Laurent, Sébastien Damart, Mathieu Detchessahar et al.
2014
La « Société à Objet Social Étendu »
Un nouveau statut pour l'entreprise
Blanche Segrestin, Kevin Levillain, Stéphane Vernac et al.
2015