1Note portant sur l’auteur1

2Logemer est un organisme de logement social qui, à l’image des organisations du secteur de l’habitat social, connaît depuis une vingtaine d’années de profondes mutations. En effet, l’effervescence législative associée à la mission de logement social (Loi SRU, Loi Borloo, droit au logement opposable) entraîne des changements majeurs chez les bailleurs sociaux, notamment dans la définition des modes d’intervention sur les territoires. Dans cette perspective, la question du service à l’habitant constitue un axe d’évolution de l’action des bailleurs, car elle interroge les modes de gestion, l’organisation des métiers et les cultures professionnelles. C’est dans ce contexte que l’approche par les compétences s’est développée dans ce secteur afin de favoriser de nouvelles pratiques fondées sur la qualité de service. La démarche compétence étudiée présente trois caractéristiques : ancrée dans une stratégie de service à l’habitant, elle configure des rôles professionnels qui, dans la durée, s’avèrent statiques pour les salariés en charge de les incarner.

LE LOCATAIRE AU CŒUR DE L’ORGANISATION

3La caractéristique forte de l’entreprise Logemer repose sur la somme des changements que l’organisme a connus au cours de la dernière décennie. Créé en 1924, l’organisme a renouvelé depuis les années 1990 ses modes de gestion et d’intervention sur les territoires. Pour reprendre l’expression du directeur de l’organisme sur la période 2000-2008 :

« L’organisme est jusqu’aux années 1990, une bureaucratie qui fournit du logement standard sans vraiment se demander comment vivent les locataires. Le logement est une fonction plus qu’un usage. Progressivement, la dégradation des quartiers a mis en évidence la faible attractivité du parc HLM et son image négative. Dans le milieu, on a cherché à être plus performant en rationalisant l’activité. On a pris pour modèles les modes de gestion des entreprises industrielles ».

4Ainsi, dans un premier temps, dans un contexte de forte vacance, d’augmentation des impayés et de déqualification des quartiers en termes d’image sociale, l’organisme amorce, à partir de 1993, un travail de modernisation de ses modes de gestion. La « reprise en mains » de l’office passe par un suivi renforcé de l’activité et une réduction des coûts associés à la gestion de proximité. L’activité de gestion fait l’œuvre d’un pilotage à travers un ensemble de niveaux de performance attendus, une prescription des activités sur des normes de rendement standardisées (affectation de ressources en fonction du nombre de logements gérés). Mais le rapport à la contrainte de rentabilité est ainsi peu perçu par la grande majorité des salariés pour qui la mission de service public n’est pas compatible avec la notion de performance et de rentabilité financière. La crispation se porte d’ailleurs sur le mot client qui symbolise un changement d’orientation du bailleur et, d’une certaine façon, l’abandon de la référence au service public. Cet élément constitue un point de tension majeur qui alimente un discours syndical revendicatif orienté vers la défense du service public. Plus largement, cette ouverture au client modifie pour les salariés le rapport entretenu avec la mission et le rôle tenu par Logemer dans son périmètre d’intervention. La genèse et l’histoire du bailleur dans la reconstruction de la ville sont rappelées par les salariés comme un âge d’or :

« J’ai vu le quartier de la Billetterie sortir de terre, je peux vous dire que c’était quelque chose, rien à voir avec aujourd’hui, j’étais fier de travailler pour l’organisme ». (Alain, employé d’immeuble).

5Cette mémoire collective est d’autant plus ancrée que la trajectoire professionnelle de cette génération démarre dans une période de construction massive, quasi industrielle, marquée par la prégnance d’un patrimoine qui configure fortement le paysage :

« On était fier d’appartenir à l’organisme, on était jeune et l’on voyait pourquoi on travaillait. Quand on disait où on travaillait, on était respecté ». (Martin, technicien).

6Mais la « crise » qui traverse plus profondément l’organisme porte sur la façon d’exercer l’activité. À emploi égal, pourrait-on dire, les uns et les autres développent des représentations contrastées. Les uns mettent en avant l’intérêt et l’ouverture au client tandis que les autres soulignent l’utilité sociale d’une fonction dont on ne reconnaît plus toute la légitimité. L’élément le plus manifeste concerne la place faite au locataire dans les modalités de gestion du service. Pour certains, la performance du service se traduit concrètement par la mise en place d’une relation personnalisée avec les locataires, pour d’autres, cette ouverture représente en soi un risque de dissolution de la mission dans un clientélisme local. L’arrivée d’un nouveau directeur en 2000 bouleverse la trajectoire de modernisation amorcée dans l’organisme à partir de 1995 mais selon de nouvelles modalités. À l’opposé d’un modèle industriel dominant dans ce milieu professionnel, fondé sur la construction et l’optimisation de la location, le schéma interprétatif du nouveau dirigeant s’oriente vers un modèle tertiaire qu’il définit comme : « la mobilisation et la gestion de ressources pour délivrer un service habitat complexe et spécifié ». Le service procuré au locataire vise ainsi à dépasser des actes purement techniques associés au logement pour proposer un cadre de vie et un habitat diversifié. Dans cet objectif, « le locataire devient », comme le souligne le directeur, « le point de départ de toute réflexion ». Ce renversement de perspective requiert de s’appuyer sur des professionnels en capacité de faire face à des situations complexes, problématiques et fondamentalement humaines. Si la construction a constitué pendant de longues années le « cœur de métier » du bailleur social, la gestion dite de proximité, c’est-à-dire la gestion des quartiers, s’impose comme une activité exigeant la mobilisation de nouveaux savoir-faire et une présence territoriale plus affirmée. Structurée sur un mode « décentralisé », l’activité s’organise autour d’un siège et d’antennes de gestion installées au cœur du patrimoine géré. Les trois quarts des 150 salariés travaillent ainsi dans les 3 agences qui ont en charge quotidienne environ 2 500 logements et la responsabilité de 6 domaines : la maintenance, l’entretien courant, le nettoyage, le recouvrement, le traitement des réclamations, les états des lieux. Le responsable d’agence contribue à orchestrer différents métiers : les employés d’immeuble, les chargés de clientèle accueil, les chargés de clientèle recouvrement, les gérants, les responsables de secteur. Par ailleurs, chaque agence comprend un ensemble de sites, d’entités de logements, (3 à 4 par agence), gérés par les responsables de secteurs/gérants. Ceux-ci ont plus particulièrement la responsabilité du management de 3 ou 4 employés d’immeuble et la gestion d’un patrimoine locatif. Cette gestion intègre des activités techniques liées à l’entretien du patrimoine, commerciales et sociales (états des lieux, visites de logements), et budgétaires (dépenses d’entretien courant). Le responsable de secteur exerce ces mêmes activités en détenant par ailleurs une responsabilité de projet dans le cadre du renouvellement urbain. L’accueil d’agence, physique et téléphonique, est réalisé par les chargés de clientèle, (en moyenne 2 par agence) et le recouvrement par deux autres chargés de clientèle. Au total, l’agence comprend une trentaine de salariés encadrés par le responsable d’agence.

7Au sein de cette organisation, le service au locataire par exemple constitue ainsi l’un des axes majeurs d’évolution et de transformation des activités. Celui-ci est compris comme une prestation que l’on adapte aux besoins du locataire ainsi qu’à l’usage qu’il fait de son logement. La connaissance des sites gérés, le dialogue noué avec le locataire deviennent par conséquent des éléments déterminants dans la mise en œuvre du service. L’objectif en termes d’orientation est de passer d’une gestion de logements à une gestion d’habitat qui intègre des dimensions beaucoup plus larges et plus complexes : analyser la façon dont les locataires s’approprient l’espace, vivent ensemble, cohabitent… Ainsi, les changements locaux amorcés dans les agences vont s’attacher à traduire cet objectif à travers un ensemble de dispositifs : une mise à disposition de moyens informatiques conséquents, la construction d’indicateurs d’activité, une animation professionnelle continue par métier et des groupes-action sur les processus phares (la relocation par exemple qui constitue un moment clé de relation avec le locataire). En termes d’organisation du travail, l’ensemble des activités fait l’œuvre à Logemer d’une prescription qui emprunte à la gestion par processus. Chaque activité est inscrite dans une chaîne d’interdépendance qui précise les interfaces et les rôles de chacun.

8Par exemple, l’emploi de gérant connaît une somme de changements quant à l’organisation de son activité. Si la description de la fonction change peu en tant que telle, son contenu se modifie en continu à travers un outillage plus précis, plus fin et d’une certaine façon, plus « encadrant ». Le gérant a tout d’abord en charge de manager la qualité du nettoyage en supervisant les employés d’immeuble. Cette animation s’accompagne de la mise en place d’un « baromètre satisfaction client » élaboré avec l’équipe d’employés d’immeuble et qui va permettre d’objectiver des éléments auparavant difficiles à évaluer :

« Quand on a travaillé sur le nettoyage, on a compris que ce qui comptait, c’était aussi la perception du locataire et pas la nôtre. En fonction des sites et de l’occupation des logements, la fréquence des passages n’est pas la même, ça, ça demande de bien comprendre comment vivent les locataires. Pour le faire passer aux employés d’immeuble, il n’y a que la présence terrain qui compte, le relationnel » (Paula, gérante).

9De surcroît, les états des lieux sont informatisés afin de gagner en réactivité. Chaque gérant se voit confier un micro-ordinateur sur lequel il enregistre les données relatives au logement et ce, face au client. Par ailleurs, le processus relocation fait l’œuvre d’un travail important pour diminuer le délai entre le départ du locataire, la remise en état et l’affectation du logement. Dans le cadre de ce processus, chaque interface entre services (le service commercial, le gérant, les services techniques) est soigneusement définie. Des éléments budgétaires associés aux travaux réalisés avec chaque relocation ainsi que des références qualité sont confiés au gérant afin qu’il gère en responsabilité son patrimoine et ses occupants. Ces différents éléments sont destinés à développer la responsabilisation individuelle et collective face au patrimoine géré :

« Depuis mon arrivée en 2001, le métier a fortement évolué, on formalise davantage, on laisse des traces mais en même temps, on a plus de dialogue avec l’ensemble des services car il est acté que les agences ont leur mot à dire » (Paula, gérante).

10Dans cet esprit, un groupe-métier « gérant » se réunit pour échanger sur les « bonnes pratiques » et améliorer l’utilisation des ressources. Les échanges s’organisent autour, par exemple, de l’outil informatique et en présence de la responsable du système d’information. Selon le directeur, c’est « ce travail sur l’outil qui constitue l’enrôlement et suscite l’implication ». Ainsi, les 15 gérants se rencontrent régulièrement autour d’un thème concret pour améliorer la pratique en matière de gestion du patrimoine. Parallèlement, des indicateurs d’activité (sur le nettoyage, la remise en location, les réclamations...), des procédures, co-construits en groupes-action sont généralisés dans les 3 agences et mis en ligne sur l’intranet.

11Dans cette dynamique, l’ensemble de l’instrumentation de gestion est revisité pour être « à la main des opérationnels » (Directeur). Ce travail d’organisation des activités participe à mettre en mouvement l’ensemble de l’organisme sur le mode de l’apprentissage collectif. D’une certaine façon, c’est bien le travail concret et participatif sur les outils qui fournit aux salariés le cadre de l’exercice professionnel. De surcroît, sur les processus critiques (notamment sur le processus relocation), des groupes-action et des groupes-métiers travaillent à l’amélioration des pratiques par retour d’expérience. Cet élément concourt à « mettre en mouvement » l’organisation de façon souple sans décréter le changement et sans pouvoir distinguer un état A d’un état B. L’instrumentation de gestion est ainsi mise au service d’un suivi continu de l’activité de service.

RÔLES PROFESSIONNELS ET SCRIPTS POUR L’ACTION

12Pour accompagner les changements organisationnels amorcés en 2002, les contenus de poste font l’œuvre d’un travail de définition de rôles organisationnels prescrits autour de 3 axes : le cœur de métier, les bonnes pratiques et les activités. Cette description est conçue comme autant de « scripts » (Directeur) porteurs de sens pour l’ensemble des salariés. Il s’agit de dessiner des « identités de métier » (Directeur) organisées autour du service au locataire et en lien avec la stratégie de l’entreprise. Les « bonnes pratiques » associées à l’exercice professionnel font l’œuvre d’un travail collégial en groupe-métier et renvoient à la notion consensuelle d’« honneur ». Celle-ci vise à réconcilier anciens et nouveaux autour de vocables porteurs de sens. Ainsi, les « scripts » cherchent à décliner les mots de la stratégie en mots du management : Contribuer, Garantir, Se positionner, Développer, S’inscrire.

13Chaque salarié se voit ainsi confier son « script » pour l’action. La caractéristique singulière de la manœuvre est qu’elle « crée » des emplois directement orchestrés autour de la stratégie et qu’elle précise comment chacun doit exercer son métier à partir de « bonnes pratiques ». Par exemple, l’emploi de gérant est décrit autour de 3 axes : le cœur de métier, les bonnes pratiques et les activités. Le cœur de métier reprend les 5 items de la stratégie de la « carte pour le pilotage stratégique » : « Garantir au client des prestations de qualité », « Contribuer au bon état du patrimoine », « Se positionner comme un acteur du service rendu », « Développer sa capacité d’adaptation pour fournir une prestation de qualité », « S’inscrire dans une logique de gestion optimisée des ressources ». Les « bonnes pratiques » comprennent 8 items qui indiquent le cadre professionnel d’exercice : « Appliquer les procédures en place et à venir », « Être force de proposition pour l’amélioration des pratiques », « Remonter à chaque personne concernée des informations utiles permettant de mieux intervenir sur les quartiers », « Porter un regard attentif sur les conditions de service rendus par Logemer ». Enfin, les activités sont rédigées point par point de façon exhaustive : 19 activités composent ainsi le répertoire d’action confié au gérant. La compétence professionnelle à Logemer est ainsi entendue comme un corpus de 7 items qui décrit un ensemble de « patterns », de comportements attendus des salariés. L’évaluation des compétences s’appuie par conséquent sur un ensemble de critères qui porte sur l’investissement subjectif du professionnel. La rhétorique mobilisée dans le cadre de l’appréciation des compétences épouse à la fois la logique du statut (honneur du travail bien fait) et celle du contrat (service au client). Ce « guide d’évaluation des compétences » vise à accompagner l’« enrôlement » dans le métier. Le management se voit ainsi confier la tâche d’apprécier l’exercice professionnel en évaluant la montée en compétence des collaborateurs selon la méthode de la fiche-miroir. Il s’agit d’apprécier chaque activité au regard des compétences mobilisées pour les réaliser. Un document précise par ailleurs le mode d’emploi pour spécifier les compétences.

14À l’image d’un metteur en scène, l’encadrement se saisit du descriptif d’emploi (« le script ») et mobilise la fiche d’appréciation des compétences pour évaluer « l’interprétation du rôle ». Le management représente l’acteur clé d’animation de la démarche compétence. En effet, celui-ci engage un dialogue fondé à la fois sur une bonne application des pratiques professionnelles prescrites et sur les spécificités des sites gérés. C’est tout d’abord cette fonction de « miroir » qui est soulignée dans les entretiens. Le management se doit d’être le reflet de la stratégie de l’organisme mais également de mettre en visibilité les pratiques individuelles. La traduction de la stratégie en objectifs opérationnels est citée comme un élément qui permet une contractualisation sur le mode ressources/objectifs.

« À Logemer, c’est carré, on sait ce que l’on attend de nous, les objectifs correspondent à ce que l’on est en mesure de faire mais on sait qu’en agence on est interdépendant » (Philippe, employé d’immeuble).

15Par ailleurs, les salariés d’agence sont invités à « changer d’agence » afin de mettre à l’épreuve leurs compétences acquises dans de nouveaux contextes. La règle de mobilité s’appuie sur la rotation des salariés dans les différents sites gérés. Les professionnels de proximité décrivent ainsi la façon dont la connaissance de différents quartiers leur a permis de désapprendre pour mieux réapprendre :

« J’ai changé plusieurs fois de site, cela implique comme nouveau de se relativiser ce que l’on a appris » (Paule, chargée de clientèle).

16Cet apprentissage se traduit par la mise à l’épreuve des compétences dans différentes agences, ce qui confère à l’exercice professionnel un caractère relatif. Le « tour des agences » marque donc un parcours d’apprentissage destiné à découvrir de nouveaux contextes d’équipe et à acquérir une vision globale du parc géré. En changeant d’agence, le professionnel réapprend un nouveau registre d’activité au sens où il doit tenir compte d’un nouveau patrimoine aux caractéristiques propres et aux « façons d’habiter » singulières. La mise en mot du travail, l’explicitation des contextes d’exercice participent bien à mettre en perspective une compétence appréhendée comme la manière de faire face à des situations complexes.

17Pour le management, l’échange participe à construire un compromis entre « le professionnalisme prescrit » au travers des fiches-emplois (cœur de métier, bonnes pratiques, indicateur d’activité) et les pratiques locales issues de l’expérience singulière des salariés et de leur parcours. L’évaluation de la compétence se niche dans cet entre-deux : entre le prescrit et la pratique. À ce titre, c’est bien le management de proximité qui constitue le chef d’orchestre de la démarche compétence. L’évaluation des compétences constitue le point d’orgue, le « moment institutionnel » d’une évaluation qui a lieu par ailleurs « au fil de l’eau », à travers le suivi des indicateurs d’activité mensuels.

« Notre évaluation, on l’a toute l’année car on regarde avec le chef d’agence les logements vacants, le taux de rotation. L’entretien d’évaluation, ça permet de discuter davantage de nos difficultés, des moyens des efforts qu’on a pu faire ». (Frédéric, Responsable secteur).

18Mais cette action managériale rencontre quelques limites. Si la démarche génère à court terme un effet levier sur la dynamique de métier, le caractère fortement managérial et organisationnel de la démarche participe pour une part à enfermer la compétence dans un cadre statique… En effet, face à des injonctions de direction fondées sur la maîtrise de la masse salariale, les managers ont tendance à appliquer une évaluation standard que l’on peut rapprocher d’un jugement de « conformité ».

« On est passé de la note au commentaire, c’est un véritable progrès car avant, c’était un peu à la tête du client, et puis, il n’y avait pas tellement d’enjeu. Depuis que l’on fait les entretiens, on a l’impression que notre travail a une véritable importance, ça responsabilise. Par contre, on ne décolle pas, on nous met une note moyenne » (Véronique, chargée de clientèle).

19Cette pratique est liée aux marges assez étroites laissées au management. Si les conditions de travail, la gestion collective de l’activité d’agence sont aux mains du management qui peut adapter l’organisation aux besoins locaux, en revanche, la rémunération et l’évolution professionnelle ne sont pas corrélées à l’évaluation des compétences. Les primes par exemple dépendent de la participation à des groupes-action. Par ailleurs, dans un contexte de travail collectif qui privilégie la coopération, l’« ajustement mutuel », une mauvaise appréciation est susceptible de casser une dynamique de groupe. Les managers évoquent ainsi les difficultés et les cas de conscience qu’ils rencontrent au cours de cet exercice, notamment lorsque l’évaluation porte sur des éléments associés au comportement :

« Une mauvaise appréciation, ça comporte finalement peu d’enjeu pour moi, mais le salarié va m’en vouloir, ça sera difficile d’en demander plus. » (Marc, Responsable d’agence).

20Dans l’entretien se joue ainsi un équilibre fondé sur un échange de bonnes pratiques entre manager et managé. Mais, potentiellement, les faibles enjeux que comporte la démarche d’évaluation génèrent un désinvestissement dans la durée.

DES MÉTIERS CANTONNÉS DANS UN CADRE STATIQUE

21La référence à des pratiques communes semble constituer l’un des premiers effets de la démarche compétence. L’ensemble des salariés rencontrés souligne en effet avec force l’attachement à « ces nouveaux métiers de l’urbain ». Loin du clivage observé au cours de l’année 2000, à emploi égal, les salariés témoignent de pratiques professionnelles convergentes. Les différentes participations aux groupes-métiers, le sentiment d’avoir une somme d’outils à disposition (supports informatiques, ensemble de ressources), les différents contacts entretenus en interne entre services concourent à construire un « socle métier » qui fait référence pour les salariés.

« Ici, travailler pour le locataire, ça a du sens, on partage le même esprit, on est évalué avec les mêmes critères et l’on sait que la disponibilité, l’attention portée au locataire, la façon de prendre en compte son besoin vont être passés à la loupe. On en discute au cours de l’entretien annuel, on sait que la gestion du contact est essentielle » (Nathalie, chargée de recouvrement).

22La dynamique de métier s’appuie sur un cadre organisationnel structurant. C’est bien l’organisation qui fournit des moyens, des ressources décentralisées, au responsable de secteur pour faire face à des situations de travail. Le rôle professionnel imparti est décrit au travers d’outils (indicateurs d’activité), d’interfaces (processus) et de responsabilités. Par ailleurs, l’instrumentation de gestion présente cette caractéristique de constituer un outil opératoire construit de façon participative et qui accepte la perfectibilité. L’organisation des activités, à travers son cadre gestionnaire et la décentralisation de la prise de décision, est au cœur d’un processus de conception professionnelle qui rompt avec des pratiques anciennes. D’une certaine façon, c’est bien l’organisation qui fournit au salarié les moyens de mobiliser ses compétences au regard de la situation de travail. Le dispositif de conception organisationnelle fournit ainsi un répertoire d’actions précis qui agit comme un garde-fou face à des situations d’interfaces potentiellement difficiles avec les locataires. À ce titre, on peut conclure que c’est l’inscription dans une organisation qui fournit un rôle professionnel prescrit et confère aux salariés des marges de manœuvre pour interpréter ce rôle. Pour les salariés d’agence, la référence au métier s’est particulièrement affirmée dans le cadre du « tour d’agence ». Évoqué sur le mode de la mise à l’épreuve, il s’inscrit dans une logique de construction de compétences à travers l’expérience de différentes situations de travail. C’est probablement à travers le cumul de différentes expériences que les salariés ont pu se forger « un art de faire » fondé sur l’adaptation de pratiques aux sites gérés et le transfert de savoir-faire. L’expérience forgée au fil de contextes de travail renouvelés contribue à construire des positionnements professionnels fondés sur l’apprentissage continu et l’amélioration des pratiques. Le métier se renouvelle par confrontation à différents contextes, par rotation et mises à l’épreuve successives dans les interfaces avec les locataires.

« Quand j’ai changé d’agence, je me suis rendu compte que j’apprenais à mettre de la distance avec les collègues et les locataires, on tombe moins facilement dans le piège de l’affectif mais en même temps, c’est lourd car il faut refaire ses preuves avec les collègues, le chef, trouver sa place dans l’organisation en fonction des besoins » (André, Employé d’immeuble).

23Néanmoins, si la démarche génère à court terme un effet levier sur la dynamique de métier, cet effet rencontre quelques limites dans la durée.

24Le caractère fortement managérial et organisationnel de la démarche participe à enfermer la compétence dans un cadre statique. Alors que les modalités d’évaluation restent inchangées, l’organisation adopte en effet de nouveaux modes d’organisation en matière de gestion urbaine. Ce point prend un tournant en 2004 lorsque se développe à Logemer la gestion de site. Cette méthodologie d’intervention urbaine fondée sur une « gestion par projet » annonce clairement de nouvelles modalités en matière d’exercice professionnel. La gestion des projets de site inclut en effet dans une agence l’ensemble des acteurs. Les professionnels d’agence, qu’ils soient responsables de secteur, chargés de clientèle… sont incités à gérer à la fois des activités quotidiennes prescrites dans leur fiche d’emploi et des activités de gestion de projet de site dont les contours sont beaucoup plus difficiles à saisir. Il faut en effet gérer les problèmes quotidiens d’états des lieux, les réclamations courantes tout en participant à un projet de rénovation urbaine.

25Pour autant, l’évaluation des compétences réalisée par le management et les pratiques prescrites correspondent aux rôles tels qu’ils ont été définis en 2002. Ce premier constat met en exergue une tension entre l’évolution des pratiques professionnelles et leur reconnaissance à travers l’évaluation des compétences. Si l’entretien d’appréciation révèle de nouvelles dispositions acquises par les salariés et l’apprentissage de nouvelles activités, le cadre d’emploi n’intègre pas ces nouvelles compétences. Ainsi, ce sont deux logiques qui se superposent : une gestion de l’emploi animée par les ressources humaines et des compétences gérées par le management.

26Ainsi, au fil du temps, les entretiens d’évaluation peuvent présenter aux yeux des salariés des enjeux limités. En effet, à moyen terme, la démarche compétence suscite des attentes non satisfaites voire des frustrations. La faible valorisation des parcours d’apprentissage (changement d’agence et de contextes) concourt à développer chez les salariés des attitudes de repli sur le « rôle prescrit ».

« Dans mon évaluation, cela fait trois ans que j’ai “correspond à” alors que j’ai l’impression d’en faire de plus en plus. Je me suis adaptée à de nouvelles équipes, j’ai bougé d’agence… J’ai l’impression d’être force de proposition, je ne sais plus quoi faire pour progresser, je voudrais évoluer mais je ne vois pas où » (Sylvie, Chargée de recouvrement).

27L’absence de coordination, voire de concertation entre ces deux pôles (gestion de l’emploi - gestion de l’activité) notamment en matière de rémunération, participe à nourrir des attentes très fortes qui se reportent sur la direction. Les salariés sollicitent en effet fréquemment le directeur pour présenter leur situation professionnelle et obtenir une forme de « jugement légitime ». La revendication porte sur la rémunération et, plus largement, sur la reconnaissance de la « valeur travail ». D’ailleurs, la figure du locataire est fréquemment mobilisée pour justifier un traitement salarial adéquat :

« On fait tout pour les locataires, on se met en quatre mais nous ? Je ne demande pas grand chose, juste une augmentation pour montrer à la femme que mon travail vaut quelque chose » (Roland, Responsable de secteur).

28L’évolution des activités associées à la « gestion d’habitat » participe à construire des parcours d’expérience fondés sur la mobilisation et l’engagement des individus dans des dispositifs innovants. Néanmoins, en l’absence de filière de qualification clairement balisée pour ces nouveaux métiers de l’urbain, notamment au niveau de la branche professionnelle, les salariés qui expérimentent de nouvelles modalités d’action, à travers un apprentissage organisationnel comme c’est le cas à Logemer, peuvent éprouver un sentiment de perte de repère ou de lassitude.

29Ainsi, pour les responsables de secteur issus d’un parcours interne et dotés d’un diplôme équivalent au CAP, la validation du parcours à travers l’octroi d’une qualification équivalente à l’emploi occupé représente une attente prégnante. D’ailleurs, la trajectoire de l’entreprise est fréquemment mobilisée par homologie par les salariés pour évoquer ce besoin de balisage du parcours professionnel. Pour que la gestion des compétences et des parcours puisse susciter une dynamique vertueuse de reconnaissance par la promotion, le marché interne doit être dynamique, c’est-à-dire, permettre aux professionnels de faire reconnaître leurs compétences dans un cadre plus large que celui de l’organisme dans lequel ils travaillent. Ainsi, la compétence individuelle, en l’absence de « certificats » reconnus dans le secteur professionnel, reste en définitive la propriété de l’entreprise qui la génère et plus encore elle favorise des parcours maison qui n’ont pas de traduction sur le marché externe.

« Je suis arrivé à Logemer il y a 8 ans, je suis entré comme emploi-jeune sur le boulot de gérant. Avant, j’avais travaillé en intérim, dans la menuiserie aux chantiers de l’Atlantique, j’avais un CAP. (…). En deux ans, j’ai appris l’ensemble des activités mais ça n’est pas venu tout de suite. Depuis deux ans, je suis responsable de secteur, cela demande plus d’analyse. Aujourd’hui, j’avoue que je suis un peu perdu… je me suis donné sur cette gestion de site… pour moi, c’était un gros effort, j’avais pas forcément l’habitude de l’analyse, j’y ai passé plusieurs week-end… Le chef d’agence a toujours pu me faire confiance. J’ai été au démarrage de ces projets, au début, il n’y avait rien, aujourd’hui, ça fonctionne bien mais je ne sais pas très bien où je vais… après, qu’est-ce qu’il va en être pour moi… j’avoue que c’est dur. Si je vais ailleurs, on va me dire « vous n’avez qu’un CAP. » Ici, je suis bloqué au niveau de mon salaire, je suis au maximum de la grille et pour les autres emplois, il faut des diplômes. (…) Logemer a eu des grands prix de management mais moi, qui reconnaît ma compétence ? » (Philippe, responsable de secteur).

30Cet effet « compétence » présente des impacts différents pour les salariés dotés d’un niveau de qualification égal ou supérieur à l’emploi occupé et qui peuvent valoriser leur expérience sur le marché externe. Ce deuxième témoignage laisse entrevoir un rapport au métier « pesé » à partir des conditions de travail offertes par l’entreprise.

« Ça fait 6 ans que je suis à Logemer, au départ comme gérante puis comme responsable de secteur. Responsable de secteur, je n’étais pas chaude, il y a beaucoup de responsabilités… la charge est forte… mais je n’ai pas eu le choix car les projets étaient en cours et il fallait nommer un responsable. J’ai demandé à être positionnée dans la grille au niveau 2… en confirmé, je savais qu’ils n’avaient pas le choix(…). À Logemer, la différence, c’est que l’on doit changer d’agence, ce n’est pas confortable car on ne sait pas sur quels sites on va tomber et il faut réapprendre toute l’histoire des logements, leurs fragilités, se faire reconnaître des habitants, faire avec de nouveaux collègues, on se remet dans de nouvelles dispositions et une fois que l’on a commencé à bien intégrer toute la logique d’un quartier, il faut partir. C’est assez frustrant, épuisant aussi car on recommence tout à chaque fois. Je sais que je n’ai pas beaucoup d’autres perspectives ici, après il faudrait partir mais Saint-Nazaire, c’est un cadre agréable. Si je revenais dans le privé j’aurais d’autres horaires, ça serait du 19H-20H et ça, je n’en veux pas ». (Murielle, responsable de secteur).

31Ce parcours laisse apparaître un investissement dans le métier qui s’avère coûteux du point de vue des changements de site et de territoire. Ici, la question du balisage du parcours ne se pose pas mais c’est la garantie de « bonnes conditions » de travail qui constitue la contrepartie à des contextes d’exercice de la compétence changeants.

32La singularité de la démarche compétence conduite à Logemer tient à son caractère organisationnel et managérial : portée par une action dirigeante volontariste, elle vise essentiellement à dessiner les contours de pratiques professionnelles orientées vers le service au locataire. Dans cette perspective, la démarche compétence est un moyen pour la direction de développer une culture de métier centrée sur la prise de responsabilité locale et l’acquisition de nouvelles activités. La problématique de ce type de démarche porte sur l’articulation potentiellement critique entre des activités évolutives et leur validation par l’entreprise.

33L’absence de « reconnaissance », fréquemment citée par ces professionnels, traduit une attente d’adéquation entre le changement opéré par l’entreprise, sa trajectoire de modernisation et les apprentissages réalisés par les individus pour faire face à des activités de plus en plus complexes (gestion quotidienne et intervention socio-urbaine). Les apprentissages opérés et les compétences acquises dans l’exercice professionnel participent à construire des parcours maison, mais pour autant, ces apprentissages ne sont pas transposables d’un organisme à l’autre. À ce titre, la dimension du métier, particulièrement prégnante à Logemer, présente une limite au sens où le salarié n’est pas détenteur, à terme, d’un patrimoine décontextualisé et monnayable sur un marché qui transcenderait celui de l’entreprise.