1L’entreprise Modeluxe fait partie de ces petites sociétés du secteur du textile et de l’habillement qui, renonçant à la délocalisation vers des pays à bas coût, ont renforcé leur lien avec des créateurs du luxe. Cette entreprise familiale, installée depuis 1972 dans une commune rurale des Pays de la Loire, avec un effectif qui oscille autour de soixante-dix salariés, développe alors une stratégie de montée en gamme, assise sur une réputation de qualité des produits livrés, tout en se spécialisant sur les tissus « flous » comme la mousseline ou la soie. Cette évolution va nécessiter un profond changement de cap pour l'entreprise avec notamment d’importantes restructurations organisationnelles que relaye la démarche compétence.

2Celle-ci correspond à la mise en place d’une évaluation individuelle des salariés plus en phase avec les nouvelles exigences du travail propre au luxe. Nous présenterons les changements organisationnels qui ont précédé cette démarche, pour évoquer ensuite sa mise en œuvre et enfin les points de vue des opératrices et des agents de maîtrise.

RÉORGANISATION POUR UN SAVOIR-FAIRE HAUTE FAÇON

3La stratégie de l’entreprise consiste à jouer la carte de l’expertise en se spécialisant dans les « savoir-faire haute façon ». Pour cela, l’entreprise bouleverse son organisation en abandonnant la chaîne pour mettre en place des groupes autonomes afin de faire face aux nouvelles contraintes des clients : la complexité croissante des produits et des séries de plus en plus petites.

« Une commande, nous explique la directrice, c’était 2 000 ou 2 500 pièces, avant. Petit à petit, on arrivait à des commandes de 200, 300, voire 500, puisque les produits à grosse quantité partaient de toute façon à l’étranger. On s’est dit que pour pouvoir s’en sortir, il fallait qu’on réorganise et puis aussi qu'on augmente les savoir-faire de nos salariés pour pouvoir toucher d'autres clients […] » (Jeanne, directrice).

4Cette réorganisation reste pour ceux qui l’ont vécue une véritable révolution qui se traduit par un réagencement spatial de « l’usine » qui devient « l’atelier ». Mais c’est aussi le contenu du travail qui est transformé : spécialisées et expertes dans leur domaine, les opératrices qui avaient l'habitude de se voir confier un bac entier d'une même opération vont devoir faire preuve de polyvalence.

« Une personne qui montait et rabattait un col, elle ne faisait que ça à longueur de journée, de mois et d'années. Donc, elle était super compétente dans son opération. […] et les tissus variaient très peu... […] Mais là, on demande de changer d'opérations, de prendre des fois, quatre à cinq opérations différentes dans deux heures... Deux heures sur des matières qui n'ont plus rien à voir » (Perrine, monitrice).

5À partir de 1996, les employeurs (le directeur, propriétaire de l’entreprise et sa femme), subventionnés par l'Etat et le Fonds Social Européen1 vont mettre en place un plan de formation de trois ans pour les opératrices et constituer, avec l’aide d’une consultante les groupes autonomes. Celle-ci établit, à partir des opérations nécessaires à la réalisation d’un produit, une cartographie des personnes capables de les réaliser, en y ajoutant différents degrés de maîtrise. Un groupe est constitué de six piqueuses (maintien emmanchures et encolures, bourdonner, retourner col, cranter, coulisser poignet, etc.), et de deux repasseuses qui préparent et contrôlent leur travail. Outre les cinq groupes de production, l'entreprise compte un groupe dédié au modèle, un autre à la coupe et un dernier aux finitions.

6Pour la directrice, la constitution des groupes se fait sur la seule recherche d'un équilibre des compétences techniques :

« Dans chaque groupe, […] il nous fallait une personne qui sache faire le repassage final, l’autre le repassage en cours. On a pris les phases essentielles de l’assemblage d’un vêtement. Donc, il fallait une personne qui fasse des ourlets, l’autre les cols, des manches, etc... On a essayé de mettre des compétences qui correspondaient à un vêtement. »

7Du côté de l’encadrement, les effectifs se renforcent. Deux monitrices, sans être attitrées à un groupe particulier, sont chargées d'y assurer les lancements de gamme, une autre se concentre plus spécifiquement sur la coupe, une dernière organise la planification et affecte les différentes opérations au sein des groupes grâce à l'équilibrage de la gamme opératoire.

8L’objectif est que chaque opératrice occupe 100 % de son temps de sorte que chacune se voit confier plusieurs opérations qui n'ont parfois pas de rapport avec leur expérience d'origine.

« Il est évident qu’il n’y avait pas de col sur tous les produits. Donc, il fallait que la personne qui ne savait faire que des cols, sache aussi faire autre chose. » (Jeanne, directrice).

9Si la polyvalence entre dans l’atelier, le travail reste très prescrit par la maîtrise et le rendement est central.

« C’est assez simple de fonctionnement : on donne les indications, la référence du modèle, la quantité, le groupe qui va le réaliser, le temps s’affiche. […] On essaie de donner les opérations qui conviennent le mieux à la personne, qui va être plus réactive, qui va être plus dans son élément. […] On le fait mieux et peut-être plus rapidement aussi. » (Pascaline, monitrice).

10En tant que membres d’un groupe autonome, les opératrices sont responsables collectivement de la qualité et du rendement attendus. Pour atteindre ces objectifs, une coopération est de plus en plus nécessaire. Celle-ci s'exprime sous différentes formes : les opératrices s'entraident pour respecter les délais, pour transmettre leur savoir-faire (à une débutante par exemple), mais également pour réaliser un contrôle mutuel de leur travail. Néanmoins, cette coopération n’est possible que si une « bonne ambiance » existe au sein du groupe. Lorsque cette condition est réalisée, les opératrices, elles-mêmes soucieuses de maintenir cette bonne entente, peuvent le cas échéant prendre en charge une part du travail d’une de leurs collègues.

« Qui dit un groupe, dit plusieurs personnes, plusieurs caractères ! Au début c’est dur parce qu’il faut apprendre à se connaître, bon après, on commence à se connaître et puis on fait attention […]. Mais bon, qui dit en équipe, il faut faire des efforts […]. Bon s'il y en a une qui a besoin d'un coup de main, un petit truc que je peux faire, je le fais ! […]. Mais bon, je pense que par rapport au groupe, on a le même esprit de travail, donc je pense que c'est ce qui fait qu'on arrive à s'entendre. » (Aurore, opératrice).

11Les interdépendances entre les opératrices vont se renforcer avec la mise en place d’une prime de rendement collective lors du passage aux 35 heures. Jusqu’alors le rendement se mesurait individuellement, poste par poste, avec l'objectif quotidien de « vider le bac » et de faire de la quantité. Au-delà de son effet incitatif, la prime collective favorise la solidarité au sein du groupe. Mais, si dans certains groupes l’équipe s'organise et s'entraide, cela peut aussi créer des tensions, certaines salariées pressant leurs collègues, d'autres, comme l’indique cette repasseuse, se laissant porter par le collectif.

« … il y en a qui se reposent facilement sur les autres ! Il y en a qui vont tirer d'un bout… Vous, vous avez beau avancer, mais derrière ça bourre… et moi, je dis que c'est dommage […]. Oui ! Je trouve ça dommage parce qu'il y a des filles qui ont envie de bosser et puis elles n'étaient pas récompensées par rapport à celles qui s'en foutent (…) ! » (Noëlla, opératrice).

12Mais cette prime collective au rendement trouve rapidement ses limites lorsqu’il s’agit de réaliser des modèles plus complexes qui s’avèrent de plus en plus nombreux dans les années 2000. Leur confection nécessitent de nouvelles astuces et de nouveaux savoir-faire. Or, réfléchir à la manière de s'y prendre pour faire le meilleur travail possible prend du temps, autant de temps pendant lequel les produits ne sortent pas. Et parce que les produits sont complexes, ils sont confiés aux groupes jugés les plus aptes à répondre à la demande. D’abord valorisées par cette marque de confiance dans leur travail, les ouvrières de ces groupes vont bientôt constater que ces produits complexes sont à faible rendement et ne permettent pas d’obtenir les primes.

« Au niveau travail, on avait quand même des modèles de plus en plus compliqués, donc, qui demandaient de plus en plus de réflexion, de plus en plus d’attention et puis… des matières beaucoup plus difficiles. Donc même qu’on s’y donnait de bonne volonté, même qu’on s’entraidait entre nous, l’objectif n’était pas atteint. Disons, on travaillait mais le fruit n’était pas là de notre travail parce que le rendement n’était pas présent. Donc c’est vrai qu’on avait beau travailler, à la fin du mois, on n’avait presque rien ! » (Louane, opératrice).

METTRE EN SCÈNE LE TRAVAIL

13Pour résoudre ce paradoxe, la direction décide de mettre en place une autre forme d’évaluation du travail. Pour cela, la consultante ayant contribué à la création des groupes autonomes est sollicitée à nouveau. S’initie alors ce que nous nommerons la démarche compétence. Pendant les deux ans nécessaires à sa mise en œuvre, l'absence d'interlocuteurs légaux et l’exclusion des opératrices de la concertation sur le projet d’évaluation individuelle vont contribuer à la création d’une grille générique identique à toutes les opératrices quelle que soit leur activité.

14La direction organise une réunion de présentation de la démarche en mettant l’accent sur l’individualisation des salaires, en rassurant les opératrices : « personne n’y perdra ». En effet, la remise en cause du mode de calcul des salaires inquiète d’autant plus que le secteur est réputé pour ses bas salaires. Néanmoins, ce discours est plus ou moins entendu par les opératrices. Certaines reconnaissent la légitimité de l’individualisation des salaires.

« C’est vrai que c’est aussi une certaine reconnaissance, la polyvalence c’est dur aussi, hein ! Parce que… il faut être opérationnelle tout de suite et donc ça demande beaucoup d’efforts. Alors quelqu’un qui ne veut pas changer de poste, qui dit : “Non, moi je fais ça et je sais faire ça depuis des années et je ne fais pas autre chose”, ce n’est pas normal. Donc, c’est normal que quelqu’un, qui est polyvalente ou qui veut s’investir un peu plus, ait un petit peu plus de salaire, à mes yeux… » (Louane, opératrice).

15Mais d’autres interrogent l’équité du dispositif par rapport à la collaboration requise par le travail et les effets de cette individualisation sur le salaire.

« On a beaucoup discuté de ce qui était dans les grilles voir aussi à quoi ça correspondait, et à quoi, on s’attendait comme salaire. […]. Voir si c’était plus intéressant que les primes, ça dépendait aussi des groupes, ceux qui fonctionnaient aussi très bien par primes et donc qui étaient plus déçus par la grille […] Parce que quand on est en groupe parfois ça marche mieux toutes ensemble, que tout seul. Ça a été intéressant pour certaines mais pas pour d’autres ». (Aurore, opératrice)

16Cette interrogation est d’autant plus légitime qu’au moment précis où est établie la comparaison entre les deux modes de rémunération, les entretiens individuels n’ont pas encore eu lieu. Ce travail se fait donc en fonction de l'évaluation réalisée a priori par la direction et la maîtrise en fonction de leurs propres représentations des compétences de chacune. C’est pourquoi, au sein de l’atelier, la démarche reçoit un accueil très réservé.

17Le support de la démarche compétence comprend une fiche de bilan de l'activité annuelle comprenant les demandes de formations et d'évolution et une grille présentant cinq catégories : Complexité-technicité ; Responsabilité vis-à-vis du travail ; Autonomie-initiative ; Connaissances, Relation. Chacun de ces domaines possède cinq degrés d'évaluation. À partir de cette grille, la direction demande à chacune des salariées de préparer l'entretien en s’auto-évaluant sur chaque domaine de capacités. De leur côté, et pendant le même temps, les agents de maîtrise se réunissent pour échanger sur les opératrices et se mettre d'accord sur un niveau d'évaluation. Ensuite, les unes après les autres, les opératrices sont convoquées à un entretien en présence d'une personne de la maîtrise et de la directrice.

18Les opératrices font, pour la plupart état de leurs difficultés à se positionner sur cette grille. Une première difficulté est liée au contenu de la grille qui est très générique et pose des problèmes d'interprétation. Les salariées ne sont pas certaines d’apprécier justement les catégories utilisées. Par exemple, pour atteindre le degré le plus élevé du domaine « Complexité / Technicité », l’opératrice doit être en mesure de : « réaliser un article entier, nécessitant des opérations de nature différente à organiser et à combiner ». Or, ce repère ne correspond pas à la logique métier des repasseuses, ni des opératrices dites « de la coupe » et « en finition ».

« Où est-ce qu’on est là-dedans, les repasseuses ? Où je me mets ? Où est-ce qu’on est là-dedans ? Nous, on est bonnes à quoi là-dedans ? »

19Ou encore

« Pour une fille qui pose des boutons toute la journée, ou une fille qui repasse… qui fait que de la préparation, comment voulez-vous que nous on arrive à 12 ? Non ! Moi, je trouve que par rapport à ça, ce n'est pas toujours logique. » (des opératrices).

20La deuxième difficulté est due à la position même d'évaluée. Rares sont les salariées qui optent pour une surévaluation, la plupart (55 sur 60) s’auto-censurent en se sous-évaluant, car

« c'est mieux de ne pas jouer les prétentieuses […] comme ça on a une bonne surprise. » (Louane, opératrice)

21Du côté de la maîtrise, la préparation des évaluations n'est pas simple non plus. Elles doivent opérer une série de mises en équivalence pour établir un classement car toutes les opératrices n’accéderont pas au plus haut niveau.

« La première évaluation, donc c'était un premier travail, c'est vrai que c'était tout à faire, nous explique cette monitrice. Ce n'est pas facile, on a essayé de doser, à peu près. […]. Quand on a un doute sur une personne. […] Disons elle est à un point de passer à une catégorie supérieure, on ne sait pas si on doit la faire passer, pas passer… On s'est dit : “Eh bien, voilà, elle fait telle chose, elle réagit de telle façon. Quelle personne serait à peu près dans le même esprit, on va dire et dans les mêmes compétences” pour pouvoir les comparer toutes les deux et se dire : “Bon, elles sont à peu près sur la même catégorie, elles réagissent pareil, elles méritent d'avoir le même niveau” donc, là, on essaye de savoir ce qu'on avait mis et de savoir si c'est justifié, pas justifié par rapport aux arguments qu'on a apportés » (Perrine, monitrice).

22Le souci d'être juste, équitable devient avec la démarche compétence, une préoccupation majeure pour la maîtrise.

23Lors du premier entretien, les opératrices assistent plus qu'elles ne participent à l’exercice. Elles sont là pour connaître le jugement que les « chefs » portent sur elles, pour savoir enfin si l'on reconnaît leur travail ou ce qui pose problème. Et puis il s'agit surtout de déterminer « à quelle sauce, elles vont être mangées ! ». La confrontation des points de vue suscite alors peu de discussion. En effet, quand bien même le désaccord est réel, les évaluées pensent le jeu joué d’avance.

« Il y a des choses sur lesquelles je n’étais pas d’accord. Je crois de toute façon que c’est fait à l’avance ».

24Ou encore

« Quand j’ai vu ça, je me suis dit « ça sert à rien qu’on le dise », puisque ça ne change rien » (des opératrices).

DES COMPÉTENCES À L’ÉPREUVE DU JUGEMENT

25Après le premier entretien, l’outil et sa mise en œuvre sont connus et vont conduire les uns et les autres à revoir la mise en scène du travail. De son côté, la maîtrise, dans un souci d’équité va chercher à rendre légitime son argumentation en vue des prochains entretiens. À cette fin, les monitrices ont convenu de consigner, chacune de leur côté, leurs observations sur chaque opératrice afin d'avoir sur l'année des arguments pour justifier leur évaluation. Or, le temps manque souvent pour cette tâche non prioritaire de sorte qu'au moment du deuxième entretien, certaines opératrices ont pu, grâce à leur propre consignation d’événements, occuper des espaces de discussion pour défendre un point de vue différent de celui de la maîtrise. Il est vrai que l'injonction de la preuve d'un côté comme de l'autre est quelque chose de nouveau, puisque désormais pour progresser, il faudra remettre en question ses pratiques au travail mais aussi formaliser ces remises en cause. Sur cet aspect, nous proposons d’évoquer les points de vue des deux protagonistes : les opératrices d’une part, et les agents de la maîtrise, de l’autre.

26L’outil, en indiquant les qualités attendues et en leur associant un nombre de points, rend visible la hiérarchie des aptitudes ce qui, dans le quotidien, conduira à des stratégies de mises en scène de l’activité. Autrement dit, la grille est performative car les salariées vont s’appuyer sur les aptitudes énoncées pour orienter leur activité. L’idée est de pouvoir accéder à quelques points supplémentaires d’un entretien à l’autre pour, à terme, passer à un niveau supérieur. Dans le même temps, et c’est là un point qui mérite d’être souligné, certaines se demandent si, ce qu'elles font au quotidien est vu et reconnu par la maîtrise, qu'elles savent très occupée. Et subséquemment, doivent-elles ou non se manifester chaque fois qu'elles agissent dans le sens de la grille ? Cette question n'est pas anodine car elle se pose par rapport à l'ensemble de l'atelier : il ne faut pas trop en faire sinon un jugement négatif pourra rapidement être posé par les collègues et conduire à des tensions dans le groupe :

« Elle joue la bonne élève », « Elle cherche à se faire mousser ».

27Mais alors, si les compétences sont mobilisées de manière invisible pour la maîtrise, peuvent-elles tout de même exister ? En effet, pour les opératrices, l’enjeu de cette grille est le jugement qui va être porté sur elles par la maîtrise. Encore faut-il qu’elles aient l’occasion de mettre à l’épreuve leurs compétences, pour être jugées.

28Ainsi, un groupe, qui considérait ne pas accéder aux marques et donc ne pas pouvoir montrer sa « valeur » s’était concerté pour que ce point soit évoqué par chacune d'entre elles lors de l'entretien. En effet, si l’évaluation des compétences se fait par rapport à la complexité croissante à maîtriser, il faut, pour les opératrices, pouvoir donner à voir ce qu’elles savent faire. Or, pour cela, elles dépendent bien entendu des modèles qui leur sont confiés par les monitrices.

« Elles confirment bien que l’année d’après, il faudrait qu’on prenne des points en plus. C’est aussi par rapport au travail qu’on nous donne. De nous dire de monter d’une case, c’est bien ; mais, si on ne nous donne pas la facilité de passer à la case d’après, on ne peut pas » (Liliane, opératrice).

29Les propos d’une repasseuse confortent l’importance du cadre de l’évaluation :

« Elle va me dire « vous avez fait de la machine », oui j’en ai fait un peu, mais si elle ne m’y met pas, je ne prendrais pas d’expérience. Alors, elle m’a demandé si j’avais l’intention d’y aller. Moi, j’ai dit que je voudrais bien, essayer un petit peu au moins. Voyez, cela fait un an et je n’y suis encore pas allée. C’est pour ça que je demande si vraiment ça sert » (Marion, opératrice).

30D’autres éléments apparaissent dans les propos des opératrices comme le client, représenté par la marque, qui devient un critère d’évaluation de la compétence :

« Et puis, il y a les marques, ça ne nous a pas donné de la valeur non plus, parce qu’on faisait la gamme la plus basse […] Depuis, je pense qu’on a dû remonter parce que, comme on ne faisait pas de Céline ou de Chloé des trucs comme ça, (et on en fait maintenant) des marques beaucoup plus élevées, donc, logiquement cette année on devrait avoir un petit plus de points » (Jacqueline, opératrice).

31Ainsi, si les opératrices manifestent le désir de progresser, elles soulignent la nécessité d’en avoir les moyens, qu'ils soient donnés par la maîtrise dans la distribution du travail ou par des formations.

32Après le premier entretien, la plupart des opératrices n’évoque pas de changement dans le travail lié directement à la démarche compétence. Beaucoup, en effet, soulignent qu'elles faisaient ce qui a été mis en valeur dans la grille avant qu'on ne le leur demande. Elles indiquent alors leur volonté de poursuivre au nom de leur « conscience professionnelle », de leur « goût du travail bien fait ». Le fait de vouloir « monétariser » des éléments qui jusque-là étaient plutôt intégrés dans la « conscience professionnelle » produit l’effet inverse de celui recherché puisque la somme mise en jeu est jugée dérisoire et ne méritant pas l’investissement requis.

« Les filles, elles sont moins motivées, je dirais. Celles qui ont été déçues par rapport à comment elles ont été notées. Pour moi, il y a moins d’esprit de groupe… Si elle aide, ou qu’elle n’aide pas l’autre, il n’y aura pas d’effets au niveau du groupe. Si on a envie d’avoir de bonnes relations avec une fille, il faut pouvoir, il faut que l’autre, elle accepte, on a beau… Des fois on se tape contre un mur. » (Nadine, opératrice).

33Toutefois, malgré la déception exprimée, il n'en demeure pas moins que la mise en place des entretiens annuels est une source de motivation pour « changer de case » même si le salaire ne suit pas. On retrouve ici une ambivalence entre la reconnaissance financière attendue et la conscience professionnelle qui permet à chacun de s'investir dans son travail pour autre chose que cet aspect financier. La deuxième entrevue, qui se déroule l’année suivante, suscite plus de discussion. Quelques salariés avaient préparé des éléments, voire un argumentaire écrit pour ne rien oublier. Aux arguments de la maîtrise, elles n’hésitent pas à opposer des contre-exemples leur permettant de prétendre à un nouveau classement. De fait, la mise à l’épreuve du dispositif et son appropriation progressive par les opératrices conduisent à des discussions sur l’interprétation du vocable utilisé d'autant que certaines des explications qui leur ont été données, lors du premier entretien, sur la manière de comprendre les catégories n’ont pas trouvé d'écho lors du second entretien ce qui suscite des interrogations.

« Donc, ils nous ont dit, il faut faire par rapport à votre poste. Donc, […] là, 12 points “sait réaliser l'article entièrement, nécessitant des opérations de nature différente”, par rapport à MON poste ! Donc, comme je fais de la préparation et que je touche à du final, c'est arrivé et tout ça. Donc, je m'étais mis 12 points. “Ah, non Noëlla, parce que… !” J'ai dit : “Oui, mais enfin du final par rapport au repassage, je suis en préparation. Du final… quand il y a des départs en vacances et qu'on nous garde pour faire du final, là, on sait faire !” Ça a été refusé » (Noëlla, opératrice).

34Malgré cela, certaines vont être entendues dans leur argumentaire comme cette salariée :

« Elles m’avaient laissée au 5ème (de 28 à 32 points), mais moi je trouvais que j’étais juste à 33, j’ai argumenté, […] j’ai dit que depuis 6 mois, je travaillais sur 2 groupes, je trouvais qu’il y a eu de l’organisation, qu’il fallait quand même se débrouiller, je trouvais que ça n'avait pas mal tourné, j’ai expliqué mon cas… je crois qu’elles étaient un petit peu surprises […] Je suis retournée à l’atelier, et elles m’ont rappelée un peu plus tard. […] La maîtrise a dit, « C’est nous, on n'avait pas bien réfléchi, c’est vrai. » Elles avaient rediscuté de tout ça, et finalement elles m’ont mis à 34. […] oui, oui, c’est ce qui a résulté de l’entretien. » (Louane, opératrice).

35Enfin, au-delà des satisfactions et du réconfort moral qu’ont pu exprimer certaines ouvrières de se savoir reconnues pour leur travail et être encouragées à progresser, certaines se sentent et surtout se sont autorisées à prendre plus d'initiative, au nom même de la nouvelle règle qui leur est imposée.

« Ça m’est arrivée cette année de dire un jour à Perrine… j’avais un modèle à faire, donc, en finition elle me dit : « Faudrait faire ça, ça, comme ça ». Me voilà partie à faire ce qu’elle m’a dit et à un moment donné je me suis dit que ça n’allait pas. J’ai dit : « Perrine, ce n’est pas bien, est-ce qu’on pourrait pas faire ça et ça comme ça ? Je trouverais que ce serait mieux ». On en a parlé. Et elle me dit « : Tu as raison ». Je ne me serais jamais permis de lui dire ça avant » . (Liliane, opératrice).

36Par ailleurs les opératrices perçoivent de manière différenciée les effets de l’évaluation individuelle sur la coopération. Les unes apprécient l’individualisation même si c’est au détriment du collectif :

« Avant, il fallait que tout le monde ait envie de bosser pour que l’on puisse faire des primes, comme ça marchait pour tout le monde pareil. Là, on travaille vraiment pour nous. On travaille en groupe, mais nous sommes récompensées par rapport à nos compétences. C’est pas mal aussi ». (Aurore, opératrice).

37D’autres, en revanche, ont pris conscience du danger potentiel de cette individualisation.

« La fille dit, j’ai mon travail, je n'aiderai pas l’autre. C’est ça le problème. Dans certains groupes, ça ne passe pas. La fille dit qu’elle a du travail, qu’elle se met beaucoup l’avance. Elle est tranquille. Et l’autre, par derrière, elle tire la langue parce qu’elle n’arrive pas à suivre » . (Yvette, opératrice).

38On retrouve ici un aspect souvent souligné du « modèle compétences » avec une prédominance des évaluations individualisées, visant à fixer la rémunération sur des critères de résultats. Les compétences se mesurent alors à l'aune des performances individuelles. Or, le danger inhérent à ce modèle est de ne pas reconnaître la dimension nécessairement collective du travail.

39Si les opératrices évoquent à leur manière l’idée que le contexte est source potentielle d’inégalité pour développer ses compétences ou même de montrer qu’on les possède, il convient pour la maîtrise de réduire cette inégalité, ce qui n’est pas sans difficulté.

40Pour « faire tourner » l’atelier, la maîtrise utilise une grille de savoir-faire, bien antérieure à la grille des compétences, où sont affichées toutes les maîtrises techniques.

« C’est M. qui décide. Si la fille a vraiment l’habitude de faire les poignets, ce sera toujours la même qui y sera. C’est beaucoup plus facile de donner à la personne qui a l’habitude, parce que dès qu’on change on perd un peu de temps ». (Jacqueline, opératrice).

41La maîtrise a pour rôle de renforcer les exigences en termes de qualité tout en maintenant les impératifs de rendement. Une troisième contrainte vient s’ajouter à cette double exigence, la promotion de la polyvalence. Il s'agit par exemple d'accepter de prendre des risques en confiant des modèles ou des opérations complexes à des salariées dont la maîtrise n'est pas complètement sûre pour leur permettre de faire la preuve de leurs compétences ou de les augmenter. C'est en effet une des conditions pour pouvoir suivre l’évolution des compétences, tout en respectant les contraintes de production. L’agent de maîtrise attend donc des opératrices de faire la preuve que le risque est bon à prendre.

« Il y a des personnes qui ont demandé lors des évaluations de faire autre chose, de dire : “Moi, je suis capable de faire autre chose.” Elles nous l'ont demandé. […] Alors, une personne nous l'a demandé. D'ailleurs, elle n'était pas d'accord avec son évaluation et elle nous a dit que de toute façon, elle ne pouvait pas évoluer puisqu'on ne lui donnait que des choses basiques à faire. On lui a fait comprendre qu'elle ne nous avait pas prouvé que justement, elle était capable de passer ce cap d'opérations basiques pour qu'on puisse lui donner autre chose et elle nous a dit : “Si ! Je suis capable.” Donc, on lui a dit : “D'accord. Donc on te change de catégorie […] et tu nous prouves que tu es capable. […] Eh bien, là, effectivement, ça l'a fait bouger ! » (Perrine, monitrice).

42Mais, pour l’agent de maîtrise, cela implique aussi d’encourager l’initiative. Il lui revient alors de calculer le risque :

« Oui, c'est-à-dire qu'on les laisse libres. On veut bien mais à condition que ça marche. Après, on les laisse libres, un petit peu […] Ah c'est une bonne question, ça (rires). Jusqu'où on les laisse libres ? Ça dépend. C'est vrai que par exemple, dans ce cas-là, si on voit que ça fonctionne bien, qu'il y a une bonne ambiance, que le produit sort très bien, on n'intervient pas. Par contre, si… Elles ont décidé que finalement, elles ne suivraient pas ce qu'on leur demande et que finalement, ça se passe mal, donc là, on leur impose, parce que quelque part on est quand même là pour mener les troupes et que même si elles peuvent nous donner des idées, elles n'ont pas à nous imposer des choses » . (Perrine, monitrice).

43Le principal constat est qu’il est difficile de gérer toutes les tensions entre des objectifs différents. Le rôle social assuré par la maîtrise est aussi une chose parfois délicate à assumer mais pourtant nécessaire pour maintenir l'équilibre et l'ambiance de l'atelier.

UNE QUALIFICATION LOCALE

44L’ensemble des opératrices s’accorde pour constater qu’aujourd’hui, le travail est plus intéressant et la majorité ne souhaite pas revenir en arrière. Les modèles, sans cesse nouveaux, rompent la monotonie mais exigent aussi plus de réflexion pour trouver à chaque situation de nouvelles solutions. Cet intérêt pour le travail se double donc de la nécessité d'apprendre en permanence.

45Pour la directrice, cela va se traduire par la recherche d’un engagement encore plus important de chacune et par la redéfinition d’un métier au profit d’une qualification en adéquation avec l’activité.

« Le nouveau chantier, c’est de modifier déjà au niveau des bulletins de salaire, leur intitulé de poste qui ne voulait plus rien dire » (Jeanne, directrice).

46Lors de la présentation des outils, une explication du nouvel intitulé du métier est donnée, les opératrices deviennent « opératrices du flou », une qualification interne à l'entreprise. À ce niveau, il convient de s’interroger sur les effets d’une telle redéfinition. En effet, quand bien même la dénomination de « mécanicienne » pose question, il n’en demeure pas moins que cet intitulé de poste correspond à une réalité conventionnelle à laquelle peut être associée une grille de salaire négociée au niveau national. La dénomination d’opératrice du flou n’a, elle, pas d'existence légale au niveau des conventions collectives et reste générique puisqu’elle englobe dans un même ensemble les piqueuses, les repasseuses, les opératrices affectées aux modèles ou aux points main ; autrement dit, “opératrice du flou” ne répond pas au projet affiché de rendre plus nette l’adéquation entre l’activité et son intitulé (si tant est que cette justification ait un sens) et son statut de qualification interne n’en permet pas le transfert dans une autre entreprise. En revanche, les salariées voient questionnée l’identité de métier et remis en question les fondements du salaire. C’est d’ailleurs par ce biais que la direction expose son projet. En effet, tous les objectifs identifiés doivent être traduits sur le bulletin de salaire. Ainsi, lorsque la direction organise une réunion de présentation de la démarche et de la grille, l'accent est mis sur les évolutions salariales afférentes. De sorte que pour la plupart des salariées, l'association entre « démarche compétence » et salaire est automatique.

« Comme il y des filles qui savent faire des opérations et peut-être qu’elles ne sont pas assez payées par rapport à ça. Je pense que c’est bien. [Q : À quoi ça sert d’après vous ?] À donner le salaire qui revient à la fille. Pas donner plus ou moins, mais par rapport à ce que les gens savent faire. » (Emilie, opératrice).

47Comme l'accent était mis sur le salaire, globalement, le résultat offre peu de surprise et au final c'est plutôt la déception qui s'exprime. En effet, si le système semble intéressant, les effets sur le salaire sont jugés insuffisants, qu'il s'agisse de la comparaison avec l'ancien système ou des différenciations établies entre chaque niveau, comme le constatent ces différentes opératrices :

« 5 euros au mois brut ! Alors, vous enlevez 22 %, on est plus quoi ? Trois euros cinquante, on arrive à 10 centimes, même pas, à la journée ! Aujourd'hui, je vaux 10 centimes de plus cher qu'elle ! Moi, je trouve ça dévalorisant ! »

48ou

« Par rapport au système, je suis tout à fait d'accord. Le système, tu bosses, tu fais ton truc, tu fais… Normal. Par contre, ça nous a scié les pattes la différence… 5 euros par mois, brut ! Alors, qu'est-ce que vous allez vous battre ? Pour 5 euros brut par mois. »

49Ou enfin

« Mais quand on a eu les grilles eh bien non ! On a eu l'impression qu'on s'est foutu de nous, quoi ! Ce n'est pas le principe en lui-même... c'est la différence. » (des opératrices) ».

50La démarche compétence chez Modeluxe nous paraît exemplaire dans sa capacité à traduire dans un outil de gestion des ressources humaines relativement simple, les nouvelles attentes de la direction vis-à-vis de ses opératrices au regard de son évolution stratégique, à savoir la montée en gamme de ses produits. Cette belle adéquation entre un outil de gestion et une stratégie pourrait préfigurer le succès de cette démarche. Néanmoins, vis-à-vis de sa mise en œuvre, les avis sont mitigés et de nombreuses questions restent en suspens. Ce qui, à notre tour, nous conduit à nous interroger. N’aurait-il pas fallu impliquer les opératrices dans la définition des critères d’évaluation de leur propre travail ? N’aurait-il pas fallu anticiper les évolutions importantes du rôle et du travail de la maîtrise ? Enfin, quand l’encadrement annonce comme un avantage : « dans la grille rien n'est figé ! », cela peut aussi signifier pour d’autres que les compétences seront toujours inaccessibles car redéfinies en permanence.