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Stratégie d’entreprise

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Thierry Weil

Chapitre VI. Les préférences endogènes

Testo integrale

1Les modèles de décision rationnelle ou procédurale font souvent l’hypothèse que les préférences du décideur sont des données exogènes. Ces préférences seraient absolues, pertinentes, stables, cohérentes, précises, non seulement en ce qui concerne les opportunités immédiates mais aussi futures. Certaines décisions comportent en effet des sacrifices immédiats compensés par des satisfactions futures, ou l’inverse.

1. DES PRÉFÉRENCES INCERTAINES ET ÉVOLUTIVES

2Nous aimons apparaître comme cohérents (ou n’aimons pas reconnaître que nous avons agi de manière incohérente) et nous revendiquerons donc souvent des préférences en accord avec l’action que nous avons réellement engagée et les résultats obtenus. Or, parfois, nous ne connaissons pas nos préférences a priori, mais les découvrons dans l’action. Nous constatons que nous sommes satisfaits d’une situation et répétons le comportement qui nous a permis de l’être.

3Certains psychologues nous incitent d’ailleurs à « découvrir nos préférences » pour mieux nous épanouir, ce qui suppose que celles-ci préexistent, même inconscientes. Admettre que nous puissions devoir inventer nos préférences signifierait que nous n’en avons pas encore, ce qui peut passer pour de l’immaturité. Parce que nous considérons que nous avons des préférences, au moins latentes ou inconscientes, nous sommes hostiles à l’idée que l’on puisse manipuler ou conditionner celles-

4ci. Nous n’acceptons pas d’être « frustrés ». Dans notre société, celui qui accepte d’être insatisfait est considéré comme un looser, alors que d’autres civilisations valorisaient la résignation, le sens du devoir, l’abnégation de celui qui occupe sans geindre la place que la providence lui a assignée.

5Pourtant, comme le souligne James G. March, alors que l’on enjoint à l’adulte de découvrir ses préférences et d’être cohérent, on juge normal d’aider un enfant à construire de bonnes préférences par la pédagogie, la contrainte et la manipulation. Ainsi, on encouragera un enfant spontanément paresseux, gourmand, impulsif, coléreux, à découvrir les charmes de la lecture, du contrôle de soi, de l’action réfléchie, de l’altruisme, de la propreté, de la courtoisie, de la musique baroque et des tragédies classiques. Les parents se feront un devoir de l’aider à acquérir le goût du travail et de l’effort, à construire des préférences qui favoriseront son épanouissement. Ils tentent de l’éduquer, considèrent qu’ils ont un devoir d’ingérence et que les préférences de leur enfant, même affirmées sans ambiguïté, sont en devenir. Cette vision dynamique de préférences en construction est plus riche que celle des préférences de l’adulte, que l’on suppose figées.

6Nous allons étudier quelques situations montrant comment parfois nos préférences nous échappent ou peuvent être manipulées, en suspendant provisoirement tout jugement moral sur l’acceptabilité de ces manipulations ou des biais cognitifs qui semblent échapper à notre maîtrise.

7Nous prendrons pour cela un exemple qui est notre attitude face aux risques (ou aux opportunités). Qu’est-ce qui fait que nous préférons parfois une option certaine à une option plus aléatoire (risquée) pouvant conduire à des résultats meilleurs ou pires que la première ?

8Biais cognitifs et effets de cadrage

1.1. Exercice expérimental

9Avant de lire ce qui suit, prenez le temps de remplir un des deux questionnaires ci-dessous (A ou B) sans regarder l’autre. Nous discuterons ensuite des réponses habituellement données (en tendance statistique) aux deux questionnaires.

10Questionnaire A

1/ Une épidémie menace la population de notre pays. Les prévisionnistes considèrent qu’elle mettra en danger 600 personnes. Deux stratégies, mutuellement exclusives, sont envisageables :

  • la vaccination préventive des sujets à risque : compte tenu de la mutation rapide du microbe, il y a une chance sur trois que le vaccin soit efficace. S’il l’est, les 600 personnes à risque seront sauvées.

  • un traitement antibiotique, qui est efficace sur un tiers des patients seulement (les tests de détection des facteurs génétiques permettant d’anticiper l’efficacité de cet antibiotique ne sont pas encore au point). Si l’on choisit cette option, les 200 personnes pour qui le médicament est efficace seront sauvées.

Malheureusement, la vaccination provoque une allergie à l’antibiotique, de sorte qu’on ne peut administrer celui-ci aux personnes vaccinées, et le vaccin n’est efficace que s’il a été inoculé avant l’exposition au microbe, de sorte qu’on ne peut vacciner efficacement ceux que le traitement antibiotique n’aurait pas guéris.
Quelle stratégie (vaccination ou médicament) conseilleriez-vous au ministre de la santé ?
2/ Un assureur vous propose de couvrir pour 10 € le risque (estimé à une chance sur 20 000) qu’un incendie détruise votre appartement d’une valeur de 200 000 €. Vous assurez-vous ?
3/ Bravo, vous avez gagné au jeu de la radio. Vous pouvez empocher 80 € ou les remettre en jeu et avoir 85 % de chances de gagner 100 € en tentant de répondre à la question suivante, facile. Que choisissez-vous ?
4/ Vous allez au théâtre, la place que vous avez achetée coûte 50 € (vous trouvez ça cher et ne l’auriez pas acheté si elle avait coûté 100 €). En arrivant au spectacle, vous constatez que vous avez perdu votre ticket dans le métro. Achetez-vous une autre place ou renoncez-vous au spectacle ?
Merci de noter vos réponses avant de lire la suite.

11Questionnaire B

1/ Une épidémie menace la population de notre pays. Les prévisionnistes considèrent qu’elle mettra en danger 600 personnes. Deux stratégies, mutuellement exclusives, sont envisageables :

  • la vaccination préventive des sujets à risque : compte tenu de la mutation rapide du microbe, il y a une chance sur trois que le vaccin soit efficace. S’il ne l’est pas, les 600 personnes à risque mourront.

  • un traitement antibiotique, qui est efficace sur un tiers des patients seulement (les tests de détection des facteurs génétiques permettant d’anticiper l’efficacité de cet antibiotique ne sont pas encore au point). Si l’on choisit cette option, les 400 personnes pour qui le médicament n’est pas efficace mourront.

Malheureusement, la vaccination provoque une allergie à l’antibiotique, de sorte qu’on ne peut administrer celui-ci aux personnes vaccinées, et le vaccin n’est efficace que s’il a été inoculé avant l’exposition au microbe, de sorte qu’on ne peut vacciner efficacement ceux que le traitement antibiotique n’aurait pas guéris.
Quelle stratégie (vaccination ou médicament) conseilleriez-vous au ministre de la santé ?
2/ Le patron du kiosque à journaux qui vous doit 10 € vous propose à la place un billet de loterie qui vous donne une chance sur 20 000 de toucher l’unique lot de 200 000 €. Prenez-vous le billet de loterie ou les 10 € ?
3/ Le radar vous a pris en flagrant délit d’excès de vitesse. Vous pouvez payer immédiatement 80 € ou avoir 85 % de chances de devoir payer 100 € (15 % des amendes ne sont pas mises en recouvrement dans cette république bananière). Que choisissez-vous ?
4/ Vous allez au théâtre, la place que vous voulez acheter coûte 50 € (vous trouvez ça cher et ne seriez pas venu si elle avait coûté 100 €). En arrivant au spectacle, vous constatez que vous avez perdu un billet de 50 € dans le métro. Il vous reste tout de même assez d’argent pour acheter la place. L’achetez-vous ou renoncez-vous au spectacle ?
Merci de noter vos réponses avant de lire la suite.

1.2. L’effet de cadrage pur

12Dans le cas de l’épidémie, les deux solutions sont équivalentes en termes d’espérance mathématique. Les deux sont risquées du point de chaque patient. Pourtant dans un cas (l’antibiotique), on a avec certitude 400 morts et 200 survivants, tandis que dans l’autre (le vaccin) on sauve ou non toute la population. La répartition des réponses montre une plus grande aversion au risque pour les retours positifs :

  • Lorsque l’on évoque ceux qui survivent (questionnaire A), on répugne souvent à « sacrifier », en choisissant la solution aléatoire (le vaccin), les deux cent personnes qui auraient survécu.

  • Lorsque l’on évoque ceux qui meurent (questionnaire B), on envisage plus facilement de prendre un risque collectif, pour ne pas sacrifier les 400 personnes condamnées dans la solution certaine.

13Notons qu’une partie seulement de la population testée est conditionnée par cet effet de présentation du problème puisqu’il existe à chaque fois des répondants qui font le choix minoritaire.

14On est là dans un pur effet de cadrage (framing effect), puisque le choix présenté est exactement le même et que les différences, statistiquement significatives, montrent l’impact de la présentation du problème. Cet effet a été mis en évidence par Daniel Kahneman et Amos Tversky (le premier a reçu le prix Nobel en 2002, le second était décédé quelques années plus tôt). L’exemple leur est emprunté.

1.3. Un autre effet de cadrage : les budgets étanches

15Le dernier exemple du questionnaire (également emprunté à Kahneman et Tversky) n’a rien à voir avec l’aversion au risque, mais constitue un autre exemple d’influence des effets de cadrage. La plupart de ceux qui ont perdu un billet de 50 €, si cette perte ne les met pas en péril financier, achètent comme prévu leur place de spectacle, dont le coût n’a pas varié. Une partie de ceux qui découvrent qu’ils ont perdu leur ticket, même si le dommage est objectivement équivalent, renonce à en acheter un autre. Ils « imputent » mentalement la perte du billet au spectacle et considèrent que celui-ci leur coûterait 100 € s’ils achetaient un nouveau billet, ce qui est au-delà de la somme qu’ils étaient prêts à consacrer à ce divertissement. Pourtant ce qui est perdu est perdu et ils ont, comme avant d’avoir constaté cette perte, le choix de dépenser 50 € pour ce spectacle ou de ne pas y assister !

1.4. L’aversion au risque (remise en jeu des gains ou des pertes)

16Une majorité préfèrera quitter un jeu de « quitte ou double », même si l’espérance mathématique devrait conduire à privilégier la prise de risque (je préfère gagner 80 euros avec certitude que 85 % de chance d’en gagner 100). Ce résultat est cohérent avec une fonction d’utilité concave : je ne suis pas deux fois plus satisfait de gagner 200 € que de gagner 100 € donc je préfère la certitude de 100 € à une chance sur deux d’avoir 200 € (avec une chance sur deux de n’avoir rien).

17Cette aversion au risque est plutôt croissante avec les enjeux, sauf dans certaines situations spécifiques dans lesquelles un individu veut être à tout prix le premier parmi ses pairs (ce qui est rationnel dans les marchés « winner-takes-all »), ou atteindre ou dépasser un certain seuil de satisfaction (« ma vie pour une nuit avec elle », « tout pour un quart d’heure de célébrité », « mon royaume pour un cheval »).

  • 1 Le cas du trader peut aussi être « rationnel » et refléter un problème d’asymétrie des gratificatio (...)

18On constate plus de propension au risque lorsque le résultat est une perte (certains préfèrent ne pas payer l’amende de 80 € en sachant pourtant qu’ils ont 85 % de chances de devoir finalement sacrifier 100 €). Ce résultat est cohérent avec les constatations de Kahneman et Tversky, mais correspond à une fonction d’utilité convexe pour des gains négatifs. Alors que notre joueur à gain positif quittait le jeu, celui qui perd espère se refaire et augmente son risque (Dostoïevski l’avait remarqué avant Kahneman). Le trader ne dénoue pas ses positions et, refusant d’accepter sa perte, augmente son risque de faillite avec l’espoir de se refaire1.

19Si nous avons un comportement « asymétrique », avec une préférence pour le risque en situation de perte et une certaine aversion au le risque en situation de gain, le cadrage de la situation joue un rôle important. Selon que je considère ma situation par rapport au début du jeu ou dans l’absolu (en tenant compte de ma fortune acquise), une alternative du jeu sera considérée comme une perte (domaine où ma fonction d’utilité est convexe) ou un moindre gain (domaine où ma fonction d’utilité est concave) et je serai donc enclin à l’audace ou à la prudence. Si je suis criblé de dettes, je serai dans le domaine des utilités convexes quels que soient mes gains (sauf s’il sont si importants que j’ai tout à coup la perspective de rembourser mes dettes) et je serai plein de témérité.

20Remarquons que les étudiants qui suivent ce cours sont probablement biaisés dans le sens de l’aversion au risque, ce qui est cohérent avec leur réussite antérieure et le capital social accumulé.

1.5. L’aversion au risque majeur improbable

  • 2 J’ai fait le test plusieurs années consécutives avec les étudiants qui suivaient ce cours.

21La quasi-totalité des répondants2 s’assurent contre un risque majeur de faible probabilité (l’incendie de leur appartement). La désutilité d’une perte majeure, mettant en cause leur acquis, même pondérée par une probabilité faible, semble pire que la désutilité du débours de la prime d’assurance.

22Confrontés à un risque majeur positif symétrique (une très faible probabilité d’un gain majeur à un jeu de hasard), beaucoup d’abstiendront et préféreront empocher 10 € que de tenter leur chance, mais une partie significative des répondants décidera de jouer.

23Le résultat de cette expérience peut être modélisé par une fonction d’utilité concave pour ceux qui choisissent dans tous les cas la solution certaine. Si je considère comme nulle l’utilité d’une espérance de gain nulle (U(0) =0, simple calibrage de l’utilité) alors pour 0<p<1, p.U(R/p) < U(R) :

  • si R<0, je préfère perdre -R (ma prime d’assurance) avec certitude que -R/p avec une probabilité p.

  • si R>0, je préfère gagner R (ne pas acheter de billet de loterie) avec certitude que R/p avec une probabilité p.

24Remarquons cependant que si presque tous ont une aversion pour le risque majeur négatif, une partie des participants est neutre ou bienveillante vis-à-vis du risque majeur positif. Peut-être parce que la mise modeste n’implique pas une privation majeure de sorte que cette privation semble à beaucoup une honnête contrepartie au rêve de devenir très riche.

25La courbe d’utilité que nous obtenons en essayant de rassembler les deux dernières séries d’observations est assez complexe. Concave pour les valeurs positives modérées, puis, selon les individus, concave ou convexe pour les valeurs positives importantes, convexe pour mes valeurs négatives modérées, mais concave pour les valeurs négatives élevées (lorsque le risque de survie ou de dommage majeur apparaît).

1.6. L’aversion au risque est-elle innée ou acquise ?

26Dans leurs expériences, Kahneman et Tversky ne font qu’enregistrer les réactions du sujet et constater que celui-ci n’optimise pas l’espérance mathématique de ses gains, mais une fonction plus compliquée, révélant une certaine aversion au risque.

27Cette aversion au risque peut s’interpréter comme une non-linéarité de l’utilité, cohérente avec l’expérience courante que la possession de 2 millions ne rend pas deux fois plus heureux que la possession d’un million.

  • 3 James G. March, Learning to Be Risk Averse, Psychological Review, 103 (1996) 309 319.
  • 4 Différentes règles d’apprentissage peuvent être utilisées, notamment :
    -les ajustements fractionnels (...)

28D’une manière intéressante, Jim March a montré que cette aversion pouvait résulter de l’expérience d’un individu a priori indifférent (non biaisé)3. Supposons, en effet, qu’un sujet ne se fie qu’à sa propre expérience. Au départ, il est indifférent vis-à-vis du risque, c’est-à-dire qu’il ne s’intéressera qu’à l’optimisation de son espérance de gain en fonction de ce qu’il connaît du monde. À chaque décision, il a le choix entre une solution sûre, produisant un gain y =k, ou une solution risquée produisant le gain y =k/r avec la probabilité qu’il ne connaît pas, mais que nous supposerons d’abord égale à r, de sorte que les deux choix ont la même espérance mathématique. Notre expérimentateur ne connaît le monde que par sa propre expérience. Il ajuste donc ses choix en fonction de celle-ci, et expérimente pour comprendre l’univers qui l’entoure. Si un choix a conduit à un résultat meilleur récemment, sa propension à le répéter augmente. Si un choix s’est avéré décevant, sa propension à le répéter diminue4.

29On peut alors faire une simulation pour observer l’évolution d’une population nombreuse d’individus au départ neutres (50 % tentent le choix risqué, 50 % le choix sûr).

  • 5 Dans le seul cas d’un ajustement par les résultats moyens, la population finit au bout d’un temps t (...)

30Lorsque le résultat est un gain (k>0), on constate qu’une forte majorité des individus présente une forte aversion au risque après quelques essais. En effet la plupart de ceux qui ont tenté la solution risquée ont été déçus, puisque la probabilité de gagner est faible. Ils ont de plus en plus rarement essayé cette solution, donc n’ont pu corriger leur impression première négative sur la rentabilité de ce choix, qu’ils sous-estiment donc de manière persistante. Ils font donc de plus en plus fréquemment le choix sans risques5. Une petite minorité, toutefois, a tenté la solution risquée et rencontré un succès. Ces joueurs persisteront un certain temps à tenter plus souvent la solution risquée et leur expérience de cette solution s’affinera. Au bout d’un certain temps, ils auront donc tendance à jouer la solution risquée à peine plus d’une fois sur deux, puisqu’ils constatent qu’elle donne en moyenne des résultats équivalents (si p =r et qu’il n’y a pas de « prime de risque »).

31Si le résultat du choix est une perte, les choix risqués domineront au début, car une grande partie des joueurs aura, grâce à la faible probabilité du résultat extrême, obtenu de meilleurs résultats qu’avec la stratégie conduisant à une perte certaine. Tôt ou tard cependant, ils expérimenteront l’événement de faible probabilité, puisqu’ils continuent à prendre des risques. Après un temps suffisant, les joueurs seront indifférents au risque puisque les deux choix s’avèrent en moyenne aussi bons et que leur expérience abondante de ces deux choix leur a permis de s’en rendre compte.

32Ce petit modèle très simple montre donc comment des individus ne se fiant qu’à leur seule expérience risquent de développer un comportement d’évitement des risques « positifs » et une indifférence au risque lorsque les résultats sont négatifs.

  • 6 La prime de risque est la différence entre le rendement moyen attendu d’un placement aux résultats (...)

33On peut modifier légèrement ce modèle et accorder une « prime de risque »6 en donnant une probabilité p de succès supérieure à r à la solution conduisant gain k/r. On constate que la prime de risque à consentir pour que les comportements s’équilibrent (qu’il y ait autant d’individus enclins au risque qu’hostiles au risque au bout de quelque temps dans la population) est considérable (un ratio p/r de 4 à 19, selon le modèle d’apprentissage choisi dans les exemples simulés dans l’article de J. March).

  • 7 C’est le credo libéral qui suppose qu’il faut faire croître la richesse globale, quitte à trouver d (...)

34Si l’on imagine que le bien-être global est la somme des gains de chaque individu7, alors le comportement émergent d’une population où chacun apprend, sans préjugé, de sa propre expérience, sera très sous-optimal et il faudra trouver des mécanismes pour encourager les individus à prendre des risques. Il pourra alors être socialement légitime de manipuler les préférences individuelles, si tant est que l’on sache le faire.

2. PEUT-ON MANIPULER LES PRÉFÉRENCES DES INDIVIDUS ?

35Dans un excellent ouvrage intitulé « traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens », les psychologues Robert Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois présentent différentes techniques permettant de susciter chez un individu un comportement qu’il n’aurait pas eu spontanément. Par exemple, un premier acte présentant peu d’inconvénients pour le sujet (accepter de signer une pétition de soutien à une cause sympathique, mais qui le concerne assez peu) augmentera fortement sa probabilité de consentir ultérieurement un sacrifice plus grand (un don à cette cause dont il est devenu un défenseur reconnu). Parfois, au contraire, l’inconfort qu’il y a à refuser une faveur excessive fera accepter avec soulagement la possibilité d’en consentir une minime, mais qu’on n’aurait pas accordée spontanément, sans la gêne provoquée par le refus de cette demande initiale volontairement excessive.

36Les auteurs constatent que nos actes nous engagent plus que nos idées ou nos sentiments, au point que nous adoptons et intériorisons après-coup un discours en contradiction avec nos opinions initiales pour justifier ces actes, préserver le sentiment rassurant et valorisant d’être cohérent. Une décision que nous avons le sentiment d’avoir prise librement nous engage beaucoup plus que lorsqu’elle est contrainte, puisque dans ce dernier cas elle n’avait pas à être conforme à nos préférences. Aussi, les auteurs constatent qu’ajouter à une requête « mais vous êtes libre de refuser » augmente fortement les chances d’une réponse favorable.

37On pourra également se référer aux publications et au site internet de Nicolas Guéguen pour l’analyse d’autres techniques de manipulation, séduction (amoureuse ou commerciale), domination ou pour apprécier l’influence de la musique, des odeurs et des contacts physiques sur les décisions d’individus présumés libres et rationnels.

3. EST-IL LÉGITIME DE MANIPULER LES PRÉFÉRENCES ?

38La théorie de la décision rationnelle suppose des objectifs connus et stables, une fonction d’utilité à optimiser. Notre société moderne valorise par ailleurs les individus épanouis, qui se sont donnés les moyens de réaliser leur ambition. Dans ces conditions, il est difficile d’admettre que nos préférences peuvent être indéterminées, et que, souvent, nous les découvrons, voire les construisons, les inventons dans l’action.

39Pourtant on peut traiter ses propres goûts et préférences de deux manières. La première est l’introspection, je me demande ce que je veux vraiment, quels seraient les signes d’une vie réussie, je me fixe des échéances, des objectifs, un plan de carrière. Plus j’avance en âge et plus il peut s’agir de la confirmation de mes choix antérieurs, structurants, concernant mon choix de carrière, l’organisation dans laquelle je travaille, le conjoint que j’ai choisi, la famille que j’ai construite, le cercle de proches qui a résisté au temps. Il peut parfois s’agir de ruptures, de découvertes, spontanées ou non, que « ce n’était pas cela que je voulais », de bifurcations.

  • 8 Georges Brassens, Le Mécréant
  • 9 Au commencement était l’action, Goethe, Faust (repris par S. Freud dans Totem et Tabou).
  • 10 Alfred de Musset, Lorenzaccio : pour pouvoir assassiner un tyran dépravé, le vertueux Lorenzaccio d (...)
  • 11 Le philosophe Günther Anders, dans son ouvrage « la haine à l’état d’antiquité » (die Antiquierheit (...)

40L’autre est l’action. « Priez et implorez, mettez-vous à genoux et bientôt vous croirez », chante Brassens pour « résumer » Pascal8. « Im Anfang war die Tat »9, précise Goethe. Nous découvrons largement nos préférences dans l’action. Parfois même, une action entreprise en contradiction avec nos préférences modifie ou corrompt celles-ci, pour le meilleur ou pour le pire. Pour le pire quand nos actions nous collent à l’âme au point de rendre l’innocence impossible, comme le constate avec horreur Lorenzaccio10. Pour le pire aussi lorsque nous haïssons ceux contre lesquels les hasards de l’existence ou les dessins d’un gouvernement nous font lutter11. Mais parfois pour le meilleur, comme l’explique Nils Brunsson en vantant les mérites de l’hypocrisie. Un prédateur notoire qui se met à professer des sentiments altruistes et semble agir, de manière inattendue, en accord avec ceux-ci est peut-être un salaud qui s’essaye au bien. Dénoncer son attitude comme hypocrite en le renvoyant à sa mauvaise réputation l’empêchera peut-être de découvrir des préférences qu’il ignorait et de devenir réellement altruiste. L’hypocrisie peut être une transition vers le bien. Combien de PDG, qui ont commencé à prêcher la responsabilité d’entreprise et le développement durable, et à donner quelques gages de leur foi sur les conseils de leur directeur de la communication soucieux de leur image détériorée, se sont-ils finalement pris au jeu et convaincus de la pertinence de ce combat ?

  • 12 Claude Riveline, Le rêve, la loi ou la coutume ? Réflexions sur la gestions des peuples, Gérer et c (...)

41Dans un autre registre, Claude Riveline professe qu’il n’y a que deux manières de faire changer les hommes, le deuil et le rêve12. Les deux processus permettent une mise à jour des préférences. Le deuil en leur permettant de s’adapter aux contraintes de la réalité, le rêve en permettant de dépasser celles-ci pour parfois rendre envisageable et possible une autre réalité. On peut accompagner un deuil et convaincre quelqu’un que certains autres mondes ne sont pas possibles, et qu’il faut donc s’adapter aux règles parfois déplaisantes de celui-ci. On peut aussi, comme Martin Luther King, aider les hommes à rêver.

4. L’INGÉNIERIE DES PRÉFÉRENCES ET LA TECHNOLOGIE DE LA FOLIE

C’est de fous dont nous avons besoin maintenant
Regarde où nous ont menés les gens raisonnables !
G.B. Shaw, Sainte Jeanne.

  • 13 « Supposons que nous considérions nos actions comme un moyen de créer des buts intéressants en même (...)

42Plutôt que de sacraliser ses préférences pour affirmer sa cohérence, il peut donc être plus intéressant d’explorer, de découvrir, de mettre à l’épreuve de nouvelles préférences. On se conçoit (soi-même ou l’organisation que l’on dirige) comme un être en devenir, un caractère en émergence, comme l’enfant qui s’essaye à différents arts pour découvrir sa vocation. James March propose quelques voies pour compléter la technologie de la raison (prendre des décisions optimales en fonction de ses préférences) par une technologie de la folie (mettre ses préférences en question, ou momentanément entre parenthèses)13.

43La technologie de la folie repose sur la relaxation temporaire et délibérée des règles et du besoin de cohérence, afin de pouvoir expérimenter d'autres règles. Ceci suppose d'aimer jouer (playfulness), ce qui n'est pas une attitude très bien acceptée par la société moderne, dont les autorités ont été sélectionnées pour leur maîtrise des instruments de la rationalité ainsi que pour la fiabilité et la prévisibilité de leurs comportements. Quelques recettes peuvent faciliter cet improbable comportement ludique

  1. traiter ses objectifs comme des hypothèses ;

  2. suivre son intuition, ce qui est peut-être un moyen de prendre en compte une part de son intelligence qui n'est pas conforme aux hypothèses des théories du choix rationnel ;

  3. considérer l'hypocrisie comme une transition : un individu mauvais professant de bonnes intentions est peut-être en train d'expérimenter la possibilité de devenir bon. A quoi bon décourager cette tentative en pointant ses contradictions ?

    • 14 Selon l'expression de Jacques Brel (1929-1978) « Voir l'ennemi de toujours, Oublier sa mémoire ».

    oublier sa mémoire14 pour ne pas imposer que demain soit comme aujourd'hui ;

  4. considérer l'expérience comme une théorie : en réinterprétant les chaînes de causalité admises, nous modifions profondément ce que nous avons appris.

  • 15 Dans les organisations qui tentent de créer un espace de libre exploration, comme 3M ou Google, les (...)

44La mise en cause de la préexistence des objectifs, de la cohérence des acteurs et du primat de la rationalité (sur l'intuition, la tradition ou la foi) nous conduit à voir dans l'amélioration des valeurs et des objectifs d'une organisation une des fonctions essentielles du processus de décision et dans la planification un outil pour réinterpréter le passé. Elle nous amène aussi à revoir nos méthodes d'évaluation, qui ne doivent pas forcément être fondées sur des critères définis a priori15 et à reconsidérer la responsabilité sociale : il peut être plus responsable d'anticiper une demande future de ses administrés que de respecter un engagement passé.

La maîtrise d'une bonne technologie de la folie,
combinée à la technologie de la raison, pourrait nous
permettre de développer des attitudes et des
comportements inhabituels, comme ceux qui
caractérisent souvent les gens intéressants, les
organisations intéressantes et les sociétés
intéressantes.
J. March

Note

1 Le cas du trader peut aussi être « rationnel » et refléter un problème d’asymétrie des gratifications dans la relation principal-agent : s’il dénoue ses positions en ayant beaucoup perdu, il perd son aura et probablement son statut, mais limite les pertes de la banque et des souscripteurs du fonds. S’il ne les dénoue pas, il a une chance minime de sauver ses performances et sa réputation, pour la plus grande satisfaction de tous, et une forte probabilité de mettre le fonds en faillite, sans que son destin soit si différent du cas où il enregistre des pertes substantielles mais limitées en se retirant d’un jeu qu’il ne maîtrise plus (si tant est que lui-même ou ses collègues l’aient jamais maîtrisé et n’aient pas simplement eu un peu de chance)…

2 J’ai fait le test plusieurs années consécutives avec les étudiants qui suivaient ce cours.

3 James G. March, Learning to Be Risk Averse, Psychological Review, 103 (1996) 309 319.

4 Différentes règles d’apprentissage peuvent être utilisées, notamment :
-les ajustements fractionnels : s’il a choisi la solution i avec succès (c’est-à-dire que le résultat a été supérieur à la moyenne de ses résultats antérieurs), sa propension à choisir i augmente : pi,t+1 = pi,t+a(1- pi,t), sinon pi,t+1 = (1-a)pi,t où a est une vitesse d’ajustement comprise entre 0 et 1
-le résultat moyen : pi est proportionnel au taux de succès historique de la solution i
-le résultat moyen pondéré : idem avec une fonction d’oubli conduisant à surpondérer les essais les plus récents (méthode permettant de s’adapter à un monde qui évolue) Dans tous les cas nous partons soit d’un acteur a priori indifférent (pi,0 =1/2 s’il y a deux choix possibles), soit d’une population en moyenne indifférente (<pi,0> =1/2).

5 Dans le seul cas d’un ajustement par les résultats moyens, la population finit au bout d’un temps très long par avoir un comportement neutre (parce que chacun continue, quoique rarement, à explorer l’autre solution et finit par avoir une connaissance plus objective de ses performances).

6 La prime de risque est la différence entre le rendement moyen attendu d’un placement aux résultats aléatoires et le rendement d’un placement réputé sans risque. C’est le prix de l’incertitude. Elle peut parfois être négative lorsque le jeu est considéré comme un plaisir, comme pour les adeptes du loto et certains business angels.

7 C’est le credo libéral qui suppose qu’il faut faire croître la richesse globale, quitte à trouver des mécanismes pour la partager. Pierre-Noël Giraud et d’autres ont montré que la réalité était plus complexe et que l’accroissement de la richesse n’était pas indépendant des règles de partage anticipées par les acteurs.

8 Georges Brassens, Le Mécréant

9 Au commencement était l’action, Goethe, Faust (repris par S. Freud dans Totem et Tabou).

10 Alfred de Musset, Lorenzaccio : pour pouvoir assassiner un tyran dépravé, le vertueux Lorenzaccio devient son ami, partage ses turpitudes, se fait complice de ses forfaits. Il réussit dans son plan, mais reste marqué par l’horreur des méfaits commis, ou l’ambivalence qu’il découvre.

11 Le philosophe Günther Anders, dans son ouvrage « la haine à l’état d’antiquité » (die Antiquierheit des Hassens), généalogie et oraison funèbre de la haine, nous montre ainsi un président sans scrupule désignant à un peuple qui aime haïr des ennemis à combattre et à haïr. « Ils ne combattent pas leurs ennemis parce qu’ils les haïssent. Ils les haïssent parce qu’ils les combattent et pendant le temps qu’ils les combattent […] L’appétit vient en mangeant, la haine vient en luttant. » Mais cette haine primitive, nécessaire dans le combat physique des fantassins où « il faut qu’il [l’ennemi] ne soit pas pour que moi je sois. Il n’est plus, donc je suis, moi qui reste l’unique » n’est même plus utile dans la guerre technologique où le pilote qui largue ses bombes et plus encore « l’opérateur » qui déclenche le départ des missiles programmés ne sont plus que des travailleurs et des techniciens qui ne se représentent pas l’ennemi. Ils sont aussi innocents – ou coupables – qu’Adolf Eichmann, dont Hannah Arendt (qui fut un temps l’épouse de Günther Anders) explique qu’il est incapable de se représenter les souffrances que ses ordres infligent.

12 Claude Riveline, Le rêve, la loi ou la coutume ? Réflexions sur la gestions des peuples, Gérer et comprendre, mars 1996.

13 « Supposons que nous considérions nos actions comme un moyen de créer des buts intéressants en même temps que nous considérons nos buts comme une justification de nos actions. Alors il nous faut compléter la technologie de la raison avec une technologie de la folie (foolishness). Les individus, comme les organisations, doivent trouver des moyens pour faire des choses sans bonne raison. Pas toujours certes, ni même trop souvent, mais parfois. Il leur faut agir avant de penser. » (March, The technology of foolishness (1971) reproduit dans The pursuit of organizational intelligence, Blackwell, 1998). Les lignes qui suivent ce paragraphe sont extraites de ma biographie de James G. March.

14 Selon l'expression de Jacques Brel (1929-1978) « Voir l'ennemi de toujours, Oublier sa mémoire ».

15 Dans les organisations qui tentent de créer un espace de libre exploration, comme 3M ou Google, les chercheurs ont un pourcentage de leur temps à consacrer à des tâches non programmées et non liées à leurs objectifs. Ils rendent compte a posteriori de l’usage qu’ils ont fait de cette liberté.

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