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Stratégie d’entreprise

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Thierry Weil

Chapitre I. Généralités sur la stratégie d’entreprise

Texte intégral

1. LE CAS ROBIN DES BOIS1

  • 1 Le cas Robin des Bois a été créé par Raymond-Alain Thiétart, professeur à Dauphine et à l’Essec, q (...)

1Voulant se venger du méchant shérif de Nottingham, Robin a rassemblé avec succès une bande de « résistants » qui contrôlent la forêt de Sherwood. Ils prennent aux riches pour donner aux pauvres, détroussant les marchands de passage, aidant les victimes du shérif. La bande est bien organisée et disciplinée grâce aux quatre lieutenants de Robin. De plus en plus de paysans la rejoignent avec enthousiasme et les troupes du shérif ne s’aventurent plus dans la forêt.

2Pourtant, Robin a des raisons de craindre d’être victime de son succès :

  1. les paysans sont de plus en plus nombreux à le rejoindre, cela fait des bouches à nourrir et rend la troupe moins furtive, moins disciplinée, avec le risque d’une infiltration par des traîtres à la solde du shérif ;
  2. les marchands savent que le danger est très grand de se faire détrousser s’ils passent par Sherwood, certains font désormais de très long détours pour éviter le danger ;
  3. le shérif a demandé des renforts au Prince Jean, arguant du fait qu’une révolte qui ne serait pas rapidement matée pourrait être contagieuse et menacer la sécurité du Royaume : il transforme ainsi sa faiblesse en force.

3Robin a donc réuni ses quatre fidèles lieutenants pour une séance de remue-méninges, où plusieurs options ont été évoquées :

  1. organiser et segmenter la troupe : augmenter la discipline, laisser longtemps les nouvelles recrues dans des unités périphériques, le temps de s’assurer de leur fiabilité ;
  2. passer du pillage au racket : faire savoir aux marchands qu’ils peuvent traverser Sherwood en faisant une donation aux troupes de Robin, la taxe serait fixe ou dépendrait de la valeur de la cargaison, mais ce péage serait une meilleure option pour le marchand que l’énorme détour qu’il devrait faire pour éviter Sherwood ;
  3. contrôler les autres accès à Nottingham en envoyant des troupes dans les forêts avoisinantes, cela permettrait aussi de limiter les inconvénients liés à la croissance trop rapide des troupes ;
  4. faire alliance avec le Prince Jean en lui garantissant l’ordre public s’il destitue le shérif (peut-être pourrait-on même faire nommer Robin à sa place, ou l’un de ses amis) : certains disent cependant le Prince Jean est d’un caractère vicieux et instable, et ne serait pas un allié fiable ;
  5. accepter la proposition des barons fidèles à Richard Cœur de Lion de contribuer au paiement de sa rançon, s’ils s’engagent à faire destituer le shérif et à obtenir une amnistie en cas de retour de Richard ;
  6. profiter qu’ils n’ont jamais été aussi forts et aussi nombreux pour donner l’assaut à Nottingham, en profitant de leur réputation de valeureux, de l’incertitude qu’a le shérif sur leur nombre. Peut-être obtiendront-ils sa reddition si le shérif surestime la menace ? C’est un plan hasardeux, car Robin sait que les troupes du shérif sont nombreuses et mieux armées, les siens n’ayant un avantage qu’à couvert d’une forêt qu’ils connaissent parfaitement. Il faut donc faire illusion sur le vrai rapport de force et espérer que la couardise du shérif l’emportera sur sa cupidité…

4Pensif, Robin renvoie ses lieutenants et se retire dans sa tente pour réfléchir.

5Robin a-t-il réussi ou échoué dans son action contre le shérif ?

6Que pensez-vous des choix présentés à Robin ? Vous pouvez en ajouter ! Que conseilleriez-vous à Robin ? Ce que fait Robin est-il une entreprise ?

7Prenez le temps de réfléchir à ces questions avant de lire ce qui suit !

1.1. Où en est Robin ?

  • 2 Entreprendre : en ancien français le verbe signifie attaquer (vers 1140), au xvie siècle, prend la (...)

8À partir d’un projet personnel (se venger du shérif), Robin a recruté des alliés naturels auxquels il a fait partager une vision. Il a monté avec eux une entreprise, au sens qu’a ce terme à son époque2. Il l’a dotée de l’organisation opérationnelle d’une entreprise moderne, avec quatre adjoints chargés respectivement de la production (Petit Jean, responsable de la discipline et de la formation des archers), du marketing opérationnel et de l’intelligence économique (Will Scarlett, qui se renseigne sur les mouvements des hommes du shérif, des riches marchands et des abbés), des finances et de la logistique (Scarlock, qui partage, cache ou revend le butin et corrompt les fonctionnaires), des achats et consommations intermédiaires (Much, responsable de l’approvisionnement de la troupe).

9Robin a donc bien réussi dans sa croisade contre le shérif à mobiliser de nombreux alliés. Il parvient à préserver certains territoires des exactions du shérif et ridiculise celui-ci.

10Pourtant, l’entreprise subit une crise de croissance liée au fait que son modèle d’affaires ne « passe pas à l’échelle ». Son système de production est opérationnel pour une stratégie de niche, mais pas pour un marché de masse, son unique service (vous permettre de traverser la forêt en ayant la vie sauve) est beaucoup trop coûteux (donner tout ce qu’on a avec soi à la bande de Robin) et concurrencé par des produits de substitution (contourner la forêt de Sherwood). Le marché est donc en déclin prévisible. De plus, l’entreprise maîtrise mal ses recrutements.

11Enfin, il semble que le temps travaille contre Robin, ses ressources se tarissent et sa force même donne des arguments au shérif pour réclamer des renforts au pouvoir en place. Robin ne peut pas rester indéfiniment dans la forêt s’il n’a pas de quoi nourrir la troupe et des renforts finiront par arriver pour épauler le shérif.

1.2. Que peut faire Robin ?

12Plusieurs choix sont envisageables et peuvent parfois être combinés :

a. L’excellence opérationnelle (tactique)

13On peut imaginer plusieurs manières d’augmenter la discipline, d’améliorer la furtivité, de sécuriser les approvisionnements, d’éviter les infiltrations.

14Cela ne permet pas de résoudre le problème de fond, mais permet de gagner du temps, ce qui n’a d’intérêt que si ce temps peut améliorer la position de Robin, en lui permettant une reconversion stratégique (voir plus bas), ou en augmentant encore sa force grâce au flux de nouveaux arrivants.

b. La modification du modèle d’affaires

15Plusieurs options sont envisageables :

Une taxe forfaitaire (ou proportionnelle) sur la traversée de Sherwood

16Cela pourrait stabiliser le chiffre d’affaires, mais c’est une modification substantielle de la culture d’entreprise. Les maquisards, qui se considéraient comme des justiciers et méprisaient les marchands qu’ils détroussaient, doivent se mettre à les respecter et à accepter des règles. Il faudra travailler dur pour que ce changement de cap ne se traduise pas par une moindre adhésion de la troupe, au risque de défections, voire d’essaimage de bandes rivales, fidèles au « projet » initial.

Augmenter la zone de chalandise

17Pour rendre moins attractif le contournement de la forêt de Sherwood, on peut faire des raids sur les autres routes permettant de quitter Nottingham, malgré le risque d’opérer sur un terrain moins connu.

Monter un réseau de filiales ou de franchisés

18La croissance de la troupe permet de contrôler les forêts voisines, et cela renforce la sécurité (furtivité plus grande, moindre vulnérabilité de la troupe du fait de sa segmentation). Il faut cependant réfléchir au meilleur modèle de contrôle, car les communications entre forêts peuvent être difficiles. Faut-il accorder une large délégation, au risque de voir un franchisé poursuivre sa propre stratégie, voire devenir concurrent ? Décentraliser, mais en négociant la marge d’initiative de chacun ? Il faut en tout cas assurer une cohérence des tarifs pour éviter une guerre des prix entre les forêts.

19Toutefois, si Nottingham est encerclée, le shérif arrivera peut-être à précipiter une intervention du Prince Jean fatale pour les mutins.

20Aucun de ces modèles ne semble donc viable à long terme

c. Un nouveau positionnement stratégique

21Il ne s’agit plus de changer seulement le modèle d’affaires sur le mode de « distribution » ou de perception de la rente, mais de changer de positionnement. La vengeance contre le shérif était un conflit local, Robin n’intervenait pas dans le jeu politique anglais.

Alliance avec le prince Jean

22De quelles ressources dispose Robin pour intéresser le Prince à une alliance ?

23Il faudrait pouvoir garantir que le comté de Nottingham soit loyal envers le Prince, et probablement apporte encore plus d’impôt que le shérif. C’est un repositionnement important, dont il n’est pas certain qu’il soit accepté avec enthousiasme par la bande. Toutefois celle-ci est beaucoup plus concernée par la guerre contre le shérif et les droits des opprimés locaux que par ce qui se passe à Londres. On peut donc imaginer un accord si le Prince accepte d’octroyer une grande liberté locale sur la manière d’administrer le territoire de Sherwood-Nottingham. On peut aussi envisager un accord dont le contenu soit largement secret, afin d’éviter que les troupes n’en sachent trop sur les concessions faites par Robin à la couronne et que la tolérance de la couronne envers les désordres provoqués par Robin n’ait pas de caractère officiel (Robin a un cousin chef de guerre Afghan qui en sait long sur ce sujet). Mais le Prince ne sera-t-il pas tenté de revenir sur ces concessions lorsqu’il aura mieux assuré son pouvoir et que d’autres vassaux protesteront contre l’exemple désastreux que donne Nottingham ? On voit mal comment s’assurer de sa fidélité. À l’époque, une pratique courante pour un vassal qui veut donner des gages à son suzerain est de lui envoyer son fils comme page. Le page devient un otage, dans le cas où le vassal serait tenté par un renversement d’alliance. Mais quel gage de confiance obtenir de Jean ? Et que deviendra Robin si les barons fidèles à Richard arrivent à reprendre le pouvoir, avec ou sans Richard ?

Alliance avec Richard cœur de lion

24Les finances de Robin sont plutôt florissantes. Le bon roi Richard étant plus populaire que le Prince Jean, cette alliance serait plus facile à accepter par la bande si elle devenait publique. Robin peut aussi fournir des troupes en cas de bataille au retour de Richard. On peut espérer négocier la destitution du shérif félon (à supposer que celui-ci ne joue pas un double jeu discret avec les barons pour s’assurer contre le retour possible de Richard et produire au moment opportun d’improbables titres de résistance), ainsi qu’une amnistie générale pour les écarts légaux de la troupe de Robin qui accepterait de rentrer dans le rang à l’occasion d’un changement de shérif. Il reste que ce scénario est dangereux. Même si les infidèles libèrent Richard, celui-ci mettra du temps à regagner l’Angleterre. Robin n’était qu’une nuisance pour un shérif de comté, il deviendrait un opposant au Prince Jean, qui peut envoyer ses soldats à Nottingham tant que Richard est prisonnier et trouverait peut-être ainsi une occasion de se donner le rôle flatteur de gardien de l’ordre.

d. La liquidation de l’entreprise

La paix des braves ?

25Robin est au faîte de sa puissance. Lui prévoit des difficultés, mais le shérif est peut-être moins au fait de ses problèmes (asymétrie informationnelle entre les dirigeants d’une entreprise et les parties prenantes extérieures). N’est-ce pas le meilleur moment pour une négociation ? Mais comment s’assurer que le shérif respectera ses engagements une fois la troupe débandée ou désarmée ? La troupe elle-même, dont beaucoup de membres haïssent le shérif et ne se sont jamais sentis aussi puissants, peut-elle accepter l’idée d’une négociation qui finira toujours par s’éventer, au plus tard lorsqu’elle sera conclue ? Ne peut-on craindre qu’un lieutenant plus combatif rassemble les irrédentistes et continue le combat malgré les engagements de Robin, voire dépose ou assassine celui-ci, considéré désormais comme un traître ou un lâche ?

La fuite

26Il existe différentes options selon que :

  • Robin prend la fuite, seul et sans préavis, ou essaye d’organiser la débandade et de trouver un plan pour que chacun puisse se mettre en sécurité, à Nottingham s’il est inconnu du shérif et de ses sbires, ailleurs sinon ;
  • Robin part avec tout ou partie du trésor de guerre ou répartit le butin ;
  • Robin s’approprie sa part ou la totalité du trésor ou donne celui-ci aux barons pour payer la rançon de Richard ;
  • Robin utilise une part du trésor pour négocier au mieux la sécurité de ses troupes (sauf-conduits, autorisation de s’installer dans d’autres comtés négociées avec le pouvoir local, amnistie négociée avec le Prince Jean, voire avec le cupide shérif, corruption des sbires du shérif).

27Bref, on peut faire un plan social ou un plan de reconversion plus ou moins élaboré. On devine qu’il sera dur à négocier : seuls Robin et une partie de ses lieutenants pensent être dans une impasse stratégique, les autres n’ont jamais été aussi confiants dans le succès de leur entreprise.

28La solution la plus rentable et la plus sûre pour Robin est de filer avec le trésor (et éventuellement quelques fidèles). Il peut même préserver sa réputation et son capital social en prétendant être parti tenter de délivrer Richard. Qu’est-ce qui l’en empêche ? Peut-être une certaine idée de lui-même (son identité) ou de ses devoirs (ce qui est convenable dans sa situation et ce qui ne l’est pas), voire des sentiments encore plus difficiles à modéliser dans une fonction d’utilité mathématique permettant de calculer l’espérance de gain liée aux différents scénarios envisagés.

29Dirait-on de Robin en fuite, s’étant mis en sécurité en France avec le trésor de guerre (ou même sans), qu’il a réussi ?

e. La fuite en avant, le tout pour le tout ("bet the company"3)

  • 3 La situation "bet the company" [Burgelman 2005] est celle d’une entreprise qui pour saisir une opp (...)

30Puisque le temps travaille contre eux et qu’aucun scénario d’alliance ou de retrait ne semble satisfaisant, la seule issue est peut-être de préparer la bataille finale dans l’espoir de tuer ou de faire prisonnier le shérif de Nottingham. La victoire est loin d’être acquise, mais la défaite n’est pas certaine. Mais que fera Robin en cas de victoire ? Il peut tenter de se faire nommer shérif (et protecteur des marchands qui l’ont plutôt connu comme détrousseur), ou faire nommer un shérif amical, mais ceci suppose une négociation avec le Prince Jean, loin d’être simple, ou une sécession périlleuse de Nottingham ….

f. Options et paris

31Chaque cours d’action envisagé constitue un pari, qui peut s’avérer gagnant selon que se produisent ou non certains événements hors du contrôle de Robin (exogènes).

32On peut combiner certaines de ces actions (par exemple, améliorer l’efficacité opérationnelle tout en préparant une reconversion), on peut aussi prendre des options, voire construire un portefeuille d’options face aux incertitudes.

33On peut imaginer, par exemple, d’envoyer un ambassadeur au Prince Jean pour discuter d’un arrangement possible, tout en contribuant dans la plus grande discrétion au paiement de la rançon de Richard, tout en explorant les conditions d’une paix des braves avec le shérif, tout en se préparant à une éventuelle bataille majeure et en envoyant des troupes dans les forêts voisines dépouiller les marchands qui contournent Sherwood, tout en faisant savoir qu’on ne confisquera désormais à ceux qui traversent la forêt de Sherwood que 10 % de leur cargaison et qu’on leur laissera la vie sauve. Tel est du moins le conseil donné par un jeune ingénieur des mines en stage de deuxième année dans une bergerie mitoyenne de Sherwood, que son correspondant avait initié à l’art de la négociation et à la théorie de la décision dans l’incertain.

g. Une situation florissante et une impasse stratégique

34Dans l’arbre de décision que construit Robin, aucune branche ne conduit à un succès assuré. Il a le choix entre une mort lente mais certaine et des paris risqués qui lui font largement perdre le contrôle de la situation.

2. QU’EST-CE QU’UNE ENTREPRISE ?

35Si le projet de Robin, « se venger du shérif de Nottingham », est une entreprise au sens de l’époque (voir note 13), on ne considère pas forcément aujourd’hui qu’un projet personnel ou collectif réussi est une entreprise. Pourtant, beaucoup d’entreprises sont le résultat d’une opportunité initiale et d’une histoire. Elles n’ont pas toujours de stratégie explicite, ni de pérennité évidente. Robin aurait sans doute eu du mal à démontrer à un investisseur rationnel la viabilité de son modèle d’entreprise, mais cela ne l’a pas empêché d’associer de nombreuses personnes à son projet.

36Ce cas nous conduit donc à nous interroger rapidement sur ce qu’est une entreprise avant de tenter de définir ce qu’est la stratégie d’entreprise.

37Coase dans les années 30, puis Williamson dans les années 80 se sont interrogés sur les raisons de l’existence d’entreprises. Pour eux, la première forme de coordination d’actions collectives est le marché, ou des acteurs indépendants peuvent à chaque instant décider de s’engager ou non dans une transaction, s’ils y trouvent intérêt. Mais si le marché est efficace pour la distribution des fraises, permettant l’ajustement de l’offre à la demande et envoyant des signaux clairs aux acteurs (consommateurs et producteurs) à travers les prix qui s’y définissent, la firme, lieu pérenne constitué de liens pérennes (des relations contractuelles durables avec les employés, les fournisseurs, les clients ou les banques, une organisation stable et connue…) est mieux adaptée pour produire des objets ou des services complexes demandant la coordination efficace de compétences diverses mises en œuvre dans la durée. On imagine mal construire des avions ou opérer des centrales nucléaires en allant chaque matin embaucher des journaliers à la bourse du travail. Au lieu de négocier le prix de chaque tâche qui lui est demandée, le salarié est lié par un contrat de travail qui l’oblige à faire ce qui est « dans l’intérêt du service » et dans la description du poste qu’il occupe.

38Entreprendre consiste à rassembler les ressources et les individus de compétences diverses, nécessaires en vue d’une tâche ponctuelle ou durable. L’entreprise est « une coalition politique » de partenaires qui ont des intérêts différents, des horizons temporels divers. La longévité de leur relation décourage – jusqu’à un certain point – les comportements opportunistes. Rendre service a des chances d’être payé de retour tandis que mal se comporter peut donner lieu à des représailles plus sûrement que dans le cadre de transactions ponctuelles où la seule mesure de rétorsion consiste à ne pas faire d’autres échanges trop vite.

  • 4 À moins que comme le suggère John K. Galbraith, le système de la société anonyme ne consacre la pr (...)

39En pratique, il n’est pas toujours si simple de définir ce qui est pérenne dans une entreprise. Ce n’est pas toujours le collectif de travail, puisque de nombreuses entreprises licencient une partie de leur personnel. Ce n’est pas non plus son offre, puisqu’on voit des entreprises comme IBM ou BSN (devenue Danone) changer radicalement de métier. Ce pourrait être l’actionnaire, mais celui-ci exige souvent la liquidité de son investissement, c’est-à-dire le droit de partir quand il le souhaite. Ce pourrait être les dirigeants, mais ceux-ci sont révocables ad nutum4. Ce pourrait être le lieu de production ou de décision, mais cela semble de moins en moins vrai dans une économie globalisée où la localisation momentanée des activités d’une entreprise est de plus en plus indépendante de la nationalité de son actionnariat.

40S’il est donc souvent difficile de définir ce qui constitue la caractéristique stable, l’identité d’une entreprise, il est parfois tout aussi délicat d’identifier qui contrôle sa stratégie. Dans un premier temps, nous éluderons cette question et nous contenterons de l’approximation déjà évoquée de la « masse ponctuelle ». Nous considérerons que l’expression du projet d’entreprise et de sa stratégie est ce qui constitue (au sens de la Constitution d’un État) la coalition de référence et permet ensuite de raisonner comme si l’entreprise partageait une volonté commune (une représentation du monde, un abrégé du bien et du vrai, un objectif spécifique). Nous verrons d’ailleurs qu’un des rôles du leader est de constituer et de maintenir cette coalition.

3. QU’EST-CE QUE LA STRATÉGIE ?

  • 5 Les shadocks [Rouxel 68].

L’important n’est pas de savoir où l’on va, mais d’y
aller, et le plus vite possible.
Professeur Shadoko5

3.1. Stratégie et tactique

41Étymologiquement, la stratégie est ce que fait le chef (le général, στρατεγος). La conception la plus courante est que le chef décide de ce qu’il faut faire, où il faut aller, et délègue à ses subordonnés l’exécution, la tactique, c’est-à-dire l’art de faire le mieux possible ce qu’il a décidé de faire.

42Cette définition implique que le contenu de la stratégie dépend du niveau de l’observateur, ce qui n’est que tactique pour le grand chef (comment atteindre au mieux l’objectif qu’il a fixé) peut être stratégique pour son subordonné (quelle route emprunter pour aller avec efficience vers cet objectif).

43Le besoin de stratégie vient du fait qu’une organisation fait face à des opportunités et à des risques nombreux et pas toujours manifestes et qu’elle ne dispose que de ressources limitées (ou de coût croissant) pour tenter de saisir ces opportunités ou de parer à ces risques.

  • 6 Jean-Marc Oury dans Une économie politique de la vigilance fait de cette vigilance l’atout fondame (...)

44Ces ressources limitées peuvent être financières : après avoir utilisé sa capacité d’autofinancement, on peut emprunter, mais à des taux croissants, et finalement on ne peut plus lorsqu’on est trop endetté et que les investisseurs et prêteurs n’ont plus une confiance suffisante, ou que les banques sont plombées par la crise des subprimes. Il peut aussi s’agir de ressources humaines et de compétences : on peut certes recourir à la sous-traitance ou aux partenariats pour compléter ses propres forces, mais au prix d’une complexité et de difficultés de coordination croissantes, en supposant que les compétences requises puissent être disponibles et mobilisées rapidement, alors que certaines demandent de longues études et une longue pratique. C’est aussi l’attention disponible des dirigeants6 , qui est une ressource souvent négligée, alors que « l’implication personnelle et visible des hauts dirigeants » est souvent invoquée comme un facteur critique pour la réussite de nombreuses actions possibles de l’entreprise.

45Plusieurs raisons font que les dirigeants d’entreprise ne consacrent pas toujours à la stratégie l’énergie souhaitable.

46L’une est particulièrement saillante en France où les élites sont sélectionnées sur leurs compétences tactiques : leur capacité d’analyse, l’efficacité avec laquelle elles résolvent un problème dont l’énoncé leur est imposé. C’est le cas notamment pour ceux qui passent par la fonction publique, voie royale dans notre pays, puisqu’un fonctionnaire est théoriquement destiné à appliquer loyalement une politique qu’il n’a pas à définir et qu’il est souvent encouragé à ne pas discuter. On lui demande d’être fiable et loyal, pas de prendre des risques ni d’improviser. De plus, les critères de gestion des carrières dans l’administration privilégient la gestion thermodynamique (ne pas faire de vagues, éviter l’exposition médiatique, ne pas être pris en faute, choisir la solution de moindre remords) à la gestion dynamique (tenter de saisir les opportunités, éviter les regrets, faire « en moyenne » le mieux possible, quitte à déplorer des échecs).

  • 7 Mais, selon Wikipédia, il a fini par devenir le symbole de « l'inefficacité et du discrédit de la (...)

47D’autre part, on peut bien souvent se passer de stratégie ou de décisions stratégiques. D’autant plus facilement que le chef est souvent le seul à pouvoir faire sens des signaux indiquant une opportunité ou un risque : les troupes de Robin ont le sentiment que tout va bien, ses lieutenants sont concernés par des problèmes visibles dans leur secteur, mais peuvent espérer que tout va bien ailleurs. Henri Queuille, trois fois Président du Conseil sous la quatrième République, aurait dit qu’« il n'est aucun problème assez urgent [en politique] qu'une absence de décision ne puisse résoudre »7. Ne pas choisir est un choix possible parmi beaucoup d’autres, mais il n’y a pas de raison que ce soit systématiquement le meilleur.

48La stratégie est enfin une remise en cause des choix antérieurs, et peut donc menacer l’identité de l’entreprise. Plus précisément, l’identité d’une organisation conditionne en grande partie les choix qu’elle peut faire, tout en étant la résultante de ses choix antérieurs. Nous avons déjà vu que l’entreprise repose sur une coalition « politique » de nombreuses parties prenantes, et tout changement de cap peut mettre en danger cette coalition.

3.2. Le paradigme de Harvard

49Si l’on néglige quelques travaux de pionniers, la littérature sur la stratégie et la planification stratégique se développe dans les années 1960-70. Les conglomérats industriels américains, après une période de forte croissance stimulée par l’économie de guerre, découvrent qu’ils ne peuvent plus assigner des objectifs uniformes à des domaines d’activité disparates et que des outils d’analyse sont nécessaires. Robert McNamara quitte la présidence de Ford pour devenir le ministre de la Défense de J.

50F. Kennedy et contribue à répandre les méthodes de programmation pluriannuelle des grandes entreprises au sein de l’Administration et à promouvoir les outils d’une gestion rigoureuse.

51Une des premières théories de la stratégie pour les chefs d’entreprise a été formalisée à Harvard au milieu des années 1960. Il s’agit selon ses auteurs (Learned, Christensen, Andrews et Guth, 1965) d’« articuler heureusement les forces et les faiblesses de l’entreprise aux opportunités et menaces de l’environnement ».

52Cette définition est à l’origine de la matrice SWOT (Strength/Weaknesses,Opportunities/Threats) qui est encore une méthode systématique d’analyse stratégique de référence. Elle consiste à identifier les forces et faiblesses de l’entreprise, ainsi que les opportunités et les menaces auxquelles elle est confrontée. Elle a donné lieu à des constructions plus ou moins élaborées pour organiser le processus d’analyse et de positionnement stratégique de l’entreprise, par exemple les travaux d’Igor Ansoff, qui rêvait d’un « algorithme du décideur ».

3.3. Quelques ambiguïtés de ces définitions générales

53On trouve de nombreuses définitions de la stratégie plus précises que celle de Harvard. Parmi les nombreuses variantes, citons celle d’un manuel français de stratégie des années 1980 : « Une stratégie d’entreprise est un plan d’utilisation et d’allocation des ressources disponibles dans le but de modifier l’équilibre concurrentiel et de le stabiliser à l’avantage de l’entreprise considérée » [J.P. Sallenave, 1984]. L’idée sous-jacente est d’optimiser l’allocation des ressources.

54Au second examen, une définition apparemment opérationnelle comme celle-ci révèle de nombreuses ambiguïtés.

55A Un « plan » est possible dans un univers suffisamment stable pour que les données collectées pour informer la décision restent valables pendant l’exécution de celle-ci. Si l’univers est plus instable ou plus imprévisible, on devra plutôt recourir à d’autres approches :

  1. l’organisation de la réactivité : on peut avoir recours à la construction de scénarios, et l’élaboration de plusieurs plans, avec une surveillance de l’environnement pour repérer de quel scénario on est proche et adapter le « plan » (ou reconsidérer ce qu’il faut faire si l’on s’écarte trop des scénarios de référence ayant permis la réflexion). On peut aussi tenter de construire une organisation à l’écoute des signaux de son environnement et suffisamment flexible pour y réagir rapidement ;
  2. parfois des investissements sont nécessaires pour être prêts à tirer parti de certains scénarios avant de savoir s’ils se réaliseront, on peut alors faire des paris (par exemple sur l’émergence d’un standard technologique ou d’une demande des consommateurs), voire prendre des options sur plusieurs scénarios.

56B Les ressources critiques ne sont pas bien définies. Nous avons vu que les ressources critiques pouvaient être, selon les époques et les situations, l’argent (notamment dans les années 1960 où l’ingénierie financière ou le capital-risque étaient peu développés), les compétences individuelles (ressources humaines, notamment dans le cas de certains travailleurs qualifiés longs à former), les compétences collectives d’une organisation (par exemple la maîtrise de processus d’intégration complexes, la construction d’une réputation ou d’une relation de confiance avec une clientèle), la vigilance (notamment dans des marchés winner-take-all où celui qui trouve un bon modèle d’affaires avant les autres a un avantage déterminant).

57C Une ressource disponible est-elle une ressource dont l’entreprise dispose aujourd’hui, une ressource dont elle peut facilement s’assurer la disponibilité, sur un marché ouvert ou par des partenariats judicieux ?

58D L’équilibre concurrentiel n’existe pas ou n’est jamais atteint dans certains secteurs aux évolutions très rapides, où l’on peut tout au plus parler d’une dynamique concurrentielle, dans laquelle il peut être plus avantageux de savoir tirer parti des déséquilibres que de viser la meilleure position asymptotique, alors que les facteurs conditionnant l’équilibre auront changé bien avant qu’on s’en approche.

59E L’enjeu n’est pas alors de stabiliser les positions. Certains métiers, comme les arbitragistes, vivent de la permanence des déséquilibres et de l’instabilité. Certains leaders technologiques savent qu’ils seront imités rapidement et que leurs profits sont liés à leur capacité de rester en tête dans la course à l’innovation (dans l’informatique ou la microélectronique, par exemple).

60F La notion même de concurrent n’est pas clairement délimitée, lorsque les chaînes de valeur peuvent se recomposer ou des technologies se substituer l’une à l’autre.

61G L’avantage de l’entreprise est également, on l’a vu, une notion ambiguë, l’entreprise ayant de multiples parties prenantes aux intérêts parfois contradictoires (actionnaires, dirigeants, employés, communautés locales, etc.)

62S’il s’agit d’un problème d’optimisation (de l’allocation des ressources), qu’optimise-t-on, pour qui et à quel horizon ?

3.4. L’alternative d’une définition en extension

63Certains auteurs ont préféré tenter des définitions « en extension », plus explicites, de ce qui constitue la stratégie. Citons par exemple celle du manuel de référence de Gerry Johnson, Kevan Scholes, Frédéric Fréry et Richard Whittington : Les décisions stratégiques concernent :

  1. L’orientation à long terme de l’organisation
  2. Le périmètre d’activité de l’organisation
  3. L’obtention d’un avantage concurrentiel
  4. La réponse aux évolutions de l’environnement
  5. L’exploitation des ressources et des compétences de l’organisation
  6. La prise en compte des attentes des parties prenantes
  7. La création de valeur au-delà des coûts, selon un modèle économique difficilement imitable.

64Elles présentent donc les caractéristiques suivantes :

  1. Elles sont complexes par nature
  2. Elles sont élaborées en situation d’incertitude
  3. Elles affectent les décisions opérationnelles
  4. Elles requièrent une approche globale (interne et externe à l’organisation)
  5. Elles impliquent d’importants changements

65On peut alors se demander ce qui n’est pas stratégique tant cette liste est large, ou au contraire s’inquiéter de ne pas y trouver les partenariats, les alliances, la construction ou l’acquisition de nouvelles compétences ou la construction de « nouveaux territoires »…

66Faute de trouver une définition totalement satisfaisante, nous nous contenterons de la définition initiale et considérerons que l’objectif de la stratégie est d’“articuler heureusement les forces et les faiblesses de l’entreprise aux opportunités de l’environnement”, afin de définir un positionnement cohérent de l’entreprise, servant de guide pour allouer l’attention et les autres ressources disponibles, et pour organiser les compétences, la vigilance et la réactivité de l’entreprise, en construisant les compétences et les réseaux, en prenant des options sur différentes approches, en préparant ou en nouant les alliances nécessaires.

3.5. Le stratège doit-il s’occuper de stratégie ?

Le plus grand chef est celui dont on ignore le nom,
puis vient celui que l’on vénère,
enfin celui que l’on craint.
Et lorsque le plus grand chef a fini son travail,
le peuple s’écrie : « C’est nous qui l’avons fait ».
Lao Tseu

67Notons pour finir cette introduction que toutes les traditions ne sont pas unanimes sur le fait que la stratégie soit la priorité du chef (le στρατεγος des Grecs).

  • 8 Nous y reviendrons en discutant l’article de James March « Leaders héroïques et organisations pros (...)

68Certains pensent qu’un bon chef inculque à son organisation les modes de pensée et d’action qui lui permettront de définir des objectifs pertinents et consensuels et d’œuvrer avec succès pour les atteindre. Le chef doit alors veiller à ce que l’on se préoccupe des mille détails qui rendent une organisation efficiente. Les chasses d’eau fonctionnent et on répond rapidement et courtoisement aux appels téléphoniques8. C’est ce que suggère James March en expliquant que le leader est à la fois plombier et poète.

69D’autres pensent que le moral des troupes décide souvent du sort des batailles et que le chef joue un rôle crucial dans l’entretien de ce moral, sans doute plus important que dans le choix du plan de bataille ou dans la gestion illusoire de l’action. C’est ce que suggère Tolstoï dans Guerre et Paix, en décrivant le comportement du Prince Bagration ou du général Koutouzov face à Napoléon.

Notes

1 Le cas Robin des Bois a été créé par Raymond-Alain Thiétart, professeur à Dauphine et à l’Essec, qui m’a autorisé à l’utiliser dans ce cours de stratégie d’entreprise, sans me donner d’indication sur la manière dont le cas était exploité. Un original complet du cas est disponible à la centrale des cas de l’ESSEC. Nous ne reprenons ci-dessous qu’un résumé de l’histoire, bien connue, de Robin des Bois.

2 Entreprendre : en ancien français le verbe signifie attaquer (vers 1140), au xvie siècle, prend la valeur de conquérir, tenter de séduire. Entreprise : opération militaire (1373) (Robert historique). Michel Villette signale que ces entreprises médiévales étaient des raids où les alliés étaient recrutés contre une perspective de partage du butin.

3 La situation "bet the company" [Burgelman 2005] est celle d’une entreprise qui pour saisir une opportunité stratégique engagera des moyens qui risquent de la couler si le contexte favorable ne se réalise pas. C’est le cas par exemple d’une entreprise de biotechnologie qui engagera des moyens importants pour développer un médicament mais risque que la molécule sélectionnée s’avère toxique, ou celui d’une société hightech qui misera sur un standard que le marché n’adoptera pas.

4 À moins que comme le suggère John K. Galbraith, le système de la société anonyme ne consacre la prise de pouvoir de fait des dirigeants, protégés contre les tiers par l’asymétrie informationnelle dont ils bénéficient.

5 Les shadocks [Rouxel 68].

6 Jean-Marc Oury dans Une économie politique de la vigilance fait de cette vigilance l’atout fondamental des entrepreneurs.

7 Mais, selon Wikipédia, il a fini par devenir le symbole de « l'inefficacité et du discrédit de la IVe République, empêtrée dans le régime des partis et, plus généralement, d'une certaine conception de la politique placée sous le sceau de l'impuissance fataliste et cynique ».

8 Nous y reviendrons en discutant l’article de James March « Leaders héroïques et organisations prosaïques ».

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© Presses des Mines, 2008

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