1À l’heure où les systèmes d’information à base de progiciels intégrés font partie de l’histoire des SI et que tout semble avoir été dit en bien ou en mal sur leur processus d’implémentation, il est opportun d’étudier la manière dont ils sont réellement utilisés dans les organisations. A cet effet, les phases postprojets sont devenues, avec un peu de retard, un terrain particulièrement fécond pour les chercheurs et pour les praticiens qui ont le sentiment d’avoir beaucoup perdu après une expérience d’intégration difficile à digérer (Saint-Léger, 2004). Nous pouvons comprendre aujourd’hui que la réussite d’un projet jugé sur le seul couple délai-budget perd tout son sens s’il s’avère par la suite que la technologie applicative mise en place ne soit pas utilisée ou détournée de son usage par les utilisateurs et le management. Comme le précise Pichault (1990) dans l’introduction de son ouvrage : « Toute technologie, aussi performante soit-elle reste soumise au verdict de ses utilisateurs ». Comment identifier et comprendre ces dysfonctionnements d’usages, c'est-à-dire les écarts entre les usages prescrits ou attendus et les usages réels ? C’est ce que nous proposons d’examiner en utilisant le concept de degré « SIOFHIS »1 développé par Zardet (1986). Dans la première partie de cet article nous préciserons ce que nous entendons par « usage et dysfonctionnements d’usages ». La deuxième partie sera consacrée aux caractéristiques des SIOFHIS et à leurs différents niveaux intermédiaires. La troisième partie traitera du concept de degré SIOFHIS 156 TIC et innovation organisationnelle : 2011 appliqué à l’usage des systèmes d’information intégrés. La dernière partie sera consacrée aux études de cas et à une discussion de l’implication managériale du concept du SIOFHIS.

SYSTEMES D’INFORMATION INTEGRES ET DYSFONCTIONNEMENT D’USAGES : CADRE THEORIQUE

2Le terme d’« usage » associé aux systèmes d’information prend de l’importance aujourd’hui comme en témoignent les nombreuses publications académiques, enquêtes et ouvrages consacrés à ce thème2. Pour reprendre les propos de l’ANACT3, la notion d’usage est partagée par de nombreuses disciplines (sociologie, ergonomie, gestion, etc.) et s’appuie sur des approches méthodologiques variées. Cette approche pluridisciplinaire fait que les termes « usage » (Davis, 1989), « utilisation », (Boffo et Barki, 2003), « appropriation » (Dumont, Vallet, Rousseau, 2008), « adoption » (Titah et Barki, 2005 ; Agarwal, 2000 ; Markus et Tanis, 2000), voire « alignement des usages » (Fimbel, 2006, 2007) entretiennent des confusions dans les esprits. Ils sont souvent amalgamés sous une même interprétation, alors qu’ils ne font pas écho aux mêmes réalités, ne s’évaluent pas de la même manière et ne font pas l’objet de la même méthode d’analyse. L’utilisation s’attache plutôt aux pratiques objectives ou objectivables et mobilise généralement des méthodes d’évaluation quantitatives et/ou fondées sur l’observation. L’appropriation introduit quant à elle la dimension processuelle ou la trajectoire au cours de laquelle se construisent les usages. L’usage renvoie, pour sa part, au cadre social et notamment organisationnel dans lequel se déroule l’utilisation des outils (Chaumat, 2008). L’usage est une construction sociale, individuelle et collective. Pour Thomas & Pascal (2008), les usages des Technologies de l’Information et de la Communication ne se déduisent pas directement du travail de conception qui est réalisé à partir d’un objet. Les TIC ne peuvent pas, en elles-mêmes, améliorer les pratiques, faire augmenter ou baisser la productivité : seul leur usage le peut. Bachelet & El Harouchi (2008) s’intéressent pour leur part à l’usage « effectif » et résument leur point de vue par la question suivante : les usages réels sont-ils les usages prévus ? Les interactions entre ces trois facettes du terme usage nous intéressent particulièrement dans le cadre de notre développement. Elles correspondent au sens que nous donnons au terme « usage » et à sa complexité.

3Il apparaît donc essentiel d’attacher une importance particulière aux éléments contextuels et spécificités des entreprises quand on s’intéresse à l’usage de leur système d’information. S’il s’agit d’usages et plus précisément de dysfonctionnements d’usages, l’approche doit admettre une dimension sociale Communications 157 qui souvent fait défaut dans la conduite des e-projets d’intégration (Chevallet, Rocher, 2003) où l’approche technologique reste encore prédominante. Comme l’a démontré Orlikowski (2000), c’est seulement une fois que la technologie est utilisée dans des pratiques récurrentes de travail que se construisent les usages. A cet effet, la théorie socio-économique des organisations (Savall et Zardet, 2004) basée sur l’étude approfondie des dysfonctionnements liés aux interactions entre les variables [Structures4 – Comportements5] ainsi que le concept de « SIOFHIS » utilisé pour diagnostiquer l’efficacité des systèmes d’information en place dans les organisations, nous servira d’appui dans la suite de notre investigation. La théorie socio-économique des organisations met en opposition deux mondes : le monde idéal et celui de la réalité. Dans un monde « idéal » nous serions confrontés à un mode de fonctionnement des organisations dit « d’orthofonctionnement » ce qui signifie sans dysfonctionnement entre les structures et les comportements ([S<->C]). Dans le monde de la réalité ces dysfonctionnements sont présents et affectent à la fois la performance économique et la performance sociale des organisations. Ils représentent des gaspillages de ressources considérables lorsque l’on évalue leurs coûts sur une année. Mais parler de dysfonctionnements avec certains praticiens c’est un peu comme utiliser du « poil à gratter » dans la discussion. Pourtant si l’entreprise prend conscience du potentiel qu’il y a à réduire ces dysfonctionnements elle peut trouver là des ressources pour financer ses projets de développement tout en améliorant ses résultats à court terme (Savall, Zardet et Bonnet, 2008).

4Cette approche peut être transposée aux systèmes d’information dans le cadre de la recherche des dysfonctionnements d’usages6. En effet, ce sont cette fois les interactions du couple [SI-comportement des utilisateurs] que nous allons étudier et plus particulièrement les dysfonctionnements d’usage ([SI<->C]) qui sont la résultante du système d’information formel « orthofonctionnement » et les pratiques organisationnelles. Ces écarts entre système formel et système réel engendrent des perturbations couteuses, qui nuisent à l’efficacité économique globale de l’entreprise. L’absence de collaboration avec le système n’est pas le fait du hasard. Elle se manifeste sous différentes formes dont celle de déresponsabilisation7 traduisant un manque d’intérêt de la part du management envers l’utilisateur final. A l’opposé, les travaux portant sur l’étude de l’empowerment (Bowen et Lawler, 1992 ; Veltz et Zarifian, 1993 ; Wilkinson 1998, Thomas et Velthouse, 1990) montrent les bienfaits pour l’organisation à responsabiliser les personnes plutôt que de les ignorer. La question des déresponsabilisations liée aux mésusages des systèmes d’information intégrés est assez nouvelle et la littérature sur ce questionnement, comme les études empiriques, est rare. C’est ce que confirment Heili & Vinck 158 TIC et innovation organisationnelle : 2011 (2008) en comparaison de tout ce qui a pu être écrit sur ces systèmes ces dernières années. Selon ces deux auteurs, ce n’est pas qu’une question de choix thématique ; il y a aussi une réelle difficulté à aller voir sur le terrain les ERP en usage8. Peu d’auteurs, en réalité, peuvent pratiquer une recherche de type ethnographique trop coûteuse en temps. Certains ne voient pas les réalités des situations de travail parce qu’ils ne font qu’un travail à distance. Certes, ils apportent des éléments de connaissance et de réflexion sur l’entrée des ERP dans les organisations, mais ces travaux reflètent largement les discours soit des porteurs de projet ERP ou des chefs d’entreprises, soit d’auteurs qui se veulent critiques et qui dénoncent les dégâts et les tromperies liées aux ERP. Toujours selon Heili & Vinck, l’étude des usages nécessite une proximité avec le terrain pour comprendre les jeux d’acteurs dans l’exercice de leurs activités. Les phases postprojet avancées sont à cet égard riches d’enseignements (Gwillim, Dovey et Wieder, 2005 ; Govinadaraju, De Bruijn et Fisscher, 2007 ; Chian-Son Yu, 2005 ; Wei, Wang et Ju, 2005). Le degré SIOFHIS donne une mesure de l’efficacité des usages des systèmes d’information sur trois niveaux d’analyse en décomposant un processus de décision en huit séquences distinctes concrètement identifiables dans les pratiques de gestion et que nous appliquerons aux cas des phases post- ERP.

LE CONCEPT DE DEGRE SIOFHIS

5Zardet (1985, 1986) définit trois types de systèmes d’information en fonction de leur efficacité pour la prise de décision. Chaque type de système regroupe un certain nombre de phases du processus de décision qui lui, au total, en comprend huit (Tableau 1).

Définitions, caractéristiques et typologie de systèmes d’information

6Un système d’information dit SIOF (Système d’Information Opérationnel et Fonctionnel) est un système qui fonctionne aux stades de la production et de la circulation des informations, mais s’arrête juste avant l’acte de compréhension par les acteurs. Il y a rupture à la séquence 5 « Compréhension des informations ». Un SIOF se caractérise par une accumulation d’informations produites, diffusées et reçues, sans que ces informations soient assimilées par les acteurs. Le SIOF engendre donc une accumulation de coûts de conception et de fonctionnement, qu’il s’agisse de coûts cachés ou de coûts visibles, sans contrepartie économique finale.

7Un système d’information de type SIOFHI (Système d’Information Opérationnel et Fonctionnel Humainement Intégré) se caractérise par le fait que les informations sont comprises, analysées et mémorisées par les récepteurs – c’est en ce sens que nous parlons d’informations intégrées – mais sans qu’une décision soit prise. Le fonctionnement théorique du système d’information est rompu entre les séquences 5 & 6. Par rapport au cas du SIOF, les acteurs ont consacré du temps supplémentaire à l’exploitation des informations. En ce sens, le coût de fonctionnements d’un SIOFHI est supérieur à celui d’un SIOF.

8Un système d'information de type SIOFHIS (Système d’Information Opérationnel et Fonctionnel Humainement Intégré et Stimulant) aboutit à la réalisation d'actes décisifs9. Les actes décisifs supposent que l'acteur infléchisse son propre comportement ; ils se traduisent par des événements relativement importants qui aboutissent à des résultats économiques observables. Un système d’information est donc qualifié de SIOFHIS lorsqu’il conduit à la réalisation des seuls actes décisifs qui ont des conséquences économiques convergentes par rapport aux objectifs de l’organisation. Par comparaison, un système d’information qui déclencherait des actes pervers, c’est-à-dire manifestement opposés à l’efficacité recherchée par l’entreprise ne serait pas, selon notre définition, un système SIOFHIS.

9En résumé, nous avons identifié trois types de SI : SIOF, SIOFHI, SIOFHIS, correspondant à trois états successifs de la vie d'un système d'information dans une organisation. Cette typologie est intéressante pour évaluer l’état d’un système existant et mesurer le chemin à parcourir pour aboutir au stade de SIOFHIS généralisé et stimulant à tous les services de l’entreprise.

Les dysfonctionnements observés dans les SIOF, SIOFHI et SIOFHIS

10Dans le tableau suivant, nous avons extrait des travaux de recherche de Zardet (1986), un certain nombre de dysfonctionnements relatifs aux systèmes d’information réels.

11Ces dysfonctionnements sont également classés dans les six domaines proposés dans le modèle d’analyse socio-économique auxquels l’auteur des travaux de recherche à ajouté le thème « Stratégie ». Cette liste (Tableau 2), non exhaustive, nous servira lors de l’étude des dysfonctionnements d’usages rencontrés dans les projets ERP.

12L’analyse économique des dysfonctionnements (Savall, 1975) nous enseigne qu’un même dysfonctionnement peut avoir des effets économiques différents selon la régulation mise en œuvre. La régulation est donc une réponse organisationnelle.

13Par exemple, si un opérateur corrige une donnée transactionnelle erronée ou manquante qui a affecté un traitement, il fait là un acte de régulation dans l’objectif d’obtenir un SIOFHI et non pas un SIOF. S’il laisse passer l’erreur parce qu’il ne sait pas comment faire ou bien parce qu’il n’a pas le temps, il fait le choix d’une autre régulation dont les effets économiques seront bien différents. Enfin, si l’opérateur a un comportement plus responsable et vigilant à l’égard des dysfonctionnements, il réalise non seulement un acte positif à court terme mais prévient également les dysfonctionnements à venir. Le dysfonctionnement a permis un effet d’apprentissage dont la régulation provoque des effets positifs à moyen et long terme.

14Dans le premier cas, l’acteur constate le dysfonctionnement et réalise un acte de correction mais il n’agit pas sur les causes à l’origine du dysfonctionnement et ce dysfonctionnement se répétera par la suite. Zardet (1986) utilise le terme de régulation « d’absorption » pour traduire cette situation.

15Dans le deuxième cas, l’acteur constate le dysfonctionnement mais ne fait aucun acte. C’est une régulation « d’abandon ». Toutes les opérations réalisées en amont (acquisition-traitement) ne seront pas mises à profit pour réaliser un acte décisif. Dans ce cas le coût de la non-décision comprend d’une part les coûts historiques qui n’aboutissent pas à une décision, d’autre part les conséquences coûteuses de la non-décision, assimilées à une non-production, soit encore à des coûts d’opportunité. Enfin, dans le dernier cas, ce type de régulation est une régulation dite « d’équilibration » porteuse d’effets économiques inscrits dans la durée.

16Les régulations d’absorption et d’équilibration ont une efficacité économique, puisqu’elles visent à rapprocher le fonctionnement réel du système d’information à celui de l’orthofonctionnement ; ce sont donc deux types d’actes décisifs de pilotage. La régulation d’abandon n’en est pas un car elle ne dégage pas d’efficacité économique. Elle a toutefois un impact économique d’engagement de coûts.

Manifestation des effets économiques des dysfonctionnements

17Quatre composantes économiques sont principalement utilisées pour évaluer les effets économiques des dysfonctionnements :

• les « surtemps » qui représentent les temps supplémentaires consacrés à réaliser les actes de régulation ;

• les « sursalaires » liés au fait que l’acte est réalisé par une personne de salaire plus élevé que celui de la personne qui aurait dû le réaliser ;

• les « surconsommations » : produits ou services consommés lors de l’acte de régulation ;

• et enfin, les « non productions » qui correspondent à des pertes de chiffre d’affaires liées à l’apparition du dysfonctionnement.

18Les surtemps apparaissent très fréquemment dans les diagnostics qu’il s’agisse de : corrections, mises à jour, compréhension-interprétation des données, etc.

19Les dysfonctionnements peuvent être également amplifiés et propagés à l’échelle de l’organisation conduisant à une pollution complète du système d’information. C’est particulièrement le cas avec le jeu d’interdépendance des données propre à l’intégration informationnelle des progiciels intégrés.

LE CONCEPT DE DEGRE SIOPHIS APPLIQUE A L’USAGE DES SYSTEMES D’INFORMATION INTEGRES

20Selon notre point de vue, deux phases importantes du processus projet ERP sont particulièrement concernées par une évaluation de leur degré SIOFHIS. Si nous reprenons le processus projet modélisé par Markus & Tanis (2000)10, il s’agit du diagnostic préalable au choix de l’outil intégré [Chartering phase] et de la phase postprojet avancée [Onward and Upward phase].

Deux phases de diagnostic dans les projets d’intégration

21La première [Chartering phase], rassemble toutes les données d’entrée et les comportements d’acteurs qui influenceront en profondeur la suite du projet et par effet de propagation la phase postprojet. La qualité portée à cette préparation du projet – le diagnostic de l’existant – est un investissement qui n’est pas toujours compris ou suffisamment estimé par les directions d’entreprise. Il manque souvent une réflexion approfondie sur la manière dont le système existant est utilisé dans l’organisation. Si l’entreprise est habituée à un système de type « SIOF » et qu’elle veut migrer vers une solution standard du marché, la problématique à résoudre en termes de changements ne sera pas, a priori, de même nature que celle possédant déjà un système de type « SIOFHIS ».

22La deuxième phase qui nous intéresse est celle dite du « postprojet avancée » [Onward and Upward phase]. C’est à ce moment là que l’on peut réellement mesurer les résultats attendus de l’investissement. Sont-ils atteints ou pas, non seulement en termes économiques de budget et de planning tenus, mais surtout en termes d’appropriation et d’usage du nouveau système par les utilisateurs. Cette phase donne toute la mesure de l’appropriation de l’outil, des changements dans l’acquisition et la stabilisation de nouvelles routines. Le diagnostic de cette phase est souvent négligé (Willcocks et Lester, 1999b ; Govindaraju, Bruijn et Fisscher, 2007 ; Chian-Son Yu, 2005).

23Dans cet article, nous faisons le choix de porter notre attention sur la phase postprojet avancée. Sur un plan temporel, nous situons une phase postprojet avancée entre 18 et 24 mois après le déploiement de l’ERP [Shakedown phase].

Préoccupations dans les phases post-ERP avancées : lecture de quelques difficultés

24Pour faire le parallèle avec la conception du changement de Lewin (1951), la phase postprojet s’apparente au cycle d’institutionnalisation ou de « recristallisation » des nouvelles pratiques décidées par l’équipe projet en interaction avec l’organisation en place. Durant cette phase, on s’initie au nouveau mode de fonctionnement, on expérimente les « nouvelles façons » de faire pour abandonner les anciennes habitudes et en acquérir des nouvelles. Cette stabilisation des nouvelles routines avec le nouveau système ne se fait pas sans difficulté.

Difficultés d’appropriation et de stabilisation

25L’après ERP est difficile à (di)gérer. Plusieurs études ont montré la baisse des performances et des niveaux de productivité des utilisateurs durant les premiers mois d’utilisation (Burton-Jones et Gallivan, 2007 ; Shang et Seddon, 2007 ; Davenport et al., 2004). Les problèmes rencontrés relevaient autant des métiers (expression des besoins fonctionnels insatisfaisante, manque d’un processus ou de règles de gestion, absence de formation, etc.) que des SI (anomalies de paramétrage et d’intégration, instabilité des interfaces avec les applications spécifiques, etc.). Ceci illustre la difficile tâche de suivi de l’ERP et de sa pérennisation, et plus particulièrement des processus transverses intégrés dans l’ERP. L’arrivée d’un système intégré dans l’entreprise peut être, par exemple, le résultat d’une décision parachutée d’en haut sans concertation préalable avec le personnel (Pupion et Leroux, 2006). Rien d’étonnant par la suite à ce que l’outil ne fasse pas l’unanimité voire suscite des inquiétudes à tous les étages de l’organisation. Les ingrédients d’une navigation en terrain hostile sont alors posés (Lapointe et Rivard, 2005, 2010). En revanche, bien maîtrisés, les ERP peuvent apporter un certain nombre d’avantages aux entreprises (Nicolaou et Bhattacharya, 2008). Ces outils structurés et structurants demandent de la part des utilisateurs beaucoup de rigueur dans leur maniement.

Déficit de pilotage

26Les situations délicates à gérer durant la phase postprojet sont la plupart du temps les conséquences d’un déficit de concertation préalable avec les intéressés. Dans certains projets, les responsables ont eu par exemple, la mauvaise idée de reporter certaines actions d’accompagnement organisationnel et/ou technique sur la phase postprojet. Cette stratégie est très dangereuse car elle déstabilise les utilisateurs qui se trouvent dans une période de transition, ou de recristallisation de nouvelles pratiques (EL Amrani, 2007). Les micro-alertes de mécontentement qui entourent ce déficit sont très souvent ignorées ou minimisées par le management. À défaut d’écoute, elles finissent par se fossiliser dans l’organisation pour remonter en surface plus tard de manière insidieuse et inopportune (Bertrand et Geffroy-Maronnat, 2005). A l’opposé, des signes prémonitoires peuvent aussi se manifester de façon plus positive sous la forme de micro-changements dans la communauté des utilisateurs. Par exemple, des améliorations vis-à-vis de l’usage de l’ERP peuvent être perceptibles depuis quelque temps dans certains services. Le management devrait les encourager.

Une mécanique informationnelle et organisationnelle intransigeante

27L’arrivée des systèmes intégrés a été à l’origine de plusieurs transformations organisationnelles. La plus emblématique est l’interdépendance accrue entre les fonctions de l’entreprise qui s’accompagnent d’une gestion transversale de l’entreprise. Avec l’ERP, les configurations d’éléments en situation d’interdépendance sont beaucoup plus étroites que par le passé et supposent une bonne connaissance des processus de l’organisation (Tchokogué et al., 2008 ; Gosain et al., 2005 ; Gattiker et Goodhue, 2005).

Respect des exigences de l’outil

28L’analyse des difficultés rencontrées fait apparaître un certain nombre de manquements de la part des acteurs à l’égard de l’outil intégré. Le progiciel est souvent accusé de tous les maux mais en vérité cet objet frontière (Meyer, 2009) n’est que la traduction de son usage et du contexte organisationnel qui l’entoure. Par manquement, nous entendons le non respect d’un certain nombre de conditions indispensables pour garantir le bon fonctionnement de l’outil. Les exigences de l’ERP sont la plupart du temps en contradiction avec le mode de Communication-Coordination-Concertation (3C) en place dans le sens où elles sont ignorées ou non respectées (Kallinikos, 2004). Nous ajouterons également à Communications 165 ce triplet « 3C » le terme de collaboration qui représente pour nous un niveau supérieur dans les échanges entre acteurs puisqu’il intègre la confiance (Barki et Jacques, 2004 ; Gefen, 2004). Les exigences techniques de l’ERP reposent en grande partie sur la qualité des données (transactionnelles, de paramétrages et de base) échangées en temps réel dans ce jeu d’interdépendance (Barki et Pinsonneault, 2005). Le traitement en temps réel des données intégrées fait que la sous-utilisation de l’ERP ou encore la mauvaise qualité des données saisies pourraient avoir des répercussions négatives immédiates dans toutes les fonctions où un module est installé. La saisie d’une donnée erronée peut se répandre en temps réel dans les différents modules de l’ERP et impacter non seulement le travail du responsable de cette saisie mais également celui des autres acteurs de l’entreprise (El Amrani, 2008). Ces erreurs peuvent avoir pour origine une combinatoire de dysfonctionnements ce qui rend parfois difficile leurs corrections dans le progiciel. Elles se traduisent par des pertes de temps dans l’identification de l’origine des erreurs, le blocage de la chaîne de traitement de commandes et de factures, etc. Ceux qui ne respectent pas les règles compromettent le travail de leurs collègues et transforment l’ERP en machine à « coûts cachés ». Pour qualifier ce comportement, l’approche socio-économique utilise le terme de « glissement de fonction »11. Les « glissements de fonction » occasionnent pour ceux qui les subissent des « surtemps »12 passés à reprendre tout ou partie d’un travail absent ou de mauvaise qualité13. A leur tour, ces surtemps engendrent des coûts supplémentaires, du stress et affectent les relations de travail entre les personnes pour n’en citer que quelques effets (Segrestin, 2004 ; Dejour, 1993). La confiance accordée au système d’information s’amenuise avec le temps quand les glissements de fonction prennent une ampleur collective (Saint-Léger, 2009). Notons qu’avec les ERP les glissements de fonction opèrent à 360° et en temps réel. Ils peuvent être verticaux ou horizontaux voire de provenance externe à l’entreprise avec l’usage de l’EDI ou d’un site e-business lié à l’ERP. Les réponses données sur les origines des glissements de fonction sont souvent évasives ou peu crédibles, généralement cela dérange. Les causes réelles trouvent presque toujours leurs racines dans des comportements non responsables, intentionnels ou pas, à l’égard du progiciel (Boudreau et Robey, 2005). Le système possède donc ses propres exigences (Rowe, 1999) pour offrir en retour une intégration informationnelle et organisationnelle de qualité. Cette notion d’exigence nous semble importante car elle nécessite des efforts dans la durée de la part de la communauté des utilisateurs. Puisque ces outils intégrés ne sont pas au service des individus, mais au service de l’organisation, l’effort devrait être collectif et partagé.

Typologie des situations de sortie des phases post-ERP avancées et de leur degré SIOFHIS

29Il nous semble important, également, de s’interroger sur les différentes postures dans lesquelles peuvent se retrouver les entreprises en phase postprojet avancée. A la lumière des difficultés décrites précédemment, le reste à faire ou à refaire n’a pas la même consistance.

30En phase postprojet ERP, les situations possibles sont schématisées dans la figure 1. Trois grands « idéaltypes » de situation peuvent se présenter : (1) « adaptations évolutives », (2) « nouveau projet », (3) « arrêt du postprojet ». La présence d’un idéaltype « hybride » pourrait être également une combinaison des trois situations précédentes.

Caractéristiques de l’idéaltype 1 « Adaptations évolutives »

31C’est la situation la plus favorable. Celle dont les dirigeants rêvent lorsqu’ils ont fait le choix ERP. La phase d’usage qui avait débuté avec le déploiement de l’ERP dans l’organisation se poursuit sans difficulté majeure jusqu’à atteindre une stabilisation et une récurrence dans l’utilisation de l’outil par les utilisateurs (Massard, 2009). Le processus d’appropriation qui a accompagné cette montée en puissance jusqu’à la maîtrise simultanée des nouvelles fonctionnalités de l’outil et l’autonomie acquise dans la correction des erreurs répond parfaitement aux exigences d’« usage » imposées par l’outil (Saint-Léger, 2009 ; Chaumat, 2008). Répercuté à l’échelle de l’entreprise cela signifie que l’intégration organisationnelle et informationnelle trouve ici toute sa valeur ajoutée. Dès lors, de nouvelles fonctionnalités peuvent être mises à l’étude au fil du temps, testées puis venir enrichir le travail de l’utilisateur final. Cette phase de stabilité caractérise et regroupe ce que nous avons nommé « les adaptations évolutives ». L’entreprise tire profit de son choix d’intégration à l’aide d’un outil, elle peut enclencher sereinement de nouveaux projets d’extension vers une intégration plus étendue. Dans ces projets, qui donnent de bons résultats, nous avons pu observer au fil des années que la phase amont est particulièrement bien préparée et que les compétences réunies autour du projet sont de qualité. Les types SIOFHI et SIOFHIS sont adaptés à cette situation. Les deux points de rupture « compréhension des informations » et « prise de décision » sont pratiquement maitrisés à l’échelle de l’entreprise.

Caractéristiques de l’idéaltype 2 « nouveau projet »

32Un nouveau projet peut être la conséquence de deux situations antérieures possibles. D’un côté et de manière très positive, cela peut être une suite logique de ce qui a été décrit précédemment à propos de l’idéaltype 1 « adaptation évolutives ». L’utilisation du progiciel est ici stabilisée à l’échelle de l’entreprise. Un nouvel investissement peut être envisagé sereinement pour venir enrichir le « nouvel » SI existant. L’entreprise possède un savoir-faire sur la base d’une expérience et d’un transfert de compétences parfaitement maîtrisé : le degré SIOFHIS est atteint.

33De l’autre coté et à l’opposé, le résultat postprojet, tant sur le plan de l’appropriation de l’outil par les utilisateurs et le management que celui du « reste à faire » ou à refaire est tel que la direction envisage la décision d’abandonner son choix ERP. Dans ce cas, le retour à la réhabilitation totale/partielle de l’ancien système ou d’une autre configuration peut être abordé comme un nouveau projet. Ce retour en arrière peu glorieux laisse des traces dans la mémoire collective de l’organisation (Ignatiadis et Nandhakumar, 2007). L’entreprise n’a pas atteint le type SIOF(-) minimum dans son passage à l’ERP. Les dysfonctionnements décrits en figure 1 sont présents dans toutes les séquences du processus de décision auxquels il faut ajouter les difficultés liées aux phases post-ERP mentionnées dans les paragraphes précédents. Cette posture dramatique est généralisée à l’échelle de l’entreprise.

Caractéristiques de l’idéaltype 3 « arrêt du postprojet »

34C’est la situation décrite précédemment où il faut refaire le projet. La décision de mettre fin à un projet n’est jamais aisée à prendre (Savall, 1998). Ces situations de retour en arrière restent exceptionnelles à cause des effets de leurs coûts de sortie. L’abandon est prononcé non pas lors du projet comme l’indique Besson (1999) dans l’examen des causes d’échec des projets ERP mais lorsque le système est en phase opérationnelle. Ce sont des entreprises en grande instabilité où le mode de pilotage de l’organisation est souvent mis en cause. Un bémol cependant peut être apporté, le degré de couverture du progiciel peut se limiter à un domaine fonctionnel de l’organisation et l’ERP ne représente dans ce cas qu’une partie du système d’information global de l’entreprise. Dans le cas où le degré de couverture du progiciel est conséquent, les enjeux et les risques associés (Bernard et al., 2004, Bourdeau et al., 2003) sont considérables pour l’entreprise.

Caractéristique de l’idéaltype 4 « combinaison des idéaltypes 1+2+3 »

35Cette situation est celle que l’on rencontre le plus souvent dans les phases postprojet avancées. Elle est à géométrie variable selon l’intensité des difficultés à engager des adaptations correctives et regroupe finalement certains aspects appartenant aux trois idéaltypes précédents. Des types SIOF, SIOFHI et SIOFHIS cohabitent de manière hétérogène au sein d’une même structure.

36Deux extrêmes donnent la mesure de ces situations combinées. La première, la plus favorable, montre que des actions d’ordre correctif restent à engager par l’entreprise pour parvenir à une situation de stabilité décrite précédemment sous les termes d’ « adaptions évolutives » (idéaltype 1) avant une transition vers l’idéaltype 2 « nouveau projet ». Des paramétrages sont à compléter ou à changer, des formations sont à approfondir, des fichiers doivent être épurés. Ces actions ne présentent pas un travail de remise en cause conséquent et peuvent être localisées à seulement quelques services ou utilisateurs. Cela peut-être aussi un travail de prévention. Nous sommes plus ici dans une transition d’un SIOFHI à SIOFHIS à l’échelle de l’entreprise.

37A l’inverse, plus on se rapproche du SIOF dans son aspect négatif, plus la difficulté de redresser la situation devient difficile tant les dysfonctionnements sont nombreux et conséquents. Ces situations se caractérisent par exemple, par un haut degré de pollution des données, des pratiques de contournement du progiciel (Gilbert et al., 2002 ; Ferneley et Sobreperez, 2006), ou encore l’absence de transversalité dans l’organisation liée à des cloisonnements fonctionnels restés intacts (El Amrani, 2008). Proche de la décision de l’arrêt du projet (idéaltype 3), la façon de redresser les situations postprojets critiques est peu commentée dans la littérature alors qu’un vrai besoin existe au sein des entreprises en mauvaise posture avec leur système intégré (Gwillim, Dovey et Wieder, 2005 ; Keil et Mähring, 2010).

38Les situations « idéaltype 4 » malgré leur variété d’une entreprise à l’autre ont cependant quelques composantes communes :

• Premièrement, rappelons qu’à la différence d’un projet de mise en œuvre classique nous sommes ici dans une situation où le progiciel est opérationnel. Son mésusage affecte l’organisation en temps réel et les interventions se font sur le système opérant et non sur une maquette. La visibilité des résultats peut être perceptible sur des actions locales mais restée invisible à l’échelle de l’organisation14.

• Deuxièmement, les actions correctives à mettre en place ne sont pas chainées selon une logique de planification de projet basé sur un découpage en phase bien séquencé et dont les contenus mènent in fine au bon déploiement de l’outil et à son appropriation. L’objectif prioritaire dans les situations critiques est plutôt de parvenir à endiguer « l’hémorragie » avec la mise en œuvre d’actions curatives. La variété des actions à engager demande des compétences différentes présentes ou non dans l’organisation.

• Troisièmement, nous avons pu constater qu’une fois la phase post-ERP engagée, l’équipe projet est souvent dissoute. Les personnes ayant participé au projet retournent à leur poste opérationnel ou ont quitté l’entreprise. Ces situations hybrides critiques nécessitent une recomposition des équipes et une redynamisation des participants pour reprendre un travail qui a été malmené par d’autres dans le passé. Il faut avouer également, que les directions sont beaucoup plus frileuses à réinvestir et comptent beaucoup sur les initiatives du personnel sans trop s’engager sur la question des disponibilités.

Degré SIOFHIS et idéaltypes de situations postprojet avancées

39Le concept de degré SIOFHIS développé par Zardet en 1986 reste d’actualité et peut être appliqué au cas des ERP dans le cadre des recherches sur l’efficacité et la performance des systèmes d’information. Les outils de gestion actuels sont standardisés et l’entreprise n’a plus à assurer la conception et leur développement. C’est l’affaire des éditeurs de solutions.

40La modularité des ERP et leur paramétrage permettent une personnalisation de l’outil aux processus d’affaires de l’entreprise. L’intégration toujours plus poussée des solutions actuelles accentue le jeu d’interdépendance des données et bouscule les entreprises qui ont des modes de management restés très hiérarchisés et peu enclins à la remise en cause.

41Dans le tableau précédent (Tableau 3), nous avons positionné selon l’idéaltype en question et le retour d’expériences d’une trentaine de projets ERP menés depuis le début des années 1990, le degré SIOFHIS correspondant. Pour indiquer les situations en cours de transition nous avons ajouté des indicateurs de tendance à l’aide des signes (+ /-).

42Ce tableau peut aider au diagnostic des situations postavancées mais aussi au diagnostic préalable du système existant. Dans le cas des phases postprojet, en ayant une connaissance plus précise des situations, il devient plus aisé de concevoir le dispositif à mettre en œuvre pour faire évoluer l’entreprise vers un SIOFHIS. Dans le cas de l’étude préalable à l’arrivée d’un nouveau système, une réflexion plus approfondie peut être engagée sur la pertinence du programme de conduite du changement à mettre en œuvre.

ETUDES DE CAS

43Dans les deux études de cas qui vont suivre nous présenterons quelques coûts ou performances cachés liés aux mésusages des systèmes intégrés. Nous insisterons également sur la nature des dysfonctionnements rencontrés dans les projets d’intégration.

Méthodologie

44La méthodologie utilisée pour cette étude de cas s’inspire largement de la théorie socio-économique des organisations développée par le centre de recherches de l’ISEOR15. Quatre phases composent cette approche : le diagnostic, la recherche de solutions avec les acteurs, la mise en œuvre et l’évaluation. La méthode consiste à observer, analyser et améliorer les pratiques de management.

45L’observation rapprochée de ces pratiques, parfois quasi intime permet d’accéder au vécu réel des acteurs et de bénéficier de données primaires de grande qualité (Cristallini, 2007). Cette recherche action transformative également appelée « recherche intervention » met en avant l’importance du rôle des expérimentations en profondeur, comme dans l’approche de K. Lewin, mais elle est davantage orientée vers l’assistance au changement organisationnel (Savall et Zardet, 2004). Le chercheur intervient sur le terrain de la recherche pour aider, éventuellement en proposant et/ou concevant lui-même un certain nombre d’outils (David et al., 2000). Ainsi, dans l’étude de cas « Fergusson » rapportée ci-après, c’est en qualité de salarié à temps partiel que l’un des auteurs est intervenu dans cette entreprise. Dans le cas des quatre PME, l’auteur exerce une activité de consultant. La nature des problèmes posés exige une présence régulière sur le terrain auprès des acteurs concernés par l’usage des systèmes intégrés. Au-delà des limites de la simple observation, cette recherche intervention nous a permis d’avoir une position « au cœur de la gestion » (David, 2000) et d’accéder à une plus grande variété de connaissances sur la situation réelle des dysfonctionnements techniques et organisationnels liés à l’utilisation des systèmes d’information. Elle a permis aussi de capturer la « réalité » avec un plus grand détail et d'analyser un plus grand nombre de variables comparées à d'autres approches (Galliers, 1992). Les allers-retours entre le terrain et nos propres recherches sur les problématiques de mises en œuvre et d’utilisation des systèmes intégrés permettent d’éviter les biais liés à ce type de recherches qui peuvent parfois apparaître par la création de relations interpersonnelles entre le chercheur et les acteurs de l’entreprise. Dans le cadre de ces recherches interventions, le dirigeant nous a donné « carte blanche » pour solliciter toutes les personnes de l’entreprise pouvant répondre à nos besoins. Ainsi, nous avons été en contact avec tous les membres de la direction, l’ensemble des responsables de services fonctionnels et opérationnels et les utilisateurs finaux du système. Les données exploitées proviennent essentiellement des traitements des systèmes applicatifs en place et des documents supports utilisés par le management. Ces données de « première main » viennent ainsi soutenir la validité interne de cette méthode. L’étalage dans le temps de nos observations nous a permis d’avoir un recul dans le traitement des données, de leur donner du sens par rapport aux différentes catégories d’acteurs rencontrés.

46L’ensemble des données recueillies dans le cadre de cette recherche a fait l’objet d’une analyse détaillée avec les utilisateurs en suivant le processus ci-dessous :

• Collecte des dysfonctionnements et identification de leurs causes apparentes : les causes apparentes représentent un premier niveau d’analyse et sont associées aux représentations que les acteurs se font des dysfonctionnements à la fois quantitatifs et qualitatifs qu’ils rencontrent dans leur travail ainsi que de leur énumération, leur fréquence, leur localisation dans le progiciel et le temps passé à les corriger (surtemps).

• Identification des causes profondes : ce deuxième niveau d’analyse reprend les causes identifiées précédemment en mettant en lumière les raisons cachées liées à leur existence (causes profondes). Cette analyse nous a aidé à faire apparaître des pratiques internes incompatibles avec les exigences informationnelles des systèmes d’information.

• Approfondissement de la nature des raisons cachées : ceci représente le troisième niveau d’analyse à la source des dysfonctionnements réels. Il s’agit des causes racines sur lesquelles des actions curatives conséquentes doivent être engagées auprès de leurs auteurs pour neutraliser les dysfonctionnements observés de manière durable.

• Validation et restitution des résultats : pour évaluer les surtemps et les non-productions, nous nous sommes appuyés sur le calcul de la marge sur coûts variables moyenne par heure et par personne (Savall et al., 2008).

47Les recherches intervention ont été ponctuées de rendez-vous avec le dirigeant et les membres de la direction pour faire des bilans intermédiaires sur les actions menées et leurs résultats.

Etude de cas Fergusson

48En 2002, l’entreprise Fergusson (900 personnes) appartenant au secteur industriel des équipements automobiles a fait le choix de s’équiper d’une solution intégrée. Deux ans après la mise en œuvre de son ERP, le dirigeant s’inquiète de la manière dont l’outil est utilisé dans ses différentes unités de production et constate avec beaucoup d’amertume que le niveau des stocks a plutôt augmenté que l’inverse. Ceci malgré l’investissement coûteux dans un nouveau système d’information sensé résoudre cette problématique.

49Pourquoi un tel écart entre les résultats attendus et la réalité des faits et comment faire pour redresser cette phase postprojet avancée chaotique ? Ces deux questions résument toute l’inquiétude du dirigeant au moment où nous le rencontrons. Nous proposons une recherche intervention sur la base de cette problématique.

50Après une phase d’immersion de quelques semaines passées avec les opérateurs d’une ligne de fabrication pilote désignée par la direction, le diagnostic montre des dysfonctionnements conséquents concernant les pratiques internes de gestion et l’usage du progiciel. L’étude approfondie de ces dysfonctionnements révèle un grand nombre de glissements de fonctions impliquant de nombreux acteurs appartenant à toutes les fonctions de l’entreprise. Dans la première colonne du tableau suivant (Tableau 4) sont répertoriées les 6 familles de dysfonctionnements. Pour chacune d’entre elles nous avons indiqué quelques exemples de manifestations dysfonctionnelles constatées et leurs variables associées. Dans la dernière colonne figurent les principales exigences techniques imposées par l’outil intégré identifiées ces dernières années lors de la mise en œuvre de plusieurs projet-ERP.

51L’écart entre le système réel16 et les exigences de l’outil est tel que cette ligne pilote (locale) ne dépasse pas l’idéaltype 4 SIOF(-) que nous avons défini précédemment. Un positionnement en idéaltype 3 avait même été évoqué par plusieurs managers. Les régulations observées autour de l’usage de l’outil sont pour la plupart du type « abandon », quelques unes du type « absorption » pour les utilisateurs dont l’ERP est incontournable pour effectuer leur travail. Le système d’information n’a pas dépassé le stade de SIOF parce que les utilisateurs restent bloqués au stade de la première rupture du processus de décision c’est-à-dire « la compréhension des informations ». Le manque de formation et surtout les réticences de l’encadrement à se servir de l’outil sont à l’origine de ce dysfonctionnement majeur. Par ailleurs, la propagation de données erronées ou manquantes entretenue par l’intégration informationnelle de l’outil non maitrisée, a pour conséquence une pollution générale des données et des résultats de leurs traitements en temps réel et à l’échelle de l’entreprise.

52Le processus de décision est rompu une seconde fois avec des non décisions ou des décisions erronées construites sur l’exploitation de résultats de traitements erronés. Les ingrédients de ce jeu d’interdépendance informationnelle reliant les acteurs se retrouvent dans toutes les familles dysfonctionnelles à plus ou moins forte dose. Ainsi les coûts ou performances cachés des utilisateurs passant leur temps à corriger ou à renseigner des données erronées ou manquantes dans le système correspondent à des pourcentages de surtemps conséquents venant affecter leur temps de travail effectif. C’est le cas des agents suivants pour lesquels l’outil est indispensable pour la réalisation de leur métier.

Calcul des coûts-performance cachés

53Dans l’analyse des coûts cachés (Savall, Zardet, 2004), le calcul des surtemps est valorisé à l’aide de la CHVACV17 qui représente au moment de cette intervention une valeur d’environ 57 €/h de travail sur la base de 8h de travail / jour et de 225 jours travaillés par an (Tableau 5).

54Comme le constatait Zardet dans ses travaux, les surtemps passés apparaissent très souvent dans les diagnostics. L’analyse approfondie des causes à l’origine de ces surtemps sur 4 profils d’utilisateurs montre un manque de responsabilité de la part de certains acteurs qui ne jouent pas le jeu avec l’utilisation de l’outil intégré. C’est ce que nous avons appelé « glissements de fonction » dans notre approche des dysfonctionnements. Il s’ensuit par effet de cascade et à 360° des contraintes pour le reste de l’organisation et des performances cachées extrêmement lourdes financièrement parlant et un 3C informationnel dégradé.

55Le tableau ci-dessus (Tableau 6) reprend des dysfonctionnements identifiés appartenant à la famille dysfonctionnelle de l’organisation du travail (OT). La non remise en cause au moment du projet des variables indiquées ici signifie que la situation existante a été reproduite avec l’ERP. Une fois les processus physiques, leurs paramétrages et les glissements de fonction corrigés, les stocks ont diminué de 200 K euros sur les quatre mois qui suivirent.

56D’un positionnement de situation de type SIOF(-), cette ligne pilote est passée progressivement à un stade intermédiaire de type SIOFHI(+), puis à un stade de SIOFHIS une année plus tard avec des régulations dite « d’équilibration » porteuses cette fois d’effets économiques pour l’entreprise. Les données du progiciel sont mieux comprises et partagées par la maîtrise des ateliers et les opérateurs puisque les listings du progiciel sont utilisés à la place du tableur Excel pour la prise de décision et le pilotage des opérations.

Implication managériale du concept de SIOFHIS et études de cas en milieu PME

57Nous examinons la portée du concept du SIOFHIS du point de vue de l’implication au travail et de l’intégration des acteurs. Nous mobilisons des données qui concernent des PME, de sorte à montrer que le phénomène ne concerne pas que les grandes entreprises et les grands systèmes intégrés.

58Le degré de SIOFHIS caractérise la capacité de l’organisation à stimuler des comportements efficaces chez ses membres, afin d’atteindre les objectifs collectifs de l’entreprise (Savall et Zardet, 1995 : 30). Un haut degré de SIOFHIS stimule et incite les acteurs à réaliser les actes de gestion de manière efficace, c’est-à-dire avec une dépense énergétique minimale et un résultat efficient. Le degré de SIOFHS caractérise à cet égard une opération de transformation comprenant l’acte de transformation et son produit final (Bion, 1982 : 17). Le concept du SIOFHIS indique bien que les actes de gestion ont été réalisés. C’est un indicateur de l’implication au travail.

59Certes, la définition du concept de l’implication est controversée, car ses contours théoriques sont encore assez flous, tandis que les travaux théoriques ont plutôt porté sur le concept de la motivation. Retenons que Thevenet et Neveu (2000 : 45) la définissent comme une notion qui traduit et explicite la relation entre la personne et son univers de travail. En pratique cependant, le concept du SIOFHIS en ce qu’il fait référence à cette notion de l’implication propose une avancée par rapport à toute approche faisant référence à la notion de motivation, car elle fournit une indication sur le plan de l’attachement à l’organisation et de l’engagement. Le SIOFHIS fournit à cet égard un modèle de l’implication, à la fois transactionnel et relationnel, dans la congruence personne organisation. Il contribue au dépassement des perspectives attitudinale et comportementale, Commeiras (1994) ayant montré que le degré d’implication dépendait surtout des caractéristiques organisationnelles et les pratiques du management. Par delà l’implication au travail, le SIOFHIS est aussi un indicateur de la qualité de l’intégration des acteurs au sein de l’organisation.

60Il est généralement admis que les Systèmes d’Informations Intégrés contribuent à intégrer les acteurs au sein des organisations. Mais, cette intégration ne garantit pas le bon fonctionnement des organisations. H. Savall et V. Zardet (1995b, p.43) ont souligné les limites de la technologie dans le développement des gains de productivité, lorsque leur utilisation n’est pas parfaitement intégrée dans le fonctionnement de l’organisation. Le tableau 7 fournit une évaluation des « coûts-performances cachés » (C-P C) calculés au sein de quatre organisations de type PME. La part imputable aux dysfonctionnements dans le traitement informatisé des données représente respectivement 4 % (Cas A1), 3 % (Cas B1), 18 % (Cas C1) et 3 % (Cas D1) du montant total des C-P C. Le montant total des C-P C, en % du chiffre d’affaires net, représentait respectivement 17 % (Cas A1), 8 % (Cas B1), 10 % (Cas C1). Là encore, on observe que la variable la plus impactée est la variable « gestion du temps ». Dans le cas C1, la gestion informatique est confiée à un prestataire de services dont la disponibilité est contingente. Il n’y avait pas de correspondant informatique qualifié en interne. Les acteurs de l’entreprise avaient développé les pratiques de régulation des dysfonctionnements.

61Le Cas B1 est intéressant, car il concerne un cabinet de prestations de services intellectuels en innovation managériale qui avait réalisé un investissement relativement onéreux dans un CRM19. Nous avons sélectionné trois phrases-témoins énoncé »s par trois acteurs différents aux cours des entretiens du diagnostic socio-économique.

62« On a mis en place un bel outil Internet, mais, on ne le fait pas vivre. C’est un outil pour la communication interpersonnelle. On n’a pas fait d’actions depuis un moment ».

63« Il y a une sous utilisation du CRM. Je n’ai pas le réflexe d’y aller dans le cadre du travail. Je pense que M… est aussi en retrait par rapport à l’utilisation du CRM ».

64« Le CRM est un outil de développement commercial qui ne remplit pas sa fonction, qui n’est pas utilisée ».

65Le diagnostic fait finalement ressortir que le directeur du cabinet est lui-même en suspension parce qu’il craint les effets de système, à savoir que les comportements des consultants se déterminent en fonction de l’outil. Le diagnostic a montré qu’il organisait à son insu la régression des projets de e-communication et de travail collaboratif, pour le développement desquels cet investissement a été réalisé. Il a été montré également que les pratiques du management dans cette entreprise sollicitaient plus particulièrement un mode d’implication normative. Dans le modèle du SIOFHIS, le comportement du dirigeant affectait directement l’implication organisationnelle.

66Avec le concept du SIOFHIS, on retrouve un principe fondamental énoncé par Giambattista Vico (Glasersfeld, 1988 : 19), à la base du constructivisme épistémologique, qui fut aussi l’un des premiers critiques du cartésianisme, à savoir que la seule manière de connaître une chose est de l’avoir faite. Au travers de son enseignement, Vico transmettait une connaissance permettant à l’élève de développer un processus cognitif autonome. Pour souligner que le concept du SIOFHIS ne se fonde pas seulement sur l’obtention d’un résultat, mais également sur un processus cognitif qui conduit à l’action. L’évaluation de la performance apparaît plus complexe puisqu’elle doit être dématérialisée. L’évaluation doit alors se réaliser selon une perspective de type actionnaliste (Touraine, 1965), c’est-à-dire sur une approche qui repose sur l’évaluation de l’action de ceux qui la produisent, et qui renvoie à une certaine éthique relationnelle dans un prisme de cinq valeurs expliquant le « comment ça marche » et le « comment ça tient » : loyauté, confiance, fiabilité, légitimité, équité (Boszormenyi-Nagy20). Le fonctionnement efficace du SIOFHIS signale que les acteurs fonctionnent dans un réseau de loyautés réciproques, tant verticalement qu’horizontalement. Dans le Cas B1, le diagnostic mettait en évidence un clivage de la loyauté. La loyauté, définie comme loi non écrite, se trouvait clivée verticalement vis-à-vis du dirigeant qui se définissait comme un leader transformationnel. La loyauté horizontale entre les acteurs dissimulait le conflit de loyauté avec le dirigeant, y compris avec ses deux frères qui étaient consultant dans le cabinet. Le diagnostic à partir du concept du SIOFHIS a montré que cette caractéristique de la relation entre les frères traversait le fonctionnement de l’organisation. Aussi, le dirigeant fut-il amené à s’interroger plus largement sur sa propre efficacité.

CONCLUSION

67Cette communication propose un cadre théorique pour le diagnostic des dysfonctionnements d’usage des systèmes intégrés de gestion. Elle éclaire la connaissance et la compréhension de ces dysfonctionnements à l’aide du concept du SIOFHIS développé par Zardet (1986).

68Son originalité porte sur l’évaluation des coûts-performances cachés des systèmes d’information en utilisant les composants financiers de l’approche socio-économiques des organisations.

69Dans le cas « Fergusson » seuls les surtemps liés aux glissements de fonction sont utilisés sur quelques fonctions-clés de l’organisation situées sur le niveau décisionnel du court terme : approvisionnement, ordonnancement, ADV. Ces fonctions subissent à elles seules tous les dysfonctionnements de planification et de synchronisation de charges capacités des niveaux supérieurs. En conséquence, dans les entreprises de transformation de biens, il n’est pas utile de diagnostiquer un grand nombre de fonctions pour connaître le degré de SIOFHIS existant.

70Dans le cas des PME, le SIOFHIS évalue le niveau de performance socioéconomique d’un système d’information.

71Un système est dit SIOFHIS s’il satisfait au principe de stimulation et d’incitation des acteurs à réaliser les actes de gestion. Le diagnostic étalonne couramment le degré de SIOFHIS sur un gradient qui va du SIOF au SIOFHIS. Il est utilisable pour évaluer le degré de SIOFHIS d’une solution informatique, par exemple un ERP, mais également pour évaluer la performance d’un système d’information dans son ensemble, au sein de l’organisation. L’étude de cas proposée montre qu’il permet d’intervenir de manière efficace sur le traitement des problématiques en phase post-ERP avancées. Il permet notamment d’articuler le diagnostic dans le triptyque solution-organisation-pratiques du management. Le cas des quatre PME montre qu’il permet de pousser les investigations dans les infrastructures du fonctionnement et du management de l’organisation, c’est-à-dire d’établir le diagnostic sur la bonne causalité. Ce triptyque est posé comme système intégré. On évite la réalisation de diagnostics, respectivement informatique, organisationnel ou managérial, généralement contingents l’un de l’autre. Le SIOFHIS permet d’envisager un plan d’intervention intégrée, effectivement systémique.

72Cette communication montre aussi que le concept ne se limite pas à traiter une situation de management, mais permet de traiter une situation de changement. Le degré de SIOFHIS est à cet égard posé comme invariant de transformation, c’est-à-dire comme variable de pilotage du processus de la transformation. C’est autour de cette notion que la stratégie du changement se définit. La définition du projet et sa mise en œuvre ont pour objectif d’atteindre le plus haut degré de SIOFHIS.

73Les limites de ce papier reposent sur le nombre de cas traités et sur le fait que les dysfonctionnements analysés sont limités aux acteurs de l’organisation. Il serait intéressant de développer cette approche des coûts performances cachés dans un contexte de réseaux de type « Supply Chain » ou encore de « Systèmes d’Information Inter-Organisationnels ».