Conclusion
p. 101-107
Texte intégral
1Si je devais résumer par une image le mouvement d’ENGIE, je reprendrais celle que Bruno Latour emploie dans Où atterrir ? lorsqu’il imagine un pilote d’avion annonçant à ses passagers voyageant vers le « Globe de la globalisation » qu’il n’y a plus de piste d’atterrissage [Latour, 2017, p. 45-46]. La question autour de laquelle nous avons tourné tout le long de cette enquête pourrait être formulée en ces termes : comment une firme pétro-gazière fait-elle pour atterrir quand la piste fossile est condamnée ? Les premiers éléments de réponse apportés ont révélé une entreprise à la recherche d’une terre ferme où faire bourgeonner des sites de transition susceptibles de l’accueillir et de la supporter.
2Aux Philippines et en Chine, nous avons suivi le travail de collection d’indices et de « transfert attentionnel » [Denis & Pontille, 2022] mené au ras du sol par les brokers, Wallace et Jessica, afin d’aménager les sites de transition où ENGIE projette de se reterritorialiser. Nous l’avons vu, la stabilisation de ces sites n’a rien d’évident. La récalcitrance des services municipaux de la ville de Hangzhou vis-à-vis du projet d’exploitation de son réseau d’éclairage public par ENGIE, le projet de centrale solaire concurrençant celui de biomasse à Lubang, ont mis en évidence les multiples flux de territorialisation qui se croisent et s’opposent au sein d’un même territoire. Prêter attention à ces flux éclate le grand projet abstrait de fabrication du monde zéro carbone en une pluie de « frictions » [Tsing, 2020] situées.
3En cadrant l’analyse au niveau de ces frictions, j’ai mis en lumière les hésitations d’une entreprise essayant de voir où atterrir. À rebours d’une représentation de l’entreprise qui domine du regard l’espace au sein duquel elle se meut – celle portraiturée par James Ferguson dans son article « Seeing Like an Oil Company » [Ferguson, 2005] – j’ai dépeint une entreprise qui progresse pas à pas, guidée par des brokers éclairant des terrains mal connus. En d’autres termes, atterrir, pour ENGIE, c’est tâtonner parmi des formes hétérogènes de mondialisation afin d’établir de nouvelles « connexions globales » [Tsing, 2020], en marge du système fossile. Détachée, d’une part, de ses prises les plus lourdement carbonées (tableau 1), et, d’autre part, prospectant de potentiels sites de reterritorialisation, l’entreprise apparaît comme un acteur entre plusieurs prises, une entre-prise, c’est-à-dire une organisation en transition qui change en même temps et de lieux et de forme.
4Quelle forme prendre pour atterrir hors du monde fossile ? Il est difficile de répondre avec clarté à cette question car, au sein du bornage chronologique retenu pour cette enquête (2016-2020), j’ai tracé les contours d’une entreprise en train d’essayer différentes positions distribuées à travers le monde. Plutôt qu’une forme stabilisée, j’ai mis en lumière un processus continu de prise de forme, caractérisé par son hétérogénéité et sa profusion. C’est ce que j’ai voulu rendre évident à l’aide de la métaphore végétale du bourgeonnement. Partout bourgeonnent de nouveaux sites qui, chacun, engendrent des agencements locaux et spécifiques. Et la question que pose leur conjugaison est moins celle de leur unité que celle de leur échelle.
5Le problème de scalabilité d’ENGIE est celui d’une entreprise qui cherche à se reterritorialiser tout en conservant son statut de multinationale. En d’autres termes, son enjeu est de changer de forme – être moins fossile – sans changer d’échelle – rester globale. J’ai proposé d’appeler ce phénomène le re-scaling. Contrairement à la dynamique d’expansion de l’up-scaling, qui qualifie le modèle de croissance d’entreprises changeant brutalement d’échelle et devenant, en l’espace de quelques années, des multinationales [Pfotenhauer et al., 2022], le re-scaling désigne une dynamique expansionniste impliquant de ne pas changer d’échelle, c’est-à-dire, pour une entreprise déjà globalisée, de maintenir sa forme globale.
6Éclairer ce phénomène de re-scaling révèle un mouvement de fond qui peut être résumé ainsi : une entreprise appartenant à un secteur d’activité qui est en grande partie responsable du réchauffement climatique s’organise et se transforme pour faire la transition énergétique. À partir des exemples d’Ørsted et de TotalEnergies, utilisés comme contrepoints, nous avons vu que c’est une tendance qui excède le seul cas d’ENGIE, et que les firmes pétro-gazières sont en train de se transformer pour prétendre devenir demain les entreprises qui feront la transition. Prendre au sérieux ce mouvement permet de saisir le fait que ces entreprises dimensionnent et problématisent différentes versions de la transition énergétique et qu’elles contribuent à en cadrer les conditions de réalisation.
7Comment étudier la manière dont ces entreprises problématisent la transition énergétique ? En tirant le fil d’Ariane composé de « pratiques et d’instruments, de documents et de traduction » [Latour, 1997, p. 165], qui relie sans suture les sites de transition à la formule stratégique des 3D, nous avons vu de quelle manière ENGIE fabrique tout à la fois des territoires, elle-même et une version de la transition énergétique. Plonger dans la densité de cette activité sémiotique a fait apparaître les longues chaînes des traductions qui transforment le réchauffement climatique en un « contexte » [Asdal, 2012] d’action continûment réélaboré. Le souci minutieux de l’Actor-Network Theory pour les « agencements intermédiaires » et le « travail de médiation » [Latour, 1997], allié à la revalorisation du rôle joué par les brokers dans les processus de mondialisation mis en avant par la connected history [Schaffer et al., 2009], ont rendu visible les réticulations narratives, organisationnelles et géographiques composant la version de la transition énergétique d’ENGIE.
8Cette version, nous l’avons vu, diffère de celles d’Ørsted et de TotalEnergies. Décrire et comparer entre elles les différentes façons d’être en transition et de faire la transition déployées par les firmes pétro-gazières et, plus généralement, par les entreprises de l’énergie, est une piste de recherche que j’appelle à explorer au terme de cette enquête. Lancer une enquête collective afin de documenter ce que font ces entreprises me semble d’autant plus nécessaire qu’elles font figure de grandes absentes des débats académiques sur la transition énergétique. Pourtant, et c’est ce que j’ai démontré ici, elles déploient de vastes réseaux sémiotiques qui donnent une signification au réchauffement climatique et à la transition énergétique qu’il est nécessaire de prendre en considération. En effet, il est impossible de faire comme si ENGIE, TotalEnergies, ExxonMobil, Shell, BP, Iberdrola, Enel, Eni, Chevron, Ørsted, etc., n’existaient pas. Lorsque je propose de prendre en considération ce que font ces entreprises, j’appelle également à compléter la critique de la négation du réchauffement climatique que plusieurs d’entre elles ont manufacturée [Oreskes & Conway, 2012 ; Mommers, 2018 ; Bonneuil, Choquet & Franta, 2021] en considérant la manière dont elles se reterritorialisent sous l’effet du réchauffement climatique.
9L’objectif que je poursuis consiste à décrire l’actualité et la diversité de leurs pratiques afin de déterminer de quelle manière ces entreprises incorporent le réchauffement climatique et répondent à cette nouvelle universalité, la « wicked universality », consistant à « sentir que le sol est en train de céder » [Latour, 2017, p. 19]. En guise de clôture, je vais esquisser les grandes lignes et les enjeux de cette enquête collective que j’appelle de mes vœux.
Vers une description située des entreprises de l’énergie
« The need of the present is to apprehend the fact that, for better or worse,
we are living in a corporate age. »
John Dewey, The United States, Incorporated
10Au cours de mon enquête, j’ai été confronté à deux difficultés principales. L’une, théorique, est liée à l’hégémonie conceptuelle du mode de raisonnement juridique sur l’entité entreprise. L’autre, pratique, est liée à l’envoûtement qu’une entreprise en transition provoque chez l’enquêteur. Je vais clarifier ce que recouvrent ces deux difficultés, afin de rendre possible un programme collectif, situé et comparatif de description des transitions des entreprises de l’énergie.
Contourner le mode de saisie juridique de l’entreprise
11Dans son ouvrage Le Nouvel État industriel, paru en 1967, John Kenneth Galbraith a montré que les limites contraignant la description de ce que fait une entreprise tiennent à la domination que le raisonnement juridique exerce sur cet objet :
Peu de recherches sérieuses ont été plus stériles que l’étude de la grande entreprise moderne. Les raisons de cette carence sont claires. On substitue à la réalité l’image radieuse de ce qui devrait exister ; après quoi, on est si absorbé par la contemplation de cette image qu’on néglige de rechercher ce qu’elle recouvre. [Galbraith, 1979, p. 113, souligné dans le texte]
12L’idée défendue par John Kenneth Galbraith est que la normativité de la « définition juridique » [Galbraith, 1979, p. 113] de l’entreprise empêche la description de ce qui est au profit de l’énonciation de ce qui « devrait exister ». Les travaux récents en sciences de gestion à propos des notions de « raison d’être » et de « mission » – dont il est dit qu’elles sont de nouvelles « fondations légales » [Segrestin, Hatchuel & Levillain, 2021] pour l’entreprise – illustrent la pertinence de cette critique. Pensés comme des moyens d’« explorer des futurs souhaitables » [Segrestin, 2019], « raison d’être » et « mission » des entreprises portent le regard vers la description abstraite et minimaliste de ce qu’une entreprise déclare qu’elle fera afin de prendre en compte les enjeux sociaux et environnementaux. Pour reprendre les termes de John Kenneth Galbraith, ces instruments contribuent à fabriquer une « image radieuse de ce qui devrait exister », et ce au détriment de la description de ce que font et ce que sont les entreprises au présent.
13Dans son article « Notes on the Difficulty of Studying the Corporation » publié cinquante ans plus tard, l’anthropologue Marina Welker renforce la ligne critique à l’encontre du schème juridique en ouvrant un autre front qui vise la notion de personnalité morale. Selon Marina Welker, cette notion régit la description de l’entreprise en sciences humaines et sociales et réduit cette dernière à un « macro-acteur » unifié et doté d’intentions propres [Welker, 2016]. De la même manière que John Kenneth Galbraith appelle à se défaire de l’image normative de ce qui « devrait exister », Marina Welker appelle à se détacher de l’unification et de la cohérence anthropomorphiques de l’entreprise qu’impose la notion de personnalité. Saisir l’entreprise en tant qu’acteur légalement préformé et constitué permet d’engager sa responsabilité juridique ; mais, en retour, cela condamne la possibilité de décrire l’actualité de ses mutations et de ses réagencements. Contre ce mode de saisie, Marina Welker et al. appellent à la constitution d’une « anthropologie des formes corporate » capable de prendre en compte non plus les fondations légales, mais le mouvement continu de transformation et de recomposition des entreprises, afin d’appréhender la manière dont :
Elles grandissent et rétrécissent, se transforment et mutent, se divisent et se recombinent ; et comment ces institutions composites donnent l’impression d’être des sujets pensants, parlant et agissant de manière unifiée. [Welker et al., 2011]
14S’inscrire dans cette perspective et aller au plus près de ces mouvements de métamorphose invalide l’approche consistant à définir ce qu’est l’entreprise principiellement au profit de l’étude des modes d’action qui la façonnent actuellement. Ainsi, débarrassée de la métaphore régulatrice de la personne et de ses corollaires que sont l’identité, l’autonomie, l’intentionnalité, l’unité, la cohérence, etc., l’entreprise n’apparaît plus en tant que sujet déjà existant auquel imputer une multitude d’actions hétérogènes. Elle devient descriptible en de nouveaux termes.
15Ce recadrage méthodologique consistant à se départir du raisonnement juridique pour embrasser une démarche ethnographique offre un recadrage fructueux de la question de la responsabilité des firmes pétro-gazières. Donna Haraway a proposé la notion de response-ability [Haraway, 2020], pour détourner la connotation juridique du mot responsabilité et faire apparaître dans sa structure l’habileté déployé par un acteur à répondre à une situation en lui donnant une signification propre. En glissant de la responsabilité à la response-ability, je souhaite attirer le regard vers la façon dont une entreprise comme ENGIE répond au réchauffement climatique. L’hypothèse que je forme ici pour un programme de recherche collectif à venir est la suivante : c’est la documentation et la comparaison des différentes manières dont les entreprises de l’énergie répondent au réchauffement climatique, et donc les différentes manières qu’elles ont de le construire comme un problème, qui est à même de renouveler la question de leur responsabilité. Ce programme se donne pour tâche première la description des response-abilities de ces entreprises.
16Cela suppose de prêter une attention toute particulière aux réseaux sémiotiques qu’activent ces entreprises dans le cours de leurs activités quotidiennes. Ainsi, ces réponses ne sauraient s’apprécier à l’aune des interpellations dont les entreprises de l’énergie font l’objet, que ce soit de la part des journalistes, des scientifiques, des activistes ou encore des représentants politiques. J’appelle à dépasser les moments visibles que constituent ces situations provisoires d’interpellation où le problème est posé par une instance tierce, afin de saisir de l’intérieur le mouvement croisé de problématisation et d’élaboration de solutions qu’engagent ces entreprises. L’implication pratique de ce programme de recherche repose sur le franchissement de la ligne d’observation que l’ethnographe pose entre sa personne et son objet de recherche, et suppose de rentrer dans l’entreprise, d’apprendre à en faire partie pour pouvoir décrire ce qui s’y passe.
Se laisser envoûter par le terrain
17En lisant Les Lances du crépuscule j’ai été frappé par la manière dont Philippe Descola raconte la sortie de son terrain auprès des Achuars en Amazonie :
Ma curiosité s’est en grande partie émoussée au fil des derniers mois ; malgré ce qui se prépare, je ne peux me défaire d’une lassitude désabusée, d’un sentiment de déjà vu, d’une irritation même, face au comportement trop prévisible de ces gens qui peinent maintenant à m’étonner encore, comme si c’était à eux qu’incombait la faute d’être devenus sans surprises et non à moi qui me suis invité chez eux. L’absence d’Anne Christine, le manque d’un alter ego à qui me confier sont certes pour beaucoup dans mon désenchantement, mais plus encore cette usure du désir de comprendre qui, mieux que les délais fixés par un calendrier de recherche, sonne l’heure de la fin du « terrain ». (…) Dissous dans la banalité du quotidien, l’exotique a perdu la fraîcheur de son mystère ; il est temps de plier bagage. [Descola, 2006, p. 418, je souligne].
18Lassé, l’ethnographe « sonne l’heure de la fin du “terrain” » et décide de « plier bagage ». Seul maître à bord, guidé par la curiosité et qui « prétend désirer savoir pour savoir » [Favret-Saada, 2014, p. 30], le chercheur ainsi dépeint fait du terrain un espace et un moment d’enquête où l’on entre en tant qu’ethnographe et dont on sort en tant qu’ethnographe, pour revenir raconter ici ce que l’on a vu là-bas.
19Il me semble que ce qui s’est noué pour moi sur le terrain en entreprise est à l’opposé de cette fluidité de mouvement et entretient plutôt une parenté avec la situation d’enquête que Jeanne Favret-Saada décrit dans son ouvrage Les mots, la mort, les sorts, c’est-à-dire une situation dans laquelle l’ethnographe est « prise » par le terrain et littéralement capturée dans un système de sorcellerie [Favret-Saada, 2014, p. 226]. Bien sûr, la sorcellerie, dans le cas qui nous occupe, ne peut qu’avoir une valeur métaphorique. L’apport que je retiens ici du travail de Jeanne Favret-Saada est de montrer que le mécanisme d’envoûtement qu’elle décrit produit un certain type de position de recherche. Cette position ne va pas sans poser question, car l’ethnographe qui ne peut plus échapper à son terrain compromet le geste épistémologique et critique de distanciation vis-à-vis de son objet de recherche.
20Reconnaître cette situation, celle où l’enquêteur fait partie de ce qu’il décrit, met en jeu son rôle de représentation, au-delà du postulat de son pur intérêt pour la recherche. Deux figures opposées de la représentation encadrent et dominent ce questionnement : le porte-parole et le lanceur d’alerte. En parlant d’ENGIE, parce que je suis employé depuis plusieurs années par cette entreprise, je suis potentiellement l’un ou l’autre. Porte-parole, j’incarne l’entreprise et défends ses intérêts. Lanceur d’alerte, je revendique une indépendance au nom de l’intérêt général et dénonce les pratiques de l’entreprise. Dans un cas je me compromets, dans l’autre je m’émancipe. Comme s’il ne pouvait pas y avoir de position intermédiaire entre l’adhésion sans condition et le rejet absolu. Comme si l’on ne pouvait être que d’un côté ou de l’autre.
21Face à cette alternative infernale, l’envoûtement du terrain se transforme en une malédiction académique. Si l’enquête n’est pas une dénonciation, alors c’est qu’il s’agit peut-être, sous couvert de recherche, d’un plaidoyer pro domo. Tant que cette bipolarisation est maintenue, on comprend que pour être lavé du soupçon de compromission, l’enquêteur doit trouver un moyen de résister à l’envoûtement du terrain, de déterminer une position d’extériorité grâce à laquelle il pourra instaurer une distance critique. L’enquêteur doit être ce « penseur critique, fils des Lumières » [Latour, 2016, p. 37] qui sait résister aux croyances aveuglantes déployées par l’entreprise, et qui sait manier le vocabulaire de la démystification.
22Comme dans le mode de saisie juridique, la posture critique se caractérise par le fait qu’elle définit a priori ce qu’est l’entreprise. Elle invite l’enquêteur à déterminer son objet avant même qu’il n’ait débuté son enquête. Et en voulant résister absolument à l’envoûtement du terrain, en voulant soupçonner ce qui en émane, il finit par décourager toute tentative de description dans l’entreprise. Je pense, au contraire, qu’il est nécessaire d’encourager ce travail de description des entreprises en se rapprochant le plus possible du rythme de leurs activités quotidiennes, afin qu’elles ne se résorbent pas dans l’image abstraite et proprement insaisissable d’un capitalisme spectral. Et pour cela, accepter de se laisser envoûter.
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