Chapitre 4. Persévérer hors du monde fossile
p. 73-79
Texte intégral
1Changeons de focale pour considérer non plus seulement une île reculée des Philippines, mais l’ensemble de la zone Asie du Sud-Est. On voit alors apparaître, entre 2016 et 2018, une entreprise en train d’essayer de développer une multitude de projets de production décentralisée d’énergie renouvelable dans des îles isolées et dans des zones rurales. Pour bien se représenter ce que fait ENGIE durant cette période, il faut imaginer un groupe de personnes qui arpentent îles et campagnes et qui, toutes, essayent de trouver le bon endroit d’où faire émerger de nouvelles infrastructures énergétiques. Ce regard un peu plus englobant révèle l’effort collectif et multi-situé mis en œuvre par une entreprise qui essaye de faire bourgeonner plusieurs endroits en de multiples projets. Je propose de parler de stratégie du bourgeonnement pour qualifier cette pratique de reterritorialisation. Le bourgeon illustre et synthétise l’idée d’une émergence disséminée d’une variété de projets qui affleurent en différents endroits du globe. En tirant le fil de la métaphore végétale, de nouvelles questions apparaissent. Considérons le bourgeonnement comme le prolongement organique d’une configuration matérielle préexistante. Cela permet de mettre en lumière le rôle du support du bourgeonnement ainsi que son caractère résolument local. Un projet ne bourgeonne pas à partir de rien. Sur quelle base s’établit-il ? Que prolonge-t-il ? Un autre fil métaphorique peut être tiré de l’ouvrage Recherches sur les plantes de Théophraste dans lequel celui-ci relate l’anecdote suivante : « C’est ainsi qu’on a déjà vu un gond de porte bourgeonner, et de même une rame posée dans la boue à l’intérieur d’une coupelle de terre cuite » [Burgat, 2020].
2La vision d’un gond de porte qui pousse est plaisante. Elle traduit le caractère inopiné du processus de bourgeonnement, qui rejoint l’intuition plus générale que tout peut bourgeonner, c’est-à-dire que le monde qu’ENGIE essaye de fabriquer peut s’élever n’importe où à partir d’un socle minimal et imprévisible.
Faire bourgeonner le monde
3Ce que met d’abord en valeur l’image du bourgeonnement, c’est l’importance que revêt le « point singulier du monde » [Simondon, 2012, p. 255] qu’une nouvelle infrastructure prolonge et à partir duquel elle émerge. En cela, l’image du bourgeonnement explicite la relation locale, emmêlée, qui unit une infrastructure à un lieu. Plus généralement, elle permet d’ouvrir une perspective spatiale sur le mode d’existence esthétique des infrastructures qui est absente des réflexions actuelles sur leur « poétique » [Larkin, 2013, 2018].
L’espace-temps du bourgeon
4Dans son influent article « The Politics and Poetics of Infrastructure », Brian Larkin appelle à prendre en compte la capacité qu’ont les infrastructures à produire des symboles (symbole de progrès, symbole de modernité, symbole de confort ou encore symbole de violence, symbole d’oppression, symbole de domination, etc.), confinant l’esthétique au commerce symbolique qu’un objet fonctionnel entretient avec différents publics. La notion de bourgeonnement déplace le regard vers les entrelacs sémiotiques qui prolongent le lieu par l’objet, donnant à voir une relation sémiotico-esthétique spatialisée qui dépasse le seul régime de la signification symbolique.
5Autrement dit, la notion de bourgeonnement spatialise la relation esthétique en reportant l’attention vers le site dans lequel s’inscrit une infrastructure et les hybridations qui se produisent entre eux. La « mise en site » [Yaneva & Mommersteeg, 2019] réagence un paysage, articule d’une nouvelle manière les éléments qui le constituent afin d’aménager un sol ferme sur lequel une infrastructure peut se déployer. Souligner cela, c’est montrer qu’au cœur du mouvement de reterritorialisation d’un acteur comme ENGIE il y a un enjeu de composition paysagère qui est le substrat à partir duquel le récit d’un projet peut émerger, mais qui est aussi susceptible de devenir un objet de controverse.
6L’autre aspect que cette image met en lumière est celui du régime de temporalité spécifique des projets d’infrastructure à l’état naissant. Comme l’ont relevé Ashley Carse et David Kneas dans leur article « Unbuilt and Unfinished. The Temporalities of Infrastructures », la littérature académique traite majoritairement la question de la temporalité des infrastructures sous le prisme d’objets déjà concrétisés, oblitérant les temporalités des formes inchoatives, naissantes et inabouties que peuvent prendre les infrastructures [Carse & Kneas, 2019]. La focalisation des travaux de recherche sur les pratiques de réparation et de maintenance [Gupta, 2018 ; Barry, 2020 ; Denis & Pontille, 2022] ou encore de démantèlement [Bonnet, Landivar & Monnin, 2021] a conduit à rattacher la compréhension des différents stades de développement d’une infrastructure à son stade achevé et fonctionnel, faisant de sa « complétude » (finishedness) la norme à l’aune de laquelle ses différents états sont appréciés [Carse & Kneas, 2019].
7À la suite d’Ashley Carse et David Kneas, j’appelle à considérer le fait que ce que je nomme l’état de bourgeonnement des infrastructures gagne à être traité indépendamment de l’horizon téléologique qui le réduit à un degré plus ou moins avancé de réalisation de son état d’achèvement. Autrement dit, les infrastructures existent aussi comme des projets qui ne se réalisent jamais, et, à ce titre, il y a un intérêt heuristique à traiter symétriquement le réalisé et l’irréalisé comme deux modes d’existence distincts où le premier ne prévaut pas ontologiquement sur le dernier.
8Cette réflexion confère à l’état de bourgeonnement un statut distinct des autres étapes de développement d’un projet d’infrastructure qui ne se limite plus au commencement d’un processus linéaire déjà fixé. Pour filer la métaphore végétale, on peut dire que le bourgeon n’est pas la fleur et que la fleur n’est pas le fruit, ces différents états se niant dialectiquement entre eux et existant séparément les uns des autres comme l’explique Hegel dans sa préface à la Phénoménologie de l’esprit :
Le bourgeon disparaît dans l’éclosion de la floraison, et l’on pourrait dire qu’il est réfuté par celle-ci, de la même façon que le fruit dénonce la floraison comme fausse expérience de la plante, et vient s’installer, au titre de la vérité de celle-ci, à la place de la fleur. Ces formes ne font pas que se distinguer les unes des autres : elles se refoulent aussi comme mutuellement incompatibles. [Hegel, 1996, p. 35]
9Citer Hegel n’est jamais sans risque, aussi je tiens à dire que je ne m’intéresse ici qu’à un seul aspect de son propos, en l’occurrence la réfutation entre elles des différentes étapes du développement végétal. Insister sur la rupture d’état entre ces différentes étapes indique le fait qu’il peut exister un bourgeonnement sans floraison et une floraison sans fructification, et laisse entrevoir l’idée que le bourgeonnement peut être conçu comme étant à lui-même sa propre fin.
10Quand je dis qu’ENGIE met en œuvre une stratégie du bourgeonnement, c’est aussi cette idée d’une stratégie du bourgeonnement pour le bourgeonnement que je souhaite faire ressortir. En d’autres termes, ce n’est pas parce qu’ENGIE fait bourgeonner une multiplicité de lieux et de projets que ceux-ci vont nécessairement se transformer en infrastructures concrétisées et opérantes. Parler de stratégie du bourgeonnement c’est révéler la dimension expérimentale de cette stratégie. Le terme d’expérimentation permet de souligner, d’une part, le fait qu’il s’agit de tentatives et, d’autre part, la manière spécifique qu’a ENGIE d’explorer de nouvelles positions de transition dans divers endroits du globe.
Expérimenter de nouvelles positions
11Depuis les années 1980, les travaux en Science and technology studies (STS) ont contribué à qualifier ce que recouvre le concept d’expérimentation par l’étude des pratiques expérimentales employées dans les laboratoires [Shapin & Schaffer, 1993 ; Pinch, 1993 ; Latour, 2001], ainsi que ses extensions à d’autres domaines comme l’économie [Muniesa & Callon, 2007 ; Callon, 2009] ou encore les politiques publiques [Lezaun, 2011 ; Laurent, 2016]. Plus récemment, des travaux de STS se sont penchés sur l’émergence des living labs, des test beds, des démonstrateurs, des pilotes, etc., afin d’éclairer les processus par lesquels certains types d’espaces urbains sont transformés en sites expérimentaux [Laurent & Pontille, 2018 ; Karnoven, 2018 ; Laurent et al., 2021 ; Pfotenhauer et al., 2022].
12En appelant à prendre en compte la dimension expérimentale de la stratégie d’ENGIE, je développe un argument qui s’inscrit dans cette dernière vague de travaux en STS et qui, dans le même temps, déplace le regard vers un de ses angles morts, à savoir les formes d’organisation et les modes d’action expérimentaux que développent les multinationales. Dans leur article « Test Bed Island : Tech Business Experimentalism and Exception in Singapore », Brice Laurent et al. décrivent de quelle façon les pouvoirs publics singapouriens ont transformé une partie de leur territoire en sites expérimentaux afin d’attirer des multinationales, produisant ce que les auteurs proposent d’appeler un « expérimentalisme technoéconomique » [Laurent et al., 2021]. L’article s’ouvre sur le cas de la petite île de Semakau située au sud de l’île principale de Singapour et sur laquelle ENGIE, avec Schneider Electrics et la Nanyang Technology University, a développé un prototype de micro-grid grâce au support de l’Economic development board, l’agence gouvernementale singapourienne en charge de l’attractivité économique. Cet exemple illustre, selon les auteurs, la manière dont Singapour réforme son territoire pour y ancrer l’activité des multinationales.
13En 2017, Wallace et moi-même avons visité les installations sur l’île de Semakau, présentées alors comme une « vitrine technologique » censée appuyer le développement des systèmes de production décentralisée d’énergie renouvelable dans les nombreuses îles isolées et les espaces ruraux reculés de la zone Asie du Sud-Est. La position d’ENGIE à Semakau prend son sens dans le discours de l’entreprise en tant qu’elle est une position parmi d’autres. En regardant Semakau non plus seulement du point de vue de la stratégie territoriale du gouvernement singapourien [Laurent et al., 2021], mais depuis le point de vue de la stratégie de développement d’ENGIE en Asie du Sud-Est, la notion d’expérimentation change.
14Semakau devient le lieu de rencontre entre un gouvernement qui transforme son territoire en site expérimental et une multinationale qui expérimente de nouvelles positions. En d’autres termes, ce sont des pratiques expérimentales de natures différentes qui se rencontrent et s’agencent en ce point singulier du monde. Pour comprendre ce qu’ENGIE fait à Semakau, il est nécessaire d’élargir l’analyse aux autres positions que l’entreprise essaye de développer en Asie du Sud-Est. Ce changement d’optique permet de comprendre que le travail expérimental d’ENGIE, ce n’est pas ce qu’elle fait à Semakau, c’est plus généralement la manière dont elle essaye de trouver des positions de transition à travers le globe, qui parfois sont consolidées – comme c’est le cas à Semakau – et qui parfois sont abandonnées – comme c’est le cas à Lubang.
Se maintenir à l’échelle globale
15Le foisonnement de projets dans lequel se lance ENGIE donne à voir une transformation spatiale qui consiste à reprendre une forme globale hors du monde fossile. Souligner ce mouvement met en lumière un processus singulier de changement d’échelle qui ne suit ni les récits de blitzscaling des start-ups, c’est-à-dire de croissance exponentielle d’une entreprise – que l’on pense à Uber, Airbnb, Facebook, etc. – qui devient brutalement mondiale [Pfotenhauer et al., 2022], ni les promesses de passage à l’échelle des innovations technologiques testées dans les test beds, les living labs, et autres démonstrateurs [Engels et al., 2019 ; Laurent et al., 2021]. En effet, ENGIE n’est pas une start-up partie de rien qui cherche à conquérir par tous les moyens un marché mondial. D’une certaine façon, son problème est inverse : il ne s’agit pas de devenir une multinationale, mais de trouver un moyen de se déprendre d’une certaine configuration globale afin de se re-globaliser autrement, pour rester une multinationale sans ses attaches fossiles. Quelle forme de scalabilité ENGIE engage-t-elle en cédant ses actifs fossiles et en faisant bourgeonner des sites de transition aux quatre coins de la planète ?
Le re-scaling
16Dans leur article « The politics of scaling », Sebastian Pfotenhauer et al. montrent de quelle manière l’impératif de scalabilité s’est immiscé au cœur des pratiques d’innovation, jusqu’à devenir une qualité nécessaire des technologies et des projets qui, tous, doivent pouvoir être scalables, c’est-à-dire être en mesure de se diffuser globalement et massivement [Pfotenhauer et al., 2022]. Sebastian Pfotenhauer et al. notent le fait que cette obsession de l’up-scaling s’est également étendue au domaine des politiques publiques, conduisant à un type de formulation des grands enjeux sociaux qui appelle en retour le développement de solutions scalables. L’intérêt de cette réflexion est de montrer l’importance de la question de la scalabilité dans la formulation des problèmes publics et de proposer une critique du mouvement apparemment simple et sans friction de la dynamique de changement d’échelle qui entraînerait avec elle des transformations sociales désirables.
17C’est dans cette perspective à la fois critique et analytique que Brice Laurent suggère de pluraliser l’interprétation des formes de scalabilité. À partir de l’étude de programmes de mobilité hydrogène en France, il met en évidence le fait qu’en pratique, différentes conceptions de la scalabilité coexistent au sein d’un même projet. Il souligne ainsi que dans son cas d’étude, à côté d’une conception pour ainsi dire classique de l’up-scaling, se développe une forme de deep-scaling, cette expression désignant la densification et l’intensification des liens techno-socio-économiques que provoque un projet d’innovation technologique au sein d’un territoire. En lieu et place du schéma de massification d’objets standardisés charrié par l’up-scaling, le deep-scaling laisse apercevoir, selon Brice Laurent, un modèle d’expansion alternatif fondé sur la duplication progressive d’« écosystèmes » locaux (Laurent & Violle, 2024).
18Décrire la diversité pratique des formes de scalabilité est une piste d’analyse stimulante en cela qu’elle permet, dans un même mouvement, de prendre en compte la place centrale que cette notion occupe dans la formulation des problèmes publics tels que la transition énergétique tout en dépassant sa seule signification normative réduite à l’up-scaling. Sous cet angle, la question n’est plus de savoir quel projet, quelle technologie, quelle innovation est scalable et est susceptible de résoudre le défi climatique et de répondre au problème de la transition énergétique, mais de déterminer quelles sont les formes de scalabilité déployées par les acteurs qui déclarent faire la transition.
19Le cas d’ENGIE est intéressant, car il permet de prolonger ce travail de description et de porter à la vue une forme de scalabilité qui ne relève ni de l’up-scaling ni du deep-scaling. Contrairement aux sujets d’étude traités dans les travaux de Sebastian Pfotenhauer et al. et de Brice Laurent, il n’est pas question ici d’innovation. Lorsqu’ENGIE fait bourgeonner des sites de transition, elle ne cherche pas à faire passer à l’échelle une technologie innovante. Elle cherche à se repositionner rapidement à travers le monde après s’être déprise de nombreux ancrages fossiles.
20Je propose de parler de re-scaling pour caractériser ce mouvement de repositionnement. Le préfixe re- indique le fait qu’ENGIE essaye de reproduire une forme globale dont elle s’est volontairement détachée. Le re-scaling permet de qualifier ce mouvement de redéploiement et d’exploration de nouvelles prises dont l’acquisition rend à ENGIE une forme plus globale.
21Dans cette optique, on comprend que la scalabilité n’a pas grand-chose à voir avec la production de masse d’une technologie standardisée. La scalabilité désigne plutôt le fait, pour une entreprise comme ENGIE, de maintenir une présence internationale en s’ancrant dans de nouveaux sites. Cette définition amène à concevoir d’une autre façon la logique d’expansion géographique qu’implique la notion de scalabilité.
22Il s’agit, dans ce cas, de maintenir l’échelle d’action mondiale d’une multinationale. Lorsqu’ENGIE revend nombre de ses actifs, qu’elle se rétracte en abandonnant diverses positions fossiles à travers le monde, son objectif n’est pas de changer d’échelle et de devenir une entreprise agissant uniquement à l’échelle européenne, voire à la seule échelle française. Son but est bien de continuer à être un « acteur mondial de référence » et de devenir le « leader de la transition énergétique »33, c’est-à-dire de se maintenir à une échelle d’action globale. L’exposition des caractéristiques du re-scaling montre qu’un enjeu central de la reterritorialisation engagée par ENGIE pour faire la transition est de se déplacer sans se disperser, sans subir un mouvement de down-scaling, cette expression désignant la rétrogradation de son champ d’action à une échelle régionale ou nationale. De cette manière, on voit se dessiner un mouvement paradoxal qui consiste, d’une part, à transformer la nature des activités d’ENGIE et, d’autre part, à conserver son statut de multinationale.
23Comment faire pour entretenir une présence globale et explorer continûment de nouveaux sites de transition ? Nous allons voir dans le prochain chapitre que le mouvement d’exploration d’une multinationale repose sur une catégorie d’acteurs, les intermédiaires, dont le rôle fondamental a été remis au-devant de la scène par les historiennes et les historiens des premières mondialisations. À partir de l’exposition d’une séquence de négociation frictionnelle avec les services municipaux de la ville de Hangzhou en Chine, je vais montrer de quelle manière Jessica, employée d’ENGIE en Chine, rend lisible ce que peut et ne peut pas faire une multinationale. Cela permettra de qualifier rétrospectivement le rôle joué par Wallace à Lubang.
Notes de bas de page
33Michael Stothard, « Isabelle Kocher, ENGIE – a new kind of power », Financial Times, 15 mai 2015.
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