Introduction
p. 13-22
Texte intégral
1 Dans une tour du quartier d’affaires de La Défense, je rejoins un groupe d’une soixantaine de personnes réunies pour discuter des nouvelles orientations d’ENGIE, une multinationale de l’énergie établie en France. Directeurs et directrices prennent la parole tour à tour et expliquent à l’assemblée que l’entreprise a « amorcé un virage stratégique » qui nécessite de « se repositionner à travers le monde » en développant de « nouvelles activités décarbonées ». Au mur, une carte projetée représente les centrales à charbon et les plateformes pétrolières qui ont été revendues ou fermées. À cette « exit strategy » doit répondre une « enter strategy » dans de nouveaux pays, dans de nouvelles villes, dans de nouveaux territoires. « Bâtir une présence globale décarbonée » sous-titre une deuxième carte où l’on trouve une accumulation d’images disposées en cercle autour d’une carte et figurant, parmi d’autres dispositifs, des panneaux solaires, des éoliennes, des méthaniseurs et des réseaux d’éclairage public. La présentation se clôture par un appel à « l’exploration » d’opportunités « en tous les endroits » du globe.
2 Plusieurs mois plus tard, sur l’île de Lubang aux Philippines. J’attends le ferry avec mon collègue Wallace. Un vent violent fait ployer les palmiers. Nous venons de passer plusieurs jours à rassembler des éléments qui vont alimenter un rapport, dont l’objet est de justifier l’installation et l’exploitation d’une centrale biomasse qui remplacerait les groupes électrogènes produisant l’électricité pour l’ensemble de l’île. Wallace me demande si je pense qu’ENGIE va venir « s’implanter » effectivement dans un territoire aussi reculé et difficile d’accès. Nous apprenons que le ferry est retardé à cause des intempéries. Je lui réponds que j’ignore quelle sera la décision finale et qu’il y a encore un long processus à suivre avant d’y parvenir. La première étape est de faire revenir ce dossier jusqu’au siège de l’entreprise, à La Défense, afin de faire examiner cette potentielle nouvelle position à un comité de direction. Une fois montés à bord, par la fenêtre, j’observe le trait de côte de l’île s’estomper et disparaître au loin sous d’épaisses masses nuageuses. Limpide à La Défense, l’énoncé stratégique est devenu un propos dont la matérialisation sur le terrain, à Lubang, est complexe, tâtonnante, embrouillée.
« It is capitalism (…) that is my ethnos »
Hannah Appel, The Licit Life of Capitalism
3Ce livre est le résultat d’une enquête ethnographique menée durant quatre années au sein d’ENGIE, entre 2016 et 2020, dans lequel je décris les mécanismes de repositionnement territorial d’une multinationale de l’énergie en situation de crise climatique. À travers cette étude, je dresse le portrait d’une entreprise en pleine transformation, qui délaisse l’essentiel de ses activités fossiles pour se lancer dans le développement d’activités décarbonées. Ce faisant, je rends compte plus généralement de la manière dont une multinationale se déplace et se territorialise à la surface de la planète. Le propos de l’ouvrage consiste à combiner ces deux dimensions afin de montrer que la transition énergétique, pour les multinationales de l’énergie, met en jeu une dynamique d’expansion qui dessine une nouvelle forme de mondialisation.
4Une image illustrant la thèse défendue pourrait être celle d’un vaste réseau fait d’ancrages anciens (par exemple : des centrales à charbon) abandonnés au fur et à mesure, et de nouveaux ancrages (par exemple : des champs solaires) développés progressivement. Sous cet angle, l’entreprise apparaît comme un système en mouvement de prises territoriales, où certaines sont en train d’être délaissées pendant que d’autres sont en train d’être consolidées. Suivre ce mouvement croisé de déprise et de reprise ouvre une perspective unique sur la manière dont le capitalisme contemporain se recompose spatialement sous l’effet du réchauffement climatique, ainsi que sur l’émergence des contours d’un nouveau monde en construction, dont les infrastructures énergétiques ne reposeraient plus sur l’exploitation d’hydrocarbures.
5Les anthropologues et les philosophes nous ont appris à nous méfier des vastes panoramas élaborés à partir de points de vue supposément globaux qui ne traduisent en réalité que le refus d’expliciter la singularité d’un point de vue situé [Haraway, 1988]. Aussi, lorsque j’évoque l’émergence d’un nouveau monde, je n’entends aucunement proposer une lecture de l’état réel ou supposé de quelque chose qui s’approcherait de notre condition collective, humaine et terrestre. Je conçois le mot « monde » dans un sens à la fois pragmatique et pluraliste : il existe de multiples mondes en construction. Dès lors, la question n’est plus de savoir dans quel monde les acteurs agissent, mais de déterminer quels types de mondes sont fabriqués par quels types d’acteurs. Pareille conception est un héritage mêlé de la philosophie irréaliste du worldmaking de Nelson Goodman [Goodman, 1992] et du compositionisme cosmopolitique de Bruno Latour [Latour, 2002]. J’aurai à revenir plus loin sur ma dette vis-à-vis de ces travaux.
6Souscrire à l’idée de monde non plus comme donné unique mais comme construit pluriel fait de l’ethnographie la voie royale pour se débarrasser des vols d’aigle théoriques au-dessus de l’empirie et pour aller étudier, au ras des choses et des êtres, sur le terrain, les processus de fabrication situés de nouveaux mondes en train d’émerger, appréciables à partir de positions d’enquête immergées dans des réseaux d’interactions locales et spécifiques. Restituer à l’aide de « descriptions denses » [Geertz, 1975] les enchevêtrements frictionnels et multi-acteurs qui se jouent localement devient, ainsi, le meilleur moyen de saisir dans leur détail les opérations par lesquelles un monde en projet est progressivement articulé. De cette façon, la méthode ethnographique permet de retracer avec finesse le passage à l’échelle qui convertit des frictions locales en des connexions globales et, partant, permet de rendre compte, sans jamais sauter d’étape, des procédures d’expansion territoriale par lesquelles le capitalisme se déploie à la surface de la planète.
7Utiliser l’ethnographie pour plonger dans le fonctionnement quotidien d’une multinationale de l’énergie en pleine transformation, et capter par ce biais le monde qu’elle projette, permet de contribuer aux débats sur le réchauffement climatique en éclairant sous un nouveau jour le rôle joué par ces entreprises. En effet, lorsqu’il est fait mention des firmes pétro-gazières, c’est avant tout pour rappeler leur responsabilité dans la survenue et l’accélération du réchauffement climatique ; hormis cette assignation, ce sont les grandes absentes des réflexions contemporaines en sociologie et en anthropologie portant sur les enjeux de la crise climatique.
8Or, il semble raisonnable de supposer qu’Exxon, ENI, Chevron, Cheniere, BP, Totalenergies, RWE, E.ON, Iberdrola, Enel, EDF, Ørsted, etc., ne vont pas disparaître du jour au lendemain, et que chacune de ces entreprises aura un rôle fondamental dans la définition du paysage énergétique de demain. À travers la monographie d’ENGIE, j’ouvre un chantier collectif consistant à sortir ces entreprises de la négligence académique apparente dont elles font l’objet en proposant de décrire leurs pratiques de transition, et ce afin de remettre au centre de la discussion la manière dont elles fabriquent différentes versions de mondes à venir.
Étudier les manières de faire capitalistes
9Dans une boutade devenue célèbre, Fredric Jameson expliquait qu’il était « plus facile d’imaginer la fin du monde que celle du capitalisme » [Fisher, 2018]. L’explosion des feux de forêt à travers la planète, la saturation de l’atmosphère en CO2, l’accélération de la sixième extinction de masse, la multiplication d’épisodes de sécheresse et d’inondation extrêmes – pour ne citer que quelques marqueurs du réchauffement climatique en cours – ont donné une texture concrète à l’idée de fin du monde. Et cette idée n’a plus besoin du travail de l’imaginaire pour devenir tangible. Elle s’incarne, se densifie, se précise à chaque annonce d’une catastrophe supplémentaire. Nous vivons la chronique angoissante d’un dérèglement global qui, à mesure que le temps passe, semble toujours plus dur à enrayer.
10Face à la précipitation des bouleversements de l’espace terrestre que consignent rapports, journaux et livres, les multinationales de l’énergie dominant les principales places boursières ne donnent, a contrario, aucun signe de fléchissement vers une fin prochaine. Il suffit d’ouvrir Le Monde pour le constater : quand les pages « Planète » annoncent l’extinction imminente des dugongs et du corail cierge, les pages « Économie » annoncent, elles, les superprofits et les bénéfices record des firmes pétro-gazières. D’un côté l’anéantissement biologique, de l’autre la croissance économique. Sous cet angle, le paradoxe d’un capitalisme proliférant sans fin dans un monde finissant ne paraît plus tenir du simple exercice d’imagination proposé par des universitaires marxistes ; il semblerait que ce soit devenu l’expression synthétique des logiques contradictoires qui façonnent notre époque.
11Ce sont ces contradictions que la pensée critique a contribué à rendre appréhendables, en dessinant la ligne de fracture entre capitalisme et nature [Malm, 2023], et en cartographiant les menaces que l’un fait peser sur l’autre. L’effort de séparation, de purification et d’opposition de ces deux pôles forme aujourd’hui la structure sous-jacente de nombreux travaux de recherche en sciences humaines et sociales portant sur la crise climatique. L’exemple le plus récent et le plus frappant de ce partage conceptuel est la fortune du courant de recherche sur le vivant. Fer de lance de ce mouvement, Baptiste Morizot en a synthétisé le projet politique, dont l’objet est de renouveler les « formes d’organisation humaines » [Morizot, 2023, p. 19] en créant de nouvelles alliances diplomatiques avec la foule des non-humains, des animaux aux champignons en passant par les microbes, qui ont été exclus des institutions modernes. Au cœur de ce projet, il y a le postulat d’une « crise de la sensibilité » [Zhong, 2018], c’est-à-dire l’hypothèse d’une perte de « nos formes spontanées d’attention au vivant » [ibid.], dont la conséquence ultime est la destruction des conditions d’habitabilité de l’espace terrestre. Centrés sur la réactivation de la sensibilité esthétique des collectifs humains vis-à-vis des non-humains, ces travaux jouent le partage capitalisme/nature en cherchant à défendre le vivant, à le protéger, contre le « néolibéralisme » qui le dévitalise [Morizot, 2022].
12Ce qui est à l’œuvre dans la polarisation antagoniste de ce couple conceptuel, c’est une focalisation analytique sur une nature – riche, plurielle, métamorphe, réactive – et la relégation au second plan des acteurs, des objets et des opérations du capitalisme. Et c’est probablement là que se situe le principal angle mort de cette approche : elle place hors du travail d’enquête et d’analyse le capitalisme, réduit à un principe abstrait, global et générique. Dans cette perspective, ce n’est plus simplement sa fin qui est rendue inimaginable, ce sont ses modes d’existence contemporains qui sont rendus indescriptibles. Le rejet critique du capitalisme a pour corollaire pratique une mise à distance analytique qui finit par perdre de vue ce qui le constitue et l’anime. Le risque inhérent d’une telle approche est de conduire à une ignorance volontaire du fonctionnement des organisations capitalistes et à un état d’impuissance quant à leurs possibles transformations.
13Ainsi, s’il est probablement nécessaire d’apprendre à refonder notre sensibilité au vivant en situation de crise climatique, ce serait une erreur de le faire en détournant le regard des infrastructures et des objets qui soutiennent et contraignent nos vies humaines.
14Dans Le soin des choses, Jérôme Denis et David Pontille révèlent cette asymétrie attentionnelle, constitutive des travaux sur le vivant, qui conduit à un partage entre une part digne d’observation – constituée d’animaux, de plantes, de microorganismes, etc. – et une part négligée, que Jérôme Denis et David Pontille désignent sous le nom générique de « trame matérielle du monde des humains » [Denis & Pontille, 2022, p. 12]. Or, et c’est là que leur argument gagne en portée, ils montrent qu’en réorientant nos manières de voir en direction de cette « trame matérielle », il devient possible de questionner plus généralement nos manières de faire ; c’est-à-dire nos manières de produire, nos manières de détruire, nos manières de prolonger les objets et les infrastructures qui nous environnent. L’observation minutieuse du travail de maintenance de choses aussi diverses qu’un smartphone, une chaudière ou un satellite les amène à poser le problème politique de ce que l’on choisit collectivement de faire durer, ce que l’on choisit d’interrompre, ce que l’on choisit de « fermer » [Bonnet, Landivar & Monnin, 2021].
15Ces réflexions sur les différentes formes de temporalité qui traversent notre monde matériel occupent aujourd’hui une place majeure dans les débats sur la transition énergétique : combien de temps encore faire durer les infrastructures d’extraction des énergies fossiles ? faut-il prolonger ou faut-il fermer les centrales nucléaires vieillissantes ? comment et dans quelles conditions arrêter les activités pétrolières ? comment accélérer l’émergence des infrastructures de production d’énergie renouvelable ? En restaurant une continuité entre manières de voir et manières de faire, Jérôme Denis et David Pontille replacent dans le champ de l’enquête en sciences humaines et sociales les opérations ordinaires du capitalisme pour questionner à nouveaux frais les façons de composer et de faire durer matériellement un monde soutenable.
16Le présent livre s’inscrit dans la voie ouverte par ces auteurs et poursuit le programme de description de nos manières de faire dans un régime de réchauffement climatique. Au sein de cette perspective commune, j’opère un pas de côté consistant à étudier les organisations capitalistes plutôt que les objets qui peuplent nos vies matérielles. Ainsi, plutôt que de partir d’une collection d’objets déjà-là – comme un gazoduc, un terminal méthanier, un champ éolien, une centrale solaire ou encore une plateforme pétrolière –, je propose de considérer dans son fonctionnement ordinaire une multinationale de l’énergie qui conçoit, opère et exploite de tels dispositifs. Pour le dire rapidement, il s’agit d’étudier une manière de faire la transition énergétique par un acteur capitaliste qui ne soit pas objet-orientée, mais organisation-orientée. Ainsi, j’entends ressaisir sur le vif les modes d’existence et de transformation déployés par cette entreprise en situation de crise climatique. C’est ce chemin d’enquête, tracé à l’intérieur du capitalisme, que je propose d’emprunter dans ce livre.
Enquêter à l’intérieur du capitalisme
17Qu’est-ce que cela signifie que d’enquêter à l’intérieur du capitalisme ? Plusieurs directions, plusieurs sens peuvent être donnés à cette indication de lieu. Dans Le champignon de la fin du monde, Anna Tsing a formalisé l’idée selon laquelle les maillons excentrés des innombrables chaînes globales enserrant l’espace terrestre forment autant de points d’entrée pour qui veut enquêter sur le capitalisme et en son sein [Tsing, 2017]. Dans cette perspective, l’enquête peut débuter aussi bien dans un site d’exploitation forestière en Indonésie à la fin du xxe siècle [Tsing, 2020] que dans une forêt industrielle en ruine dans l’Oregon au début du xxie siècle, ou dans les archives d’une plantation sucrière en Haïti au milieu du xviiie siècle [Cauna, 1987]. Discutant les travaux de Karl Marx et de Friedrich Engels qui avaient fait de l’usine du xixe siècle le lieu d’investigation du capitalisme par excellence, Anna Tsing en relativise l’exemplarité et pluralise le terrain de l’enquête, suggérant une approche par les marges, dans les multiples sites où se déploient des « manières de faire péricapitalistes » [Tsing, 2017, p. 114] et où se joue la captation primaire des ressources. La saisie du capitalisme par le réseau des sites émergents qui le composent a, nous le verrons, une forte valeur heuristique, car elle met en lumière les contacts, les intermédiaires, les rencontres précaires et les frictions durables par lesquelles des connexions mondiales sont établies et stabilisées.
18Cela étant, aussi stimulante que soit cette piste de recherche, elle n’en cantonne pas moins le travail d’enquête à la périphérie de l’activité capitaliste. Comme le faisait remarquer Bruno Latour à propos de l’anthropologie des sciences, les ethnographes et les anthropologues avancent trop souvent avec « crainte et scrupules » [Latour & Woolgar, 1996, p. 16] hors des espaces marginaux qu’ils ont l’habitude d’arpenter. Par exemple, les enquêtes qui portent sur le capitalisme extractif des activités pétro-gazières explorent, dans leur grande majorité, ce qui se passe en-dehors des entreprises, en-dehors des sites d’exploitation des ressources naturelles, pour se pencher sur ce que font ces infrastructures aux populations dites autochtones et aux environnements dits locaux. À titre d’exemples, on peut citer l’étude des vies bouleversées par la violence et la pollution autour des sites d’extraction de pétrole au nord-est de l’Angola menée par Kristin Reed [Reed, 2009], l’analyse de l’appropriation de l’ordre capitaliste par les populations amazoniennes qui vivent à proximité des infrastructures pétro-gazières au nord du Pérou [Buu-Sao, 2023] ou encore l’investigation des pratiques citoyennes de surveillance et de contrôle de la pollution développées par les riverains des sites pétrochimiques en France métropolitaine [Gramaglia, 2023]. Ces enquêtes ethnographiques ont en partage un même mouvement qui consiste à circuler autour des mines, autour des plateformes pétrolières, autour des usines afin de saisir ce qui transpire hors de ces enclaves.
19Je revendique un geste différent, similaire à celui déployé par Bruno Latour et Steve Woolgar dans La vie de laboratoire, où les deux auteurs proposent d’étudier la science non pas par ses marges, en compulsant livres et articles où sont compilés des faits déjà établis, mais en son centre, là où elle se fabrique, au sein d’un laboratoire de recherche fondamentale, où tout est pétri de contingences et d’incertitudes [Latour & Woolgar, 1996]. Dans cet ouvrage, je propose d’aller au cœur d’un des lieux où le capitalisme s’élabore, en franchissant les portes vitrées du siège d’une multinationale de l’énergie, afin de considérer de l’intérieur le mode de fonctionnement et les incertitudes d’une entreprise en situation de crise climatique. Schématiquement, le trajet d’enquête que je propose consiste donc moins à tourner en cercles concentriques autour d’un site industriel qu’à rentrer en ligne droite au sein d’une multinationale qui façonne ce type de sites.
20Une dernière précision, de taille, s’impose : le chemin que j’emprunte ici ne consiste pas à rentrer dans une entreprise de l’énergie par le truchement d’un de ses sites industriels en activité. Cela a déjà été fait, et avec talent, par Hannah Appel dans son ouvrage, The Licit Life of Capitalism, qui retrace le déroulement quotidien des opérations d’exploitation d’une plateforme pétrolière off-shore en Guinée équatoriale [Appel, 2019]. L’un des apports majeurs d’Hannah Appel est de montrer les pratiques de décontextualisation mises en place par les industries pétrolières pour désencastrer et faire circuler les flux de matière et les flux financiers hors des sites d’extraction, jusque dans les pays occidentaux, sans bénéficier localement aux populations des pays où l’extraction a lieu. En rentrant par le siège de l’entreprise, et non par l’un de ses sites industriels, je mets en lumière le mouvement inverse : la contextualisation, c’est-à-dire l’ensemble des opérations matérielles et sémiotiques qui déterminent une multitude de sites dans lesquels une entreprise projette de s’ancrer.
21Ce que je souhaite souligner ici, c’est le fait que rentrer dans l’entreprise par son siège plutôt que par un de ses sites industriels déjà en activité ouvre une perspective radicalement différente sur son fonctionnement, et plus particulièrement sur son mode de territorialisation. Comment une multinationale définit-elle le contexte qui préside à son expansion ? Comment s’ancre-t-elle dans un territoire local ? Pour reprendre le terme employé par Wallace à Lubang : de quelle façon parvient-elle à « s’implanter » en un lieu où elle n’est pas encore présente ?
Suivre la reterritorialisation globale d’une multinationale
22Dans le sillage de l’ouvrage Milles plateaux de Gilles Deleuze et Félix Guattari [Deleuze & Guattari, 2016], de nombreux travaux ont usé de la notion de « déterritorialisation » afin de décrire les mouvements globaux d’un capitalisme toujours plus fluide se propageant de manière ubiquitaire à travers le monde. L’expression paroxystique de cette logique spatiale a été conceptualisée par Michael Hardt et Antonio Negri dans leur livre Empire [Hardt & Negri, 2000], où ils avancent l’idée selon laquelle le capitalisme contemporain a aboli l’ordre étatique fondé sur le tracé de frontières en bâtissant un système commercial global, au sein duquel circulent sans entrave et sans arrêt des flux déterritorialisés, qu’ils désignent par l’expression smooth world. L’enquête menée au sein d’ENGIE révèle une logique spatiale du capitalisme différente, qui n’est pas réductible au modèle d’un smooth world unifié, homogénéisé et lissé par la circulation planétaire des choses et des êtres.
23Il existe bien un smooth world des énergies fossiles. C’est le monde fossile qui a été bâti au xxe siècle par les gouvernements occidentaux et les firmes pétro-gazières, dont Timothy Mitchell a retracé la genèse politique, économique et technique dans Carbon Democracy [Mitchell, 2017]. Composé de gigantesques infrastructures connectant entre eux tous les continents, ces réseaux font transiter sans interruption les hydrocarbures autour de la planète. À cet égard, la réorganisation éclair du système d’approvisionnement gazier européen qui a suivi l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022 illustre la plasticité et la modularité d’un système capable d’absorber des chocs géopolitiques majeurs et de maintenir la diffusion globalisée du gaz naturel.
24Comme l’a montré Hannah Appel, la « fluidité » (smoothness) de ce système socio-technique est une qualité à la fois matérielle et idéelle nécessaire au fonctionnement du monde fossile qui, par l’entremise de cette notion, naturalise et performe la circulation mondiale des flux [Appel, 2019]. La force de l’argument d’Hannah Appel est de montrer que cette fluidité n’est pas une propriété intrinsèque du monde fossile, mais qu’elle est fabriquée continûment pour rendre effective la déterritorialisation des flux financiers et des flux de matière. À l’aune de ces éclairages, on comprend que la question centrale que pose l’organisation spatiale du monde fossile est précisément celle-ci : comment la fluidité globale des ressources pétro-gazières et du capital est-elle produite et entretenue ?
25Considérer la manière dont une multinationale de l’énergie entreprend de sortir du monde fossile fait apparaître l’exact contraire : l’enjeu n’est plus de gagner en fluidité globale mais en adhérence locale. Il ne s’agit plus, pour ENGIE, de se déterritorialiser, mais de se reterritorialiser. En se détachant de ses ancrages fossiles, l’entreprise perd une série de positions qui définissaient son inscription géographique. Sa présence globale se contracte. Comment, dans ces conditions, s’étendre et développer de nouvelles activités ? C’est ce mouvement de redéploiement et de reterritorialisation auquel je m’intéresse. Sous cet angle, l’entreprise apparaît comme un foyer de projections, explorant des positions potentielles, sans savoir si celles-ci deviendront stables et durables.
26En enquêtant dans la situation d’incertitude qui baigne ce geste d’exploration, je rends visible ce qui structure les translations d’ENGIE à travers le monde. Sous cet éclairage, les mouvements globaux d’une multinationale se révèlent être composés d’intermédiaires qui garantissent la liaison entre le siège et un potentiel site d’ancrage. Apparaît un répertoire d’instruments de représentation qui permettent à l’entreprise de bâtir une image du monde et des lieux où elle projette de s’implanter, de définir le contexte de son action ; mais aussi les ajustements, les préparatifs, les traductions, les allers-retours qui donnent progressivement sa forme à un site. Suivre la reterritorialisation d’une multinationale, c’est retracer le parcours heurté qui amène une entreprise à multiplier les contacts, à circuler dans des espaces frictionnels, à recalibrer ses instruments pour gagner en certitude, à périmétrer des sites, pour essayer de s’implanter quelque part.
Plan de l’ouvrage
27Ce livre est organisé autour de cinq chapitres empiriques qui, chacun, éclairent une dimension du processus de reterritorialisation, en passant par l’île de Lubang aux Philippines (chapitre 2 ; chapitre 3), par la cité-État de Singapour (chapitre 4) et par la ville de Hangzhou en Chine (chapitre 5).
28Pour ce faire, nous emboîtons le pas à un intermédiaire philippin, Wallace, qui rend lisible et sensible une infrastructure de production d’énergie renouvelable qu’ENGIE pourrait installer à Lubang (chapitre 2). Puis, nous nous plaçons dans le sillage d’une intermédiaire chinoise, Jessica, qui traduit et explicite la forme spécifique de mondialisation que promeuvent les responsables de la ville de Hangzhou (chapitre 5). Ce rôle crucial joué par les intermédiaires dans la dynamique de mondialisation d’une multinationale est mis en perspective à la fin du cinquième chapitre, en s’appuyant notamment sur les travaux d’histoire connectée, qui ont mis en évidence ce que les premières mondialisations doivent à cette catégorie d’acteurs.
29Rendre compte précisément des opérations par lesquelles les intermédiaires façonnent des connexions globales permet de mettre au jour la manière dont des chaînes hybrides de signification sont instaurées, afin de traduire la stratégie globale d’ENGIE, de donner du sens à une situation locale et d’écrire un récit organisationnel éprouvé (chapitre 3). Cette perspective ouverte sur la part narrative et scripturale du processus de reterritorialisation clarifie la façon dont la construction discursive du contexte, au sein duquel une entreprise projette son action, se dissémine en une multitude de récits locaux qui viennent incarner, exemplifier et densifier un récit stratégique générique (chapitre 1). Et c’est en se penchant sur cette articulation narrative entre un récit stratégique générique et des récits de projets spécifiques que l’on va pouvoir saisir la manière dont une multinationale de l’énergie arrive à conserver une empreinte globale tout en revendant ses activités fossiles (chapitre 4).
30Le dernier chapitre expose une série de questions de méthode soulevées par ma position d’enquête. Comment concilier une position de salarié et une position d’enquêteur ? J’interroge les modalités pratiques de la réflexivité dans la conduite de l’enquête ethnographique à l’aide des travaux de Dorothy Smith et propose des pistes pour élaborer une façon d’écrire à partir de soi.
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