URL originale : https://books.openedition.org/pressesmines/10571

Conclusion générale
p. 297-301
Texte intégral
1En 2014, l’autoconsommation collective d’électricité (ACCE) était considérée par beaucoup comme incarnant la promesse d’un renouveau de l’action publique énergétique. Inspirée de la notion de prosumer, elle invitait à repenser les frontières entre les secteurs de la production et de la consommation, en mettant en avant une forme d’échange localisé de l’énergie accordant une place plus importante aux acteurs des territoires, notamment aux citoyens. Portée par plusieurs associations et défenseurs de l’énergie décentralisée, elle importait la notion de « circuit-court » dans un domaine qui lui était jusque-là assez étranger et interrogeait, à travers elle, le maintien d’un paradigme marqué par une forte centralisation et une prédominance des gros opérateurs (producteurs, fournisseurs), notamment historiques.
2Un peu moins d’une décennie plus tard, cette promesse de changement semble désormais un peu lointaine. Même si sa diffusion atteste une appropriation grandissante dans les territoires, surtout depuis le début de la décennie 2020, l’ACCE a perdu de sa portée transformatrice et s’est rangée, in fine, dans la panoplie des outils assez classiques de la gestion de l’énergie décentralisée. Son modèle économique repose, finalement, en large part non pas sur l’économie de facture (Fonteneau, 2021), qui permettrait de s’affranchir de toute forme de soutien public, mais sur des arrêtés tarifaires ou des appels d’offres de la DGEC, ce qui la rapproche, somme toute, d’autres instruments tels que la vente directe, pratiquée pour valoriser la production d’énergie dite décentralisée. Dans un autre ordre d’idées, la prédominance d’opérations d’ACCE à caractère patrimonial, portées par les collectivités locales pour leurs besoins propres (à partir de leurs bâtiments) ou par les bailleurs sociaux pour leurs locataires, montre que le caractère « collectif » de l’outil s’est quelque peu réduit, les projets dits « multi-acteurs » et à gouvernance pluraliste, notamment citoyenne, étant beaucoup moins développés. Enfin, à la différence des PPA (power purchase agreements), la relation nouvelle entre producteur(s) et consommateurs situés au sein d’un même périmètre géographique demeure impensée, en ce qu’elle n’a pas fait l’objet, comme l’y invitait pourtant la CRE dès 2016, d’un cadrage juridique spécifique. Ce faisant, la reconnaissance de cette relation identifiée grâce à l’ACCE, qui constituait une innovation majeure, n’a pas eu lieu, au profit d’une approche finalement très technique des liens unissant ces deux types d’acteurs, qui ne sont considérés qu’au seul regard de la nature de leur activité sur le réseau (soutirage pour l’un, injection pour l’autre).
Le réseau, un rôle central dans le processus de « normalisation » de l’acce
3Cette évolution tient en grande partie à ce qui a été la « neutralisation » progressive de ce qui aurait pu constituer un marqueur distinctif de l’ACCE vis-à-vis des autres outils de l’énergie décentralisée : un rapport nouveau au réseau public de distribution d’électricité. L’une des innovations majeures sous-jacentes à la notion d’autoconsommation collective était en effet d’interroger la place du réseau dans le système énergétique, en introduisant l’idée qu’il puisse accueillir des « poches » distinctes, ayant leur propre gouvernance et équilibre, aux côtés de l’espace de solidarité nationale résultant du processus de constitution d’un vaste réseau national interconnecté. Sans pour autant revenir aux débuts de l’électrification, lorsque cette logique de « poches » ou de « plaques » était alors prédominante1, il s’agissait de voir quelle forme d’hybridation pouvait se dessiner entre la gestion centralisée du réseau qui s’était imposée en France depuis le début des années 1960 et des formes plus territorialisées laissant place à des initiatives interrogeant la fonction du réseau à l’ère de la transition énergétique. Aussi n’est-il guère étonnant que cette question, essentielle pour tous les acteurs, ait occupé une place centrale dans l’émergence et la diffusion du modèle de l’ACCE en France. La propriété du réseau public de distribution n’a pas été remise en cause, au nom de l’intégrité des opérateurs qui en assurent la gestion, que sont Enedis (majoritairement) et les entreprises locales de distribution, écartant ainsi l’hypothèse d’infrastructures dédiées, de type réseaux fermés, telles qu’elles ont pu être promues dans d’autres pays (Debizet, Pappalardo, Wurtz, 2022). Le tarif d’accès aux infrastructures (TURPE) dont doivent s’acquitter les membres des projets n’a été modifié qu’à la marge, malgré l’expression de quelques contestations, fragilisant ainsi le modèle économique de l’ACCE, qui voulait, à ses débuts, s’affranchir de soutiens publics trop inconstants pour la filière photovoltaïque. Le périmètre d’exercice de l’ACCE a été contenu, pour ne pas ouvrir la voie à une interprétation trop large et extensive des notions de « proximité » et de « circuit court », qui pourrait remettre en question, selon certains acteurs, les grands équilibres de financement et de fonctionnement du réseau public de distribution. Occupant une place centrale dans le processus de « normalisation » de l’ACCE, le réseau a ainsi montré toute l’importance qu’il occupe dans la gouvernance actuelle du système électrique et dans ses recompositions institutionnelles. Épine dorsale des échanges de flux physiques, il joue un rôle de stabilisateur dans le maintien d’un modèle centralisé, qui s’est révélé décisif dans notre objet d’étude.
Une trajectoire révélant le rôle majeur joué par la Commission de régulation de l’énergie
4Le cadre de l’ACCE n’était pas écrit lorsque cet outil est apparu dans le champ de l’énergie. Lancé sans expérimentation préalable, il a résulté d’un jeu d’acteurs dans lequel la Commission de régulation de l’énergie (CRE) a joué un rôle décisif. La place qu’elle a occupée n’est pas étrangère à la centralité des débats qui ont porté sur la fonction du réseau, comme nous venons de le souligner. Hormis les questions de propriété, qui sont de la compétence de l’exécutif, beaucoup de discussions ont en effet renvoyé aux prérogatives exercées par la CRE en la matière, notamment autour des questions de tarification (TURPE). Légitime à intervenir sur ces sujets, le régulateur a ainsi largement contribué à façonner le modèle de l’ACCE, en défendant une vision politique forte : ne pas faire du TURPE un outil de politique publique et préserver la péréquation géographique et tarifaire sur laquelle il repose depuis le début des années 1960 (Poupeau, 2007). Usant de ses compétences institutionnelles en la matière, n’hésitant pas à intervenir dans l’espace public, la CRE a ainsi montré sa capacité à influencer la trajectoire prise par l’ACCE, de sa création à sa diffusion actuelle.
5Face à elle, la DGEC s’est efforcée de remplir la mission qui lui a été assignée par le législateur de 2015 : faire en sorte que l’outil puisse exister et être suffisamment attractif pour contribuer aux objectifs de transition énergétique fixés par la loi TECV et repris depuis par les différents gouvernements (textes de lois, documents de programmation tels que la PPE, etc.). Considéré comme un levier intéressant pour mobiliser les acteurs des territoires autour du développement des énergies renouvelables, notamment solaires, l’ACCE a ainsi pu bénéficier du soutien de la DGEC pour faire évoluer certains paramètres sur lesquels le leadership de la Direction n’était pas – ou moins – contesté par la CRE ou le Ministère de l’économie et des finances. Mais il s’est agi d’un soutien contraint, par le jeu d’acteurs institutionnels mais aussi par les ressources dont dispose cette administration, au regard des nombreux dossiers qu’elle doit défendre. Un peu à l’instar des acteurs de l’énergie décentralisée, la DGEC a pu elle aussi doser ses efforts et son appui en termes d’expertise et de portage politique, à l’aune de ce que l’ACCE pouvait apporter dans la mise en œuvre des objectifs politiques de son ministère, en comparaison des autres outils existants.
6C’est donc au gré de ces jeux d’acteurs politico-administratifs que l’ACCE s’est construite, de 2014 à 2022, au moment où nous achevons l’écriture de cet ouvrage. Au-delà de ce qu’ils nous disent sur cet objet particulier, ils sont révélateurs des visions concurrentes et des rapports de force qui se font jour au sein même de l’État. En l’espèce, la CRE s’avère être un acteur important de la politique de transition énergétique, usant de ses prérogatives pour aller au-delà de son rôle de « simple » régulateur des marchés de l’énergie. Le cas du TURPE l’illustre bien, qui, sous fond de conflit de compétences entre elle et la DGEC, montre sa capacité à influencer certains choix de politique publique dans un domaine – le développement des EnR – qui est censé être du ressort du Ministère de la transition écologique. Cet enseignement nous semble utile pour mieux penser la question de la gouvernance du système énergétique et aller au-delà d’une vision très formaliste, raisonnant à partir des missions et rôles définis par la division du travail institutionnel.
L’ACCE, une nouvelle illustration du devenir d’innovations « alternatives » au paradigme dominant
7Ce processus illustre également un nouvel épisode de l’histoire, déjà ancienne, du devenir d’innovations présentées comme des alternatives au mode de gestion historique du système électrique. Dans son travail sur le développement de l’énergie éolienne en France, Aurélien Évrard (2013) avait mis en évidence la capacité des acteurs qui y occupent une place dominante à « digérer » ce qui avait pu être, un temps, présenté comme un secteur contestant leur hégémonie, en matière de production nucléaire notamment. Ce type de processus a continué à être documenté par la suite. Parmi les travaux les plus récents, Élise Muller (2023) a mis en évidence comment l’hydrogène, qui était lui aussi présenté, mais dans les années 2010, comme le vecteur d’une possible décentralisation énergétique (en permettant de faciliter le stockage massif d’énergies renouvelables et donc de pallier leur caractère intermittent), a fait l’objet de formes de recadrage successives, qui montrent un processus de recentralisation à l’œuvre, autour de hubs régionaux puis de grands sites industriels, en lieu et place des écosystèmes territoriaux promus auparavant par l’ADEME.
8D’une certaine manière, l’histoire de l’émergence et du déploiement de l’ACCE que nous venons de décrire s’inscrit dans cette dynamique. Présentée par ses défenseurs comme l’incarnation d’une nouvelle promesse de décentralisation – non pas de la production simplement mais, innovation peut-être encore plus importante, des systèmes d’échanges –, l’ACCE a pu connaître une trajectoire assez proche de celles décrites par les auteurs précédents. Elle montre, une nouvelle fois, que, si recomposition du système énergétique il y a, celle-ci est lente et incrémentale et se fait au gré de nouveaux outils, qui doivent composer voire s’hybrider avec le modèle historique, provoquant des changements peu perceptibles à l’échelle nationale, tout en attestant une plus grande diversification des modes et des registres d’action publique dans les territoires.
En attendant les communautés d’énergie, l’ACCE, un outil riche de potentialités
9Cette dernière remarque nous invite à tempérer ce qui pourrait être une lecture « pessimiste » de cet ouvrage, qui verrait dans l’ACCE un dispositif de faible portée voire, pour ainsi dire, inutile pour la transition énergétique. Certes limitée dans sa portée transformatrice, l’autoconsommation représente toutefois une nouvelle opportunité pour les acteurs des territoires dans leur quête de réappropriation de l’énergie. Les chiffres récents attestent cet intérêt croissant, qui montrent une hausse du nombre d’initiatives. En mars 2023, 187 projets d’ACCE étaient actifs, contre 68 en juin 20222. Des acteurs assez divers s’en sont saisis, sur l’ensemble du territoire français, même si certaines régions sont plus en pointe que d’autres. De même, les monographies montrent les apports que peut avoir l’autoconsommation en termes de pédagogie et de sensibilisation aux enjeux que représente la transition énergétique (même s’il faut se garder de toute généralisation abusive, comme l’a montré la confrontation des cas d’études). Bien que certaines potentialités offertes par l’outil soient encore inexploitées (sur les questions d’efficacité et de sobriété énergétiques, encore assez peu mises en avant, ou sur l’implication des citoyens et des consommateurs dans la gouvernance des projets), il est fort à parier qu’avec la consolidation et l’extension des opérations existantes, des avancées pourraient être faites dans ces directions. À ce propos, la mise en place des communautés d’énergie citoyennes (CER) et des communautés d’énergies renouvelables (CER), dont l’ACCE constituera l’un des socles, pourrait donner une nouvelle impulsion à l’essor de l’énergie décentralisée.
Notes de bas de page
1 Rappelons que le processus d’électrification s’est fait, en France comme dans d’autres pays occidentaux, à partir de petits réseaux locaux, qui se sont ensuite interconnectés aux échelles régionales puis nationales (Caron, Cardot, 1991 ; Poupeau, 2017). Le cas de l’ACCE est différent puisque l’outil s’est développé dans un cadre largement interconnecté, ce qui a posé la question de son articulation avec la régulation du réseau existant.
2 Source : Opendata Enedis [En ligne].
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L’autoconsommation collective d’électricité en France
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