1En 2021, au terme de ces années de tâtonnements, les contours de l’outil ACCE ont été largement définis. Les formes de PMO se sont diversifiées, ce qui permet de faciliter la mise en œuvre de certains types de projets, pour les bailleurs sociaux (qui bénéficient d’une forme dédiée) ou les collectivités territoriales (qui se voient reconnaître, de fait, le statut de PMO dans les ACCE patrimoniales). Le périmètre des opérations a été aménagé, ce qui favorise la viabilité d’un modèle économique qui se cherche encore. La question du TURPE a été définitivement réglée et, avec elle, l’impossibilité pour les porteurs de projets de jouer sur ce levier. Dans ce nouveau contexte, l’ACCE reste cependant un outil assez fragile, qui fait l’objet de nombreuses contraintes opérationnelles. Il peine encore à décoller et n’emporte pas l’adhésion des acteurs traditionnels de l’énergie décentralisée. C’est en partie pour le rendre plus attractif que s’opère une dernière évolution, qui, d’une certaine manière, parachève la transformation de l’ACCE en outil assez « classique » de la gestion décentralisée de l’énergie : la possibilité d’avoir recours à des soutiens publics tels que les appels d’offres ou les tarifs d’achat, que la profession se refusait initialement à mobiliser.

5.1. La mobilisation des outils classiques : une normalisation paradoxale de l’ACCE

2La décision du Conseil d’État de septembre 2020 indiquant que le TURPE a vocation à recouvrer l’entièreté des coûts du réseau de distribution et la réaffirmation de la position de la CRE sur la compréhension du TURPE « spécifique » dans sa décision de janvier 2021184 mettent fin au « combat » sur l’utilisation de ce tarif pour soutenir l’ACCE. Comme le concède, bon perdant, ce membre d’Enerplan, « on a perdu, dont acte ». Mais avant même la fin de cefeuilleton, anticipant ces deux décisions, les acteurs de la filière ont déjà fourbi leurs arguments pour activer deux autres types de leviers, qu’ils avaient délaissés jusqu’alors : la fiscalité (TICFE, TVA) et les soutiens publics (appels d’offres et tarifs d’achat).

5.1.1. Le recours aux subventions : un pis-aller pour les acteurs de la filière

3Ce faisant, les interlocuteurs sollicités par les professionnels du secteur ne sont plus tout à fait les mêmes. La CRE cède le pas à la DGEC (Ministère de la transition écologique) et à la Direction générale des finances publiques et la Direction du budget (Ministère de l’économie et des finances), sans pour autant manquer de se prononcer sur les projets de décisions. Elle avait d’ailleurs, dans sa délibération de février 2018 portant orientations et recommandations sur l’autoconsommation185, proposé de mener une expérimentation en distinguant 4 segments de puissance (0-9kWc ; 9-100kWc ; 100-500kWc ; sup. à 500kWc), le dernier ne bénéficiant pas de soutien direct.

4De nouveau, différentes stratégies s’organisent au sein de la filière PV, entre ceux qui sont partisans d’un dégrèvement fiscal (Enerplan et Tecsol) et ceux qui sont en faveur d’un soutien public direct (SER notamment). Comme le souligne un salarié de Tecsol, « il y a deux visions, ce qui n’aide pas à s’y retrouver ». Cette différence s’explique historiquement par le profil des membres composant les syndicats professionnels. Enerplan regroupe surtout les petits acteurs du secteur solaire, quand le SER représente plutôt de plus grosses structures186. Les premiers souhaitent avant tout aligner le régime fiscal de l’ACCE sur celui de l’ACI187, en arguant, comme pour le TURPE, que l’ACCE sollicite moins le réseau. Pour eux, c’est l’usage du réseau qu’il faut payer ou non. Comme le résume de manière imagée ce membre d’Enerplan, « quand on prend les nationales [assimilées à la basse tension] et pas l’autoroute [les moyenne et haute tensions], on ne paie pas [pour cette dernière] ». Ce régime de soutien indirect, via la fiscalité, est l’un des chevaux de bataille d’un groupe de travail de la « Plateforme Verte », association professionnelle créée en 2018 qui apparaît alors dans le paysage énergétique, et dont l’animatrice principale est une salariée de Tecsol, bureau d’études très lié à Enerplan.

5Pour les autres (SER), l’accent est mis sur l’obtention d’un soutien public direct et explicite, de façon similaire à toutes les autres installations de production, liant ACI et ACCE. Cette option est aussi défendue par Enedis, qui estime illogique de traiter l’ACCE différemment de l’ACI par exemple : « pourquoi quelqu’un qui est en autoconsommation collective ne peut plus bénéficier du dispositif de soutien ? Il n’y a pas de logique, il n’y a pas de fondement. Lui aussi, il contribue bien à ce qu’un moyen de production EnR vienne là et contribue finalement à un mix énergétique et au développement des ENR. Et donc ça, beaucoup d’acteurs ont défendu ça. Et j’ai systématiquement été dans le sens des acteurs » (entretien avec un salarié d’Enedis).

6La première voie, celle du soutien indirect par la fiscalité, nécessite un fort engagement de la part de la DGEC, qui doit assurer de fait le portage des demandes des professionnels du solaire auprès du Ministère de l’économie et des finances, en charge de ces questions. Or, l’ACCE reste pour elle un sujet assez marginal, au regard des autres combats qu’elle doit mener au sein de l’appareil politico-administratif. Le sentiment qui prévaut chez les professionnels du secteur solaire est que l’ACCE n’est souvent pas « au-dessus de la pile » (entretien avec un salarié de Tecsol) des dossiers traités tant par la DGEC que par la DGFIP ou la Direction du Budget. La première se montre, certes, une interlocutrice en général très à l’écoute mais les deux dernières tardent à « ouvrir la porte » (entretien avec un salarié de Tecsol). Dans ce contexte administratif contraint, la forme de soutien qui finit par s’imposer est la subvention, par l’entremise de la DGEC, qui « n’est pas un acteur qui entrave » (entretien avec un membre d’Enerplan), voire qui serait « presque militante » (entretien avec un salarié de Tecsol) de l’ACCE. Cette dernière évolution constitue un revirement de l’histoire paradoxal pour certains, qui restent très attachés à l’idée initiale d’une autonomie vis-à-vis des formes de soutien public traditionnelles : « ce qui est quand même assez absurde puisque l’objectif de départ était de se passer du tarif d’achat. Donc là, franchement, on nage en plein délire ! » (entretien avec un membre d’Hespul). Mais, faute de pouvoir alléger l’économie de facture par un TURPE différencié attractif ou par un aménagement de la fiscalité (TICFE-CSPE, TVA), les acteurs de la filière doivent accepter cette solution comme un pis-aller, à même de conforter un modèle économique qui reste fragile, en évitant une perte en gisement solaire par défaut de valorisation du surplus.

5.1.2. Vers l’éligibilité de l’ACCE aux appels d’offres et aux tarifs d’achat

7La modification du cadre législatif se fait « à petits pas » (entretien avec un membre d’Enedis), d’abord en faisant évoluer le périmètre de l’obligation d’achat, qui nécessitait jusque-là de revendre l’intégralité de la production injectée (ce qui n’est pas le cas de l’ACCE, même si le flux autoconsommé est injecté dans le réseau), puis en s’assurant de la compatibilité du soutien avec le droit de l’Union européenne. La question du cumul des aides concentre notamment les efforts. En effet, comme nous le verrons dans la partie II, beaucoup de collectivités territoriales (Régions et EPCI188) n’ont pas attendu le soutien de l’État pour favoriser le développement de l’ACCE. Elles se positionnent souvent en amont des projets pour financer des études de faisabilité et/ou une partie des investissements. Cette implication menace de compromettre une politique de subvention, « la Commission [étant] très tatillonne sur le cumul des aides. De leur côté, les collectivités locales comme les Régions y tiennent et défendent leurs subventions en sus du soutien de l’État » (entretien avec un salarié de Tescol). C’est au terme de plusieurs échanges et d’une clarification des aides publiques que le cadre de soutien est acté, en 2021. Un premier appel d’offres est ouvert en août, suivi par la publication d’un nouvel arrêté tarifaire en octobre189.

8L’appel d’offres portant sur la réalisation et l’exploitation d’installations de production d’électricité à partir d’énergies renouvelables en autoconsommation et situées en métropole continentale est lancé en août 2021. Il concerne, d’une part, les installations dont la puissance est comprise entre 100 kWc et 500 kWc pour les projets d’ACI et d’ACCE au sein d’un même bâtiment et ne participant pas aux opérations d’autoconsommation collective étendue et, d’autre part, celles dont la puissance est comprise entre 500 kWc et 3 MWc pour les projets en ACCE étendue au sens de l’article L. 315-2 du code de l’énergie. La CRE s’était opposée à un tel appel d’offres dédié à l’ACCE190, souhaitant privilégier l’ouverture pour la valorisation du surplus aux appels d’offres classiques. À son sens, la formule ne propose pas de couvrir le risque de perte de consommateur, ce dernier étant libre de quitter l’opération d’ACCE « puisque la valorisation du surplus est fixée à 50 €/MWh sur les 10 ans du contrat. L’intégration de l’autoconsommation dans les appels d’offres classiques permettrait donc de couvrir les producteurs du risque via une garantie du rachat du surplus sur 20 ans au prix proposé dans l’offre191 ». Elle n’est pas suivie sur ce point, le Ministère de la transition écologique jouant, une nouvelle fois, de ses prérogatives.

9Les autres installations de production sont couvertes par l’arrêté tarifaire du 6 octobre 2021 (S21) permettant la valorisation du surplus. Le texte prévoit que, lorsqu’elles sont d’une puissance inférieure ou égale à 100 kWc, les opérations d’ACCE avec vente de surplus sont éligibles à une prime à l’investissement et le surplus est valorisé à un montant fixe en fonction de la puissance de l’installation. Pour les installations comprises entre 100 kWc et 500 kWc, le producteur peut bénéficier du tarif de d’achat pour les quantités injectées qui ne sont pas autoconsommées.

10Le bénéfice de ces dispositifs ne peut être cumulable avec d’autres aides (locales, régionales, nationales ou européennes), dès lors que celles-ci portent sur le même objet (production/installation). Mais le cumul peut être possible si les aides ciblent d’autres éléments (renforcement de structure, rénovation concomitante de bâtiments, etc.).

11Si elles ne règlent pas tout, ces nouvelles formes de soutien permettent de pallier en partie un problème récurrent qui a été pointé de longue date par les acteurs de l’énergie décentralisée : la perte de gisement, faute de pouvoir valoriser les surplus de production. Énergie Partagée explique ainsi en 2021, à la veille de l’adoption des mécanismes de soutiens publics par l’État, qu’« à partir du moment où le surplus non consommé est très peu valorisé, on incite en fait les opérations d’ACCE à être dimensionnées à ce qui sera consommé en base, pas à aller au maximum du potentiel de la toiture, de ce qu’elle peut offrir ». De même, Hespul, faisant le lien avec la maîtrise de la consommation, souligne alors que « si on veut augmenter le taux d’autoconsommation, il faut consommer plus en été. (…) On ne va pas augmenter la consommation pour consommer des renouvelables. C’est l’inverse qu’il faut faire. Ou alors, on va faire des petits panneaux car l’été, les gens sont en vacances. Donc on va mettre 300 W alors qu’on aurait pu faire 10 ou 12 kW. Donc il y a une perte de gisement de la toiture, une désoptimisation ». C’est aussi la position du CLER, pour qui « l’autoconsommation, qui peine à trouver son modèle économique (…), amène à ne pas utiliser le gisement, à ne pas optimiser (…) tout le potentiel disponible et [dont le modèle sans soutien] vise plutôt à partir des besoins et des usages, plutôt que de partir du gisement des toitures ».

12Ceci étant, les problèmes liés à la valorisation des gisements ne sont pas totalement réglés. Les nouveaux dispositifs semblent, potentiellement et indirectement, inciter les acteurs à développer des projets de moindre envergure, dans la mesure où les opérations inférieures à 500 kWc sur périmètre étendu ne peuvent pas bénéficier de l’appel d’offres. Dès lors, l’enjeu à l’avenir sera peut-être de trouver un équilibre économique reposant sur une diversification du profil des consommateurs, sans rechercher une extension du périmètre, puisque le surplus de production est désormais éligible à l’arrêté tarifaire, dispositif de soutien plus accessible.

13Même si elle laisse plusieurs questions en suspens, cette étape, la dernière en date au moment de l’écriture de cet ouvrage, constitue un jalon important dans la courte histoire de l’ACCE. Elle signe l’intégration de cet outil parmi la palette des instruments traditionnels des politiques publiques de transition énergétique. Plus encore, elle semble l’éloigner un peu plus de la « vocation décentralisatrice » telle qu’elle était présente dans l’esprit de certains de ses défenseurs. Désormais, le soutien public est directement décidé par l’État central, l’interdiction du cumul avec des aides territoriales en étant un marqueur fort.

5.2. Des acteurs de l’énergie décentralisée hésitant à promouvoir l’ACCE

14Ces évolutions, faites d’avancées mais aussi de reculs, au gré des jeux d’acteurs, ont permis de façonner un cadre qui s’avère au fil des années un peu plus favorable aux projets d’ACCE. Les chiffres de progression du nombre d’initiatives en cours ou en service en attestent. Ainsi, en mai 2021, 55 opérations actives sont recensées (données Enedis). Elles dépassent déjà les objectifs de la PPE, fixés à 50 pour 2023192. Ceci étant, ce décollage progressif de l’ACCE ne doit pas cacher l’engouement très modéré que lui manifestent alors les acteurs de l’énergie décentralisée. Interrogés en 2021 avant le déploiement des mesures de soutien public que nous venons d’évoquer, ces derniers restent, pour la plupart, assez réservés quant aux bienfaits de l’ACCE par rapport à d’autres outils193. Ce faible engouement nous semble être révélateur du fait que, de dispositif considéré en 2016 comme prometteur (dans ses potentialités de transformation) par beaucoup d’acteurs de l’énergie décentralisée, l’ACCE est depuis lors quelque peu « rentrée dans le rang », prenant place dans la panoplie « classique » des instruments de l’action publique énergétique. Ayant perdu ce qui devait la distinguer fortement de la revente directe ou de l’ACI par exemple, elle se prête ainsi à une comparaison qui lui est souvent assez défavorable, eu égard à sa complexité et aux contraintes qui pèsent sur elles.

5.2.1. Des « intermédiaires » de l’action publique énergétique restant à convaincre

15La réserve dont témoignent les acteurs de l’énergie décentralisée ressort d’une enquête que nous avons pu mener auprès d’eux de mai à septembre 2021, soit à une période durant laquelle les principaux paramètres de l’ACCE ont été fixés (PMO, TURPE, périmètre), excepté les mesures de soutien public de l’État, qui sont encore attendues (mais quasiment « acquises »). Notre étude repose sur 10 entretiens semi-directifs194, d’une durée d’une heure à une heure trente environ, auprès des organisations suivantes : Amorce, CLER, Énergie Partagée, Enerplan, Enogrid, FNCCR, Hespul, SER, Tecsol et USH. Le témoignage de ces acteurs est intéressant dans la mesure où ils sont à la fois la « voix » des porteurs de projets existants ou potentiels dans le domaine de l’énergie décentralisée et des « prescripteurs » de l’ACCE. Leur point de vue sur cet outil est donc révélateur de l’intérêt et des attentes, comblées ou non, que l’ACCE peut susciter dans les territoires.

16L’enquête fait ressortir deux types de résultats. Le premier renvoie, sans surprise eu égard à ce que nous avons déjà évoqué, au caractère complexe de l’ACCE, outil qui apparaît pour tous d’un maniement difficile. Deux arguments reviennent souvent pour expliquer ces réserves : d’une part, un manque de stabilité économique et juridique garantissant la visibilité nécessaire pour des investisseurs (entretiens avec le CLER ou Energies Partagée195), d’autre part, des coûts d’intermédiation élevés (gestion des factures, de la donnée énergétique, animation des opérations, recrutement des consommateurs, relations avec le(s) fournisseur(s) de complément) (entretiens avec des membres d’Hespul et du CLER196), et ce malgré l’existence de modèles simplifiés d’ACCE patrimoniale et bailleurs sociaux.

17Mais, au-delà, l’enquête permet aussi de comprendre que l’ACCE, telle qu’elle a pu être façonnée entre 2016 et 2021, apparaît en décalage plus ou moins important avec la philosophie d’action de plusieurs de ces acteurs et ce qu’ils considèrent comme étant un « bon outil » de la transition énergétique. Ce terme renvoie à la fois à la vision (idées, valeurs, etc.) et aux intérêts (économiques, politiques, etc.) qu’ils défendent, qui conditionnent les efforts qu’ils entendent consacrer au portage de l’ACCE, au regard d’autres outils existants. Pour saisir ce que ces acteurs entendent par « bon outil », nous avons mobilisé la théorie des conventions telle qu’elle est développée par Luc Boltanski et Laurent Thévenot (1991) à travers la notion de « cité ». Par « cité », il faut entendre des formes d’accords qui permettent de fédérer des acteurs autour de valeurs, objectifs et modalités d’action communes. Elles définissent ce qui leur semble être bon pour justifier et soutenir leur action, de manière individuelle et collective. Nous avons adopté cette grille de lecture pour identifier les différentes « cités » qui traversent le champ de l’énergie décentralisée en France. L’annexe II livre une présentation plus précise de la méthode employée pour les constituer. La mise au jour de ces « cités » et des principes d’action qui les sous-tendent permet d’expliquer pourquoi certains acteurs vont se saisir de l’ACCE, quand d’autres s’en désintéressent (figure n° 17). Pour bien le comprendre, il faut avoir en tête que l’ACCE n’est pas le seul outil à disposition des porteurs de projets. Il en existe bien d’autres, tels que l’ACI, la vente en injection directe (via des coopératives d’énergie citoyennes, des centrales villageoises, des projets participatifs, etc.) ou les PPA (Power Purchase Agreements). Ce faisant, l’ACCE est de fait, dans beaucoup de cas, quelque peu « en concurrence » avec ces autres dispositifs, dont elle doit se démarquer pour trouver sa place dans le paysage de l’instrumentation de l’action publique énergétique.

Figure n° 17. La « galaxie » des 6 « cités » de l’énergie décentralisée

5.2.2. Les acteurs les plus favorables à l’ACCE

18Trois « cités » de l’énergie décentralisée apparaissent ainsi comme les plus mobilisées autour de l’ACCE, même s’il convient de ne pas considérer cet intérêt comme un fort engouement (à date du printemps-été 2021, faut-il le repréciser). Les témoignages recueillis montrent en effet que, pour les acteurs appartenant à ces catégories, l’ACCE reste un outil qui est appréhendé avec une certaine prudence, y compris par ceux qui l’utilisent le plus (cf. partie II sur l’analyse quantitative).

19La « cité patrimoniale » des bailleurs sociaux apparaît comme assez intéressée par l’ACCE, et ce pour plusieurs raisons. D’une part, ces acteurs ont obtenu un type de PMO spécifique, ce qui leur confère un rôle central dans la gouvernance des opérations (réduisant d’autant plus la complexité de la prise de décision). D’autre part, ils peuvent plus facilement que d’autres conserver leurs autoconsommateurs (qui sont les locataires des bâtiments), ce qui leur apporte des garanties de stabilité. Enfin, ils inscrivent l’ACCE dans un modèle économique plus large, qui permet de rendre leurs opérations plus intéressantes car couplées, par exemple, à des projets de rénovation. Le témoignage de l’USH invite toutefois à tempérer cet intérêt, au regard des retours de plusieurs de ses adhérents : « tout ça pour un sujet qui trouve sa solution dans l’injection dans le réseau. Les organismes HLM, si le sujet est compliqué et que les solutions sont simples, ils iront vers cela [l’injection]. Ils ne mettront pas des moyens ». Les bailleurs semblent ainsi bien plus intéressés par la vente directe en injection, outil plus simple et avec un meilleur potentiel de rentabilité (critère important pour eux car ils doivent respecter des obligations strictes en matière d’investissements, les coûts afférents aux opérations énergétiques devant être équilibrés et non confondus avec ceux relatifs aux dépenses liées au logement, qui reste leur mission première). Il faut donc considérer cet « engouement » comme étant très relatif.

20Les deux autres « cités » assez favorables à l’ACCE sont celles de la « gestion publique locale » (FNCCR) et des « développeurs » (Enerplan), l’association Amorce se situant au croisement entre elles.

21Dans le premier cas (« cité de la gestion publique locale »), l’ACCE est perçue comme un outil intéressant, dans la mesure où il peut s’inscrire dans un projet de territoire à caractère souvent assez politique et symbolique (dimension davantage recherchée que la rentabilité économique en tant que telle, même si l’étude de cas sur la communauté de communes du Haut-Pays du Montreuillois montre que celle-ci n’est pas absente197). Un acteur de la FNCCR estime qu’elle ouvre sur « plein de choses intéressantes » sur l’avenir du système électrique, comparé à un « potager énergétique » dans lequel des projets locaux, de toute nature, doivent avoir leur place. Une importance très forte est accordée au contrôle des opérations par les collectivités territoriales (qui auraient aimé être reconnues officiellement comme PMO et parfois jouent de fait un rôle de ce type). Ces acteurs sont également très sensibles au maintien du modèle de gestion du système électrique actuel (GRD national, péréquation géographique du TURPE), ce qui renvoie notamment au statut d’Autorités organisatrices de la distribution d’énergie (AODE) de leurs membres (la FNCCR mais aussi Amorce, qui n’est plus confinée aux réseaux de chaleur mais qui a étendu depuis quelques années son domaine d’expertise à l’électricité et au gaz). À ce sujet, contrairement à d’autres acteurs, l’idée est avancée que l’ACCE puisse assurer une fonction de service au réseau (flexibilité, effacement, etc.). Enfin, l’argument de massification des EnR apparaît assez fortement, l’ACCE étant considérée comme un outil certes limité pour atteindre cet objectif, mais qui ne doit pas être négligé au regard de ses atouts (exemplarité des collectivités territoriales, sensibilisation des citoyens, amélioration de l’« acceptabilité198 » de certains projets).

22Les acteurs de la « cité des développeurs » ont été parmi les plus actifs à défendre l’ACCE, dont ils ont fait un véritable cheval de bataille (cf. supra). On y trouve essentiellement Enerplan, qui s’est fortement investie sur le sujet tout au long du processus, en se faisant force de proposition et en allant parfois même jusqu’au contentieux (TURPE) pour contester certaines décisions des pouvoirs publics. Signe de son engagement, elle organise à partir de 2018 des Universités d’été de l’autoconsommation photovoltaïque, qui sont l’occasion de présenter sa vision, sur la base de nombreuses remontées de terrain. Pour les acteurs de cette « cité », les logiques de massification des EnR et de rentabilité économique priment, bien plus que dans la plupart des autres « cités ». Cette priorité doit se comprendre au regard des missions et de la composition d’Enerplan, syndicat professionnel cherchant à promouvoir l’usage du solaire photovoltaïque dans le mix énergétique. Comme pour la « cité » précédente, l’ACCE est considérée comme un outil certes perfectible mais utile pour contribuer à cet objectif général. Les dimensions « citoyenne » ou « territoriale », si elles ne sont pas absentes du discours ni des actions199, apparaissent moins prégnantes, étant considérées comme un élément dont l’importance dépendra du type de porteur de projet. Enfin, il convient de souligner que, parmi les acteurs interrogés, Enerplan est l’un des rares à avoir considéré qu’il faut fortement différencier le TURPE et en faire un outil de politique publique, en jouant par ailleurs sur une exonération des taxes (TICFE-CSPE, TVA).

5.2.3. Des acteurs plus en retrait sur l’ACCE

23Les trois autres « cités » partagent un point de vue plus mitigé sur l’ACCE, voire un certain désintérêt. Peu convaincues par ce dispositif, elles préfèrent privilégier d’autres dossiers, qu’elles jugent bien plus prioritaires au regard de leurs objectifs et des moyens humains dont elles disposent.

24Pour le SER, qui incarne la « cité industrielle », les réticences à l’égard de l’ACCE tiennent à plusieurs éléments. Elles s’expliquent tout d’abord par la « sociologie » de ce syndicat professionnel, organisation multi-filières qui compte davantage de grosses structures qu’Enerplan, donc plus encline à se saisir d’outils favorisant une plus grande massification des EnR. Ses responsables ne cachent pas leur préférence à l’égard de l’autoconsommation individuelle (ACI) et, surtout, des projets de vente totale ou des power purchase agreements (PPA). Ils se disent, en 2021, en attente de signaux forts de la part de l’État, susceptibles de motiver davantage leurs adhérents. Malgré tout, l’ACCE (comme l’ACI) n’en demeure pas moins intéressante à leurs yeux, dans la mesure où elle contribue à une meilleure « acceptabilité sociale » (pour reprendre leur terme) des projets d’EnR.

25Pour les acteurs de la « cité citoyenne » (Énergie Partagée et Enercoop), le désintérêt pour l’ACCE renvoie à plusieurs raisons. Tout d’abord persiste le sentiment d’une grande complexité de l’outil, notamment dans le maniement de la PMO, qui n’est pas toujours d’un usage facile dans les projets citoyens. Ensuite, Énergie Partagée et Enercoop ont le sentiment que l’ACCE ne permet pas d’exploiter correctement le gisement disponible (cf. supra). L’enquête ayant été menée avant l’adoption de mesures de soutien susceptibles de mieux valoriser les surplus (appels d’offres et arrêtés tarifaires) et donc de pallier cette difficulté, il faudra peut-être relativiser cette réserve à l’avenir, même si, nous l’avons suggéré, les nouveaux dispositifs ne règleront pas tout. Enfin, les acteurs de la « cité citoyenne » estiment que l’ACCE n’est pas l’outil le plus adapté pour développer des projets citoyens. La vente en injection totale, qu’ils tendent alors à privilégier, permet également d’impliquer et de relier, sous une autre forme, des collectifs de citoyens (sentiment de faire davantage « communauté » autour d’une opération, même si elle ne se traduit pas par des liens de connectivité tels qu’ils existent dans l’ACCE).

26Pour Hespul, qui représente la « cité techno-citoyenne », l’ACCE est considérée comme un outil assez peu intéressant au regard des enjeux que l’association identifie en matière d’énergie décentralisée : importance accordée à la sobriété (charte Negawatt), gestion et fonctionnement du réseau électrique (sujet qui revient fréquemment dans les propos de ses responsables), massification des EnR avec un souci d’optimisation des gisements, prise en compte des coûts. Là aussi, pour Hespul, l’un des intérêts de l’ACCE est de pouvoir faire parler positivement de la filière photovoltaïque. La perception de l’ACCE par cette « cité » et la précédente, qui ont en commun de placer les citoyens au cœur de la gouvernance de l’énergie, nous semble très intéressante. Elle illustre bien le fait que l’autoconsommation collective s’est finalement éloignée de la « promesse » qu’elle pouvait incarner pour ce type d’acteurs lors de son démarrage : un outil au service d’une vision alternative et décentralisée de l’énergie, étroitement imbriquée dans des projets citoyens dans les territoires.

5.3. Un horizon commun : le rejet du « communautarisme énergétique »

27In fine, les « cités » se regroupent autour d’un point commun : l’ACCE n’est pas synonyme de « communautarisme énergétique », pour reprendre les termes de Jean-François Carenco dans une tribune qu’il avait publiée en 2017 (cf. supra 1.). Très peu d’interviewés plaident pour une remise en cause des grands principes qui régissent le système actuel, comme en témoignent les notes que nous avons pu attribuer à la dimension « péréquation tarifaire » dans notre travail de constitution des « cités » (voir les annexes n° 2 et 3). La question du maintien d’une forme de solidarité fait au contraire partie des préoccupations, à titres divers et avec des mécanismes différents. Pour les acteurs de la « cité citoyenne », promouvoir des opérations d’énergie décentralisées, comme l’ACCE, n’est pas nécessairement incompatible avec le respect d’une solidarité nationale. Elle incite à la penser autrement, en particulier sous forme d’emboîtements de formes de solidarités, notamment tarifaires, qui peuvent se faire à des niveaux différents. Seuls Enerplan et le CLER ne s’interdisent pas de réfléchir au principe de péréquation géographique et tarifaire, en plaidant pour des mécanismes renouvelés, sur une base multi-sectorielle et territoriale par exemple.

28De même, et en lien avec le sujet précédent, le financement du réseau national reste présent à l’esprit de plusieurs acteurs, qui ont conscience que l’ACCE a besoin d’une infrastructure viable à cette échelle. Les monographies que nous développons dans la partie II confirment ce constat : l’ACCE n’est pas considérée comme une alternative à la centralisation de la distribution mais comme son complément. Elle permet même, chez certains acteurs, de mieux connaître le fonctionnement du système électrique et de « visibiliser » certains de ses segments (le réseau) ou acteurs (les GRD), souvent oubliés dans les débats sur la transition énergétique (qui ont tendance à se focaliser sur les questions amont de production et aval de consommation et d’usages).

5.4. Les communautés d’énergie : nouvelle étape pour les porteurs de projet ?

29La complexité du modèle économique de l’ACCE, les conflits qui ont entouré son élaboration (autour notamment du TURPE et du financement du réseau de distribution) et l’adoption de nouvelles directives européennes tendent à ce que la majorité des acteurs concentrent désormais leurs efforts sur un nouvel outil de l’énergie décentralisée : les communautés d’énergie. Comme le résume ce membre de l’association Hespul, en écho à beaucoup d’autres discours que nous avons entendus, « passons au vrai sujet qui est les communautés énergétiques ».

30Ce futur cadre d’organisation des activités décentralisées de production, consommation, fourniture, stockage, vente et services de flexibilité (qui concerne l’électricité mais aussi le gaz et la chaleur), assurées en France sur les réseaux publics de distribution, est issu du droit européen200. L’initiative n’est donc pas, contrairement à l’ACCE, nationale. Au moment de notre enquête, la directive vient tout juste d’être transposée par une ordonnance datant de mars 2021201. Ainsi, à l’instar de l’ACCE, aucune phase expérimentale n’est prévue. Par ailleurs, le choix des véhicules juridiques et des montages économiques identifiés pour développer ces communautés reste relativement libre, ce qui ouvre un nouveau champ de discussions pour les intégrer au système énergétique national202.

31Pour la majorité des acteurs interrogés, l’ACCE sera donc l’une des modalités, l’une des activités des futures communautés, nouveau cadre qui pourrait surtout venir en soutien à des problématiques peut-être trop vite écartées jusqu’à présent, comme les coûts d’intermédiation (gestion de la facturation, animation de l’opération), bien identifiés par les porteurs de projet et quelques acteurs au niveau national (Enedis, Enogrid, Hespul). Ce nouveau cadre pourrait favoriser également la réorganisation de la gouvernance des opérations, les communautés pouvant directement être en charge de la production, de la consommation, du stockage voire de la fourniture de l’énergie203, devenant en quelque sorte l’acteur « surplombant » les relations entre les consommateurs et les producteurs, ce qui simplifierait potentiellement les relations contractuelles entre les membres.

32La vision qu’ont les acteurs des communautés d’énergie est contrastée. Les uns les conçoivent comme une solution technique de massification de la production PV, dont il faut prioritairement asseoir le modèle économique. Les autres, relevant notamment de la « cité citoyenne », perçoivent également leur rôle potentiel dans l’appropriation territoriale et citoyenne de l’énergie, en droite ligne de celui qu’ils identifient déjà pour l’ACCE. D’autres encore, qui appartiennent à la « cité des développeurs », se montrent plus dubitatifs sur l’intérêt de ces futurs outils : « qu’est-ce que ça apporte d’entrer dans ce schéma, sachant que je peux faire une opération d’ACCE sans m’astreindre à des fortes contraintes de gouvernance et moins de « prise de tête » que de me mettre dans un carcan, avec un panel d’acteurs différents des ACCE. Je ne sais pas répondre à l’intérêt d’aller vers des communautés d’énergie ». D’autres estiment que « les communautés pourront avoir un rôle particulier pour simplifier les ACCE, notamment les ACCE multi-producteurs, si la communauté peut jouer le rôle d’agrégateur, que la communauté rachète la production pour revendre aux consommateurs, etc. » (entretien avec un responsable d’Enogrid). D’autres enfin pensent que l’avènement des communautés d’énergie permettra de franchir une étape décisive en faveur des projets citoyens, aujourd’hui assez peu présents dans l’ACCE : « ce qui est certain, c’est qu’avec ce modèle de communauté énergétique, on va avoir cette vraie implication de la part des citoyens. Et là, on n’aura pas le choix, on sera obligé de dire que c’est les citoyens qui font le projet » (entretien avec un responsable du SER).

33Peut-être réside ici l’une de clef de compréhension de l’émergence contrariée de l’ACCE en France. Née dans un contexte de relance de la filière PV et de forte attente gouvernementale et citoyenne autour de la production PV, l’ACCE a pu être perçue comme une « planche de salut » pour certains acteurs, comme un nouvel accès à un marché en pleine restructuration. Ce faisant, leur énergie s’est surtout concentrée sur la structuration d’un modèle économique viable, dont l’articulation avec le système électrique (ses acteurs, ses principes) devait être pensée. Elle s’est beaucoup moins focalisée sur l’utilisation de l’ACCE comme vecteur d’un cadre relationnel nouveau, plaçant les citoyens et les consommateurs au cœur des processus d’échanges.