1Depuis quelques décennies, une tendance lourde se dessine, en France et en Europe, vers une plus grande décentralisation de la gestion des systèmes énergétiques. Le recours croissant aux sources d’énergies renouvelables (EnR), soutenues par des objectifs nationaux de plus en plus ambitieux et une meilleure compétitivité vis-à-vis des moyens de production traditionnels1, les aspirations citoyennes à une réappropriation des modes de consommer et de produire l’énergie (Yalçin-Riollet et alii, 2014 ; Wokuri, 2020 ; Debizet, Pappalardo, 2021), le souci de mieux valoriser les ressources dans les territoires, la décentralisation institutionnelle (Poupeau, Boutaud, 2021), le renchérissement des prix consécutif aux crises énergétiques récentes ont contribué à consolider de nouvelles dynamiques locales, qui se traduisent par la multiplication de projets produisant et/ou consommant autrement l’énergie.

2Souvent désignées par les termes génériques de communautés d’énergies renouvelables (renewable energy communities) ou, plus largement, de communautés d’énergie (energy communities), ces initiatives ont en commun de reposer sur la volonté d’« aligner » deux types de territoires jusque-là disjoints dans la gestion des systèmes énergétiques : les territoires en tant qu’espaces de production-consommation (ressources) et les territoires en tant que lieux de décision (acteurs locaux2). Gordon Walker et Patrick Devine-Wright (2008), qui ont été parmi les premiers à étudier ces dynamiques, mettent en avant les deux piliers sur lesquels elles reposent, autour desquels ils proposent d’identifier et de classer les projets : des processus de gouvernance qui se veulent ouverts et participatifs (par opposition au modèle historique, associé à un système décisionnel fermé vis-à-vis des acteurs des territoires) et le souci de « localiser » les retombées économiques, politiques et symboliques (contre une captation des bénéfices à un niveau plus centralisé et/ou à des fins purement privées). Gill Seyfang, Jung Jin Park et Adrian Smith (2013) insistent également sur la forte volonté de contrôle territorial des acteurs membres des communautés d’énergie, qui peut aller jusqu’à se traduire dans les formes de propriété adoptées. Steven Hoffman, Shane Fudge, Lissa Pawlisch, Angela High-Pippert, Michael Peters et Joel Haskard (2013, 1748) rejoignent, enfin, cette définition, lorsqu’ils indiquent que « dans sa forme la plus basique, un système énergétique communautaire peut être entendu comme une méthode décentralisée de production d’énergie basée sur une variété de technologies énergétiques distribuées où les décisions de production sont prises aussi près que possible du point de consommation3 ».

3Rendant compte de la multiplication de ce type d’initiatives, une abondante littérature de sciences humaines et sociales a vu le jour depuis le début des années 2000, d’abord à l’étranger puis en France, pays dont le retard a été longtemps important, notamment pour les projets citoyens (Poize, Rüdinger, 2014). Dans leur travail de généalogie des travaux académiques consacrés aux communautés énergétiques, Ariane Debourdeau et Alain Nadaï (2019) distinguent trois principales approches. Souvent inspirées de l’étude des sciences et des techniques, les premières, qualifiées de « technologiques », ont étudié les communautés énergétiques comme des innovations sociotechniques en devenir, dont les conditions de diffusion à plus large échelle ont été interrogées. Elles se rattachent très souvent au courant des transitions studies, très présent dans la littérature. La deuxième approche, « par le collectif », s’est penchée, quant à elle, sur l’analyse fine des processus d’émergence et de structuration des groupes d’acteurs, de toute nature, impliqués dans de telles initiatives. Elle a souligné l’importance des réseaux interpersonnels mais aussi des motivations à l’origine de l’engagement des acteurs, avec un angle parfois ethnographique. La troisième et dernière approche, dite « institutionnelle », s’est donné pour objet l’étude des formes de cadrages opérés par différents types d’institutions, ce terme devant être pris au sens large du terme. Davantage mobilisée par les sciences économiques et politiques, elle a étudié les valeurs, les formes de collaboration et d’apprentissage, les relations de pouvoir ou les instruments intervenant dans le déploiement de ces initiatives. Cet effort de recension a par la suite été poursuivi par d’autres auteurs, en fonction de la diversité des travaux qui ont été menés au cours des dernières années, y compris dans l’espace académique français (pour une actualisation et une synthèse, voir Aubert, 2020 et Debizet, Pappalardo, 2021).

L’ACCE : vers une décentralisation énergétique ?

4La création de l’autoconsommation collective d’électricité (ACCE) représente, en France, une nouvelle étape, a priori importante, dans ce foisonnement d’initiatives. Jusqu’à l’instauration de ce nouveau dispositif, issu de la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte (TECV) du 17 août 20154, les outils mobilisés par les porteurs de projets locaux ne couvraient qu’un champ d’action limité : la seule production d’EnR.

5En effet, que ce soit dans le cadre de projets dits participatifs, citoyens ou à gouvernance locale5, ils ne permettaient pas de céder directement, à titre onéreux ou gracieux, l’électricité générée à des consommateurs, ce qui les cantonnait à la partie amont du système énergétique (la production), l’aval (la consommation) restant du seul ressort des acteurs de marché (fournisseurs). L’énergie était donc gérée de manière centralisée, aux côtés d’autres modes de production (nucléaire, thermique, hydroélectricité) pour être ensuite injectée dans le réseau et redistribuée aux clients finals (figure n° 1).

6Apparue avec l’autoconsommation individuelle (ACI), l’ACCE introduit une innovation majeure dans le paysage français, en rupture avec ces formes historiques de régulation de l’énergie : autoriser des acteurs producteurs et/ou consommateurs d’électricité n’appartenant pas au monde des énergéticiens à se constituer en entité collective alors qu’ils sont situés à des points différents du réseau public de distribution d’électricité6. Pour certains, ce nouvel outil doit permettre d’atteindre plus rapidement les objectifs de déploiement des énergies renouvelables, notamment dans le secteur solaire, appelé à contribuer à un mix énergétique qui se veut de plus en plus diversifié7. Pour d’autres, il peut répondre à des aspirations de citoyens désireux d’appliquer la notion de « circuit court », déjà en vogue dans le domaine agroalimentaire, au secteur de l’énergie8. Pour d’autres enfin, il est susceptible d’inciter les individus concernés par les opérations, ou situés à proximité, à mieux prendre conscience des enjeux d’efficacité et de sobriété énergétiques, en en faisant des acteurs de leur propre consommation.

Figure n° 1. L’autoconsommation collective d’électricité au regard du système de production-consommation en France9

7Portée par ces motivations diverses, qui peuvent s’entrecroiser, et dont la recension n’est en rien exhaustive ici, l’ACCE s’est développée depuis quelques années et fait désormais partie de la palette des dispositifs que les porteurs de projets locaux de production d’énergie peuvent mobiliser, aux côtés de l’autoconsommation individuelle. Ainsi, alors que l’on comptait 41 opérations actives fin novembre 2020, leur nombre s’élevait à 55 fin mai 2021, pour atteindre le chiffre de 102 en juin 2022 puis 187 fin mars 2023 (données Enedis). Ce succès, même s’il est encore très relatif au regard des capacités installées (4,4 MWc en 2022, 11 MWc en 2023, données Enedis), dépasse d’ores et déjà les objectifs fixés par la deuxième programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), adoptée en avril 2020, qui ambitionne d’atteindre 50 opérations mises en service à l’horizon 202310.

8Si elle reste actuellement d’une portée limitée au plan quantitatif, l’ACCE représente une innovation dont l’importance devrait être appelée à s’accroître dans les années à venir, avec la création des communautés d’énergies renouvelables (CER) et des communautés énergétiques citoyennes (CEC), issues respectivement des directives européennes du 11 décembre 201811 et du 5 juin 201912. Si les CER et les CEC ne sauraient être considérées comme de simples extensions de l’ACCE, elles s’appuieront toutefois largement sur cet outil, considéré en France comme le mécanisme de référence pour ces deux nouveaux instruments d’action publique, lorsque les acteurs qui les mobiliseront souhaiteront partager leur énergie. Ainsi, l’ACCE devrait perdurer, voire s’étendre, lorsque de nouveaux projets émergeront dans ce cadre réglementaire en pleine recomposition.

9Ce caractère (potentiellement) novateur de l’ACCE a déjà suscité l’attention des chercheurs en sciences humaines et sociales. Dans son travail de thèse, Flora Aubert (2020) a étudié deux des toutes premières opérations en France, dans les communes de Forcalquier (habitat participatif des Colibres) et de Marmagne (projet Smartmagne portant sur des bâtiments publics). Mobilisant le concept d’assemblages socioénergétiques locaux et urbains, inspiré de travaux menés, en France, sur les communautés énergétiques, elle s’est intéressée aux effets de l’ACCE sur la fabrique urbaine, à travers la mise au jour des réseaux d’acteurs impliqués dans la création et le fonctionnement de ces deux opérations. Le programme ECO-SESA piloté par l’Université de Grenoble Alpes s’est penché lui aussi sur ce nouvel outil. Étudiant, comme Flora Aubert, le cas des Colibres, mais dans une perspective qu’elle qualifie d’« ethnographie à dominante spatiale », Marta Pappalardo (2021) s’est attachée à comprendre la gouvernance du projet, en s’attardant sur les pratiques ordinaires des participants et sur les relations de pouvoir qui se (re)tissent entre eux à l’occasion du déploiement de l’opération. Toujours dans le cadre de ce programme de recherche, Thibaut Fonteneau (2021, 2022) s’est, quant à lui, penché sur les controverses suscitées, au plan national, par l’introduction de l’ACCE dans le système énergétique français. Quatre principaux débats ont été mis en évidence, autour du comptage, du mode d’allocation des flux produits, du périmètre des opérations et du tarif d’utilisation des réseaux publics d’électricité (TURPE) dont les participants doivent s’acquitter. Ils montrent la grande réticence de certains acteurs dominants (dont la Commission de régulation de l’énergie) à faire place à cet outil, qui contient en germe une forte potentialité de changement. Enfin, Blanche Lormeteau et Laurence Molinero (2018), dans le cadre du projet Flexbat (ADEME), ont procédé à une première analyse du cadre juridique de l’autoconsommation d’électricité et du stockage en France. Elles ont montré que l’identification du lien juridique nouveau, ad hoc, entre le producteur et le consommateur est au cœur des enjeux d’adaptation du cadre normatif de l’ACCE au droit de l’électricité, en ce qu’il implique de repenser le droit de la consommation et questionne les mécanismes de financement du service public de la distribution d’électricité, ce dernier étant la clef de voûte de l’intégration des communautés énergétiques, au sens large, dans le système énergétique national. Également, dans une approche juridique des relations nouvelles entre producteurs et consommateurs, Blanche Lormeteau (2022) souligne les modifications en cours des rôles de ces acteurs et analyse l’ACCE et les communautés d’énergie comme des modes de gouvernance locale des systèmes électriques, suivant deux indicateurs : la relation producteur/consommateur et la territorialisation de ces échanges. Si l’autoconsommation collective ne répond pas pleinement à ces deux indicateurs, les communautés énergétiques telles que définies par le droit européen semblent, elles, créer un cadre plus favorable.

Étudier le déploiement de l’ACCE en France : approches et méthodes

10Rédigé dans le cadre d’une recherche collective menée d’avril 2021 à octobre 2022, au moment où certains des travaux que nous venons d’évoquer ont commencé à être publiés13, cet ouvrage se propose de reprendre à nouveaux frais l’étude de l’émergence et de la diffusion de l’ACCE en France. Pour ce faire, il nous semble nécessaire d’embrasser dans un même mouvement deux niveaux d’analyse appréhendés jusqu’à présent de manière disjointe.

La construction d’un nouvel outil de l’action publique énergétique

11Le premier niveau est national et concerne l’insertion de l’ACCE dans le champ des instruments de l’action publique énergétique. Il s’agira, dans une veine assez proche, dans ses ambitions, des travaux de Thibaut Fonteneau (2021, 2022), de comprendre, dans la durée, comment ce nouvel outil a été façonné par les acteurs du système énergétique que sont l’État, dans ses différentes composantes (Ministère de la transition écologique, Commission de régulation de l’énergie, Ministère de l’économie et des finances), et l’ensemble des parties prenantes des opérations d’ACCE (porteurs de projets, Enedis – en tant que gestionnaire principal des réseaux publics de distribution d’électricité en France –, acteurs de la filière industrielle et de l’énergie décentralisée, fournisseurs, bureaux d’études et prestataires de services, collectivités territoriales, etc.). Notre hypothèse est que la forme prise par l’outil au fil des années, et telle qu’elle se stabilise début 2023, est le résultat d’interactions et de rapports de force entre ces acteurs, régis par des visions différentes, voire opposées, du rôle de l’ACCE.

12Pour ce faire, nous mobilisons un cadre analytique fondé, d’une part, sur l’analyse des systèmes d’acteurs, d’autre part, sur les méthodes du process tracing. L’analyse des systèmes d’acteurs, telle qu’elle est pratiquée par le courant de la sociologie de l’action organisée14, propose de repérer l’ensemble des parties prenantes intervenant – dans notre cas – dans la définition de l’outil, de saisir leurs logiques d’action et d’analyser les rapports de pouvoir qui se jouent tout au long de la « fabrique » du dispositif ACCE. L’approche par le process tracing15, que nous lui associons dans notre étude, permet quant à elle de mieux identifier, dans une perspective chronologique et dynamique, les principaux moments de cette élaboration, lorsque se dévoilent certains jeux d’acteurs, et d’identifier les coalitions qui se forment et se recomposent tout au long du processus. Sur ce plan, la discipline juridique est d’une aide précieuse car elle permet de mieux repérer les paramètres formels de l’ACCE qui sont sources de controverses, d’identifier de manière fine les arguments mobilisés et de montrer comment le droit, dans toutes ses formes (lois, décrets, ordonnances, délibérations, etc.), cristallise des rapports de force qui auront par la suite des effets directs sur la diffusion de l’outil. Trois principaux paramètres sont étudiés dans cette perspective : qui peut organiser l’ACCE (qui renvoie, dans l’univers des juristes, à la définition de la personne morale organisatrice ou PMO, entité en charge d’organiser les échanges de flux) ? Jusqu’où vont les notions de collectif et de proximité (qui fait intervenir la définition du périmètre) ? Quels leviers peuvent être activés pour soutenir l’ACCE (qui fait écho à la nature des soutiens publics mobilisés) ?

L’ACCE dans les territoires : mobilisations, acteurs, processus, effets

13Le deuxième niveau d’analyse, plus proche des travaux de Flora Aubert (2020) et de Marta Pappalardo (2021), est celui des projets concrets. À travers cinq études de cas menées de manière approfondie au cours du printemps et de l’été 2022, nous nous sommes attachés à saisir les dynamiques d’appropriation de l’ACCE dans les territoires. Il s’est agi, dans une perspective sociologique, de comprendre le contexte et le processus de création de ces opérations, de leur genèse (identifier les acteurs à l’initiative des projets et leurs motivations) à leur fonctionnement « ordinaire » (modèle économique adopté, dispositifs de délibération, usages de l’autoconsommation). Une attention particulière a été portée aux questions de gouvernance, au sein du projet (prise des décisions internes) et avec son environnement (échanges avec les autres acteurs du territoire). Dans certains cas, une étude plus approfondie du comportement des autoconsommateurs a été menée, avec des méthodes empruntées à la sociologie des usages de l’énergie (Garabuau-Moussaoui, Pierre, 2016).

14Cette focale sur l’ACCE « en action », au plus près des collectifs qui s’en saisissent, nous a permis de mieux cerner les dynamiques de sa diffusion dans les territoires. Elle a été également utile pour nourrir la première partie, consacrée aux controverses autour de cet outil et aux multiples évolutions auxquelles elles ont donné lieu. En effet, de nombreux porteurs de projets locaux sont en contact avec les acteurs qui définissent le cadrage national. Les agents d’Enedis chargés de suivre localement les opérations disposent d’une vision précise de beaucoup de problématiques opérationnelles, qui peut être remontée au siège central de l’entreprise et versée dans les débats nationaux. De même, les participants aux projets sont rarement isolés. Ils appartiennent pour la majorité d’entre eux à des associations et fédérations (Amorce, CLER, FNCCR, Hespul16), des syndicats professionnels (Enerplan, SER17), des entreprises (fournisseurs d’énergie comme Enercoop ou Engie), des réseaux et collectifs d’acteurs (Énergie Partagée) qui font entendre leur voix auprès de l’État notamment. Ils font remonter leurs difficultés à l’occasion d’échanges formels (consultations, groupes de travail, etc.) et informels, circuler des idées et propositions qui viennent enrichir le cadre national, les logiques d’apprentissage étant essentielles dans un processus où, bien souvent, les problèmes apparaissent au fil de l’eau et les solutions pour y remédier sont « bricolées » au gré des remontées d’informations. C’est donc dans l’entrecroisement de ces logiques locales et nationales que se façonne l’ACCE.

15L’autre apport des monographies a été, au-delà de l’intérêt intrinsèque de chacun des cas, de tirer quelques enseignements généraux susceptibles, parfois, de bousculer des idées reçues sur les « vertus » ou les « défauts » d’une gestion décentralisée de l’énergie. Elles concernent, par exemple, le caractère « exemplaire » des projets, souvent invoqué par certains défenseurs de l’ACCE, qui repose sur l’idée qu’un ancrage territorial fort facilitera la diffusion des enjeux de transition énergétique autour du développement des EnR ou de la maîtrise de la demande, voire de la sobriété des comportements de consommation. En comparant les cas et les situations, il s’est agi d’aller au-delà de quelques idées simples et de voir, de manière empirique, si certaines « promesses » autour de l’ACCE semblent se réaliser au plus près des territoires. A contrario, la recherche a pu aussi montrer le caractère peu fondé de quelques critiques à l’égard de l’outil, suspecté, par exemple, de compromettre le modèle existant de gestion de l’énergie (rapport au réseau national, remise en question de mécanismes de solidarité nationale tels que la péréquation des tarifs).

Variations épistémologiques sur un même objet

16Notre travail de recherche entend défendre une autre manière, peu courante dans la littérature francophone, d’appréhender l’objet ACCE et, plus généralement, les communautés d’énergie. Dans les travaux que nous avons cités, un fort tropisme existe autour de la sociologie des sciences et des techniques (STS), à travers le recours aux notions d’agencement et d’assemblage sociotechniques (Debizet et alii, 2016 ; Labussière et Nadaï, 2018). Empruntées notamment à l’épistémologie du Centre de sociologie de l’innovation, à partir des travaux précurseurs de Bruno Latour et de Michel Callon, ces notions entendent rétablir une stricte symétrie entre acteurs humains (les individus et les collectifs qu’ils forment) et actants non humains (les réseaux, les compteurs mais aussi les tarifs, les logiciels et autres artefacts techniques) qui interviennent dans la mise en forme des projets. Cette approche a ouvert la voie à des recherches très stimulantes, qui ont permis de se défaire d’une vision accordant une place trop importante aux individus et à leur stratégie dans la fabrique et dans l’appropriation des outils de la transition énergétique.

17Sans nier les apports de ces travaux, notre recherche repose sur une approche quelque peu différente : le courant stratégique des approches « interactionnelles » des outils de gestion tel qu’il a été identifié par Ève Chiappelo et Patrick Gilbert (2013). Cette volonté de différenciation a été motivée, en premier lieu, par une difficulté empirique très pratique, à savoir être en mesure d’« opérationnaliser » les concepts et modes de raisonnement des STS, notamment autour de l’analyse fine de ce que les artefacts (pris au sens large du terme, qui englobent des objets techniques mais aussi des dispositifs de gestion, des règles de droit, etc.) « font » aux projets locaux. Certains travaux qui revendiquent l’usage des notions d’agencements ou d’assemblages sociotechniques ont parfois un caractère assez « rhétorique » et postulent plus qu’ils ne donnent à voir concrètement la manière dont les actants non humains influencent la conduite des projets de communautés d’énergie, dont leur gouvernance. Notre souci part aussi du sentiment, nourri par nos lectures, qu’à trop vouloir rétablir une symétrie dans le traitement entre humains et non humains, ces approches occultent parfois beaucoup trop les pratiques des acteurs, les considérant finalement comme étant plus « agies » par les artefacts sociotechniques qu’elles n’agissent sur eux.

18Sans renouer avec des épistémologies qui remiseraient les artefacts techniques au simple rang d’éléments de contexte voire de « décor », notre recherche entend ainsi accorder une place plus importante, et équilibrée, aux acteurs, individuels et collectifs, qui « font » l’autoconsommation, à l’échelle des projets et des débats ayant cours dans des instances de délibération nationales. Ce faisant, au-delà de ses apports sur cet outil précis, cet ouvrage voudrait aussi ouvrir un espace de discussion autour des concepts et méthodes utilisés pour analyser les communautés d’énergie, afin d’ouvrir de nouvelles perspectives de recherche.

Une équipe pluridisciplinaire pour traiter un objet à multiples facettes

19Étudier l’ACCE sous ces multiples facettes, à la fois juridiques, politiques, sociologiques et techniques, a nécessité de mettre en place une équipe interdisciplinaire. Elle a été placée sous la responsabilité scientifique de François-Mathieu Poupeau, directeur de recherches au CNRS (LATTS), sociologue et politiste, porteur du projet, assisté de Blanche Lormeteau, chargée de recherche au CNRS (IODE), juriste de formation, qui a assuré, avec lui, l’écriture de la majorité de cet ouvrage18. Se sont adjointes d’autres compétences, en architecture et sociologie (Roberta Pistoni, attachée temporaire d’enseignement et de recherche à l’Université Gustave Eiffel, LATTS, co-rédactrice d’une étude de cas et qui a finalisé la présentation de l’ensemble des figures de cet ouvrage), en science politique (Mathilde Marchand, doctorante au LATTS, active au démarrage du projet, associée à l’enquête qualitative nationale et responsable d’une partie du traitement des données quantitatives), en sociologie (Gaëtan Brisepierre, consultant indépendant, auteur d’une monographie) et en aménagement (Lola Dornier, étudiante en Master d’urbanisme et d’aménagement à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, en charge d’une étude de cas). L’équipe a également interagi avec le bureau d’études Cohérence Énergies (Nicolas Hernigou, Sylvain Blarel), fin connaisseur des dynamiques de l’ACCE, dont les apports n’ont pas pu être intégrés dans cet ouvrage19.

L’ACCE, un instrument d’action publique comme les autres ?

20L’autoconsommation collective d’électricité est un outil dont la forme est très certainement loin d’être stabilisée. Il devrait connaître de nouvelles évolutions dans les années à venir, en lien notamment avec la mise en place des premières communautés d’énergie citoyennes (CEC) ou renouvelables (CER). Cependant, la trajectoire qu’il a déjà empruntée sur une quasi-décennie, de 2014 à 2022, permet d’identifier ce qui semble être une tendance de fond quant à son déploiement en France : son assimilation progressive par les acteurs dominants du système énergétique, qui lui a fait perdre une bonne partie du potentiel de « rupture » dont il pouvait être, pour certains, porteur.

21Dans l’esprit de ses promoteurs, l’ACCE devait être en effet un vecteur de réappropriation de l’énergie par les acteurs des territoires (citoyens, collectivités locales, associations, etc.), dans la perspective d’une plus grande décentralisation des modes de gouvernance de l’énergie. Il s’agissait non pas de rompre avec le modèle historique mais de le pousser de plus en plus vers des formes plus territorialisées de régulation et d’échanges. Il s’agissait également de mieux ancrer une culture plus horizontale et mêlant plus étroitement modes de production et de consommation, au plus près des citoyens, des collectivités locales et de l’ensemble du tissu socio-économique territorial, incitant à considérer autrement la gestion des questions énergétiques.

22Moins d’une décennie après l’introduction de l’ACCE en France, force est de constater qu’une telle promesse peine à se réaliser. D’outil politique, l’ACCE est devenue progressivement un outil technique de déploiement des EnR, qui n’interroge ni le paradigme ni les formes historiques de gouvernance de l’énergie. Cette lente évolution résulte de l’action conjointe – mais pas nécessairement coordonnée – d’une coalition d’acteurs dominants faisant partie des « jacobins historiques » du système énergétique (Poupeau, 2020), qui ont d’emblée considéré l’ACCE comme une menace potentielle pour le bon fonctionnement et le financement du réseau public de distribution d’électricité. Ce dernier a joué un rôle capital dans le façonnage de l’outil, constituant un enjeu majeur tant pour certains porteurs de projet (qui ont constamment cherché à assouplir les règles nationales régissant sa gestion, en matière de tarification voire de propriété), que pour l’État ou Enedis (ardents défenseurs, au contraire, d’un statu quo, au nom du respect d’une intégration et d’une solidarité nationales érigées comme principes cardinaux). Le réseau ayant été en fin de compte « neutralisé » comme levier économique, l’ACCE s’est rapprochée des autres outils existants, tout en restant pour autant peu attractive vis-à-vis d’eux, eu égard aux contraintes nombreuses qui continuent de peser sur elle (coûts d’administration, existence de taxes, etc.). En se fondant dans le paysage énergétique, elle a quelque peu perdu de son potentiel de rupture.

23À l’appui de ce propos général, l’ouvrage est organisé en deux parties.

24La première partie expose la dynamique de création et de diffusion de l’ACCE en France, de 2014 à 2022. Elle montre que, malgré de nombreuses évolutions, fruits d’apprentissages multiples, l’ACCE demeure un outil discret, faiblement utilisé, perçu avec circonspection par les acteurs auxquels il est censé être destiné. Il peine à trouver sa place parmi l’ensemble des autres instruments existants en matière de gestion décentralisée de l’énergie, souvent préférés pour les plus grandes simplicité et performance de leur modèle économique.

25La seconde partie fait « atterrir » l’ACCE dans les territoires. Après un bref panorama de la diffusion de cet outil en France (nombre et taille des opérations, types de porteurs de projets, puissance installée, répartition géographique, etc.), et à partir d’un échantillon représentatif des initiatives locales, nous présentons cinq études de cas permettant de comprendre les dynamiques d’appropriation de l’ACCE. Ces monographies sont précédées d’une synthèse transversale croisant les principaux enseignements des terrains et exposant un regard critique sur les caractéristiques et les effets de cet outil en France.