Les prodromes d’un divorce politique entre les humanistes et la LCY
p. 225-245
Texte intégral
1Le courant « libéral » de la LCY réussit, dans les années 1960, à imposer ses thèmes de réflexion dans le débat public. Le « socialisme autogestionnaire de marché » contribue ainsi à bouleverser le rapport de force politique entre les « centralistes » et les « fédéralistes », au profit des seconds. Ce contexte constitue à l’époque un puissant moteur de la réaction jugée « gauchiste » des humanistes, d’autant que ces derniers y perdent leur statut privilégié de « conseillers du prince », pour être relégués dans la contestation.
La « dérive libérale » du système autogestionnaire à partir de 1959
2Durant la période 1953-1961, alors que l’embargo du bloc soviétique commençait à desserrer son étreinte, que l’Occident lui consentait des crédits et qu’elle choisissait de laisser courir son inflation tout en améliorant sa connexion au marché international, la Yougoslavie réussissait enfin à sortir d’une période de stagnation quasi totale de quatre ans. Elle a alors connu une véritable expansion économique que Kosta Mihailović, bien qu’il était à l’époque l’un des plus farouches opposants à la réforme libérale au sein du « Conseil économique de la fédération », qualifie de « grand bond en avant », voire de « miracle yougoslave1 », présentant des taux de croissance à deux chiffres pendant toute la période 1953-1963, qui comptaient parmi les plus élevés du monde2.
3Le produit national brut doubla en une dizaine d’années, grâce à la contribution de tous les secteurs de l’économie, l’industrie présentant une croissance annuelle moyenne de 12,4 %, le commerce de 12 %, les transports de 9,8 %, l’agriculture de 3,4 %. Alors que les prix restaient relativement stables, les revenus personnels augmentèrent de plus de 6 %. La qualité, la diversité et l’accessibilité de la production connurent une nette amélioration. Le niveau de vie et la consommation personnelle firent un bond par rapport à la période de vaches maigres du début des années 1950. Ce pays pourtant socialiste et autogestionnaire commençait donc à s’ouvrir à l’économie mondiale et à goûter aux délices de la société de consommation3. D’après Catherine Samary, la Yougoslavie « émergeait du “sous-développement”4 ». Toutefois, l’expérience menée par les idéologues et les intellectuels organiques du régime dans les années 1953-19655, qui fait de la Yougoslavie un gigantesque laboratoire à ciel ouvert, si elle enthousiasme les sociaux-démocrates de toute l’Europe par sa richesse et son inventivité, combinant un système institutionnel inédit et des mécanismes associant plan et marché, inquiète les humanistes et heurte leur sens démocratique6. Certes, on sait aujourd’hui que la Yougoslavie connut alors le développement économique le plus harmonieux et le plus rapide de toute son histoire, grâce à une combinaison vertueuse, selon certains, de « l’élargissement des responsabilités décentralisées de gestion courante et la coordination macro-économique du plan7 », mais les humanistes constatent avec dépit qu’on impose une fois de plus au peuple des décisions venues d’en haut, sans même les consulter, au point de le réduire à une simple variable de l’équation socialiste pourtant autogestionnaire8.
Le choix d’une orientation « libérale » dans l’économie yougoslave
4Le iie Plénum du Comité central de la LCY (18-19 novembre 1959) ne fit que confirmer la tendance « libérale » du moment, étendue à l’occasion à l’ensemble de l’économie9. On commença à y évoquer la nécessité d’une politique de crédit plus ambitieuse, à l’investissement, mais aussi à la consommation, et surtout, on brisa un tabou en mentionnant l’opportunité d’un système de « récompense individuelle au mérite » (en fait, littéralement « au rendement ») des travailleurs, jugeant que l’appel à la conscience politique était « démodé ». On acceptait donc l’idée d’une stimulation des salariés par la concurrence individuelle, afin d’améliorer leur productivité10. L’intérêt matériel se substituait à la conscience de classe pour favoriser l’effort au travail et encourager l’engagement personnel dans le mouvement ouvrier autogestionnaire. La valorisation idéologique du travail laissait place à l’idée que les travailleurs étaient les salariés d’une entreprise dont le montant des salaires dépendait de la réussite économique et non plus sociale de l’entreprise. L’éthique de responsabilité et de résultat commençait à remplacer l’éthique de conviction, au moment même où l’on célébrait la première décennie de la « Loi sur l’autogestion ouvrière ».
5Le 1er mars 1961, le Parlement fédéral faisait des propositions de loi modifiant le système économique yougoslave qui allaient dans le même sens, soutenu en cela par l’organisation de masse de la LCY censée représenter les citoyens yougoslaves dans leur ensemble, l’« Alliance socialiste du peuple travailleur
de Yougoslavie11 », qui organisa un conseil fédéral le 20 mars 196112. Ce fut un « plébiscite » ! On se dirigeait en fait vers une « libéralisation » profonde du système, puisqu’on se proposait d’accorder une autonomie beaucoup plus marquée aux entreprises, notamment dans la gestion et la redistribution de leurs bénéfices entre les salaires, l’investissement productif et les « fonds sociaux d’investissement » fédéraux. L’État devait ainsi renoncer à s’immiscer dans la gestion économique et financière des « collectivités autogestionnaires », tout en permettant la « libre » rémunération au mérite des salariés, laissée à l’appréciation des gestionnaires de l’entreprise13. Cela revenait à accepter que le libre fonctionnement du marché opère une sélection entre les entreprises et même les branches bénéficiaires ou déficitaires, mais aussi à tolérer que les régions les moins développées soient quelque peu livrées à elles-mêmes, sans pouvoir recourir à l’aide de l’État14.
6Cette volonté réformatrice fut toutefois brutalement contrariée par un ralentissement sensible de la croissance dont les prémices, manifestement négligées, étaient apparues dès le milieu de l’année 196015. Il n’en demeurait pas moins qu’un signal politique avait été envoyé : les dirigeants et les idéologues du Parti avaient l’intention d’opérer un virage « libéral » marqué dans l’économie, qu’ils souhaitaient indubitablement durable. Pour les humanistes16, c’est la preuve de l’abandon de la Révolution et de ses objectifs, honteusement travesti sous le déguisement d’une autogestion mimée et jamais réalisée17. À l’issue de cette période d’intense bouillonnement intellectuel et d’expérimentations socio-économiques vibrionnantes, les économistes « libéraux » eux-mêmes concèdent que deux choix s’offrent aux responsables politiques : accentuer les réformes de l’économie planifiée, dans l’espoir d’une amélioration soutenue par un audit honnête du bilan des années 1952-1964 et une transparence technique, scientifique et politique irréprochable, ou procéder à une remise en cause radicale de l’« étatisme centralisé », fort de la conviction très libérale que les ajustements nécessaires et les plus pertinents se feraient mécaniquement grâce à une décentralisation marchande le plus complète possible de l’économie yougoslave18. C’est la seconde voie qui fut choisie en 196519, déclenchant l’ire des humanistes marxistes.
7Dans sa conclusion au vie Plénum du Comité central de la LCY en 1962, Tito confirme leurs craintes en apportant son soutien, à la fois, à la « libéralisation » économique du système et à sa décentralisation régionale et non plus seulement municipale, comme l’esprit de la loi autogestionnaire le supposait jusqu’alors, en soulignant bien qu’il souhaite redonner du poids à l’instance républicaine20. Mais surtout, l’étoile montante de l’idéologie autogestionnaire officielle, inspirateur de la Constitution de 1963 et futur père fondateur de celle de 1974, Edvard Kardelj, insiste avec force, dans son Préprojet de Constitution, sur la nécessité de faire coïncider démocratie autogestionnaire décentralisatrice et respect fédéraliste des droits spécifiques des peuples constitutifs de la « communauté yougoslave21 ». Le ve Congrès de l’« Union des syndicats de Yougoslavie » (20-25 avril 1964), la « Résolution au sujet des mesures fondamentales pour la poursuite du développement du système économique » du Parlement fédéral (20 mai 1964) et le viiie Congrès de la LCY (7-13 décembre 1964)22 finissent de donner à comprendre aux humanistes marxistes, s’ils en doutaient encore, que les dirigeants et les idéologues du Parti n’ont jamais eu d’autre intention que de donner une acception exclusivement « libérale » et « ultrafédéraliste » (autonomiste) aux fameux « trois D » (démocratisation, désétatisation, décentralisation), alors que les humanistes attendaient plutôt la réalisation d’un socialisme autogestionnaire où l’économique serait soumis au primat des objectifs révolutionnaires23.
L’« économie de marché » vue par les humanistes
8Les humanistes ne veulent pas que le projet émancipateur yougoslave s’abîme dans la combinaison d’un titisme poststalinien bureaucratisé et d’une autogestion gâtée par un recours toujours plus important aux mécanismes de marché, car ils ne pensent pas que l’extension du marché et les théories de l’« économie pure » soient le remède infaillible à l’emprise de la bureaucratie ou à l’arbitraire politique. Ils sont même persuadés qu’il existe un lien organique entre la tyrannie politico-bureaucratique et l’économie de marché ou, du moins, qu’elles sont parfaitement compatibles dans le cadre d’un positivisme matérialiste rationaliste qui prône la soumission inconditionnelle aux « lois économiques objectives du marché » comme à l’administration technocratique toute-puissante, au service d’un intérêt mutuel bien compris : la domination incontestée de la « nouvelle classe » des dirigeants, de leurs conseillers et de leurs élites organiques. Ils sont absolument persuadés que la seule voie possible pour la construction d’un socialisme authentique est celle d’une autogestion ouvrière intégrale fondée sur l’initiative citoyenne et le contrôle de l’économie et de la politique par les travailleurs. Ces derniers doivent pouvoir substituer la définition consciente de leurs objectifs citoyens et de leurs préférences de producteurs-consommateurs, en somme leur volonté politique, à une autogestion atomisée limitée à l’entreprise, où les « collectifs de travailleurs » sont mis en concurrence et opposés par le truchement du marché, au lieu d’être associés et solidaires24.
9La démocratie socialiste, telle qu’ils la conçoivent, suppose donc une planification « démocratiquement centralisée », un pluralisme citoyen direct et une information objective fondée sur la transparence dans tous les domaines de l’espace public25. C’est la seule parade à la centralisation bureaucratique, comme à la décentralisation marchande. Si la tyrannie et le marché sont non seulement compatibles et complémentaires, mais intimement liés, ils sont absolument incompatibles avec une démocratie socialiste, selon les humanistes26. Ces derniers mettent les Yougoslaves en garde : faire le choix de la « régulation par la loi de la valeur » induit nécessairement un modèle de développement qui donne la priorité absolue aux résultats macro-économiques sur les progrès sociaux et élève la rentabilité marchande au statut de principe de civilisation. Prôner l’intéressement matériel et inciter les gens à travailler plus pour gagner davantage c’est in fine faire le choix de valeurs idéologiques et morales qui trahissent la révolution et constituent un recul par rapport aux objectifs socialistes. La loi de la valeur règle l’échange marchand et finit par « marchandiser » l’ensemble des relations économiques et sociales. Accepter les « catégories marchandes » au point de tolérer l’accroissement des inégalités comme une manifestation sociale « normale », c’est dévoyer l’idéal socialiste. Exalter l’enrichissement personnel c’est saper les valeurs socialistes27.
10Les humanistes rejettent le faux dilemme dans lequel les « libéraux » cherchent à les enfermer et refusent de choisir entre centralisation étatique totalitaire-planification bureaucratique sclérosante, d’un côté, et décentralisation régionalisante yougoslavicide – marché inégalitariste matérialiste, de l’autre28. Si le marché semble dans un premier temps libérer les individus et les nations de la contrainte étatique, il se révèle finalement le meilleur soutien de la dictature en place, lorsqu’il ne donne pas naissance à de nouveaux pouvoirs locaux autoritaires. Que le but du socialisme puisse être le productivisme capitaliste, au nom d’une pseudo-rationalité économique dictée par la loi du marché prétendument universelle, est aux yeux des humanistes un non-sens théorique et pratique qui revient à décréter l’impossibilité logique du socialisme29. Le but du socialisme ne peut être que d’accroître la connaissance et l’intérêt des ouvriers pour le fruit de leur travail, afin de permettre au prolétariat de se réapproprier le résultat global de son labeur et d’en choisir la finalité30. La supériorité intrinsèque du socialisme tient essentiellement à la conviction que l’homme est un sujet pensant qui peut organiser consciemment le développement économique de la société, jusqu’à obtenir le dépérissement total des catégories marchandes, mais aussi de l’État et du Parti staliniens érigés en conscience du prolétariat31. Le marché, selon eux, n’est pas une nécessité, mais un choix de société, le choix d’un certain type de rapports entre les individus et les nations yougoslaves, où le politique et la liberté citoyenne qu’il incarne sont relégués au second rang, au profit d’un matérialisme économique dénué d’humanité et affranchi de tout contrôle démocratique, au nom de la compétitivité32.
11La démocratie et la liberté ne peuvent en aucun cas s’obtenir par la seule action anomique d’une économie débarrassée de toute entrave politique. Seul le politique est capable de fixer des objectifs sociaux humanistes à l’économie et d’assurer le respect, la réalisation et la préservation d’un corpus de valeurs démocratiques. Une société ouverte n’est pas une société dénuée de valeurs consensuelles culturelles et idéologiques fondamentales, qui serait privée de toute volonté politique. C’est une société qui reconnaît l’importance de ces valeurs dans tous les domaines de la vie en société et accepte d’en discuter librement, en toute transparence, dans le cadre universel du forum politique national, en un mot, démocratiquement. L’idéologie n’est pas une religion séculière, c’est un système ouvert de compréhension du monde et une ligne directrice pour agir sur le monde. Ce qui ne la condamne pas à l’autarcie intellectuelle, à la fermeture au monde et à l’ignorance des idées opposées33.
La position du courant « libéral »
12Le courant « libéral », quant à lui, est alors incarné par le secrétaire général de la LC de Croatie, le Dr Vladimir Bakarić34, l’école des « économistes de Zagreb » dont il est le mentor et à laquelle appartient l’économiste de renommée internationale Branko Horvat, ainsi que par l’idéologue slovène Edvard Kardelj, épaulé par les « économistes de Ljubljana ». Il s’agit officiellement pour les « libéraux » de lutter contre le déficit de la balance des paiements, la disproportion entre l’industrie de base et l’industrie de transformation, l’expansion des investissements jugés irrationnels, la détermination administrative des prix, la mobilisation d’une très grande partie du PIB pour toutes sortes de subventions, allocations et autres dotations publiques, la timidité de l’ouverture aux marchés internationaux. Le maître-mot de ces deux écoles est la « rationalisation » marchande de l’économie, qui passe selon elles par une « dépolitisation des décisions économiques », principe que ne renieraient en rien les théoriciens du néolibéralisme et qu’il est pour le moins surprenant de lire sous la plume de ces « marxistes » des années 1960 ! En fait, ces économistes énoncent à demi-mot l’idée de crise structurelle du système autogestionnaire yougoslave et considèrent que cette dernière est précisément due aux vestiges étatistes encore trop importants, la « libéralisation » économique restant trop timorée et surtout empêchée par des fonctionnements dirigistes rémanents35.
13Si l’on suit leur raisonnement, le marché est devenu nécessaire au développement rationnel de l’économie yougoslave et, par voie de conséquence, au plein épanouissement de la société autogestionnaire. Le marché, dans leur bouche, devient la condition sine qua non de la transition vers un authentique socialisme autogestionnaire36. La « liberté du consommateur », limitée par quelques régulations institutionnelles mineures là où le marché pourrait se révéler contre-productif, devrait s’exprimer aux dépens de l’arbitraire des politiciens, les « lois objectives du marché » assurant la rationalité des choix économiques37. L’« économie » est ainsi élevée au statut d’entité absolue, d’« idée suprême » anti-hégélienne placée au-dessus des catégories sociales, en fait de la société, et opposée presque par essence à l’État, auquel il fallait reprendre les ressources, donc les moyens d’agir, et les rendre à l’« économie », à laquelle ils devaient revenir en toute « rationalité ». Seule cette « Idée » d’« anti-État » ou de « non-État » était capable, selon les « libéraux », de gérer l’économie selon les critères « objectifs » du marché qui transcendent les idéologies et les doctrines, les volontés humaines et les systèmes sociopolitiques. Cet État croupion, réduit au rôle de prestataire de services en faveur de l’« économie », doit se contenter de faciliter le fonctionnement du marché, selon les libéraux38.
La contradiction portée par les humanistes
14L’humaniste Mihailo Marković conteste la rationalité du raisonnement libéral, mais il dévoile à l’occasion son propre scepticisme au sujet de l’autogestion ouvrière intégrale :
[L’une des] spécificités de la situation dans laquelle se pose le problème de la régulation est l’évidente contradiction entre le rôle que doit jouer chaque producteur direct dans le système autogestionnaire et sa capacité réelle à tenir ce rôle. Le présupposé fondamental de l’autogestion est la rationalité du producteur, censé non seulement bien connaître son travail et son entreprise, mais aussi être capable d’évaluer ses intérêts à long terme, de les mettre en concordance avec l’intérêt général de la société dans son ensemble et de choisir les moyens les plus adéquats pour les réaliser. Ce degré de rationalité suppose de savoir lire et écrire, d’avoir une certaine culture générale et une certaine formation professionnelle et politique. Or, de ce point de vue, la situation est plus que préoccupante. Il est clair […] qu’il serait absurde si une société fondait toute son existence sur un tel postulat, celui de la rationalité du producteur direct, tout en n’entreprenant rien pour corriger ces conditions initiales39.
15Najdan Pašić ajoute qu’il serait même dangereux de se précipiter, en instaurant l’autogestion intégrale avant que les travailleurs ne soient politiquement et culturellement prêts, car alors on risquerait de provoquer un échec fatal au principe même d’autogestion, qui ne manquerait pas de nourrir l’argumentaire à charge des étatistes cryptostaliniens. En somme, trop d’autonomie trop tôt risque de tuer l’autonomie, qu’il s’agisse de celle des régions ou de celle des unités de production. Au-delà des tentations stalinistes rampantes, il s’agirait même, tout simplement, de rattraper les dégâts causés par un effort volontariste nécessaire dont seul l’État a les moyens dans un pays comme la Yougoslavie. L’usage inconsidéré d’une trop grande liberté devrait donc nécessairement conduire à son abolition salutaire40.
16En dernière instance, on perçoit chez ces humanistes la volonté de privilégier l’intégration économique de toute la Yougoslavie, au détriment, s’il le faut, de l’autonomie avancée des républiques constitutives, en tout cas tant que la « planification centralisée autogestionnaire » n’aura pas réussi à réduire sensiblement le fameux « gradient de développement est-ouest », autrement dit les inégalités de développement régionales, qui constituent un terrible facteur de désunion. Ils attendent de cette temporisation de l’autogestion, et de l’autonomie locale qui l’accompagne, une résolution de la diachronicité dans le développement économique des régions constitutives41. Telle qu’elle est décrite, cette démocratie ne peut donc être que yougoslave. On mesure, à l’aune de cet espoir, le coup terrible qui sera porté à l’aspiration démocratique de ces intellectuels, lorsqu’ils prendront pleinement la mesure du fossé qui sépare leur interprétation solidaire et yougoslave de l’autogestion, de celle des libéraux, qui en attendent une accélération du développement de leur région et un surcroît d’autonomie, sans nécessairement vouloir être lestés par la prise en compte du rythme de développement global de l’ensemble de la Yougoslavie.
17Il est donc absolument évident que les humanistes et les libéraux ne comprennent pas du tout l’autogestion de la même façon : les premiers la conçoivent comme un système démocratique, économiquement intégré et homogène, qui favorise l’autonomie de l’individu citoyen-producteur direct, alors que les seconds en attendent l’autonomisation de l’économique par rapport au politique et une émancipation plus importante des régions et des peuples, aussi bien dans le domaine économique que dans les sphères politico-administrative et juridico-institutionnelle. Finalement, les « libéraux », qui profitent du consensus antistalinien pour opérer une identification de l’autogestion à la décentralisation et à la démocratie socialiste, s’entendent avec les humanistes sur un point : l’autogestion, pendant cette première décennie, n’a pas eu lieu ! Mais les uns incriminent l’étatisme économique encore trop prégnant, alors que les autres accusent la persistance d’un Léviathan politique tout-puissant.
Les réformes de 1964-1965 : les humanistes face
au « socialisme de marché avancé »
18Les réformes de 1964-1965, qui constituent une longue liste de mesures libérales42, montrent ostensiblement aux humanistes que Tito et la LCY font le choix de s’aligner sur les positions des « libéraux » et des partisans d’une décentralisation très poussée. En 1964, il y eut en effet allègement de la fiscalité des entreprises (suppression de l’« impôt sur la productivité élevée », suppression de la contribution sur le revenu des entreprises, transfert de l’impôt sur le chiffre d’affaires de la production au commerce de détail avec taxe sur le prix des services, réduction du taux d’intérêt sur les fonds fixes passant de 6 à 4 %), augmentation de la part de la valeur ajoutée laissée à la disposition des entreprises (47 % en moyenne pour la période 1960-1963, 58 % pour la période 65-68), suppression du « fonds général d’investissement » et de tous les « fonds sociaux d’investissement » (fédéraux, républicains, locaux), transfert des ressources financières de ces fonds et des compétences associées à des banques (fédérales, républicaines, communales) dont la gestion des fonds et notamment la politique de crédit devaient absolument être soumises à des critères économiques « rationnels ».
19La fédération ne pouvait plus constituer que des fonds spécifiés, comme le « fonds d’aide aux régions moins développées », mais surtout le démantèlement de tous ces fonds privait l’État fédéral de sa capacité d’investissement et lui interdisait la conception d’une politique d’investissement, sans même parler de l’impossibilité d’avoir une vision globale, fédérale et à long terme. En somme, on rendait structurellement impossible toute politique globale de développement, l’investissement ne pouvant plus s’effectuer que dans le cercle restreint du réseau local, au mieux républicain (dans le sens yougoslave de « relatif à la subdivision politico-territoriale de la république fédérée »). De même, on réduisait de la sorte le plan à un instrument purement indicatif, alors qu’au-delà d’un fondement idéologique étatiste, la planification avait aussi vocation à jouer le rôle de facteur d’intégration économique et politique de la Yougoslavie : il devait induire la genèse d’une identité et d’une citoyenneté yougoslaves.
20La réforme de 1965 fut une véritable « révolution libérale », qui métamorphosa complètement le système bancaire yougoslave de manière spectaculaire. Jusqu’alors, les « fonds sociaux » étaient gérés selon les directives du plan, sous le contrôle des instances politiques. Avec la réforme, les banques se spécialisèrent en banques d’investissement offrant des crédits industriels et commerciaux à long terme et en banques gérant les comptes courants et proposant des crédits à la consommation. Ces banques pouvaient désormais être fondées par des entreprises ou collectivités locales dites « communautés sociopolitiques », faisant des conseils d’administration de ces institutions de véritables creusets sociologiques où naissaient des élites locales dans l’osmose des intérêts politiques, sociaux et culturels partagés43. Si l’on doutait encore du caractère libéral de cette réforme, on ne peut qu’être convaincu par cette dernière mesure qui achève de donner aux mutations de 1965 les traits d’un capitalisme larvé : les fondateurs de banque étaient autorisés à toucher des revenus de leur investissement, à condition que la banque ait dégagé des profits. Même si ces dividendes ne pouvaient être utilisés que pour augmenter le « fonds d’investissement » de l’entreprise, cette mesure très capitalistique voyait tout de même une loi « communiste » autoriser pour la première fois les entreprises à percevoir un revenu généré par un investissement dans une autre entreprise, ce qui revenait à accepter que le capital financier dégage des revenus ! Les conséquences socio-économiques de ces réformes furent désastreuses44 : les prix intérieurs étant réajustés sur les prix mondiaux, ils connurent une augmentation très sensible (35 % en 1965 et 14 % en moyenne sur la période 1965-1970) ; la dévaluation du dinar fit fondre le pouvoir d’achat des Yougoslaves, le ralentissement de la croissance économique et des investissements provoquèrent l’augmentation du chômage45 et une émigration de masse que les autorités ne pouvaient plus cacher et encore moins ralentir46 ; les grèves et les manifestations se multiplièrent47.
« Révolution libérale » ou simple NEP ?
21Alors que la société yougoslave commençait à se prendre au jeu du bonheur séculier, elle fut fauchée en plein rêve consumériste par la première grande crise systémique depuis 1945 – si l’on excepte les cas très particuliers que constituent la crise de la Reconstruction (1945-1947) et celle de 1949-1950, liée à l’embargo soviétique qui fit suite à la rupture soviéto-yougoslave. Les humanistes connaissent les réflexions de Marx sur la nécessaire « période de transformation » entre la société capitaliste et la société communiste48, les considérations de Lénine sur la société de « transition » au socialisme caractérisée par une économie hybride conservant de nombreux secteurs capitalistes et une petite production marchande, où la « République Socialiste des Soviets traduit la volonté du pouvoir d’assurer la transformation vers le socialisme, mais n’entend nullement signifier que le nouvel ordre économique soit socialiste49 », de même qu’ils maîtrisent la théorie trotskienne de la « révolution permanente50 ». Néanmoins, ils n’adhèrent en aucune façon à l’idée des idéologues du régime titiste et des « libéraux », selon laquelle il faut en passer par cette « période de transition » prolongée, erratique et contradictoire pour parvenir dans un avenir indéfini au communisme authentique, après avoir connu une société hybride que Marx n’a effectivement pas envisagée du point de vue théorique51. D’autant qu’ils sont absolument persuadés que cette « NEP » n’est pas un mal nécessaire propre à un processus historique qui, par nature, ne peut être linéaire, mais au contraire un renoncement définitif, une capitulation sans condition face aux pressions internes de la « nouvelle classe » et aux pressions internationales de l’environnement capitaliste mondialisé52. Ils ont le sentiment que la « transformation révolutionnaire du capitalisme en communisme » est en passe de virer au « capitalisme d’État » ou, au mieux, à un régime social-démocrate dans lequel les rapports sociaux se transforment certes dans le sens d’une oppression et d’une exploitation moindres, ainsi que d’une réappropriation du travail par les « producteurs directs », mais où l’État reste une « puissance placée au-dessus de la société53 », dans le pays qui a eu le courage de tracer sa propre voie révolutionnaire vers le socialisme autogestionnaire54. Ils considèrent que l’autogestion s’est muée en concept creux, voire en alibi, qui permet à la « nouvelle classe » de maintenir son pouvoir sous un nouvel habillage et à ses élites organiques d’aspirer à plus de responsabilités, plus de contrôle et de meilleurs revenus.
22En somme, les humanistes estiment que la première décennie « autogestionnaire » n’aura servi qu’à faire apparaître une nouvelle différenciation sociale, de nouvelles couches privilégiées, une nouvelle aliénation des travailleurs, dans le cadre d’une autogestion atomisée où ces derniers sont à ce point manipulés qu’ils prennent une part toujours plus active à leur propre exploitation. C’est pour eux une évidence que le marché a fait renaître des différenciations sociales et des tendances capitalistiques au sein même du pouvoir et de sa bureaucratie, annonçant la figure de l’oligarque « communiste », qui se révélera au grand jour dans les années 1980, notamment lorsqu’explosera l’affaire politico-financière Agrokomerc, que les Yougoslaves ont surnommée l’Agrogate55. Ils veulent à tout prix dissoudre l’amalgame que les « libéraux » ont réussi à constituer et à diffuser entre l’autogestion et le marché, censé permettre, grâce à la synergie des deux processus, le dépérissement de l’État, ainsi que l’affaiblissement de l’arbitraire bureaucratique. Il est intolérable et incompréhensible pour eux que le marché puisse être envisagé comme un atout pour l’avenir du socialisme, ou tout du moins un mal nécessaire. Ce serait une aporie, à leurs yeux, de laisser penser que la loi de la valeur et donc le marché puissent constituer un bon régulateur pour le socialisme autogestionnaire. Penser que le socialisme puisse adopter les mécanismes marchands, cela revient à attribuer des vertus régulatrices à des principes qu’il a toujours combattus et contre lesquels il est né. Ils sont persuadés que la société yougoslave a besoin de mesurer ses coûts et de respecter certaines contraintes d’équilibre, mais ils restent fermement convaincus qu’il faut accorder un primat absolu au politique et au social sur la « pseudo-rationalité économiciste56 ». Ils sont favorables à une « direction consciente de l’économie », grâce à une combinaison démocratique directe entre le plan et la volonté des producteurs. Le marché ne permet définitivement pas le contrôle social nécessaire selon eux de l’économie. Voilà pourquoi l’État, avec son appareil juridico-constitutionnel et administratif contraignant, reste nécessaire à leurs yeux pour jouer le rôle de garde-fou, de protecteur des plus faibles et d’aiguillon socio-économique et politique57.
L’intégration yougoslave et le marché sont-ils incompatibles ?
23Les humanistes considèrent que le marché n’est pas compatible avec une véritable démocratie socialiste, comme le pense également Ota Šik (1919-2004), le théoricien des réformes du printemps de Prague, que les humanistes yougoslaves connaissent bien58. Mais surtout, ils ont conscience qu’un amalgame s’est noué dans l’opinion publique yougoslave, pendant les années de déstalinisation, entre la planification centralisée et l’étatisme stalinien, laissant penser que la décentralisation faussement autogestionnaire, réduite en fait à une déconcentration étatique purement administrative, doublée de l’extension des mécanismes de marché, suffirait à induire une démocratie socialiste plus avancée, alors même que cette identification permet au régime titiste de se dédouaner de tout soupçon d’autocratisme en concédant la liberté marchande en lieu et place de la démocratie politique. Les humanistes souhaitent une centralisation qui rende possibles les grands choix d’orientation macro-économiques fédéraux et qui soumette les décisions régionales et locales à des objectifs d’intérêt général yougoslaves59. En revanche, ils rejettent l’étatisation accompagnée d’une bureaucratie toute puissante, qui opère des choix arbitraires et s’immisce dans le moindre détail de l’application de ces directives. Ils appellent en somme de leurs vœux une « planification décentralisée » censée contribuer à renforcer la responsabilité et l’autonomie des « communautés de travail autogestionnaires » dans la gestion opérationnelle des décisions centrales, tout en subordonnant cette marge de liberté aux grandes orientations stratégiques du plan. Ils craignent surtout, et l’avenir leur donnera raison, que la décentralisation économique se fasse sans dépérissement de l’État et s’accompagne de la déréliction de la Yougoslavie au profit de pouvoirs élitaires locaux.
24Sur le plan économique, les humanistes restent donc fermement attachés à l’esprit des vie, viie et viiie Congrès de la LCY (1952-1958), qui ont procédé à un retour critique sur l’expérience soviétique et ont accouché d’une théorie de la « libre association des producteurs directs », puisant aux sources marxiennes du dépérissement de l’État. Ils réclament plus de pouvoir pour l’« autogestion planifiée », mais moins de transferts de compétences aux Républiques, au moment même où les constantes oscillations de la politique économique du pouvoir central et les conflits sociaux toujours plus transgressifs au cœur même du prolétariat60 reflètent la difficulté croissante qu’éprouve l’État fédéral à faire appliquer des approches globales yougoslaves, qu’elles soient macro-économiques ou politiques61. Ils sont non seulement convaincus qu’on assiste à un « desserrement progressif du projet socialiste », révélé par l’abandon des idéaux égalitaires, mais aussi à un délitement de l’éthique patriotique yougoslave née dans le creuset de la guerre de libération nationale. Ljubomir Tadić se demande si on n’assiste pas à une « confédéralisation », voire une « municipalisation » de la Yougoslavie. Il évoque explicitement, ce qui est rarissime à cette époque, une montée en puissance des « passions et des oppositions nationalistes » et « différentes formes de particularismes », regrettant que les communes soient devenues de véritables petits « États dans l’État62 ». Le souvenir et la culpabilité liés aux massacres fratricides de la Seconde Guerre mondiale s’éloignent, le patriotisme yougoslave s’érode, le fédéralisme autonomiste de la gauche historique du PCY remonte à la surface63, les différentes conceptions de la Yougoslavie s’affrontent de plus en plus clairement. Les intérêts supérieurs de la « société yougoslave » doivent pouvoir, selon eux, déterminer les objectifs et les limites de la liberté autogestionnaire locale64. L’extension des mécanismes marchands est ainsi perçue à la fois comme un recul dans la transition vers le socialisme et un abandon de l’idéal yougoslave.
25En ce début des années 1960, l’étoile du Parti pâlit auprès des citoyens yougoslaves. Certes, il conserve une part du prestige d’antan, lié à la libération-révolution et au « non » à Staline, et peut se targuer d’avoir à son actif des succès économiques remarquables qui ont contribué à sortir le pays du sous-développement. Mais les aspirations de la société à la démocratie politique ne sont toujours pas satisfaites. Bien au contraire, le fossé entre le discours officiel et la réalité ne cesse de se creuser, faisant craquer le vernis de la « démocratie socialiste autogestionnaire ». Tito prétend pallier l’absence de droits politiques fondamentaux par la décentralisation marchande, croyant apaiser au passage les ardeurs nationalistes des républiques autonomistes de l’ouest (Slovénie, Croatie). Les humanistes sont désormais persuadés que cette posture fédéraliste sourcilleuse a pour seule vocation la consolidation d’un pouvoir autoritaire conservateur, désormais figé dans sa supériorité élitiste et bureaucratique. Cet État pourtant « postcapitaliste » et « prétendument socialiste » est désormais, selon eux, « au-dessus » et « en dehors » du peuple65. Ils sont convaincus que cette autogestion titiste, parce qu’elle est marchande, décentralisatrice et antiyougoslave, cherche sciemment à émietter le prolétariat et à réduire son champ d’action politique en le circonscrivant à un espace local inoffensif qui le neutralise. L’autogestion ainsi conduite ne contribue nullement au dépérissement de l’État, mais au contraire isole et aliène les travailleurs dont on achète la passivité politique et la paix sociale par un « enrichissez-vous » illusoire, qui a surtout pour vertu d’enlever tout scrupule aux républiques développées et de désinhiber le désir libéral des technocrates. La dictature titiste ainsi renforcée, rassurée et farouchement isolée sur son Olympe, règne en maître sur un pays auquel elle peut désormais imposer sans encombre, du moins le pense-t-elle, un changement de paradigme culturel, d’univers rhétorique et finalement de monde idéologique. La Révolution glisse doucement dans les poubelles de l’Histoire et le marché entre subrepticement par la petite porte chamarrée du « socialisme autogestionnaire ». C’est finalement Nikola Čobeljić qui résume le mieux la perception et les craintes des humanistes :
De ce fait, on ne peut pas considérer que les critères marchands constituent toujours l’ultimum ratio ni que le plan doive se satisfaire d’une place secondaire dans le développement économique. […] L’atomisation excessive de notre économie génère l’individualisme évoqué. De nouveaux critères apparaissent, une nouvelle échelle de valeurs sociales se constitue. Ce sont des critères marchands et une éthique marchande. […] Le marché impose son éthique, sa logique, il induit une mentalité particulière. On entend très souvent, non sans raison, le reproche selon lequel notre société sombre à grands pas dans le matérialisme, l’argent devenant l’étalon principal des valeurs humaines, à l’aune duquel nous évaluons la valeur des gens. Une société socialiste ne peut être indifférente à la série de problèmes que cela suppose66.
26Le fait qu’il puisse être question, à cette époque, de toutes ces thématiques liées aux relations entre la société, l’État et le marché donne une idée de l’influence du courant libéral dans le pays du « socialisme autogestionnaire », dès les années 1960-1970. Ce contexte constituera un puissant moteur de la contestation « gauchiste » de 1968.
Notes de bas de page
1 Mihailović, 1982, p. 14.
2 Ce développement économique s’est accompagné d’un nombre très important de créations d’emplois. Le PIB a connu une progression annuelle moyenne de 12 % entre 1957 et 1961 (période correspondant au second plan quinquennal), alors que celle de la consommation individuelle fut de 10 % (2 % en moyenne entre 1948 et 1956, 9,3 % entre 1947 et 1963), cette dernière voyant en outre sa structure évoluer : en 1961, la part des revenus consacrée à l’alimentation passait en moyenne sous la barre des 45 % (54 % en 1954, 43 % en 1960), au profit des biens de consommation durable : en effet, le nombre de véhicules de tourisme en circulation avait été multiplié par trois, le nombre de réfrigérateurs par huit, par exemple. Les villes avaient vu fleurir deux cent mille logements. Cf. Samary, 1989, p. 120-122 ; Meneghello-Dinčić, 1970, p. 68 ; Mihailović, 1952 [1941], p. 14-15 ; Horvat, 1976, p. 220.
3 Les « libéraux » s’en félicitent d’ailleurs, à l’instar de Jagoš Đuretić, qui considère que la Yougoslavie ne peut faire abstraction du monde qui l’entoure, dans sa quête utopique de « civilisation autogestionnaire » immaculée. Il rejoint même Herbert Marcuse pour estimer que la société de consommation est sur le point de remporter la partie historiquement et d’imposer une « société inégalitaire apaisée » acceptée par la majorité. Cf. Đuretić, 1970, p. 433-434.
4 Samary, 1989, p. 121.
5 Pour une vision globale des réformes de cette époque, voir Canapa, 1970.
6 Gams, 1964, p. 32-33. Dans le même dossier, voir Hočevar, p. 34-35 ; Rot, p. 50. Elle heurte parfois même les « libéraux » les plus favorables à l’élite technocratique, non pas tant parce qu’elle manque cruellement d’esprit démocratique, mais parce qu’elle soumet le système juridico-institutionnel à une houleuse instabilité assez peu compatible avec les exigences du marché. La « révolution permanente » et l’indéfinition chronique cessent d’être séduisantes pour les « libéraux » dès l’instant où le « socialisme de marché » ne permet plus de laisser présager l’avènement prometteur d’un « capitalisme larvé ». Voir les propos de Jagoš Đuretić dans le même dossier, p. 434-435, 461.
7 Mihailović, 1982, p. 122.
8 Stojanović, 1966, p. 450 ; dans le même dossier, voir Vacić, p. 455-459 ; Goati, 1970, p. 1241-1250.
9 Drugi Plenum CK SKJ [iie Plénum du CC LCY], 1959. Cette tendance fut en fait très explicite dès 1958, dans le Programme de la LCY : « Au niveau actuel de développement des forces productives, les lois de la production marchande opèrent également dans le système yougoslave. Tant que la production marchande est rendue nécessaire par les conditions objectives, la violation de la loi de la valeur et des autres lois du marché ne renforce pas, mais au contraire, affaiblit les éléments socialistes de l’économie, entrave l’initiative des individus et des entreprises, retarde le développement des forces productives et donne naissance à des formes extérieures à la sphère de la production, qui contraignent celle-ci à se subordonner à elle. » Cf. Program SKJ, 1958.
10 Cette évolution avait déjà été annoncée par l’« Union des syndicats de Yougoslavie », véritable courroie de transmission du Parti, à l’occasion de son ive Congrès d’avril 1959. Cf. Vukmanović-Tempo, 1962, t. 1, p. 26-29 et 1962, t. 2, p. 35. L’idée sera évidemment reprise tout au long des années 1960-1970 par l’ensemble des représentants du courant « libéral ». Voir, par exemple, Danilović, 1970, p. 405-465 (cf. note 3), débat dans lequel s’illustrent tout particulièrement les « libéraux » Aleksandar Vacić (économiste serbe), Stane Saksida (sociologue slovène), Isak Adizes (économiste israélien d’origine macédonienne), ce qui montre clairement que le « libéralisme » ne se diffusait pas exclusivement en Slovénie et en Croatie. À l’inverse, les humanistes le déplorent. Cf. Lukić, 1964, p. 25 ; dans le même dossier, voir Jovanović, p. 26-27 ; Gams, p. 30-32.
11 Cette organisation de masse encadre les citoyens de sensibilité communiste n’ayant pas la carte du Parti. Elle est l’héritière du « Front populaire » (Narodni Front) de l’immédiat après-guerre et regroupe toutes les organisations socio-économiques du pays.
12 Popović, 1961, p. 20-25.
13 Sur les réformes « libérales » de 1961-1965, voir Samary, 1989, p. 140 et suiv. ; Horvat, 1976, p. 197-202.
14 La stratégie globale du PCY/LCY pour résoudre la question nationale en Yougoslavie reposait essentiellement sur un fédéralisme équitable, égalitaire et solidaire. Dans son rapport au ve Congrès du PCY (1948), Boris Kidrič invoquait le « devoir sacré pour nos peuples et pour toutes nos Républiques d’aider à l’édification des Républiques retardataires, au moyen de l’accumulation générale de l’État et de sa répartition […]. C’est là d’ailleurs un principe de l’économie socialiste […], la loi de l’unité de l’économie socialiste. Les camarades qui ne comprendraient pas cela entraveraient l’édification du socialisme et s’aligneraient sur des positions nationalistes ». Cf. Kidrič, 1949, p. 442-443. Ce principe impliquait une politique de redistribution des plus riches vers les plus pauvres, qui ne manqua pas de provoquer des tensions importantes entre les Républiques riches (Slovénie, Croatie) et les instances fédérales. L’éthique de solidarité se heurtait nécessairement aux aspirations autonomistes des nations constitutives.
15 Le taux de croissance annuel de l’industrie était passé de 15,6 % pour 1959-1960 à 4,1 % pour 1960-1961. On avait prévu une croissance de la production agricole de 19,4 % pour 1960-1961, elle ne dépassa pas les 16 %. Cette décélération fut aggravée par la tendance structurellement inflationniste qu’avaient libérée les annonces réformatrices : les conseils ouvriers autogestionnaires avaient anticipé la loi et avaient commencé à octroyer des augmentations de salaire aux salariés – ce qui montre qu’ils avaient tout de même un certain pouvoir, indépendant du centre et du Parti. C’est ainsi que le salaire moyen avait augmenté de 23 % en 1961, alors que dans le même temps la productivité du travail avait seulement crû de 3,4 %. Les spécialistes considèrent toutefois que les causes principales de ce ralentissement étaient liées à l’épuisement des matières premières industrielles et agricoles obtenues à grand renfort de crédits internationaux dont les sources elles-mêmes s’étaient momentanément taries. Il n’en fallut pas plus aux partisans de la centralisation, de la planification et du tout-État pour incriminer les réformes autogestionnaires et l’évolution économique « libérale ». En avril 1962, des commissions parlementaires furent constituées pour enquêter sur les causes de cette « récession ». Le gouvernement fédéral chercha à calmer le jeu en faisant mine de rétablir l’ancien système, mais il s’avéra que ce n’était que partie remise à 1963. Il ne fut même pas nécessaire d’attendre « si longtemps », puisque dès le 23 juillet 1962, la session extraordinaire du ive Plénum du Comité central de la LCY décidait de poursuivre les réformes « autogestionnaires » et de reconduire les doctrines économiques « libérales » en vogue. Cf. Albreht, 1963, p. 108, 114.
16 Tadić, 1965, p. 54-55 ; dans le même dossier, voir Lukić (p. 25), Jovanović (p. 26-27), Gams (p. 30-32).
17 On a l’impression de retrouver le débat soviétique des années 1924-1928, entre N. Boukharine, E. Préobrajensky et L. Trotsky (Cf. Boukharine et al., 1972 ; Boukharine, 1976, p. 47 ; Brus, 1968, p. 75). Alors que Préobrajensky était le premier à affirmer la nécessité d’une approche théorique de la planification, afin d’analyser scientifiquement le système économique de transition et de découvrir les lois économiques qui pouvaient régir le plus efficacement sa transformation socialiste, Boukharine – comme Rosa Luxemburg, d’ailleurs (Cf. Lange, 1962, p. 95) – réduisait la science économique et le calcul à l’étude de l’économie marchande. Si Boukharine s’est finalement révélé « pragmatique », jusqu’à prôner l’application consciente de la « loi de la valeur » par le plan, Trotsky, quant à lui, n’a jamais cessé de soutenir le contrôle total de l’économie par l’État. Comme nous l’avons vu, les humanistes marxistes placeront le rejet du positivisme rationaliste au cœur de leur approche.
18 Černe, 1970, p. 1729-1744 ; Horvat, 1971, p. 1531-1538 ; dans le même dossier, voir aussi Popović, p. 1520-1529.
19 Samary, 1989, p. 142-156.
20 Tito, 1959, p. 223-225.
21 Kardelj, 1962b, p. 81-82.
22 Bilandžić, 1985, p. 299-300.
23 L’un des humanistes les plus virulents à ce sujet est certainement Života Đorđević : « Un grand nombre de puristes du marxisme sont curieusement indifférents à l’enseignement de Marx, Engels et Lénine lorsqu’il s’agit de l’égalité socialiste. » Il n’hésite pas à parler d’« économisme immoral et vulgaire » : « Nous flirtons avec les limites du primitivisme capitaliste. » Cf. Đorđević, 1964, p. 1574-1575.
24 Đorđević, 1966, p. 53-55.
25 Tadić, 1964, p. 53-54 : « Par la notion de “conscience”, que je considère comme essentielle pour une société socialiste, j’entends avant tout ce facteur qui peut se définir comme la fonction de l’opinion publique, du contrôle social et de la critique. […] Notre système se montre très riche en apparences trompeuses. Dans toutes ses manifestations extérieures, les éléments constitutifs de l’opinion publique sont parfaitement représentés. Cependant, lorsqu’il s’agit de passer à la réalisation de ce qui est évoqué dans notre espace public, alors tout notre appareil est défaillant. Ou alors il intervient là où il n’a pas sa place. J’estime qu’il serait de la première importance que cette opinion publique, ce contrôle public et cette critique de toutes les instances de notre vie sociale soient amenés jusqu’au plus haut niveau de développement, de sorte que l’appareil, pour autant que son existence se justifie le moins du monde dans notre société, se réduise au rôle d’exécutant d’une opinion publique objective en voie de constitution. Notre appareil devrait jouer le rôle de serviteur d’une opinion publique démocratique. Pour moi, l’idée maîtresse est que la responsabilité dont on parle n’a aucune réalité sans conscience, sans influence de l’opinion publique et de l’individu qui se situe dans tout ce processus, quelles que soient sa position et sa fonction. »
26 Vojnović, 1966, p. 453-455.
27 Remarquons tout de même que certains humanistes, à l’instar de Svetozar Stojanović, s’ils continuent à défendre les vertus de la « propriété sociale » et à se méfier de la propriété privée, ne rejettent pas pour autant l’idée de récompenser la qualité du travail et de l’engagement professionnel par une gratification pécuniaire, ce qui constituera un point de divergence important, voire une pomme de discorde, entre les humanistes. Cf. Stojanović, 1966, p. 421.
28 Tadić, 1964, p. 54-55 : « N’a-t-on pas identifié un peu trop rapidement la décentralisation à la démocratie, emportés que nous étions par notre élan critique à l’égard du centralisme bureaucratique stalinien ? Je pense, quant à moi, que toute centralisation n’est pas négative, même si, en pratique, elle a souvent laissé ce sentiment. Nous ne pouvons pas rejeter toute centralisation. Même dans un texte aussi “décentraliste” que La Guerre civile en France, Marx parle de fonctions centrales légitimes du pouvoir. Je pense que certaines fonctions centrales doivent être conservées, la question étant de savoir ce qui, dans notre ramassis de contradictions diverses, doit être considéré comme rationnel et ce qui doit être rejeté comme un poids mort bureaucratique. Il est donc nécessaire de distinguer le centralisme démocratique du centralisme bureaucratique. »
29 Vasović, 1970, p. 415-418 ; Tadić, 1965, p. 54-55.
30 Todorović, 1970, p. 428-431. Elle prétend même s’appuyer sur la psychologie expérimentale du travail pour étayer ses affirmations, ce qui entre d’ailleurs en contradiction complète avec la posture antipositiviste classiquement adoptée par les humanistes.
31 Tadić, 1965, p. 53-55 : « Je pense que la conscience des masses est un facteur au moins aussi objectif que l’action des lois économiques. En fait, elle pourrait même constituer un excellent correctif à l’action de ces lois, dans la perspective de leurs conséquences négatives – le chauvinisme, la concurrence dans lesquels, d’une certaine façon, règne la loi du plus fort. Il s’agit de toutes les valeurs morales humaines qui constituent, selon moi, les fondements de la critique marxiste de la société bourgeoise. Car la critique marxiste de la société bourgeoise oppose à la concurrence les idées d’association et de solidarité humaine. Se pose donc la question de savoir si le combat humain pour ces idéaux est illusoire, compte tenu de toutes les difficultés auxquelles nous sommes confrontés et de la masse de données que nous possédons, ou même dans quelle mesure il est tout simplement possible. En effet, peut-on faire quelque chose pour maîtriser ces “lois objectives” ou doit-on capituler devant elles et baisser les bras ? »
32 Stojanović, 1970, p. 448-449.
33 Ibid. ; voir, dans le même dossier, Vasović, p. 415-418, 452-453 ; Đuretić, p. 432-433 ; Todorović, p. 428-431. Ces quatre auteurs se distinguent néanmoins par le rejet du behaviorisme et des théories sur les groupes d’intérêts et autres groupes de pression (Arthur F. Bentley, Robert Alan Dahl) pour les trois premiers, alors que la dernière ne dédaigne pas les approches comportementalistes et structuralistes.
34 En 1969, il analysa l’esprit de la réforme de 1965 en ces termes : « Dans les lois de 1965, l’État se dépouillait de certaines de ses obligations économiques pour les transférer à l’économie elle-même. Le produit net était partagé entre l’économie (70 %) et l’État (30 %). […] le point crucial étant à cet égard l’opposition entre État et “non-État”. » (cité par Samary, 1989, p. 165). Les résolutions du ixe Congrès de la LCY (1969) démontrent à satiété à quel point les « libéraux » avaient l’oreille des dignitaires du Parti et de l’État, mais aussi le poids et l’emprise sur l’ensemble de l’intelligentsia de leurs idées devenues largement dominantes : « La Ligue des communistes reconnaît que dans les conditions contemporaines, la production marchande est la seule forme possible d’extension rationnelle des forces productives et une précondition objective requise pour le développement de l’autogestion et de la démocratie socialiste directe. C’est la raison pour laquelle il est nécessaire de poursuivre énergiquement l’orientation de la réforme vers une pleine affirmation des formes de production socialiste marchande les plus développées et les plus libres, en s’opposant à tout subjectivisme et à tout refus par l’État des effets de leurs lois économiques. » Cf. Resolution of the ixth Congress, 1969.
35 « Nous devons passer à un système dans lequel les lois économiques s’exercent plus librement, avec possibilité néanmoins de régulation. L’intervention administrative serait alors d’une tout autre nature : elle ne consisterait plus du tout à diriger l’économie et le développement, mais elle deviendrait un élément constitutif du système de régulation sociale des lois économiques objectives ». Cf. Bakarić, 1964, p. 2.
36 Kosta Mihailović clôt le débat en expliquant que la Yougoslavie n’a en fait jamais eu de véritable planification. Elle a eu des institutions chargées de la planification, mais ces dernières étaient privées des prérogatives nécessaires à la concrétisation de leurs fonctions théoriques. Cet appareil d’État était sous la coupe des dirigeants politiques et relayait leur seul volontarisme, hors de toute approche rationnelle, pragmatique ou même raisonnable, a fortiori scientifique. Les « plans » n’ont jamais été que « le fruit de compromis et de concessions sans consistance du point de vue économique, à la confluence de tendances contradictoires, voire incompatibles, sans unité ni cohérence ». Cf. Mihailović, 1970, p. 988-991, 998, 1005-1007.
37 Samardžija, 1965, p. 1161-1162. Il ne veut pas d’un système planifié où une « caste d’experts privilégiés » imposerait aux travailleurs ce qu’ils doivent faire. Cette « caste » est « séparée des travailleurs et ne peut prétendre incarner les intérêts de ces derniers, encore moins ceux de la société tout entière ». Il ajoute : « Comme notre expérience nous l’a montré, cette caste peut se muer en une sorte de groupe bureaucratique, qui s’est souvent arrogé des privilèges particuliers et une position de choix dans la société. Je pense que nous avons dépassé cette phase de favoritisme arbitraire. » Il conclut : « Les déviations éthiques ne sont pas l’apanage exclusif de l’économie de marché. » Voir aussi Samardžija, 1980 [1965], p. 213-226 ; Miladin Korać précise qu’il n’y a pas contradiction entre l’autogestion et le marché, parce qu’il y a communauté d’intérêts entre l’entreprise et la société : « Ce qui est bon pour l’entreprise est bon pour la société et vice versa. » Cf. Korać, 1980 [1965], p. 1149-1151.
38 Horvat, 1969c, p. 11 ; Saksida, 1966, p. 406-411.
39 Marković, 1965, p. 842. On retrouve le même argument chez de nombreux humanistes. Cf. Vidojević, 1965, p. 1642-1643. Le travail de terrain et les enquêtes de cet auteur lui ont montré que plus de la moitié des ouvriers non qualifiés s’estimaient incapables d’assumer les fonctions autogestionnaires théoriquement dévolues aux « producteurs directs ». L’autogestion serait ainsi condamnée à ne jamais atteindre ses principaux acteurs et destinataires théoriques. Dragoljub Dragišić précise que cette problématique ne concerne pas seulement les ouvriers : en Serbie, 26 % des directeurs d’entreprise n’ont que le niveau de fin d’école primaire, plus de 40 % celui de fin de collège ou de lycée et moins de 20 % ont un niveau de technicien supérieur ou sont diplômés de l’université. Voir, dans le même dossier, Dragisić, 1965, p. 1644.
40 Pašić, 1965, p. 875, 877-878.
41 Ibid., p. 878 : « C’est seulement lorsque la fonction d’un tel mécanisme politique et socio-économique sera, en pratique, fondée sur l’association démocratique et l’interdépendance, que la planification perdra son caractère de contrainte régalienne sur la société. Dans ce cas, l’entreprise sera déjà activement intégrée au processus de planification, de par la seule organisation institutionnelle de la société elle-même, c’est-à-dire confrontée à la coordination de ses objectifs avec les intérêts et les besoins, à court et long termes, de la société tout entière. […] chaque entreprise, chaque organisation ouvrière, pourra rationnellement et consciemment réguler ses relations avec la communauté sociale large, à un degré inaccessible pour les sociétés capitalistes. »
42 Bilandžić, 1985, p. 310-319 ; Samary, 1989, p. 163-172.
43 Ce que les libéraux regrettaient et condamnaient fermement. Cf. Saksida, 1970, p. 409-410. Cet auteur va même beaucoup plus loin en se demandant si les Yougoslaves sont culturellement prêts à dépasser leurs préjugés de classe et à coopérer efficacement dans le cadre de l’autogestion. La rationalisation du système et la dépolitisation de la sphère économique doivent donc, selon lui, aller jusqu’à accepter la différenciation et la mobilité sociale sans rechigner par égalitarisme primaire, mais aussi sans se replier sur des logiques exclusives à la fois nationales et sociales. Chez les humanistes, la condamnation est évidemment radicale et sans appel. Voir les propos de LukiĆ & Gams, 1964, p. 25.
44 Cette thérapie de choc, assez proche des recettes classiques du FMI, comprenait un arsenal social, économique et financier encore plus complet : baisse des tarifs douaniers et des quotas à l’importation, suppression d’une bonne partie des licences d’importation, ouverture aux capitaux étrangers et autorisation des joint-ventures, indexation des salaires à la productivité du travail, restriction des programmes sociaux et diminution radicale des salaires des fonctionnaires. Les « forces progressistes » de la LCY, comme se désignaient aussi les « libéraux » depuis le début des années 1960, attendaient de ce changement de paradigme une stimulation de l’esprit d’entreprise, de l’initiative et de la créativité, une accélération de la modernisation, du développement et de l’intégration de l’économie yougoslave à l’économie mondiale, une réduction drastique des compétences fédérales (du « centralisme fédéral »), l’éviction des derniers « éléments étatistes » du système socio-économique et l’affirmation du « facteur national », afin de renforcer, selon eux, l’unité du pays. Cf. MihailoviĆ, 1982, p. 14 ; Horvat, 1976, p. 24, 213-215 ; Meneghello-Dinčić, 1971, p. 107-110.
45 Le nombre d’actifs stagnait pour la première fois depuis 1952 : alors qu’il avait augmenté de 566 000 entre 1962 et 1964, il chutait de 47 000, officiellement, entre 1964 et 1967. En 1968, le nombre de demandeurs d’emploi était de 47 % supérieur à celui de 1964 (212 000 en 1964, 312 000 en 1968). Cette évolution était d’autant plus préoccupante que la société yougoslave commençait alors à déverser des légions de jeunes diplômés nés pendant ou juste après la guerre, frais émoulus des écoles et universités titistes, et susceptibles de se muer en « intellectuels prolétaires », masse sociale dangereusement instable. Entre 1965 et 1967, 716 400 jeunes avaient fini le collège, 376 200 le lycée, 85 900 des études supérieures : ce fut l’afflux de diplômés le plus important depuis la fin de la guerre sur le marché du travail, au moment même où celui-ci connaissait la contraction la plus sévère depuis 1945. Cf. Woodward, 1995, p. 198-223.
46 La stagnation et le chômage furent en partie absorbés par le maintien de jeunes candidats à l’exode rural sur une terre déjà surpeuplée et, de plus en plus massivement, par l’émigration économique. Au milieu de l’année 1968, les instituts démographiques officiels comptaient déjà quatre cent mille émigrés, alors que Tito n’avait ouvert les frontières qu’en 1963. En 1971, on en comptait sept cent mille, officiellement. Cf. TaniĆ, 1974.
47 Jovanov, 1979.
48 Marx, 2008.
49 Lénine, 2007.
50 Trotsky, 1979.
51 Voir notamment : Kardelj, 1976a, p. 48-52 ; Maksimović, 1976, p. 66-83 ; Djurdjevac, 1978, p. 287-299.
52 Danilović, 1970, p. 415-418, 426-428 et 448-452, 453-455, 465 (respectivement, propos de Vučina Vasović, Veljko Rus, Milan Vojnović et Svetozar Stojanović).
53 L’expression est de Milovan Đilas, voir Đilas, 1950, p. 8.
54 Jovanović, 1964, p. 25, 53-55 (respectivement, propos de Radomir Lukić et Ljubomir Tadić) ; Danilović, 1970, p. 449-450, 452-453, 453-455 (respectivement, propos de Svetozar Stojanović, Vučina Vasović et Milan Vojnović). Sur ces notions de « transition » et de « capitalisme d’État », voir aussi Andreff, 1962, p. 124-141.
55 Toutes les contradictions, dérives et dysfonctionnements de la « nécrocratie titiste » – expression issue de l’école de sociologie de Belgrade, qui désigne le régime politique légué par Tito à la Yougoslavie, après sa mort – se révélèrent à l’occasion de cet événement « total », au sens de l’école des Annales, que fut le scandale politico-financier du conglomérat bosniaque Agrokomerc, révélé durant l’été 1987. Cette entreprise, dont le siège social se trouvait à Sarajevo, était considérée comme prospère. Son P.-D.G., Fikret Abdić, était membre du Comité central de la LCY. Il entretenait une relation très étroite avec Hamdija Pozderac, lui-même musulman de Bosnie, mais surtout communiste résistant de la première heure et vice-président de la Yougoslavie en 1987. À la même époque, le Premier ministre fédéral n’est autre qu’un Croate de Sarajevo, Branko Mikulić. Pour financer ce conglomérat, on avait émis un montant considérable de traites et de billets de trésorerie, réescomptés par l’ensemble du système bancaire yougoslave, y compris les exemplaires, irréprochables et insoupçonnables banques slovènes. Ce financement prit une tournure à ce point inflationniste qu’il finit tout de même par effrayer la Ljubljanska Banka (Banque de Ljubljana) et par pousser cette dernière à renoncer, entraînant la mise en liquidation d’Agrokomerc en août 1987. Les journalistes yougoslaves révélèrent des réseaux de corruption et de dilapidation de fonds publics, des structures clientélistes pyramidales dans les « baronnies » des protagonistes politiques de l’affaire en Bosnie-Herzégovine et surtout une situation générale de décomposition systémique accélérée du régime post-titiste. Cette « affaire HSBC » à la yougoslave se solda finalement par les démissions d’Abdić et de Pozderac, ainsi que par le renversement de Mikulić et de son gouvernement par le Parlement fédéral le 30 décembre 1988, procédure totalement inédite dans l’histoire de la Yougoslavie communiste. Les simples citoyens yougoslaves, quant à eux, ne pouvaient s’en remettre qu’à leurs pénates, sidérés qu’ils étaient par cette atmosphère crépusculaire viciée de fin du monde. Cf. Biscevic, 1993, p. 5-67 ; Šošić, 1988.
56 Et ceci grâce au droit, notamment. En effet, Andrija Gams parle de l’« illusion normativiste » d’une société, lorsque celle-ci adopte un « postulat normatif » bon en soi, mais impossible à réaliser dans un avenir prévisible, compte tenu des conditions socio-économiques objectives de cette société à un moment historique donné : « De ce fait, il est erroné de croire que nous avons trouvé, dans l’autogestion, un mécanisme qui résout les problèmes sociaux automatiquement et que les dysfonctionnements du système sont dus à une application inconséquente. Il me semble, au contraire, que l’autogestion ne peut résoudre les problèmes par elle-même et que la véritable question est de savoir quelles mesures et quelle sorte d’autogestion nous appliquons à des rapports sociaux donnés. Tout ceci dépend non seulement d’une évaluation réaliste de l’existence, de l’éducation, de la connaissance, de la conscience, des traditions et, cela s’entend, de l’intéressement matériel, mais aussi, prioritairement, de la connaissance objective des conflits fondamentaux d’une société en pleine évolution. […] Nous surévaluons le pouvoir de l’autogestion. On néglige parfois le fait que, eu égard au degré de développement de notre économie […], et attendu l’apparition de biens marchands et d’une économie marchande (donc en l’espèce encore “primitive”), il existe encore aujourd’hui chez nous des contradictions sociales fondamentales propres à une société que Marx eut qualifiée de l’expression générique de “bourgeoise et politique” ; dit plus simplement, nous avons une société […] qui associe la propriété privée et la propriété publique, l’intérêt particulier (étroit) et l’intérêt général. Il en résulte que de nombreuses choses, de nombreux rapports sociaux doivent encore être régulés par des outils juridiques classiques, imposés nécessairement par les contradictions invoquées, à savoir le droit de la propriété et le droit public. » (p. 33). Cf. Gams, 1964, p. 32-33.
57 Danilović, 1970, p. 450 et 465, 455-459 (respectivement, propos de Svetozar Stojanović et Aleksandar Vacić).
58 Čobeljić & Šik (dir.), 1965 ; Šik, 1970, p. 1161-1180 ; 1970, p. 73-83. Voir aussi Šik, 1967 ; 1966 [2e édition], 1968 [3e édition] ; 1966 ; 1969 ; 1974 ; 1978. Les humanistes yougoslaves sont également très sensibles aux travaux du philosophe tchèque Radovan Richta (1924-1983), autre grande figure intellectuelle du printemps de Prague et du « Club K 231 ». Il est le père de l’expression « socialisme à visage humain » (1963). Cf. Richta (dir.), 1972. Voir aussi Richta (dir.), 2007, p. 155-164.
59 Stojanović, 1970, p. 450 ; Tadić, 1964, p. 53-55.
60 Les premières grandes grèves éclatèrent chez les mineurs de Slovénie en 1957. Cf. Jovanov, 1979.
61 Imamović, 1970, p. 651-662 ; Tadić, 1970c, p. 921-932 ; Rus, 1970, p. 1478.
62 Tadić, 1965, p. 1081.
63 Dans les années 1920 et 1930, la « gauche » du PCY, fidèle au Komintern et à l’approche léninienne de la question nationale, regroupait les indépendantistes anti-Yougoslaves favorables à « l’autodétermination jusqu’à la sécession », alors que la « droite » du PCY rassemblait les yougoslavistes unitaristes centralistes. La stratégie stalinienne du « Front populaire » est venue atténuer cette différenciation, le temps de l’affrontement contre le fascisme et le nazisme. Ces courants ont en fait toujours tourmenté le PCY/LCY et n’ont jamais cessé de s’affronter jusqu’au xive Congrès extraordinaire de la LCY (20-22 janvier 1990), à l’issue duquel ils eurent finalement raison du Parti fédéral, qui s’évanouit dans le halo nébuleux d’une promesse illusoire à la Samuel Beckett : un ajournement sine die, qui annonçait la longue nuit de l’agonie yougoslave.
64 Gams, 1964, p. 31.
65 Rus, 1970, p. 426-428.
66 Čobeljić, 1965, p. 1132-1135, 1160-1161.
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