La nécessaire poursuite de la résistance-révolution en temps de paix

5Leur approbation appuyée de l’évolution léniniste du PCY, à partir de 1937 et surtout pendant la guerre, conduit les humanistes marxistes à légitimer pour les mêmes raisons la poursuite de la guerre-révolution en temps de paix. Ils relaient, en effet, le complexe obsidional de la révolution menacée, aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur, et justifient ainsi l’épuration drastique lancée dès mai 1945. La sauvegarde de la Révolution légitime à leurs yeux la suppression de facto du pluripartisme, dès avant les premières élections d’après-guerre de novembre 1945. La répression qui s’est abattue sur les partis d’opposition
jusqu’à avoir raison de leur existence même, ne suscite chez eux aucune réaction1. Cette « morale bourgeoise » est par essence rejetée et les brutalités communistes nimbées de la pureté révolutionnaire. De la même façon, ils passent sous silence non seulement le soviétisme, mais surtout la stalinophilie de tous les communistes yougoslaves, entretenue par le PCY depuis toujours2. Tous ont sacrifié au culte de la mère-patrie du socialisme, du grand frère slave et de l’allié indéfectible, au risque de négliger la souveraineté et l’intégrité de la Yougoslavie3. Ils n’en disent mot. Au lendemain de la rupture Tito-Staline, alors que cette dernière est consommée, les communistes yougoslaves ont toujours beaucoup de mal à accepter le fait accompli, comme en témoigne Dobrica Ćosić dans son journal en avril 1951 :

Face à la menace d’une guerre et d’une occupation soviétique de la Yougoslavie, j’ai reçu une affectation militaire […]. Donc, à nouveau parmi les partisans ! La première fois pour la Russie et l’Union soviétique, désormais contre la Russie et l’Union soviétique ! […] Et comment vais-je donc pouvoir tirer sur les soldats de l’Armée rouge et sur les Russes4 ?

6En mai 1951, il ajoute :

Nous sommes éduqués pour détester le capitalisme. Cependant, notre destin dépend désormais de l’aide américaine. […] Les paquets du Care américain et les agents de ce dernier sont la plaie béante de notre vie [l’auteur utilise ici un jeu de mots phonétique, l’anglais « care » étant un homophone du serbo-croate « ker », qui signifie « chien » en argot]. La pauvreté pousse les gens à perdre toute fierté, toute dignité humaine et nationale5.

La nécessaire édification d’un « socialisme étatique »

7Les nécessités de la reconstruction, de l’industrialisation et de la modernisation de la Yougoslavie6, ainsi que l’édification d’un nouvel ordre socio-économique, justifient aussi, à leurs yeux, la « stalinisation » du PCY et l’édification d’un « socialisme étatique » centralisé et autoritaire de type soviétique, au lendemain de la guerre7. Ils assument pleinement le modèle de développement choisi alors par le PCY et la quasi-militarisation des « organisations de masse » et autres « organisations sociales », en fait le choix d’un communisme de guerre en temps de paix : industrialisation à marche forcée, portée par une mobilisation intérieure sans précédent prenant les allures d’un « front intérieur »8, planification stricte d’une économie dirigée par un Parti et un État tout-puissants, collectivisation radicale des campagnes et rééducation de ces « ennemis de classe » que sont les paysans propriétaires en général (même « petits propriétaires »), les « koulaks » en particulier. Les communistes yougoslaves appliquèrent le modèle soviétique à la lettre, jusqu’en juillet 1949, plus d’un an après la rupture Tito-Staline. Leur analyse sociologique du monde rural était d’une fidélité totale au « léninisme stalinien », a fortiori le choix de la méthode et son application : réforme agraire, expropriation des « koulaks », prélèvements obligatoires et fixation des prix, collectivisation et mécanisation forcées9. Pourtant, Nebojša Popov considère que les sacrifices consentis à l’industrialisation étaient nécessaires, notamment à cause de la pression concurrentielle très agressive exercée par le capitalisme, justifiant sans doute ses silences sur l’importance et la nature réelles de ces derniers. Le coût humain de ces « bouleversements » n’est en effet jamais évoqué, si ce n’est sous forme d’euphémismes10. L’étatisme de cette période est assumé et les « dégâts collatéraux » que furent les expropriations, les confiscations et autres « socialisations » figurent dans une sous-partie intitulée en toute simplicité « Changement des rapports de propriété11 ».

La singularité du communisme yougoslave et l’héroïsation de 1948

8Après avoir soutenu que le communisme yougoslave portait en germe son opposition viscérale au stalinisme, les humanistes présentent la rupture de juin 1948 comme le fruit de cette incompatibilité, en prenant bien soin de taire le désarroi et la sidération dans lesquels l’excommunication soviétique avait plongé les titistes12. Cette vénération de 1948, qui se retrouve chez tous les humanistes, fait de cet événement l’un des mythes fondateurs du socialisme autogestionnaire yougoslave. L’accord avec Tito et le Parti est ici parfait, à tel point qu’on a souvent le sentiment, peut-être même après la mort du Maréchal, que les communistes yougoslaves, humanistes compris, ne parviennent jamais à « tuer le père » et à dépasser cette dette morale pour oser affronter le chef charismatique. Le « Printemps belgradois » de 1968, comme nous le verrons, ne réussira pas non plus à franchir l’obstacle symbolique de cette reconnaissance pour « service rendu à la patrie », afin de porter l’estocade jusqu’au sommet du pouvoir et ne pas s’arrêter à mi-chemin par une critique du système qui n’atteint jamais l’homme providentiel.

9L’épuration du Parti et la « chasse aux sorcières » antikominformiste dans toute la société qui ont succédé à la phase catatonique sont discrètement évoquées comme un mal nécessaire et une réaction défensive légitime13. Il est rarement fait mention des victimes de cette purge, qui ne prit fin qu’au milieu des années 195014. La rupture Tito-Staline de 1948 apparaît donc comme l’événement fondateur d’une ère nouvelle pour le communisme yougoslave, celle du socialisme autogestionnaire conscient et assumé, revendiqué haut et fort, mais surtout mis en pratique. Pour combler l’abysse ontologique que laisse derrière elle cette transmutation « spontanée » de l’idéologie communiste yougoslave, les marxistes humanistes adoptent l’« histoire » que raconte la propagande officielle15 : la solidarité des communistes yougoslaves avec le mouvement ouvrier international et leur loyauté à l’égard des intérêts supérieurs du communisme international les ont empêchés de prendre leur propre voie dans l’édification du socialisme jusqu’en 1950 ; les tensions croissantes entre le PCY et Moscou ont révélé l’incompatibilité de nature entre les aspirations idéologiques yougoslaves et le stalinisme ; la rupture Tito-Staline a fait prendre conscience aux Yougoslaves qu’ils devaient remettre en question les fondements mêmes du socialisme soviétique manifestement déviant en interrogeant le marxisme par un retour aux sources ; cette quête d’authenticité communiste a conduit la direction et les idéologues du PCY à une autocritique sans concession, motivée par le seul désir de soumettre le Parti, l’État, les institutions, la société et le système à une saine déstalinisation ; cette démarche a révélé que l’« hydre bureaucratique » menaçait le communisme yougoslave de l’intérieur ; il y a donc un avant et un après 1948, l’époque de la « gestion administrative » et celle de l’« autogestion ouvrière ».

10Ils approuvent ainsi logiquement et saluent sans retenue tous les principes qui émanent de ce brainstorming qu’imposent les circonstances : le développement du socialisme dépend de l’élargissement de la démocratie socialiste, c’est-à-dire de l’initiative des masses populaires, conduites par un parti prolétarien qui les inspire, et non pas d’un appareil bureaucratique, si achevé soit-il et doté d’une direction « géniale » ; l’approfondissement de la démocratie socialiste est conditionné par l’autogestion ouvrière, c’est-à-dire la participation directe des citoyens salariés à la gestion de toutes les entreprises, institutions ou organismes, dans les sphères aussi bien politique, sociale ou culturelle qu’économique, du plus bas au plus haut niveau de la hiérarchie16 ; pour que la « dégénérescence bureaucratique » n’atteigne pas le socialisme yougoslave, il faut que tous les mandats soient électifs et non renouvelables, de façon à éviter toute professionnalisation des gestionnaires ; le monopole bureaucratique, le pouvoir de la « caste bureaucratique » et le « socialisme étatique (administratif) » sont désormais les ennemis désignés du socialisme autogestionnaire yougoslave ; il faut dès à présent s’interroger sur la place du Parti et du prolétariat dans la société, sur la forme que doit prendre l’État et les fonctions qu’il doit assumer, sur le rôle de l’idéologie dans le processus révolutionnaire, sur la disparition effective ou non des classes, sur les rapports entre la sphère politique et la sphère sociale, sur la place de la production marchande dans l’économie socialiste et sur bien d’autres sujets encore17.

Le « cas Milovan Djilas »

12Les humanistes ne sont pas très à l’aise avec la contestation radicale à laquelle s’est livré Milovan Djilas en 1953-1954, qu’ils n’approuvent pas complètement. En effet, alors qu’il était membre du Comité central de la LCY et président du Parlement fédéral de la RPF de Yougoslavie, Milovan Djilas se livra à une attaque en règle du pouvoir dans une série d’articles publiés dans le quotidien Borba, entre le 11 octobre 1953 et le 7 janvier 1954, et dans le numéro de janvier de la revue Nova misao. Le iii^e Plénum extraordinaire de la LCY fut convoqué les 16 et 17 janvier 1954 pour évoquer le « cas Djilas ». Le Comité central de la LCY condamna Milovan Djilas à l’exclusion du Comité central et du Parti et à la déchéance de toutes ses fonctions politiques pour déviationnisme, révisionnisme et antisocialisme18. S’ils lui reconnaissent le mérite d’avoir épinglé la bureaucratie yougoslave en livrant un combat courageux, sinon suicidaire, contre son arrivisme, son carriérisme et son opportunisme, ils ne le suivent plus dans sa croisade naissante contre le monopartisme et pour la liberté politique totale. Milovan Djilas avait en effet adopté trois angles d’attaque contre le pouvoir en place et son régime. Il a d’abord désigné la bureaucratie yougoslave et la nomenklatura des « anciens révolutionnaires professionnels » comme les opposants les plus dangereux de la classe ouvrière et les a qualifiées d’obstacles historiques à la réalisation d’une véritable démocratie socialiste, avant d’évoquer, dans ses écrits ultérieurs, la notion de « nouvelle classe19 ». Il a insisté à l’occasion sur l’usure morale d’une majorité de dirigeants du Parti, qui s’étaient éloignés socialement, politiquement et idéologiquement de la Révolution, du peuple et des idéaux de la Résistance, pour se murer dans les privilèges matériels et la toute-puissance d’une caste. Il a conclu sur ce point en reprenant l’analyse sociologique et politique de Trotsky, selon laquelle la bureaucratie est une catégorie sociale ambivalente, ni capitaliste ni socialiste, obligée de reconnaître la socialisation des moyens de production, mais tentée d’imposer son monopole sur le pouvoir au nom du prolétariat et donnant ainsi naissance à une forme originale de « capitalisme d’État ».

13L’originalité de Djilas s’exprime surtout dans la solution proposée, à savoir la démocratisation politique radicale et l’éviction pure et simple de la bureaucratie, ce qui revient à prôner une nouvelle révolution politique. Il a ensuite évoqué l’idée centrale qu’aucun parti, fût-il la LCY, ni aucun groupe social, fût-il la classe prolétarienne, ne pouvait à lui seul exprimer objectivement les besoins de toute une société. Il en découle que la démocratie socialiste ne peut se réduire à une démocratie ouvrière, fût-elle autogestionnaire, et que le Parti ne peut être la seule organisation politique de la société tout entière, ni même l’unique formation politique du seul prolétariat, autant de remises en question à peine voilées de la dictature du prolétariat et de la lutte des classes20. Le dernier biais par lequel il a sapé les fondements du pouvoir titiste découle logiquement des précédents : il considérait qu’il fallait remettre en question le modèle même du parti unique léniniste, condition sine qua non d’une véritable déstalinisation, et de ce fait reprendre avec un esprit critique l’idéologie marxiste-léniniste, le centralisme démocratique et même l’organisation sociale globale.

Djilas face à ses pairs

14Si, dans l’esprit de Djilas, il s’agissait de prendre acte de la victoire du prolétariat et de permettre à une société devenue autogestionnaire d’accéder pleinement à la démocratie socialiste « où le débat d’idées et la confrontation des subjectivités diverses doivent conduire à éviter tout monopole politique21 », les idéologues du Parti y ont vu un plaidoyer vibrant en faveur du pluripartisme. Les humanistes sont eux-mêmes rebutés par ce qu’ils assimilent à une dérive « libérale » (au sens politique du terme) de l’un des pères fondateurs de l’autogestion antistalinienne yougoslave22. Leur inquiétude est d’autant plus profonde qu’ils pressentent le risque d’une « restauration démocratique bourgeoise », inhérent à la phase transitoire d’établissement de l’autogestion, et peut-être à l’autogestion elle-même, surtout lorsqu’on s’attaque au rôle du Parti dans la sphère politique et à sa fonction dans la société. S’ils applaudissent tout progrès de la participation politique directe des citoyens, ils ne souhaitent en aucun cas le moindre changement du cadre idéologique marxiste-léniniste. Leur antistalinisme est sans faille et ne souffre aucun doute, mais leur antiétatisme reste très prudent, attachés qu’ils sont au patriotisme yougoslave, à la planification de l’économie, qu’ils estiment plus rationnelle que toute forme de libéralisme, même teinté de socialisme, et aux missions sociales de l’État-providence. Ils ne peuvent se résoudre à considérer la « démocratie autogestionnaire » comme une simple « force motrice du socialisme », alors que, pour eux, elle est une forme d’État dans un système social déterminé, produite par la révolution prolétarienne afin de passer du capitalisme au socialisme. Elle est un moyen, en aucune façon une fin en soi. Ils reprochent à Djilas de ne pas identifier clairement les forces sociales susceptibles de porter le développement du socialisme, dès lors qu’il considère que la classe ouvrière a fini de jouer son rôle historique en Yougoslavie.

15Les humanistes estiment qu’une démocratie qui se contente de créer les conditions d’un libre débat, propice à l’éclosion d’idées nouvelles, est une pure abstraction sans vie. Ils pensent en fait que Djilas a une conception « anarcho-libérale » et « petite-bourgeoise » de la démocratie, réduisant cette dernière à un « forum de discussion » où la lutte pluripartite pour le pouvoir est la seule finalité. En effet, les formes socialistes de la démocratie doivent, selon eux, naître d’une société sans antagonismes de classes et à terme sans pouvoir étatique.

Les leçons du débat

16Dans ces conditions, la seule voie du progrès démocratique socialiste ne peut être que celle de la démocratie directe sans partis politiques à l’exception du Parti, où le citoyen peut directement et activement participer à la résolution de tous les problèmes de société, sans que des corps intermédiaires accaparent le pouvoir pour le détourner à leur profit, la LCY se contentant d’être un « intellectuel collectif » bienveillant qui aide le prolétariat à devenir un sujet conscient de l’Histoire. L’autogestion est présentée comme la meilleure garantie d’y parvenir, précisément parce qu’elle renforce l’influence de la classe ouvrière à la tête des masses populaires. Or, la restauration de cette fonction historique du prolétariat est la meilleure façon, selon eux, de lutter contre toutes les formes d’oligarchie et de tyrannie bureaucratique. Les premières élections législatives fédérale et républicaines, qui eurent lieu le 22 novembre 195323, auraient ainsi montré les dérives « anarcho-libérales » possibles du nouveau système autogestionnaire. Les candidats avaient en effet parfois sombré dans des luttes personnelles et n’avaient pas hésité à révéler au grand jour toute l’ampleur de leurs ambitions, en somme à se prendre au jeu de la démocratie pluraliste. Malgré toutes leurs craintes de voir l’autogestion instrumentalisée par les potentats locaux, les humanistes sont surtout frappés, sinon bouleversés, par la sévérité de la condamnation de Djilas et la brutalité de son ostracisme. Bien qu’attachés à un Parti fort – d’autant qu’ils ne considèrent pas la révolution comme achevée – et plutôt rassurés que le processus de « désétatisation », en fait de décentralisation, soit ralenti, voire stoppé net entre 1954 et 1957, ils sont en effet obligés de constater qu’en guise de démocratie socialiste autogestionnaire, le régime titiste entretient plutôt une forme de « stalinisme sans Staline ».

17Leur malaise est ainsi accentué par la crispation autoritaire du pouvoir au lendemain de cette dissidence djilassiste. Alors que le PCY/LCY s’était progressivement éloigné du paradigme stalinien depuis le milieu de l’année 1949, cette « crise djilassiste », concomitante aux débuts de la déstalinisation en URSS, a paradoxalement provoqué un rapprochement du régime yougoslave avec le modèle soviétique, contribuant ainsi à détourner sensiblement le communisme titiste de la direction prise depuis la rupture de 1948-1950, même si les changements avaient souvent été plus rhétoriques que réels. Il faudra attendre les années 1963-1965 pour voir s’ouvrir une nouvelle fenêtre de liberté.

18In fine, ce sont bien les dirigeants-idéologues du Parti (Milovan Djilas, Edvard Kardelj, Moša Pijade, Boris Kidrič), et non les humanistes, qui ont ouvert la voie de la critique du dogme stalinien, dès 1948. En effet, aux condamnations pour « déviationnisme » et « révisionnisme » proférées par Staline à l’encontre du PCY, Milovan Djilas et Edvard Kardelj ont répondu par une inversion de l’accusation, en expliquant qu’une telle méprise des Soviétiques ne pouvait être le fruit vicié que d’une « dégénérescence » structurelle de l’idéologie, du régime et du système soviétiques. Edvard Kardelj a évoqué un « despotisme bureaucratique », qui soumettait la classe ouvrière et l’ensemble de la société à sa toute-puissance arbitraire. Djilas, quant à lui, n’hésita pas à parler de « capitalisme d’État » et d’« hégémonisme », qui exploitaient sans vergogne les masses soviétiques et intimidaient les « partis frères ». C’est entre septembre et décembre 1949 que parurent les articles de Milovan Djilas, Edvard Kardelj et Moša Pijade, dans l’organe du Parti, Komunist24. La conclusion qui s’imposait, au-delà des divergences d’opinions et des réticences dogmatiques, était que le Parti semblait avoir joué un rôle central dans cette dérive soviétique. Pourtant essentiel à la réussite de la Révolution, il avait manifestement pesé de tout son poids dans la « dégénérescence » de la bureaucratie d’État en appareil administratif coercitif et liberticide, éloigné du peuple et du prolétariat. Il était indiscutablement lié à l’émergence d’une caste privilégiée, que Djilas finit par qualifier, en 1954, de « nouvelle classe de propriétaires et d’exploiteurs25 ».

19Ces conclusions relativement consensuelles n’en soulignaient que plus cruellement encore l’immaturité idéologique du communisme yougoslave, totalement dépendant du socle et de la production théoriques soviétiques, faiblesse d’ailleurs instrumentalisée par Staline pour discréditer le PCY lors de la phase de rupture du premier semestre 194826. Il était devenu littéralement vital pour le pouvoir de combler ce vide criant par un corpus théorique original, au moment où le cordon ombilical avec l’URSS était rompu par le « petit père des peuples » lui-même. De ce chaos de la pensée, qualifié de « retour à Marx » dans l’historiographie yougoslave27, est née une tentative de syncrétisme entre le Lénine de L’État et la Révolution et les commentaires de Marx sur la Commune de Paris, qui avait l’inestimable vertu de donner aux idéologues du PCY le sentiment de renouer avec les sources premières du communisme originel. Même s’ils seront les seuls véritables pionniers yougoslaves du retour aux écrits philosophiques et politiques du jeune Marx, les humanistes reconnaissent explicitement leur dette intellectuelle à l’égard des pères fondateurs de l’autogestion, qui ont été les premiers à suggérer l’hypothèse que le stalinisme devait avoir des causes philosophiques, morales et sociologiques28.

20On est par ailleurs tenté de se demander si ce n’est pas une certaine éthique de responsabilité, idéologique et patriotique, que Svetozar Stojanović appelle avec nostalgie pour la regretter en partie la « morale collectiviste29 », qui explique les réticences des humanistes à condamner les épurations de 1948-195230 ou leur défiance à l’égard de la démarche de Milovan Djilas en 1953-1954. Ils veulent croire qu’en 1948 la Révolution s’est poursuivie, qu’elle a même retrouvé un nouveau souffle. Ils ont souvent vécu ce moment euphorique et ont le sentiment d’avoir participé à ce nouvel élan que Milovan Djilas a objectivement brisé en retournant ses arguments antisoviétiques contre la nomenklatura yougoslave. C’est peut-être cela qu’ils ne lui pardonnent pas, alors qu’ils parviendront finalement aux mêmes conclusions que lui une décennie plus tard. Gerson S. Sher parle d’une « révolution interrompue » (« Arrested Revolution ») pour 194831, alors que ces événements ne marquent ni les premiers tiraillements avec Moscou ni les premières épurations dans le PCY. Nous pensons que la dimension politique de l’élan autogestionnaire fut brisée en 1954, parce que Milovan Djilas a expliqué que la prétendue réorientation de 1950 n’avait pas eu lieu en réalité, se limitant à un miroir aux alouettes théorique. C’est donc bien Milovan Djilas, et non pas les marxistes humanistes, qui a ouvert la brèche de la critique marxiste du PCY et de la société yougoslave. C’est en effet lui qui, le premier, a pris des risques considérables pour évoquer l’apparition de nouvelles classes sociales dans une société socialiste postrévolutionnaire, à partir de la puissante machine administrative du Parti et de l’État, mais surtout, c’est lui qui a désigné cette structure administrative massive comme le facteur responsable de la dégénérescence bureaucratique, non seulement de la Révolution bolchevique, mais aussi de la révolution yougoslave. On parle souvent de dissidence à ce propos, mais Milovan Djilas faisait au contraire preuve de cohérence idéologique et de constance politique au regard de son parcours révolutionnaire et résistant. Il était simplement fidèle à ses convictions communistes. C’est son acte fondateur qui a invité les communistes yougoslaves à se débarrasser de tout un héritage dogmatique stalinien et à repenser la révolution socialiste, la théorie de l’État, la signification profonde de la dictature du prolétariat, la place du Parti dans la société socialiste et les rapports entre le citoyen et le pouvoir dans un régime communiste. Cette dette-là, ils ne la reconnaissent pas et préfèrent balayer d’un revers de main, par le déni et l’occultation, la gravité et l’ampleur du traumatisme que les purges de 1948 ont provoqué, précisément parce que la Révolution ne s’arrête pas, mais au contraire redouble d’intensité en 1948-1950, avec son lot d’opposants et de violence politiques. N’oublions jamais que les humanistes ne sont certainement pas des dissidents en 1945, 1948 ou 1954, mais au contraire, partie prenante dans la révolution. Ils adhèrent et participent activement à ce processus qu’ils assument pleinement, même s’ils en contestent certains aspects, notamment le dogmatisme. Dans les années 1950, ils veulent croire que la révolution se poursuit et qu’elle les compte parmi ses principaux acteurs. Il est difficile ensuite de se renier.

Le déni de démocratie et d’autogestion

22Au-delà des atteintes aux libertés individuelles, c’est surtout le déni de démocratie et d’autogestion qui ébranle les humanistes et les alerte32. L’un des problèmes majeurs de la « transition autogestionnaire » a été, dès l’introduction de la « Loi sur l’autogestion » en 1950, de trouver l’unité territoriale de base la plus pertinente pour réussir à la fois une « décentralisation planifiée », qui permette à l’État fédéral de garder le contrôle du système tout en accordant plus d’autonomie économique et culturelle locale, et une « autogestion décentralisée » qui soit plus proche des entreprises et des citoyens que la Fédération, tout en évitant de sombrer dans le localisme nationaliste et les intérêts particuliers. Rappelons que la « Loi sur les conseils populaires » du 28 mai 1949 prétendait déjà combattre les influences « bureaucratico-centralistes », qui réduisaient les institutions locales à de simples chambres d’enregistrement et courroies de transmission des directives de l’appareil central de l’État, en remettant au goût du jour l’autonomie des « conseils populaires » de la Résistance, dans un élan de démocratie directe inspiré par les circonstances et l’atmosphère antistalinienne. On renforça le rôle des commissions au sein de ces conseils, au détriment du comité exécutif, afin de favoriser la participation directe des citoyens aux affaires municipales. Cette « démocratie directe participative » bénéficia également de l’instauration d’une nouvelle institution dans le paysage civique yougoslave, à savoir le « référendum local ». À la tribune de l’« Assemblée nationale », Edvard Kardelj pérorait : « Une totale autogestion dans les régions, les départements et les municipalités grâce à des fonctionnaires territoriaux élus au suffrage universel direct localement […] l’abolition de tous les organes locaux et régionaux que nomme l’État.33 »

23Les institutions locales du pouvoir ont ainsi progressivement hérité de fonctions toujours plus importantes au détriment de la Fédération et des républiques, reflétant l’approche « autogestionnaire ouvrière » des Yougoslaves. Dès 1952, le Parti introduisit le « système communal », afin que la commune, pierre angulaire des nouvelles relations sociales, remplace progressivement les « comités populaires de district » dans la gestion des affaires économiques, éducatives, culturelles, sociosanitaires locales34. Les idéologues du Parti n’ont cessé alors d’accorder à la commune une importance politique et socio-économique toujours plus grande, au point de l’élever au statut de « communauté sociale autogestionnaire » par excellence35. Edvard Kardelj, l’un des principaux concepteurs de ce nouveau système autogestionnaire, intervenait au Parlement fédéral le 16 avril 1955 en ces termes : « La commune a une importance de premier ordre dans notre système socio-économique et politique. C’est en effet une entité au sein de laquelle peuvent être conciliés les intérêts individuels et collectifs. […] c’est également la forme politique la plus adéquate pour favoriser et permettre la participation active et directe la plus large possible des travailleurs dans la gestion de la société36. » Cette réforme a contribué à réduire drastiquement le nombre d’instances locales et à aérer le maillage autogestionnaire dans un esprit plus fidèle à la Commune de Paris, qui se voulait authentiquement marxien. Les lois de 1954 donnèrent aux communes le droit de déterminer le niveau d’imposition du secteur privé et des entreprises autogérées de leur territoire37.

24Avant même les grandes réformes libérales, les humanistes ne peuvent que se montrer sceptiques à l’égard d’un processus d’« institutionnalisation verticale » de l’autogestion ouvrière où, selon eux, les droits autogestionnaires des producteurs directs sont ouvertement violés par des hommes politiques certes locaux, mais issus du Parti ou du syndicat et donc soumis aux pressions des centres républicains et fédéral, sans compter qu’ils se sont sociologiquement dissociés du prolétariat38. Jugoslav Stanković en veut pour preuve structurelle le fait que les « travailleurs manuels » sont écartés des assemblées et autres conseils municipaux, chiffres à l’appui : en 1964, selon son étude39, les instances municipales ne comptaient que 14,6 % d’ouvriers et 21,4 % de paysans, alors qu’on y dénombrait 17,5 % de cadres politiques permanents et 46,5 % de fonctionnaires de toutes catégories. Parmi les maires et maires-adjoints, on comptait 1,8 % d’ouvriers, un nombre insignifiant de paysans et une quasi-totalité de fonctionnaires et de cadres politiques permanents40. Neca Jovanov invite néanmoins à relativiser de toute façon la portée de la composition sociologique des conseils municipaux, car selon lui, le déni de démocratie autogestionnaire se situe ailleurs. En effet, il dénonce les nombreuses limites de la décentralisation, qui réduisent la « démocratie municipale » à un vulgaire slogan : la décentralisation se fait aux frais des communes, dans la mesure où les transferts de compétences ne s’accompagnent pas du transfert des budgets correspondants ; les communes ne disposent librement, en réalité, que de 5 % de leur budget, leur capacité autogestionnaire réelle se limitant à cette seule petite part ; enfin, lorsque le territoire d’une commune porte un grand conglomérat (kombinat), ce dernier est tout-puissant et impose sa loi. La propagande officielle prétend que les communes disposent de fonds très importants, qui leur sont alloués dans le cadre de la décentralisation autogestionnaire, afin de financer leur propre plan communal, alors qu’en réalité il s’avère que l’essentiel de ces sommes est surtout alloué aux entreprises localisées dans ces communes. En outre, une bonne partie de ces allocations repartent dans les poches de l’État sous la forme d’annuités et de service de la dette, pour rembourser des crédits et des emprunts contractés par les communes auprès des organismes de prêts étatiques.

25Au bout du compte, la « démocratie au village » est étouffée par l’endettement critique des communes41. Ramiz Crnišanin constate l’existence d’un verrou structurel à la réalisation de la démocratie autogestionnaire, qu’invoquent d’ailleurs souvent ses opposants, mais aussi les humanistes les plus élitistes : « Il est inutile de préciser qu’un individu illettré ne peut être en aucun cas un bon producteur ou un bon autogestionnaire. Il est tout bonnement incapable de briser les chaînes du passé et de se libérer du poids des héritages ancestraux42. » Lorsque l’économie commença à se libéraliser, le système bancaire épousa cette base communale tout en se diversifiant, contribuant ainsi à tisser un réseau dense très complexe entre les élites politiques, bancaires et entrepreneuriales locales. Catherine Samary commente : « Les choix d’investissements soumis à un tel contrôle [politique] furent marqués par une logique d’autonomie localiste […], par une politique de prestige des autorités communales, ou encore par le soutien à des investissements permettant la plus large assiette fiscale locale (en raison de prix moins contrôlés)43. » En fait, un système délictueux de connivences élitaires s’établissait à l’abri de l’autogestion libérale. En utilisant leur influence, certaines « communautés sociopolitiques » locales (les collectivités locales) obtenaient des crédits bancaires pour le financement de leurs projets souvent démagogiques, intéressés, voire nationalistes, mais parfois aussi motivés par la défense de l’emploi et, en retour, elles protégeaient les banques locales contre les sanctions, quand les règles édictées par la politique fédérale de crédit n’étaient pas respectées. Les entreprises s’inséraient dans ce schéma en courtisant les banques et les hommes politiques pour obtenir des soutiens et des crédits, à charge ensuite pour elles de renvoyer l’ascenseur, soit par des pots-de-vin, des largesses ou des privilèges, soit encore en faisant croître la masse salariale au-delà de sa base planifiée pour juguler les conflits sociaux politiquement compromettants44. Ce système de corruption politico-financière ne fit que réduire encore davantage la « liberté » et le « pouvoir » de gestion des « conseils ouvriers », déjà limités de facto à une politique salariale dont la marge de manœuvre se réduisait comme peau de chagrin45.

26La formule de Dušan Bilandžić pour caractériser cette situation illustre à merveille l’art communiste yougoslave de l’euphémisme elliptique : « Le renforcement du rôle socio-économique et politique des communes […] a induit un processus d’intégration verticale des acteurs de la production, qui a contribué à la “territorialisation” du capital et a rendu, de ce fait, plus difficile l’émancipation et l’affirmation des organes de l’autogestion ouvrière dans les organisations économiques.46 » Une phrase qui fait certainement rougir de convoitise les exégètes de la Bible ! Pourtant, selon les lois de 1954, les travailleurs ne sont plus des salariés de l’État, mais de leur propre « communauté de producteurs directs librement associés » (en fait, entreprise) « dont ils (co)gèrent le revenu – moyennant la déduction des obligations envers la société47 ». Il est évident que les travailleurs sont alors floués et privés de leurs droits autogestionnaires, détroussés de leur liberté au petit matin, sous la lumière blafarde du cynisme élitiste bureaucratique. Pour les humanistes, il s’agit d’une imposture idéologique et historique, qui cache mal le déni de démocratie socialiste autogestionnaire.

Les « campagnes antibureaucratiques »

27De nombreuses « campagnes antibureaucratiques » furent d’ailleurs lancées dès les années 1949-1950, faisant parfois des trains entiers de victimes expiatoires dans toutes les sphères de la société (appareil d’État, justice, culture, éducation, « organisations sociopolitiques », et autres), au nom de la lutte contre les privilèges (primes, avantages en nature et en argent, villas sur la côte et à la montagne, logements luxueux dans les centres-villes, centres de vacances réservés). Cette lutte se confondait parfois opportunément avec la « chasse aux sorcières » antikominformiste qu’elle contribuait à légitimer auprès de l’opinion publique. La propagande se chargeait d’assurer une large diffusion à ces opérations, qui contribuaient à alimenter le culte voué à Tito et à entretenir l’illusion d’une révolution en action48. Ces croisades politico-morales, accompagnées de leur rhétorique inquisitoriale de la critique et de l’« autocritique », ont émaillé les années 1950, sans jamais réussir, même après le morceau de bravoure de Djilas en 1954, à extirper cette « tumeur du socialisme », qui n’a plus rien d’une « maladie infantile » au début des années 1960. La « Loi sur l’élection et la révocation des députés » de janvier 1950 a eu beau abandonner le système de la liste « électorale » unique en introduisant un nouveau mode de scrutin avec proposition de candidats multiples au « choix » d’un « collège de citoyens », selon les humanistes, la bureaucratie du Parti et de l’État restait aux aguets, en embuscade derrière cette façade « démocratique » qu’elle ne manquait pas de fendre dès qu’un candidat cherchait à passer à travers les mailles de l’adoubement. Dans leurs écrits des années 1960, les humanistes semblent ne plus croire à un possible sursaut du titisme. La bureaucratie y est de plus en plus décrite comme un mal enraciné dans ce régime, proprement consubstantiel au titisme49. Le professeur de droit de la faculté de Belgrade Vladimir Jovanović considère que l’inflation de lois, de règlements et autres « statuts internes », y compris dans l’entreprise – ce qu’il appelle le « normativisme ambiant » – témoigne surtout de la peur que le Parti, l’État, la bureaucratie et les intellectuels organiques cultivent à l’égard de l’autogestion véritable. Derrière un discours de façade qui cache mal leurs réticences antidémocratiques, ils légifèrent, promulguent et conçoivent pour juguler autant que faire se peut la participation active des travailleurs aux processus économiques, sociaux et politiques50. Il faut donc vaincre ce mal bureaucratique par la révolution51.

L’indépendance de la justice mise à mal et l’autogestion dans les institutions fédérales vidée de son sens

28La lutte contre l’arbitraire bureaucratique a également prétendu consolider l’État de droit et veiller à la légalité de l’action institutionnelle, mais l’indépendance de la justice et les droits individuels connaissent finalement le même sort que la « démocratie participative directe » durant ces années 1950-1960. En effet, le Comité central du PCY a affirmé, dès 1951, soutenir l’indépendance des « organes de justice » et a encouragé le Parti à renforcer les droits individuels et les libertés civiques, alors que le Parlement semblait confirmer cette tendance respectueuse du droit démocratique en introduisant un « Code pénal » et une procédure de contrôle judiciaire des décisions et décrets de l’État. Mais en réalité, la Justice démontre tout au long de cette période à quel point elle est effectivement une « superstructure » totalement assujettie au Parti et à l’idéologie dominante52.

29À l’échelon fédéral et sur un plan plus spécifiquement juridico-politique, les humanistes attendaient de réels progrès démocratiques autogestionnaires des changements introduits par la loi constitutionnelle du 13 janvier 1953, qui institua la « propriété sociale » et l’« autogestion des producteurs », ainsi que les « Chambres des producteurs » dans la composition du Parlement fédéral et des Assemblées républicaines53. C’est la structure même du corps législatif qui était ainsi modifiée, laissant espérer l’avènement, pour les « producteurs », d’une démocratie participative beaucoup plus directe, que la Constitution de 1963 et les amendements de 1965 devaient encore accentuer54. La déception fut cruelle lorsqu’il s’avéra que les députés de ces chambres étaient, pour partie, élus par les « producteurs » sur des listes visées et approuvées par la LCY et, pour le reste, cooptés par les parlements des républiques et des régions (puis provinces) autonomes parmi leurs membres, c’est-à-dire de hauts dignitaires du Parti55. Mihailo Marković dresse un constat sans appel, au terme d’une quinzaine d’années de « révolution permanente » autogestionnaire :

Les assemblées sont toujours les organes de l’État, dans la mesure où les conseils exécutifs et les organes de direction continuent à exercer une influence décisive, par la pression et l’autorité héritées du passé, ce qui constitue une violation du caractère public de tous les actes et du principe démocratique électoral et décisionnaire. Le trafic d’influence, la position hiérarchique et le poids de la contrainte se substituent ainsi à la légalité, à la force des arguments et à la pertinence des explications56.

30Même Vojo Mićović, qu’on ne peut guère soupçonner de sentiments subversifs, souligne que de toute façon la seule notoriété joue doublement en faveur des adhérents du Parti au moment des élections, soit parce qu’on suppose qu’ils auront ainsi plus d’entregent pour en faire bénéficier leur circonscription, soit parce qu’on accorde une prime au prestige du diplôme, souvent détenu par des individus assumant de grandes responsabilités et donc dotés de la carte du Parti. À l’inverse, le phénomène de notoriété exclut et marginalise surtout les paysans, les ouvriers, les minorités lorsqu’elles sont isolées, les jeunes et les femmes57. Notons que les discriminations sociale, sexuelle ou générationnelle sont accentuées pour les magistratures municipales, dans la mesure où ces dernières sont honorifiques et non rétribuées, alors qu’elles exigent un investissement personnel toujours plus important, ne serait-ce qu’en termes de temps. Radomir Lukić propose d’ouvrir largement l’accès de toutes ces assemblées aux ouvriers et aux paysans, quand bien même leur niveau d’éducation laisserait à désirer, afin de contrebalancer cette toute-puissance omniprésente de l’État et du Parti58. Mais alors se pose un problème de compétence dans le fonctionnement même des institutions, les députés sans formation se révélant incapables de maîtriser le niveau de complexité des dossiers traités en session, comme le souligne Zagorka Pešić-Golubović, ce qui permet d’ailleurs à l’exécutif de traiter le Parlement comme une simple chambre d’enregistrement59.