1Même si j’ai beaucoup travaillé sur l’Europe médiane et sur le « socialisme réel », je ne suis pas un spécialiste de la Yougoslavie, mais j’ai été amené à découvrir et à travailler sur l’ouvrage que son auteur me fait l’honneur de préfacer ici. Pourquoi ai-je accepté cette demande alors que tant de spécialistes de la Yougoslavie socialiste ou du marxisme autogestionnaire auraient très certainement été plus compétents que moi ? J’ai accepté, bien sûr, parce que j’avais travaillé sur cet ouvrage avant son édition mais surtout parce que, même profane, la Yougoslavie est un sujet qui interpelle et qu’il est donc difficile de refuser. J’ai aussi accepté parce que j’éprouve beaucoup d’admiration pour l’auteur de cet ouvrage qui s’est lancé sur un sujet qui lui tient à cœur mais qui ne devrait pas rencontrer, pour le moment au moins, un écho massif tant le drame yougoslave récent ternit encore l’image de tous ceux qui ont cru et ont milité pour un modèle yougoslave qui n’entrait dans aucune catégorie préétablie. Bien sûr, il en est ainsi à cause des drames successifs qui ont amené à la disparition de la Yougoslavie socialiste et fédérale mais aussi parce que, à deux reprises au cours du siècle précédent, les parties sans doute les plus dynamiques des peuples yougoslaves ont voulu bâtir le projet yougoslave sur la base d’un sentiment de fraternité slave et de volonté de libération face à l’impérialisme allemand.

2La première fois, ce projet fut lancé autour de la monarchie serbe, et il s’effondra sous les coups de boutoir de l’impérialisme allemand mais aussi à cause de la rigidité ethniciste de la dynastie régnante qui n’a compris que bien trop tard que les peuples yougoslaves n’étaient pas un seul et même peuple prêt à faire un acte d’allégeance féodale d’un autre temps. La seconde fois, ce fut dans la foulée d’un soulèvement d’une partie des peuples yougoslaves en faveur du socialisme et contre l’impérialisme allemand mais aussi contre les sectarismes ethniques ou religieux qui s’étaient installés successivement les uns contre les autres entre 1918 et 1945. Ce qui aboutit à la création de la Yougoslavie multi-ethnique, fédérale et socialiste. Ce socialisme avait ses racines locales, sa légitimité propre et s’affirma donc de façon autonome sur la base de principes propres, l’autogestion, le non alignement face aux puissances capitalistes mais aussi face au modèle soviétique dont le parti communiste au pouvoir était issu. Il s’ensuivit après 1948 une seconde vague d’épurations sauvages après celle de la libération de 1945, ce qui laissa au moins partiellement le Parti communiste exsangue, mais dont l’image jouissait toujours d’une légitimité authentique car il restait le produit de son terroir.

3Les principes choisis après la rupture de 1948 avec le camp socialiste allaient se révéler au final assez flous, et pendant plusieurs décennies ils furent analysés, discutés, ré-interprétés, peu nombreux étant ceux qui envisageaient alors de sortir du cadre théorique du système dominant. Je suis passé en 1974 dans cette Yougoslavie fière d’elle-même, consensuelle, où même des Albanais du Kosovo, je m’en rappelle, célébraient avec tous les autres la victoire des équipes nationales et ne voulaient pas entendre les questions portant sur leur « nationalité » d’appartenance, tout le monde semblait alors « yougoslave » et le criait publiquement.

4Le drame de la Yougoslavie consiste en cela que beaucoup de gens dans le pays et même à l’étranger y ont cru, que ce pays a incontestablement joui d’un prestige dépassant largement sa puissance réelle et que ses citoyens en ont longtemps été fiers avant d’éprouver ce qu’on appelle aujourd’hui la « yougonostalgie ». Yougonostalgie répandue dans toutes les anciennes républiques et qui témoigne du fait que cet Etat a été aimé et que ses principes fondateurs continuent à marquer les populations qui ont traversé cette « épopée ».

5L’intérêt du présent ouvrage réside avant tout dans le fait qu’il va au cœur des multiples contradictions qui ont accompagné l’histoire de la Yougoslavie socialiste, contradictions entre les républiques, entre les ethnies, entre les différentes tendances politiques communistes, entre les différentes façons de comprendre le sacro-saint principe de l’autogestion, entre les positions manifestées envers le marché, entre les attitudes à avoir envers le rôle du Parti communiste, etc. Quand on fait le catalogue des divergences, des tournants politiques, des décisions contradictoires qui ont ponctué toute l’histoire de la Yougoslavie socialiste du début jusqu’à sa fin, on se prend en fait à s’étonner que cette création ait duré si longtemps, envers et contre tout. Ce livre, c’est d’abord l’analyse des ruptures et des continuités qui ont marqué le développement de la Yougoslavie puis sa crise, c’est l’analyse de politiques tirant à hue et à dia vis à vis du rapport planification/marché, c’est aussi la réflexion des intellectuels qui allaient se qualifier d’humanistes marxistes pour essayer de donner un sens cohérent à un appareil de Parti-État tiraillé entre une « nouvelle mais déjà vieille bureaucratie » – issue du combat des partisans et de la rivalité qui allait suivre après 1945 entre « staliniens » et « titistes » – et des élites technocratiques de plus en plus tentées par le marché et fascinées par les pays du libéralisme. Dans un État fédéral où les clivages économiques et culturels entre les régions restaient gigantesques même si les politiques redistributives ont pu un temps donner l’impression qu’elles diminuaient, chose qui ne fut possible que pendant les « Trente Glorieuses » quand la dynamique de développement d’après-guerre touchait, à des degrés divers, le monde entier – avant donc que le piège de l’endettement ne se referme sur les pays qui, comme la Yougoslavie, étaient fondamentalement restés à la périphérie des grands centres de développement occidentaux.

6La Yougoslavie en raison de ses différences internes et de son non alignement international se devait de formuler une voie qui lui était propre pour ne pas retomber dans le « consumérisme bourgeois » qui menait vers l’individualisme et donc l’émiettement, dans un pays où la menace d’émiettement était existentielle. Elle devait également formuler une voie qui lui était propre pour ne pas « échouer » dans la rigidité du modèle soviétique dont elle s’était extraite de façon volontariste. Qui pouvait faire face de plain-pied à tous ces défis ? Le pays était encore trop rural pour donner naissance en quelques années à une classe ouvrière bien structurée socialement et idéologiquement sans l’encadrement de l’appareil du Parti communiste. C’est donc aux intellectuels qu’échut le rôle de développer une vision critique des phénomènes antisocialistes qui se développaient, tant en provenance de l’extérieur qu’en provenance de l’intérieur. Non pas tant, au début tout au moins, de la part des courants nationalistes et séparatistes longtemps déconsidérés après 1945 mais de la part des milieux technocratiques tentés par la « libéralisation », ou de façon réactive, de la part d’apparatchiks tentés par différentes formes de retour dogmatique. Les uns voulaient accaparer les bénéfices du développement économique d’après-guerre, les autres voulaient accaparer le pouvoir qu’ils avaient conquis de haute lutte pour eux ou pour leurs enfants dans la foulée de la guerre de libération et aussi des épurations d’après-guerre éliminant les éléments « staliniens ». Mais de quel mécanisme de pouvoir ou simplement d’influence pouvaient jouir des intellectuels humanistes ? Pour les centres de pouvoirs réels, politiques ou économiques, les intellectuels pouvaient leur servir de faire valoir, d’éléments légitimateurs, ou de « clients » au sens romain antique du terme. C’était par principe un milieu brillant, savant, mais dépendant et isolé tant de la masse de la population que des cercles réels de pouvoir. Mais c’était un milieu qui n’avait aucun moyen d’imposer un minimum d’indépendance nécessaire à ses explorations et anticipations, perçues par les gestionnaires comme des rêveries au mieux inutiles, au pire coûteuses ou dangereuses pour leurs propres positions.

7C’est ce qui allait expliquer les différentes vagues de répressions auxquelles allaient se heurter ces intellectuels ou ces étudiants chaque fois qu’ils tenteraient de dépasser les limites non écrites de ce qui était tolérable ou pas de la part des cercles de pouvoir réel qui s’étaient le plus souvent servis du socialisme et de ses structures, ou de ses « intellectuels organiques », comme d’un marchepied légitimant leur accès au pouvoir et aux privilèges. S’il y a eu lutte des classes au sein du socialisme réel, elle a rarement eu pour objet, dans les centres de pouvoirs réels, d’assurer le pouvoir des masses mais plutôt la formation d’une couche privilégiée par le pouvoir puis par l’argent et donc tentée par un nouvel élitisme. Les intellectuels occupaient dans ce scénario une place particulièrement ambiguë ou gênante.

8Comme ailleurs dans les pays en développement et dans les pays socialistes, la dynamique d’industrialisation, d’urbanisation et de développement initiée par les politiques d’étatisation et de planification a certes abouti à la multiplication du nombre d’usines et d’ouvriers, mais elle a également et au final surtout contribué au développement de couches sociales « intermédiaires », les futures « classes moyennes » de l’époque libérale. Couches provenant largement d’une paysannerie individualiste plutôt que d’une classe ouvrière en principe collectiviste et de toute façon en construction. La voie pour un marxisme humaniste était donc particulièrement étroite puisqu’elle pouvait difficilement s’appuyer sur le peuple réellement existant dans sa diversité et ses métamorphoses en cours, et qu’elle se heurtait simultanément aux milieux parvenus originaires de ces mêmes milieux paysans, mais ayant accédé au cours de la période postrévolutionnaire aux fonctions technocratiques ou bureaucratiques. Voie étroite qui ira en se rétrécissant au fur et à mesure que chaque groupe social constitué après la guerre et la libération allait trouver sa place dans les différentes structures de pouvoir, au niveaux fédéral ou républicains.

9À partir d’un certain moment, les intellectuels allaient donc devenir inutiles pour la légitimation des nouvelles élites et de leur régime transitoire vers le capitalisme tandis que le peuple qui profitait d’une partie au moins des « acquis du socialisme » n’avait en fait pas besoin de faire l’effort d’une lutte de classe comme cela se passait dans les pays capitalistes ou d’une lutte de libération nationale comme cela se passait dans les pays colonisés, car il était grosso modo « à l’abri du besoin » dans un « cocon socialiste » où il profitait des « dons » de l’État paternaliste qui se voulait en marche vers le communisme. Ce sont finalement les rivalités des structures existantes dans la Yougoslavie fédérale qui allaient se combattre avec la crise de l’endettement pour récupérer le plus possible des parts d’un gâteau diminuant à vue d’œil. Une conflictualité qui ne pouvait soulever l’enthousiasme d’intellectuels vivant à la marge du bien-être mais quelque part quand même privilégiés par rapport à la masse. D’où, de leur part, un discours de moins en moins basé sur, pour reprendre la formule de Lénine, « une analyse concrète de la situation concrète » des travailleurs – avec donc une tendance à moraliser les débats, ce dont les élites dominantes de la Yougoslavie en passe de devenir postsocialiste n’avaient que faire, concentrées qu’elles étaient sur la prise de contrôle des biens publics formellement aux mains de collectifs de travailleurs et qu’il allait falloir d’abord réétatiser pour pouvoir ensuite les privatiser à leur avantage. Quoi de mieux qu’une guerre pour pouvoir mener un tel hold-up sans que personne ne s’en aperçoive ou ne puisse y résister. Comment ne pas voir dans les intellectuels qui auraient pu voir venir la chose et qui, pour certains l’ont vu venir, des « empêcheurs de tourner en rond » ? Et comment un intellectuel soumis à un sentiment d’isolement grandissant pouvait-il continuer à croire encore et encore dans le socialisme et le gouvernement des masses, coincé qu’il était de plus en plus entre des masses en voie d’émiettement et des élites concentrées sur l’accaparement des fonctions, des privilèges et au final des biens publics ? Il aurait fallu pour cela être un idéaliste, or c’est d’analyse matérialiste qu’il s’agissait dans le projet socialiste.

10Les intellectuels marxistes humanistes yougoslaves n’ont certainement pas été le groupe social le plus important de la Yougoslavie fédérale et socialiste, mais c’est sans doute un groupe qui révèle avec une clarté particulière les ambiguïtés congénitales du système hybride qui s’est installé sur les bords du Danube et de ses affluents dinariques après 1945. C’était en quelque sorte, et sans que le pouvoir ne l’ait sans doute souhaité, le milieu qui constituait le « baromètre du modèle titiste », ce qui explique l’intérêt de cet ouvrage qui permet d’ouvrir un champ de réflexion novateur pour tous ceux qui s’intéressent à l’expérience yougoslave, à l’idée autogestionnaire, aux principes du socialisme, aux classes et groupes sociaux antagoniques existant et se développant au sein du socialisme et aux aléas du marxisme vivant au xxe siècle.