« Maintenant et à jamais »
|« Ne me rejette pas loin de ta face », l’amour et le divin dans la poésie hébraïque : le cas de Zelda
«Do not Reject Me Far from your Face», Love and the Divine in Hebrew Poetry: the Case of Zelda
«אל תשליכני מלפניך» : אהבה ואלוהות בשירה העברית – זלדה
Résumé
Les liens entre le divin et l’amour dans la culture hébraïque sont anciens, ce rapprochement s’est créé depuis la poésie liturgique qui s’est développée à partir du ier siècle de l’ère chrétienne, après la destruction du Temple de Jérusalem. Outre la poésie liturgique, nous nous intéressons ici à la poétesse Zelda, femme de foi issue d’une famille hassidique, qui unit dans son œuvre à la fois le lyrisme religieux et sa propre interprétation de l’amour.
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Mots clés :
poésie hébreu moderne, poésie liturgique médiévale, Zelda, motifs hassidiques, lyrisme religieuxKeywords :
modern hebrew poetry, medieval liturgical poetry, Zelda, Hassidic themes, religious lyricismמילות מפתח :
שירה עברית מודרנית, שירת האהבה הליטורגית בימי הביניים, זלדה, השפעות חסידיות, ליריקה דתית.Texte intégral
- 1 Pour une étude plus approfondie voir : Itzhaki et Garel, 2000, Introduction.
1Les liens entre le divin et l’amour dans la culture hébraïque et juive sont de longue durée. Ce rapprochement s’est créé dans la poésie hébraïque depuis ses débuts, à savoir la poésie liturgique qui s’est développée à partir du ier siècle de l’ère chrétienne, après la destruction du Temple de Jérusalem, avec pour rôle la substitution verbale au rite pratiqué effectué par les prêtres dans le Temple de Jérusalem1. Son objectif était d’enrichir et d’embellir le service synagogal, principalement lors du Sabbat et des jours de fête. Dès les premiers siècles, on y trouve déjà le thème de l’amour ; et c’est là où commencent à se dessiner le caractère particulier et le rôle complexe qu’il aura comme vecteur métaphorique et symbolique contribuant à modeler sous une forme poétique la problématique religieuse et nationale du peuple d’Israël.
- 2 En hébreu : poème liturgique. Sur la poésie liturgique voir surtout Fleicher, 1975.
- 3 Sur la question de sources voir : Levine, 1971.
2Les sources hébraïques anciennes traitant de l’amour à la disposition du piyyut2 sont doubles : d’une part, certains chapitres de la prophétie biblique et, de l’autre, la vaste littérature midrashique sur le Cantique des cantiques3.
Les liens entre le divin et l’amour
- 4 À titre d'exemple, voir le poème de Halevi dans : Itzhaki & Garel, 2000, p. 83.
3La poésie prophétique évoque à maintes reprises les relations du peuple d’Israël avec son Dieu sous la forme d’un lien amoureux entre époux. Les paroles du prophète Jérémie sont en ce sens particulièrement remarquables : « Je me souviens à ton sujet de ta piété, de ta jeunesse, de l’amour de tes fiançailles, de ta marche derrière moi dans le désert, dans une terre non ensemencée » (Jérémie 2, 2). Il en est de même pour la prophétie de consolation. Signalons en particulier les paroles de réconfort d’Osée qui utilise les termes de la bénédiction nuptiale : « je te fiancerai à moi pour toujours, te fiancerai à moi en justice et en jugement, en piété et en miséricorde » (2, 21), elles réapparaissent à maintes reprises, avec des variantes dans le piyyut4.
4En revanche, étant donné que le nom divin n’apparaît pas dans le livre biblique, la légitimation de la canonisation du Cantique des cantiques est liée à son exégèse : Rabbi Aqiva, un des plus grands sages juifs du iie siècle, affirme en effet dans Shir haShirim Rabbah, le commentaire midrashique du Cantique où ce texte biblique est présenté comme une allégorie :
שלשה שמות נקראו לו לאדם, אחד מה שקוראים לו אביו ואמו, ואחד מה שקוראין לו בני אדם, ואחד מה שקונה הוא לעצמו. טוב מכולן מה שקונה הוא לעצמו
Chacun a trois noms, celui donné par son père et sa mère, celui donné par les hommes et celui qu'il obtient par lui‑même. Ce dernier est le meilleur.
5Éleazar ben Azariah, contemporain de Rabbi Aqiva, ajoute :
De toute la sagesse de Salomon, il a choisi pour Israël le Cantique des cantiques. Le Cantique des cantiques, c’est le plus parfait d’entre les chants, le plus fleuri. Voyez comment le Saint Béni soit‑Il glorifie Israël : « Que tu es belle, ma compagne, que tu es belle !
6La littérature midrashique définit donc le lien qui rattache le peuple d’Israël à son Dieu comme un lien conjugal, et le texte du Cantique des cantiques est interprété comme un dialogue entre la communauté d’Israël, personnifiée par la figure féminine de la Sulamite, et Dieu, qui est lui, le Bien Aimé. C’est un lien manifestement allégorique, chaque élément du texte original ayant son parallèle au niveau de l’exégèse. Ainsi, par exemple, les nuits blanches de la Sulamite sont‑elles interprétées comme la souffrance du peuple en exil, tandis que l’acte d’amour dans le jardin qui fleurit au printemps est l’image de la délivrance. Mais, c’est seulement en Andalousie médiévale que la poésie amoureuse a atteint son apogée et qu’un pan essentiel de la poésie religieuse en général, tant par la qualité que par la quantité des œuvres, a été consacré à la formulation riche et variée de la tradition allégorique amoureuse.
7Outre les sources traditionnelles juives, on peut dire que les champs sémantiques et réservoirs d’images dont les poèmes d’amour profanes font usage, tout en étant inspirés de la poésie arabe, sont également présents de façon explicite dans la poésie sacrée andalouse dès ses débuts. On y trouve la nostalgie d’une femme aimée qui vagabonde, le soupirant prisonnier de son amour, les yeux qui lancent des flèches et transpercent le cœur, la maladie d’amour, le feu de l’amour, etc. Cependant, ils ne servent pas à évoquer le sentiment amoureux en tant que tel comme une expérience humaine de nature clairement érotique, mais constituent un outil poétique permettant de formuler un message philosophique et historique. Même si le caractère érotique et la formulation poétique de cette poésie sont chargés d’un poids d’images et d’émotions dont la force rappelle tout simplement une poésie de nature profane, il est clair que les divers états de souffrance représentent le peuple d’Israël en exil tandis que l’être aimé indifférent, c’est Dieu qui refuse toujours de pardonner les péchés du passé. Toutefois, cette interprétation n’altère en rien l’intensité de l’histoire d’amour proprement dite.
8Deux types d’éléments, les uns érotiques et profanes, les autres allégoriques et nationaux, constituent le tissu de la poésie liturgique amoureuse espagnole. Dans l’ensemble, ces éléments fonctionnent en parallèle tout au long des poèmes, de sorte que l’impression produite est plus intellectuelle que sentimentale ou émotionnelle. Le lecteur qui avance dans le texte saute d’un volet à l’autre, appliquant sur les homologies que le poème lui propose une image idéologique cohérente.
- 5 Un genre liturgique créé en Espagne pour accompagner la prière de Yotzer.
9Dans le poème liturgique suivant de Moïse Ibn Ezra (~1055 après 1135), du genre Ahava5, la trame érotique et profane est évidente jusqu’au milieu du texte. Le paysage du désert avec les abris abandonnés des amants est typique à ce genre dans sa version arabe et hébraïque à la fois. Par contre, l’usage des noms propres tels que Édom et le More (le christianisme et l’Islam), au cinquième vers, oblige le lecteur à appliquer une lecture allégorique où la gazelle n’est que le peuple d’Israël abandonnée par son Bien aimé si recherché, Dieu.
מַהֲרוּ נָא אֳלֵי מְעוֹנֵי אֲהוּבִים! פִּזְּרָם הַזְּמָן וְנוֹתְרוּ חֲרֵבִים
לָעֳפָרִים אֲזַי מְעוֹנִים, וְהִנָּם לַכְּפִירִים מְעוֹן וְגַם לַזְּאֵבִים
אֶשְׁמְעָה נַאֲקַת צְבִיָּה, תְּיַלִיל מִכְּלוּאֵי אֱדוֹם וּמַאְסַר עֲרָבִים
עַל אֲהוּבָה תְּבַךְּ וְאַלּוּף נְעוּרִים גַּם תְּעַנֶּה בְּמַאֲמָרִים עֲרֵבִים
סַמְּכוּנִי כְּבַאֲשִׁישׁוֹת יְדִידֹת רַפְּדוּנִי בְּמִגְדְּנֵי הָאֲהָבִים.
- 6 Pour le français voir : Itzhaki et Garel, 2000, p 70.
De grâce, pressez‑vous vers l’abri des amants,
Le destin les a dispersés cruellement,
Le destin a détruit leur abri de ses coups,
Jadis abri de faons, ores de lions et loups !
J’entends bramer la biche, elle sanglote encore
De la prison d’Édom, de la geôle du More,
Gémit sur son amant, champion de sa jeunesse,
Prononçant de doux mots, à Lui elle s’adresse
Couvre, oh oui, couvre‑moi d’amour et d’élixir,
Couche, oh oui, couche‑moi sur le lit du désir.6
10Mais, dans certains poèmes sacrés, il se peut que le lecteur plonge dans la trame érotique, s’identifie à l’intensité des émotions, et c’est seulement en s’approchant de la conclusion qu’il aperçoit la clé d’une autre lecture, plus « exacte » cette fois, ou bien, il se laisse entraîner par le message érotique et a besoin d’une relecture pour interpréter convenablement le poème.
11Ce le cas dans un autre petit poème sacré de Moïse Ibn Ezra du genre liturgique Ahava lui‑aussi, un poème d’amour à l’apparence profane, traitant de la bien aimée délaissée, dont la nature allégorique est créée que par les nombreuses allusions au Cantique des cantiques et l’opposition entre le passé et le présent :
- 7 Itzhaki et Garel, 2000, p. 69. Pour les allusions bibliques voir : Cant. 8;6, 1;2, 5;8. À signaler (...)
Autrefois comme un sceau, Il me mit sur son cœur7,
Mais voici mes péchés qui causent Sa rancœur !
L’alcôve de Son cœur, Il m’y avait logé,
À tous vents Il m’en chasse, aujourd’hui délogée.
Et du vin de Sa bouche, abreuvée à foison,
Il me gorge aujourd’hui de venin, de poison.
De grâce, dites‑Lui de me donner séjour
À nouveau : c’est que je suis malade d’amour.
- 8 Pour le français : ibid, p. 213.
12Cela est encore plus fréquent quand la bien‑aimée en question ne représente plus le peuple d’Israël comme une femme abandonnée, mais comme la présence divine, la schekhinah, ou encore le Sabbat, un mot féminin en hébreu shabbat comme une jeune et belle fiancée attendue chaque vendredi soir par son amant. C’est le cas dans le poème célèbre de Salomon Alqabes (Safed 1505 à 1584) qui fait de la rencontre entre le personnage féminin du Sabbat et le peuple d’Israël une histoire amoureuse et nuptiale. Signé par l’acrostiche « Salomon haLevi », il est toujours chanté chaque vendredi soir dans les synagogues :8
לְכָה דודִי לִקְרַאת כַּלָּה
פְּנֵי שַׁבָּת נְקַבְּלָה
שָׁמור וְזָכור בְּדִבּוּר אֶחָד
הִשְׁמִיעָנוּ אל הַמְיֻחָד
ה' אֶחָד וּשְׁמו אֶחָד
לְשֵׁם וּלְתִפְאֶרֶת וְלִתְהִלָּהּ
לִקְרַאת שַׁבָּת לְכוּ וְנֵלְכָה
כִּי הִיא מְקור הַבְּרָכָה
מֵראשׁ מִקֶּדֶם נְסוּכָה
סוף מַעֲשֶּׁה בְּמַחֲשָׁבָה תְּחִלָּהּ
מִקְדַּשׁ מֶלֶךְ עִיר מְלוּכָה
קוּמִי צְאִי מִתּוךְ הַהֲפֵכָה
רַב לָךְ שֶׁבֶת בְּעֵמֶק הַבָּכָא
וְהוּא יַחֲמול עָלַיִךְ חֶמְלָּהּ
הִתְנַעֲרִי מֵעָפָר קוּמִי
לִבְשִׁי בִּגְדֵי תִפְאַרְתֵּךְ עַמִּי
עַל יַד בֶּן יִשַׁי בֵּית הַלַּחְמִי
קָרְבָה אֶל נַפְשִׁי גְאלָּהּ
הִתְעורְרִי הִתְעורְרִי
כִּי בָא אורֵךְ קוּמִי אורִי
עוּרִי עוּרִי שִׁיר דַּבֵּרִי
כְּבוד ה' עָלַיִךְ נִגְלָּהּ
לא תֵבושִׁי וְלא תִכָּלְמִי
מַה תִּשְׁתּוחֲחִי וּמַה תֶּהֱמִי
בָּךְ יֶחֱסוּ עֲנִיֵּי עַמִּי
וְנִבְנְתָה עִיר עַל תלָּהּ
וְהָיוּ לִמְשִׁסָּה שׁאסָיִךְ
וְרָחֲקוּ כָּל מְבַלְּעָיִךְ
יָשִּׁישּׁ עָלַיִךְ אֱלהָיִךְ
כִּמְשּׁושּׁ חָתָן עַל כַּלָּה
יָמִין וּשְּׁמאל תִּפְרוצִי
וְאֶת ה' תַּעֲרִיצִי
עַל יַד אִישׁ בֶּן פַּרְצִי
וְנִשְּׁמְחָה וְנָגִילָה
Va vers la fiancée, bel Amant,
Et accueillons le sabbat joliment !
Souviens‑toi de la parole biblique
Que nous a délivré le Dieu unique :
L’Éternel est un, Son nom est unique,
Pour Sa plus grande gloire assurément !
Allons, vers le sabbat avançons
Car il est source de profusion
Qui coule depuis toujours à foison,
La pensée précède l’événement.
Ô cité royale, ô temple du Roi,
Quitte les décombres et lève‑toi !
Assez pleuré dans cette vallée
Oui, tu auras la pitié du Clément !
Mais secoue donc la poussière, ô nation,
Debout, vêt‑toi de gloire et d’ambition !
Par David, le fils de Yishaï, roi de Sion,
Mon âme a son salut prochainement !
Ouvre l’œil, debout, debout, c’est l’éveil,
Voici venir les rais de ton soleil !
Dresse‑toi, entonne un chant sans pareil,
La gloire de Dieu est sur toi vraiment !
Ne sois pas honteuse ni humiliée,
Ne gémis plus, ne te sens pas souillée ;
Les éprouvés ont en toi un allié,
La cité verra d’autres bâtiments
Tes dévoreurs tous avalés
Et tes voraces seront exilés.
De joie tu feras ton Dieu jubiler,
Comme son épouse un mari aimant.
Tu t’épanouiras de tout côté,
Ton Dieu tu ne feras que respecter,
De Peretz toute la postérité
Nous remplir de liesse et contentement !
13Certes, la poésie hébraïque médiévale n’arrive jamais aux sommets érotiques de la mystique soufie comme le dit le célèbre poète et maître musulman Ibn'Arabi (Al‑Andalus, 1165‑1240) dans son poème sur la religion et l’amour : « l’amour est ma loi et l’amour est ma foi. » Dans cette poésie l’expression de l’amour divin se dessine même par le biais de l’acte d’amour proprement dit.
- 9 À signaler surtout le Livre de Zohar où cette division est l'un de principes de base.
14Après la disparition du centre andalou, ces sont les poètes hébreux en Italie, puis en Afrique du Nord, qui donnent suite à ce style dans leur écriture liturgique, en utilisant de plus un nouvel élément fort dans la culture juive à partir du xiiie siècle, la Kabbale et son système symbolique qui divise de façon systématique l’univers en féminin et masculin9.
La poésie israélienne et ses liens avec le sacré
- 10 Surtout chapitre iii.
15D’un point de vue socio‑historique, nous l’avons déjà dit, le processus de laïcisation est un fait majeur au sein de la culture israélienne d’après la Shoah. L’ancienne distinction historique entre une écriture liturgique des poèmes destinés au service synagogal et une poésie lyrique proprement profane dont la raison d’être est purement esthétique n’existe plus. Pour s’exprimer clairement, l’univers littéraire n’a plus aucun lien avec les rites synagogaux qui eux, établis pendant des décennies, continuent à fonctionner avec les anciens textes de la prière enrichis par les poèmes liturgiques plutôt médiévaux. Le point fort qui marque la poésie israélienne réside dans le choix linguistique, à savoir l’hébreu contemporain, une langue parlée et vivante. À partir des années cinquante et pour la première fois dans l’histoire de la littérature hébraïque depuis l’époque biblique, la langue vernaculaire correspond à la langue poétique. Or, parallèlement à cette démarche, la quête incessante d’une identité, personnelle et collective à la fois, mène cette poésie à un dialogue constant avec son passé par le biais de la littérature classique, surtout celle de la Bible. La recherche littéraire récente considère comme une évidence le fait que l’écriture israélienne intériorise toutes les couches de la tradition juive, et les mythes bibliques en premier lieu, pour les retravailler à sa manière. Même si la littérature moderne et laïcisée se voit privée de thèmes traditionnels à l’ancienne et s’exprime dans une langue contemporaine, elle crée, comme nous l’avons déjà montré dans les chapitres précédents10, une relation extrêmement compliquée avec les textes sacrés de l’histoire juive.
- 11 Dans la narration, c'est sans doute Aharon Appelfeld qui traite très souvent de cette question pro (...)
16Dans le contexte actuel, la question qui doit donc être posée ne traite pas de ces liens intertextuels qui sont évidents par la nature même de l’hébreu, mais plutôt de la présence de la religiosité dans cette poésie contemporaine et de son interprétation de l’amour. Autrement dit, une expérience de nature mystique qui dépasse les institutions religieuses officielles, une sorte d'attirance vers la divinité par un lien direct qui se fait à travers la nature et qui touche au plus profond de l'âme humaine11. Pour ce faire, une courte étude de la poésie de Zelda s’impose.
Zelda (Scheurson Mishkowsky)
17Zelda est issue d’une famille hassidique célèbre qui s’installa à Jérusalem en 1926. Elle est née en Ukraine en 1914 et décédée à Jérusalem en 1984.
18Enseignante toute sa vie (elle est mentionnée à plusieurs reprises dans l’autobiographie d’Amos Oz, Une histoire d’amour et des ténèbres, comme son institutrice tant aimée dans la Jérusalem de la fin du mandat britannique), elle a commencé à publier seulement en 1968 et, très rapidement, s’est imposée comme le modèle d’une poétesse moderne par son écriture directe, précise et simple qui se concentre sur la quête de l’amour et du divin.
19Outre ses qualités purement poétiques, sa célébrité a été immédiate pour une double raison : d’une part, il s’agit d’une femme, d’une poétesse, un fait qui s’inscrit directement dans les tendances socioculturelles du genre, autrement dit, elle est par définition « politiquement correcte ». De l’autre, c’est une femme pratiquante appartenant à un milieu orthodoxe qui écrit une poésie religieuse dans le sens le plus profond du terme, et qui le fait en hébreu contemporain avec comme base poétique tout ce qui est moderne. En effet, la poésie religieuse commence à gagner du terrain dans le monde culturel israélien, exprimant son vécu spirituel tout en faisant appel aux textes liturgiques (à noter en particulier Miron Isaksohn, né en Israël en 1954). Il est donc évident que l’œuvre poétique de Zelda a rendu légitimes, et d’un seul coup, deux groupes « minoritaires » importants dans la société israélienne, les femmes et les religieux.
- 12 Pour la question du Gender voir : Miron, 1991, Tzamir, 2009, Feldman, 2003/2004.
- 13 Rachel Blaustein, 1880-1931, connue pour son style lyrique et ses poèmes courts.
20Cependant, tout en traitant du divin et de l’amour, Zelda n’a jamais cherché à suivre les pas des poètes médiévaux et à illustrer par son écriture le travail synagogal rituel avec lequel, en tant que pratiquante, elle était si familière. À plusieurs reprises, elle s’est définie tout simplement comme une poétesse qui s’occupe de son propre univers modeste avec les moyens d’expression qu’elle connaît. Autrement dit, elle suit, au moins en apparence, le mode d’emploi caractéristique des femmes de lettres, tel qu’il est défini par la critique littéraire tout au long du xxe siècle jusqu’à l’émergence des études littéraires sur le Gender : « la femme poétesse forcement ne traite que du personnel et de l’intime 12» dans l’esprit d’une autre poétesse hébraïque célèbre, Rachel, qui constate « je ne sais parler que de moi‑même »13 [ רק על עצמי לספר ידעתי / צר עולמי כעולם נמלה].
21Pourtant, en dépit de la modestie de Zelda, il est évident que son écriture poétise un lyrisme religieux, où la quête de l’amour et du divin à la fois, la solitude existentielle et la mort jouent un rôle majeur et d’une façon qui pourrait faire appel aux morceaux lyriques et personnels dans la poésie liturgique (le piyyut) en Espagne médiévale, surtout à celle de Salomon Ibn Gabirol. Dans un poème intitulé Condoléances [השתתפות בצער] elle écrit :
אַב הָרַחֲמִים
אַל תִּתַּן לִי לִנְפֹּל
מֵחֲמַת הָעַצְבוּת
וְשָמַיִּם שֶלְּךָ
אַל תִּקַּח מִמֶּנִּי.
- 14 Poèmes, p. 155.
Père de Miséricorde
Ne me laisse pas tomber
Par la tristesse
Et Tes cieux
Ne me les prend pas14.
22Ιl est évident que pour Zelda, femme de foi et issue d’une famille hassidique célèbre, le lyrique et le hassidique se mêlent et s’expriment autour de quatre thèmes principaux qui sont à la base de ce mouvement spirituel unique :
- 15 Voir l'article « hassidisme », Dictionnaire encyclopédique du judaïsme, Buber, 1993.
- 16 Pour ce faire, voir Baumgarten, 2006.
23En fait, il s’agit de l’idéologie du hassidisme, ce mouvement juif populaire fondé en xviiie siècle en Europe de l’Est, comme un contrepoids au judaïsme intellectuel, savant et élitiste existant dans les grandes écoles talmudiques15. L’objectif était de « démocratiser » le judaïsme pour le rendre accessible aux pauvres et aux ignorants tout comme aux riches et aux instruits. C’est un mouvement qui part de l’idée que l’on peut servir Dieu autrement que par l’étude ou la rigueur. Au contraire, disent les Hassidim, on peut servir Dieu par la musique, le chant et la danse. Chacun a le droit de servir Dieu à condition qu’il le fasse avec foi et avec joie. Ce mouvement a eu une assise populaire extraordinaire. Nous ne pouvons pas rentrer dans les détails historiques de son développement16, mais, il existe, sous différents courants, jusqu’à nos jours. Une expression lyrique, presque mystique, de ses idées fondatrices constitue le tissu thématique de l’œuvre de Zelda, cela dans une structure poétique moderne et surtout en hébreu contemporain.
24L’union avec le divin, Zelda l’exprime dans une langue simple, mais riche en symboles où le moi n’a pas de véritable existence, où Jérusalem est la divinité, où, comme d’ailleurs dans le soufisme, la noyade dans la lumière symbolise l’union à jamais avec Dieu :
פָּרַחְתִּי בְּבֵית אֶבֶן
בְּלִי עוֹל, בְּלִי תַכְלִית,
כִּבְדָָיָה תּמְהוֹנִית,
כְּרַקֶּפֶת בַּסֶּלַע.
יְרוּשָלַיִם לָכְדָה
אֶת נַפְשִי הַחָפְשִית,
טָבַעְתִּי בָּאור,
שָכַחְתִּי אֶת שְמִי.
- 17 Zelda, 1985, p. 12.
J’ai fleuri dans une maison de pierres,
Sans poids, ni fond,
Comme une fiction étrange, comme un cyclamen sur un rocher.
Jérusalem capta mon âme libre,
Je me suis noyée dans la lumière,
J’ai oublié mon nom17.
25Chaque détail de la nature constitue pour elle, outre son existence réelle, la présence divine, et en tant que tel, il fait l’objet d’une admiration sans fin et d’un amour sans bornes. La rose, symbole mystique de la sainteté, de la beauté et de la perfection, est ainsi décrite dans un poème intitulé Chaque rose, [כל שושנאה] :
כָּל שׁוֹשַׁנָּה הִיא אִי
שֶׁל הַשָּׁלוֹם הַמֻּבְטָח,
הַשָּׁלוֹם הַנִּצְחִי.
בְּכָל שׁוֹשַׁנָּה מִתְגּוֹרֶרֶת
צִפּוֹר סַפִּירִית
שֶׁשְּׁמָהּ "וְכִתְּתוּ".
וְנִדְמֶה
כֹּה קָרוֹב
אוֹר הַשּׁוֹשַׁנָּה,
כֹּה קָרוֹב
נִיחוֹחָהּ,
כֹּה קָרוֹב
שֶׁקֶט הֶעָלִים,
אוֹתוֹ אִי -כֹּה קָרוֹב
קַח סִירָה
וַחֲצֵה אֶת יָם הָאֵשׁ.
Chaque rose est une île de la paix promise,
De la paix éternelle.
- 18 D’après Isaïe 2;4 : « ils forgeront leurs épées en socs de charrue »
Dans chaque rose
Se trouve un oiseau de saphir
Nommé Forgeron 18.
Il semble que
La lumière de la rose
Est si proche,
Si proche
Est son parfum,
Si proche est le silence des feuilles,
Si proche est cette île
Prends donc une barque
Et traverse la mer de feu.
26Et elle nous dit aussi : chaque être humain « vient du paradis, il est le petit frère de la joie » et son corps n’est qu’« un papillon qui apparaît pour une seule fois du néant. »
27Comme beaucoup des juifs croyants, écrivains ou pas, Zelda a eu du mal à traiter de la Shoah. Jeune institutrice en 1940, elle écrivit les phrases suivantes :
- 19 Steingart, 1983.
La joie me semble, surtout maintenant, dans cette terrible obscurité, comme quelque chose d’une valeur et d’une moralité extrêmes, je voudrais tellement allumer cette joie dans les cœurs de mes élèves, si affolées par la guerre, une joie qui les protège du désespoir. La joie de vivre a le pouvoir de nous faire monter jusqu’au ciel étoilé, même de la profondeur d’une cave sombre…19
28Or, cela était beaucoup plus difficile encore après la guerre, en connaissant la totalité de la catastrophe de près. Zelda, dans un poème très célèbre, fait appel au Joseph biblique, celui qui a reconstruit sa vie dans la grâce et l’amour des siens après avoir vécu dans un abîme insondable. Son histoire symbolise à ses yeux la force incroyable de recréer une vie après avoir rencontré la souffrance ultime. Selon elle, on ne peut le faire qu’avec cette sublime lumière interne, le point intérieur de l’hassidisme. Cela signifie l’héroïsme dans son acceptation la plus magique, celle des rescapés de la Shoah, un pouvoir dont elle ne dispose pas personnellement comme elle le dit ici :
וְהִדְלַקְתִּי נֵר שֶל תּודָה
שֶיּוֹסֵף יָצָא יָפֶה כְּשַחַר
מִבִּזְיוֹן הַבּור –
שֶשִּכְלוֹ הַנִּבְעָת מֵעֶלְבּון
הִסְכִּים לִהיוֹת שוּב חָכָם
שָב לְהָבִין הָאוֹתוֹת –
שֶשִּנְאָתָם
לֹא הִשְכִֹּיחָה מִמֶּנּוּ
אֶת שְפַת הַמַּזָּלות
כִּי אֶצְלִי מִדֵּי צַעַר
נִנְעָלים הֵיכָלוֹת
וּלִפְעָמים נִסְגָּרות אֲפִילוּ חֲצֵרוֹת (....)
- 20 Tiré du poème « Frappée par la nostalgie », Zelda, 1985, p. 176.
J’ai allumé une bougie de gratitude
Quand Joseph est sorti beau comme l’aube
De la honte du gouffre
Quand son esprit, frappé par l’abaissement,
A accepté de redevenir sage,
A recommencé à comprendre les signes
Quand malgré leur haine
Il n’a pas oublié
La langue des astres
Car chez moi, en chaque tristesse
Les palais se ferment
Et parfois même les cours20.
29Pour conclure, nous proposons une lecture du poème le plus célèbre de Zelda, publié en 1974, l'un de ses rares textes traduits en français :
לְכָל אִישׁ יֵשׁ שֵׁם
לְכָל אִישׁ יֵשׁ שֵׁם
שֶנָּתַן לוֹ אֱלֹהִים
וְנָתְנוּ לוֹ אָבִיו וְאִמּוֹ
לְכָל אִישׁ יֵשׁ שֵׁם
שֶנָּתְנוּ לוֹ קוֹמָתוֹ וְאֹפֶן חִיּוּכוֹ
וְנָתַן לוֹ הָאָרִיג
לְכָל אִישׁ יֵשׁ שֵׁם
שֶנָּתְנוּ לוֹ הֶהָרִים
וְנָתְנוּ לוֹ כְּתָלָיו
לְכָל אִישׁ יֵשׁ שֵׁם
שֶנָּתְנוּ לוֹ הַמַּזָּלוֹת
וְנָתְנוּ לוֹ שְׁכֵנָיו
לְכָל אִישׁ יֵשׁ שֵׁם
שֶנָּתְנוּ לוֹ חֲטָאָיו
וְנָתְנָה לוֹ כְּמִיהָתו
לְכָל אִישׁ יֵשׁ שֵׁם
שֶנָתְנוּ לוֹ שוֹנְאָיו
וְנָתְנָה לוֹ אַהֲבָתוֹ
לְכָל אִישׁ יֵשׁ שֵׁם
שֶנָּתְנוּ לוֹ חַגָּיו
וְנָתְנָה לוֹ מְלַאכְתּוֹ
לְכָל אִישׁ יֵשׁ שֵׁם
שֶנָּתְנוּ לוֹ תְּקוּפוֹת הַשָּנָה
וְנָתַן לוֹ עִוְרוֹנוֹ
לְכָל אִישׁ יֵשׁ שֵׁם
שֶנָּתַן לוֹ הַיָם
וְנָתַן לוֹ
מוֹתוֹ.
- 21 Traduit par Michel Eckhard & Benny Zipper, Moses, 2001, p. 430.
Chacun a un nom21
Chacun a un nom
que lui donna Dieu
et lui donnèrent son père et sa mère.
Chacun a un nom
que lui donnèrent sa taille et son sourire
et lui donna son habit.
Chacun a un nom
que lui donnèrent les montagnes
et lui donnèrent ses murs.
Chacun a un nom
que lui donnèrent les astres
et lui donnèrent ses voisins.
Chacun a un nom
que lui donnèrent ses péchés
et lui donna son espérance
Chacun a un nom
que lui donnèrent ses ennemis
et lui donna son amour
Chacun a un nom
que lui donnèrent ses fêtes
et lui donna son métier
Chacun a un nom
que lui donnèrent les saisons
et lui donna son aveuglement
Chacun a un nom
que lui donna la mer
et que lui donna
la mort.
- 22 Parashat vayakhel, simman א
30Le poème est construit en cycles répétitifs de trois vers dont le premier fonctionne comme un refrain. Le mot clé est le mot « nom », shem en hébreu, et le texte poétique fait usage de la citation suivante, tirée de Midrash Tanhuma22 :
שלשה שמות נקראו לו לאדם, אחד מה שקוראים לו אביו ואמו, ואחד מה שקוראין לו בני אדם, ואחד מה שקונה הוא לעצמו. טוב מכולן מה שקונה הוא לעצמו
Chacun a trois noms, celui donné par son père et sa mère, celui donné par les hommes et celui qu'il obtient par lui‑même. Ce dernier est le meilleur.
- 23 Ce mot à multiple sens constitue un exemple supplémentaire des difficultés de traduction, voir cha (...)
31Le mot Shem a de multiples significations : outre le sens de prénom ou de nom de famille (donné par son père et son mère si on suit le midrash) et le sens grammatical de substantif, ce mot signifie une réputation qui pourrait d’ailleurs être bonne –« shem tov ou mauvaise – shem ra » (celui donc donné par les hommes). À titre d’exemple : le fondateur du mouvement hassidique au xviiie siècle, Israël ben Eliezer, est nommé le Baal shem tov, qui veut dire « celui qui a la bonne réputation ». Ce mot évoque aussi l’idée d’une commémoration, ce qui explique le nom du mémorial de la Shoah à Jérusalem, Yad (= monument) va shem (= commémoration). Autrement dit, ce mot, selon ses usages variés, englobe en lui la notion d’identité dans son sens le plus profond, et, traduit verbalement tous les composants d’une vie, d’une personne. Or, ce même mot, shem, désigne aussi Dieu. Son nom, tel qu’il apparaît dans la Bible et composé des quatre lettres י ו ה ה est interdit à la prononciation pour les juifs pratiquants. Il est donc ainsi substitué. À titre d’exemple : be’ezrat hashem = avec l’aide de Dieu ; hashem yerahem = que Dieu nous prenne en pitié, le martyre se dit Kiddush hashem (la sanctification du dieu) etc. Ce shem là, chacun passe sa vie à sa recherche au plus profond de lui-même, c'est pourquoi il est, selon le midrash, le plus important. C'est pourquoi ce mot constitue le refrain qui encadre toutes les strophes du poème et que dans sa version hébraïque לכל איש יש שם, il donne au texte, de façon évidente et naturelle, une dimension métaphysique et religieuse profonde : il pourrait sans aucun problème se faire traduire tout en respectant l’hébreu moderne ainsi : chacun a un Dieu, son Dieu… Et puis, en résumant l’ensemble des détails mentionnés dans chaque strophe, ce Dieu détermine tous les composants de sa vie23 et il ne faut jamais l'oublier.
32Est-ce la raison pour laquelle ce poème est récité chaque année lors de la cérémonie de la commémoration de la Shoah à Jérusalem lors de la lecture des noms de victimes ? C’est fort probable.
Notes
1 Pour une étude plus approfondie voir : Itzhaki et Garel, 2000, Introduction.
2 En hébreu : poème liturgique. Sur la poésie liturgique voir surtout Fleicher, 1975.
3 Sur la question de sources voir : Levine, 1971.
4 À titre d'exemple, voir le poème de Halevi dans : Itzhaki & Garel, 2000, p. 83.
5 Un genre liturgique créé en Espagne pour accompagner la prière de Yotzer.
6 Pour le français voir : Itzhaki et Garel, 2000, p 70.
7 Itzhaki et Garel, 2000, p. 69. Pour les allusions bibliques voir : Cant. 8;6, 1;2, 5;8. À signaler qu'en hébreu les majuscules n'existent pas, ce qui rend le sens allégorique encore moins évident.
8 Pour le français : ibid, p. 213.
9 À signaler surtout le Livre de Zohar où cette division est l'un de principes de base.
10 Surtout chapitre iii.
11 Dans la narration, c'est sans doute Aharon Appelfeld qui traite très souvent de cette question profonde. Voir : Itzhaki, 2009, p. 201‑214.
12 Pour la question du Gender voir : Miron, 1991, Tzamir, 2009, Feldman, 2003/2004.
13 Rachel Blaustein, 1880-1931, connue pour son style lyrique et ses poèmes courts.
14 Poèmes, p. 155.
15 Voir l'article « hassidisme », Dictionnaire encyclopédique du judaïsme, Buber, 1993.
16 Pour ce faire, voir Baumgarten, 2006.
17 Zelda, 1985, p. 12.
18 D’après Isaïe 2;4 : « ils forgeront leurs épées en socs de charrue »
19 Steingart, 1983.
20 Tiré du poème « Frappée par la nostalgie », Zelda, 1985, p. 176.
21 Traduit par Michel Eckhard & Benny Zipper, Moses, 2001, p. 430.
22 Parashat vayakhel, simman א
23 Ce mot à multiple sens constitue un exemple supplémentaire des difficultés de traduction, voir chapitre iv.
Table des illustrations
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Légende | Zelda |
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