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Encyclopédie des historiographies : Afriques, Amériques, Asies

 | 
Nathalie Kouamé
, 
Éric P. Meyer
, 
Anne Viguier

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Tumuli de l’Île des Pins (Nouvelle‑Calédonie) (Les)

Earthmounds of the Isle of Pines (New Caledonia)

Louis Lagarde

Résumé

L’Île des Pins, à 80 km au Sud de Nouméa, en Nouvelle‑Calédonie, est célèbre pour ses mystérieux tumuli, dont la nature anthropique et les dates d’édification ont été la source de vifs débats scientifiques depuis la fin du xixe siècle. Des fouilles amateurs n’ont permis jusqu’ici que des mises au jour peu concluantes, ouvrant la voie à des interprétations parfois peu réalistes, qui ont joué un rôle important dans le discours historique néo‑calédonien mis en place à partir des années 1960: des historiens amateurs locaux ont suggéré que ces structures pouvaient être les vestiges d’une culture mégalithique, possiblement « à peau blanche », ayant peuplé l’archipel plusieurs millénaires avant les Kanak, avec pour but inavoué de nier la légitimité kanak des revendications foncières. En 1988, l’archéologue Roger C. Green, qui avait compris l’importance politique de ces structures, proposa une explication non‑anthropique de leur origine, suggérant que des oiseaux mégapodes en étaient les constructeurs. Depuis la publication de l’article de Green, des travaux archéologiques complémentaires ont été menés sur l’Île des Pins. De plus, le travail pionnier de Daniel Frimigacci sur les tumuli situés dans la plaine côtière calcaire de l’île, avait permis la mise au jour d’ossements humains dans ces structures, datés des premiers siècles de notre ère. Ces tumuli similaires à ceux du plateau ferralitique, offrent peut‑être une clé interprétative au mystère des tumuli. Après réévaluation des différentes hypothèses relatives à leur édification, il est dorénavant proposé que ces tumuli soient bien d’origine anthropique et qu’au moins une partie d’entre eux aient été utilisés comme cimetières pour des inhumations primaires, dans le cadre d’une tradition indigène, localisée et spécifique, il y a environ deux millénaires.

Texte intégral

1Parmi les structures archéologiques à l’origine d’hypothèses de peuplement controversées dans le Pacifique insulaire, les tumuli de l’Île des Pins, petite île située à 80 km au Sud de Nouméa, occupent une place de choix. Il s’agit de centaines de structures en forme de dôme, constituées d’amas de matériaux environnants (des fragments de cuirasse ferrallitique pour ceux du plateau et du corail fossile concassé pour ceux de la ceinture calcaire de l’île). Les plus impressionnants mesurent environ quatre mètres de hauteur pour un diamètre d’une vingtaine de mètres. En Nouvelle‑Calédonie, ils ont pu être associés aux pics à gorge, aux alignements de pierre et aux cairns pour former un ensemble artificiel de vestiges censés témoigner d’une culture mégalithique. Des hypothèses de formation naturelle, biologique ou géologique ont également été proposées, de sorte que finalement, ces structures ont longtemps échappé au passé des Océaniens.

2Le principal problème des tumuli provient du fait que ceux qui sont les plus visibles et aisément accessibles, grâce à une végétation assez rase, sont ceux du plateau ferrallitique. Cependant, ils sont extrêmement pauvres en mobilier archéologique (pas de charbons ou d’os datables le plus souvent, pas de céramique, pas d’objets lithiques). Ceux de la ceinture corallienne se trouvent au milieu d’une dense forêt tropicale sempervirente, similaire à celle des îles Loyauté. Peu accessibles, mais plus riches en mobilier, ils sont également moins bien connus.

  • 1 Brou, 1977, p. 55‑85.
  • 2 Ibid., p. 97‑98.
  • 3 Dubois, 1976, p. 327.

3L’absence de tessons de poterie en association aux tumuli de plateau a entraîné l’élaboration d’une hypothèse de peuplement très ancien de la Nouvelle‑Calédonie, de type « paléolithique/mégalithique » et donc acéramique, à pied et à la faveur de ponts terrestres. Plus tard, au néolithique seulement, seraient arrivées les générations de navigateurs‑potiers comme les fabricants de poterie Lapita1. Les incertitudes quant à l’existence géologique des fameux « ponts terrestres » (hypothèse aujourd’hui abandonnée) rendaient parfois le discours flou, forçant déjà Bernard Brou à citer également la civilisation des poteries Lapita comme la culture potentiellement responsable du mégalithisme calédonien2. En tout cas, ses créateurs devaient être « à peau claire », ayant été exterminés plus tard par les Kanak, arrivés depuis sur l’archipel. L’existence d’une civilisation pré‑Kanak (et blanche de surcroît) permettait alors de légitimer une part des revendications des Calédoniens de souche européenne, en niant aux Mélanésiens actuels leur statut de « premiers occupants », le tout dans le contexte troublé des « Événements » (1981‑1988). En outre, cette hypothèse s’était vue validée par la datation d’une coquille de gastéropode endémique (Placostylus sp.) mise au jour dans la concrétion centrale d’un tumulus de plateau3. La date obtenue, 12 900 ±450 BP, faisait ainsi remonter la construction de ces structures à la fin du Pléistocène, il y a environ 11 000 ans, à la toute fin du dernier épisode glaciaire. En réalité, le Placostylus est un gastéropode terrestre. Sa présence dans la structure pouvait donc être fortuite et naturelle, ce qui rend cette datation inutilisable.

  • 4 Avias, 1949.
  • 5 Lagarde, 2012.

4Les tumuli de l’Île des Pins, comme les pétroglyphes sur la Grande Terre ou les pics à gorge calédoniens, ont ainsi été largement instrumentalisés, en particulier ceux du plateau latéritique, afin de légitimer la thèse d’un peuplement de type « antédiluvien », au sens désuet du terme4. Les analyses ou « fouilles » ayant eu lieu sur les tumuli de plateau, la plupart déjà éventrés au moment des investigations, n’ont jamais rendu de résultats concluants. Aux alentours, comme sur l’ensemble du plateau ferrugineux, les vestiges archéologiques (céramique, éclats lithiques ou coquillages de consommation) sont très rares. Les auteurs des recherches restèrent ainsi peu affirmatifs quant à leurs résultats. Quelques propositions majeures quant à leur édification ont donc longtemps fait figure d’hypothèses concurrentes, jusqu’aux travaux récents5.

  • 6 Golson, 1996, p. 314.

5Tout d’abord, il aurait pu s’agir d’anomalies géologiques localisées6. Les tumuli seraient ainsi des particularités liées au milieu ferrallitique. Pour autant, le plateau de l’Île des Pins est de même nature géologique que le sud de la Grande Terre, or on n’y trouve quasiment aucun tumulus. De plus, la formation du plateau de l’île date de la fin d’un épisode de subduction de l’archipel, il y a environ 37 millions d’années. La ceinture calcaire de l’île, quant à elle, a été constituée lors d’une phase d’exhaussement des récifs coralliens frangeants au Quaternaire, il y a donc moins de 2,5 millions d’années. Chronologiquement, géologiquement et structurellement, il s’agit donc de deux environnements aux caractéristiques distinctes, or tous deux comportent des tumuli en grand nombre. Cette incohérence rend l’hypothèse des anomalies géologiques difficilement acceptable.

  • 7 Green, 1988, p. 153‑158.
  • 8 Dubois, 1976, Griscelli, 1976, Poplin et Mourer‑Chauviré, 1986.
  • 9 Worthy et al., 2016.

6Ensuite, les tumuli pourraient avoir été le fait d’un oiseau mégapode endémique aujourd’hui disparu, une hypothèse proposée par l’archéologue Roger Green. Ailleurs en Océanie proche, les mégapodes sont connus pour édifier des tumuli en branchages et en terre pour permettre l’incubation de leurs œufs7. Cette hypothèse, au moment de sa formulation, avait l’avantage d’expliquer les datations très anciennes obtenues, de calmer les tensions par la démonstration du caractère non anthropique de ces aménagements, portant ainsi le débat archéologique sur d’autres types de vestiges. Le Sylviornis neocaledoniae, oiseau disparu, a longtemps été proposé pour l’édification de ces « nids »8.Toutefois, les travaux récents démontrent que cet oiseau est plus proche des galliformes que des mégapodes, ce qui infirme la vraisemblance de l’hypothèse9.

  • 10 Anderson et al., 2010.

7Un second oiseau subfossile, plus petit, mais un vrai mégapode cette fois, a également été proposé, le Megapodius molistructor. Toutefois, la niche écologique où la plus grande quantité de ses ossements a été retrouvée est la grotte de Pindaï10, or on n’y trouve aucun tumulus aux alentours, voire dans l’ensemble de cette zone du nord‑ouest de la Grande Terre. En outre, l’effectif des tumuli connus de la Grande Terre ne semble pas dépasser la trentaine, alors que Daniel Frimigacci en mentionne 307 à l’Île des Pins. S’il est vrai que des oiseaux peuvent édifier de telles structures, n’oublions pas que les mégapodes sont incapables de vol. L’hypothèse d’une construction des tumuli par les oiseaux signifierait pourtant que ces derniers aient choisi de nicher à l’Île des Pins et de mourir sur la grande Terre, ce qui est absurde.

  • 11 Frimigacci, 1986, p. 32.
  • 12 Ibid., p. 30.
  • 13 Lagarde, 2012.

8La perception des tumuli comme des vestiges anthropiques est finalement la plus répandue, même si la question de leur destination est restée longtemps problématique. Même si ces structures existent à l’Île des Pins dans des milieux différents, elles sont cependant typologiquement identiques, et linguistiquement, les habitants de l’Île des Pins ne leur attribuent qu’un terme unique, purè. En outre, ils sont en proportion semblable si l’on imagine un ratio population/espace : on en dénombre des centaines dans les deux grands types d’environnements plats de l’île. On semble clairement en présence d’une tradition anthropique unique, dont les modifications typologiques ne sont à rechercher que dans l’environnement immédiat. D’ailleurs, Daniel Frimigacci a été le premier à pointer les similitudes entre ces deux catégories de tumuli, essayant d’expliquer la destination de ceux du plateau par le contenu de ceux de la ceinture corallienne fossile11. Sa découverte d’ossements humains dans le tumulus en agrégat de calcaire de Tûü représente en réalité l’information fondamentale de ces dernières décennies, même si elle est passée relativement inaperçue. En effet, à l’occasion de l’éventration du tumulus de Tüu (KVO005) par les habitants de Vao, à la plage de Saint‑Joseph, il avait mené une fouille de sauvetage et mis au jour une stratigraphie complexe de superposition d’inhumations humaines12. Alors qu’il ne restait qu’un huitième de tumulus encore en place, deux sépultures complètes avaient été mises au jour ainsi que de nombreux restes osseux humains épars. Il semble enfin que les inhumations les plus profondes étaient en connexion anatomique, avec au moins un individu en décubitus dorsal, les ossements des niveaux supérieurs étant quant à eux désorganisés et brisés, signe probable des réaménagements successifs de la structure. Les datations obtenues sur les squelettes des deux individus profonds donnèrent 1440 ±35 BP et 1845 ±65 BP, un échantillon de charbon à 40 cm de profondeur 1930 ±70 BP. Cette fouille archéologique est la première à avoir véritablement cautionné l’hypothèse d’une édification humaine de ces structures en mettant à l’appui l’étude des stratigraphies et faisant état de l’existence de mobilier archéologique à l’intérieur de celles‑ci. Les datations obtenues par Daniel Frimigacci à Tûü indiquent des inhumations aux premiers siècles de notre ère, et sont à rapprocher de résultats obtenus récemment et provenant d’ossements humains prélevés dans le tumulus KGJ003 de Gadgi, à une vingtaine de kilomètres de là. Ces derniers remontent aux premiers siècles avant notre ère : 2208 ±39 BP13.

  • 14 Sand, 1995, p. 51.

9La destination de ces structures, en tout cas pour les tumuli de la ceinture corallienne, semble donc être funéraire, soit pour des inhumations primaires, soit des dépôts secondaires, les tumuli éventrés et récemment observés n’ayant pas permis de mettre en évidence des connexions anatomiques. Cependant, la question de la stérilité archéologique des tumuli de plateau restait encore un important point de discussion. Pour ceux de la ceinture corallienne, le substrat calcaire, par conséquent basique, aurait dû favoriser une bonne conservation des ossements : pourtant, ceux‑ci sont en mauvais état. Ceci est probablement dû à la structure du tumulus, constitué de petits blocs amoncelés, ce qui facilite le ravinement interne, par drainage naturel, de l’eau sur les os, permettant une plus grande oxydation et le développement de certains champignons ou mousses à leur surface. Si l’on considère que les tumuli de plateau présentent les mêmes caractéristiques structurelles, nuisibles à la bonne conservation du tissu osseux, à laquelle il faut ajouter l’extrême acidité des sols latéritiques (pH=4,7), alors on pourrait croire à une assez rapide dissolution de la matière osseuse des éventuelles inhumations en tumulus de cuirasse ferrallitique14.

10Si aujourd’hui les tumuli de l’Île des Pins sont mieux compris, grâce aux recherches menées sur ceux de la ceinture corallienne, de nombreuses questions subsistent encore. Cette tradition funéraire s’appliquait‑elle à l’ensemble des tumuli ? Sinon, mis à part des cimetières, quelles pouvaient‑être leurs autres destinations ? Pourquoi les tumuli sont-ils si fréquents à l’Île des Pins et si rares sur la Grande Terre, pourtant si proche ? S’agit-il véritablement d’une tradition originale, localisée et délimitée chronologiquement aux siècles entourant l’an 0, sans postérité ? Ou bien les structures énigmatiques en corail fossile des îles Loyauté récemment étudiées leur sont‑elles liées ? Si l’importance des tumuli en termes d’historiographie néo‑calédonienne est facilement démontrable, leur place dans la reconstruction des trajectoires des sociétés anciennes locales reste clairement à écrire.

Bibliographie

Ouvrages et thèse

Brou Bernard, 1977, Préhistoire et société traditionnelle de la Nouvelle-Calédonie, Publication de la Société d’études historiques de Nouvelle-Calédonie n16, Nouméa, 277 p. [9782917373156]

Lagarde Louis, 2012, Peuplement, dynamiques internes et relations externes dans un ensemble géographique cohérent de Mélanésie insulaire : l’exemple de l’Île des Pins en Nouvelle‑Calédonie, thèse de doctorat en préhistoire, 2 vol., Université Paris 1/Panthéon-Sorbonne.

Sand Christophe, 1995, Le temps d’avant, la préhistoire de la Nouvelle‑Calédonie, L’Harmattan, Paris, 356 p. [9782738433718]

Articles et contributions à des ouvrages

Anderson A., Sand C., Petchey F., Worthy T., 2010, “Faunal Extinction and Human Habitation in New Caledonia: Initial Results and Implication of New Research at the Pindai Caves”, Journal of Pacific Archaeology, vol. 1, no 1, p. 89‑109.

Avias Jacques, 1949, « Contribution à la préhistoire de l’Océanie : les tumuli des plateaux de fer en Nouvelle-Calédonie », Journal de la Société des Océanistes, vol. 5, p. 15‑50.

Dubois M.‑J., 1976, « Espèce disparue et tradition mélanésienne, les ossements d’Uré (île des Pins) », Bulletin de la Société d’études historiques de Nouvelle‑Calédonie, no 29, p. 7‑8.

Frimigacci Daniel, 1986, Notice explicative de la feuille « Île des Pins », Carte géologique à l’échelle 1/50000e, Paris, p. 27‑37.

Golson Jack, 1996, “Roger Green: early and late encounters”, in Davidson J , Irwin G., Leach F., Pawley A. & Brown D. (eds.), Oceanic Culture History, Essays in Honour of Roger Green, New Zealand Journal of Archaeology special publication, Auckland, p. 306‑321.

Green Roger Curtis, 1988, “Those mysterious mounds are for the birds”, Archaeology in New Zealand, vol. 31, p. 53‑158.

Griscelli Paul, 1976, « Deux oiseaux fossiles en Nouvelle-Calédonie », Bulletin de la Société d’études historiques de Nouvelle‑Calédonie, no 29, p. 3-6.

Poplin François, MourerChauviré écile., 1986, « Le mystère des tumulus », Bulletin de la Société d’études historiques de Nouvelle‑Calédonie, no 68, p. 63‑65.

Worthy Trevor, Mitri Miyess, Handley Warren, Lee Michael Anderson & Sand Christophe., 2016, “Osteology Supports a Stem‑Galliform Affinity for the Giant Extinct Flightless Bird Sylviornis neocaledoniae (Sylviornithidae, Galloanseres)”, PLoS ONE, 11(3), e0150871.

Notes

1 Brou, 1977, p. 55‑85.

2 Ibid., p. 97‑98.

3 Dubois, 1976, p. 327.

4 Avias, 1949.

5 Lagarde, 2012.

6 Golson, 1996, p. 314.

7 Green, 1988, p. 153‑158.

8 Dubois, 1976, Griscelli, 1976, Poplin et Mourer‑Chauviré, 1986.

9 Worthy et al., 2016.

10 Anderson et al., 2010.

11 Frimigacci, 1986, p. 32.

12 Ibid., p. 30.

13 Lagarde, 2012.

14 Sand, 1995, p. 51.

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