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Encyclopédie des historiographies : Afriques, Amériques, Asies

 | 
Nathalie Kouamé
, 
Éric P. Meyer
, 
Anne Viguier

R

Restes humains de Nouvelle‑Calédonie, une source historique peu exploitée (Les)

Human Remains from New Caledonia: A Rare Historical Source

Marie Brualla

Résumé

Au‑delà de sa dimension muséale et scientifique, la collection de restes humains provenant de Nouvelle‑Calédonie et conservée au Muséum national d’Histoire naturelle de Paris, apparaît à l’historien comme une source importante pour servir non seulement l’histoire des sciences, en particulier l’anthropologie et la médecine, l’histoire des collections muséales, mais aussi les politiques coloniales fondées sur les relations savoirs/pouvoirs et centre/périphéries.

Texte intégral

Introduction

1Si, dans les sciences humaines, le terme de « sources » est le plus souvent associé à des archives papier, à des photographies, voire à des témoignages oraux, il ne renvoie que rarement aux objets et encore moins aux restes humains. Or, ces derniers, notamment lorsqu’ils sont réunis en un fonds et, idéalement, documentés en parallèle, peuvent constituer des archives significatives sur les contextes politique, social et culturel de leur acquisition, de leur conservation et de leur utilisation, et ce jusqu’à nos jours.

  • 1 Désormais au Musée de l’Homme.

2Tel est le cas du fonds anthropobiologique qui fait partie de la collection anthropologique du Muséum national d'Histoire naturelle de Paris1, laquelle est issue de la collection constituée par Antoine Serres dès 1839. Nous nous sommes intéressés spécifiquement aux restes humains (principalement osseux) provenant de la Nouvelle‑Calédonie, colonie française de 1853 à 1946, et désormais collectivité française. Ce fonds, véritable source historique, éclairé des documents d’archives qui l’accompagnent, permet d’étudier de multiples aspects du contexte colonial français de la seconde moitié du xixe siècle, et plus spécifiquement les liens entre la pratique de l’anthropologie, l’exploration scientifique et la prise de possession armée, entre science et domination coloniale française.

  • 2 Voir notamment les travaux de Claude Blanckaert (2013), Alice L. Conklin (2013 (...)
  • 3 Brualla, 2017, p. 121.

3De nos jours, dans un contexte de revendications politiques et identitaires, renforcé par la prédominance de l'historiographie postcoloniale, l'étude de collections anthropologiques et ethnologiques prend de plus en plus d'ampleur, notamment en ce qui concerne leur exposition dans les musées et leur lien avec les mentalités colonialistes et les théories raciales2. La richesse de la collection néo‑calédonienne permet de ne pas se limiter à « refaire une histoire de l’anthropologie ou des collections muséales, mais bien de s’intéresser à l’exemplarité et aux spécificités typologiques et historiques du fonds calédonien en tant qu’archive des pratiques scientifiques et/ou militaires coloniales »3.

4Une des spécificités de ce type de source est qu’il se compose de pièces dont le caractère émotionnel est fort et dont l'histoire de l’acquisition, de même que la légitimité de leur possession encore aujourd'hui par des musées occidentaux, sont délicates à traiter de manière objective ou distanciée, et ne sont pas à l'écart de débats pouvant opposer éthique et science, mémoire privée (ou étatique) et mémoire historique et universelle.

  • 4 Date de la première acquisition au Muséum d’un spécimen anthropologique proven (...)
  • 5 Fin d’un processus d’acquisition anthropologique de grande ampleur, due notamm (...)
  • 6 Telle la tête d’Ataï, grand chef kanak leader de l’insurrection de 1878, envoyée au Musé (...)

5Faire l’histoire d’un tel fonds, à travers les micro‑histoires de ses spécimens et de leur changement de lieu géographique, de statut, etc. c’est aussi s’intéresser à tous les collecteurs et à tous les spécimens. L’analyse peut alors être orientée vers le processus global d’acquisition du laboratoire d’anthropologie du Muséum entre 18474 et 19005, car ce fonds ne se résume pas à l’acquisition et au traitement de quelques grandes pièces médiatisées6 et aux donateurs les plus importants. La collection est formée de tout un ensemble de spécimens présentant des spécificités historiques et scientifiques, et acquis par un grand nombre de collecteurs, dont beaucoup sont oubliés des « grandes histoires » de la colonisation et de l’anthropologie, mais qui y ont pourtant participé, à leur échelle. C’est ce « fourmillement » de petites mains et de spécimens divers qu’il est intéressant de lier à l’histoire de la collection, à celle du Muséum, à celle de l’anthropologie française de la seconde moitié du xixe siècle.

Caractéristiques et exploitation du fonds

  • 7 La majorité de ces spécimens ont été acquis avant 1900.
  • 8 Certains spécimens ne font plus partie de la collection pour diverses raisons, (...)

6Le fonds néo‑calédonien du Muséum est composé de 483 spécimens anthropologiques entrés entre 1847 et 19377, dont 444 pièces organiques, c'est‑à‑dire les dépouilles humaines, et 39 moulages. Il est essentiel de prendre en compte l’ensemble des pièces acquises pour nourrir analyses et statistiques, et de ne pas se limiter à celles qui sont encore présentes matériellement dans les collections du Muséum8. Cette collection est constituée pour les trois‑quarts de crânes et d'ossements non pathologiques, conformément aux priorités des études anthropologiques de l’époque. Cette caractéristique de la collection laisse à penser qu'elle a été collectée pour l'étude des « races » et leur comparaison, et non pour participer à des études de tératologie par exemple. D’autre part, certains restes humains proviennent de bagnards (notamment des peaux tatouées) des pénitenciers de Nouvelle‑Calédonie et servaient alors les travaux anthropométriques et la science criminologique en plein apogée à la fin du xixe siècle.

7Néanmoins, l’intérêt historique de ce fonds est renforcé par sa mise en relation avec certaines archives textuelles présentes également dans les collections du Muséum. D’une part, les catalogues (ou registres) d’entrées et les catalogues d’inventaire des collections de la chaire d’anthropologie sont indispensables pour connaître l’étendue de la collection, spécimens manquants inclus. Pour chaque spécimen ou lot entré, sont détaillées des informations relatives aux pièces : date d’acquisition, nom et parfois profession du donateur, provenance géographique, courte description des spécimens, mode d’acquisition (don, achat, transfert…), etc. Ces données sont cruciales et, sans elles, les restes humains perdraient toute histoire propre.

  • 9 Découverte dans la nature, fouilles menées par le collecteur, notamment dans les (...)

8D’autres archives, beaucoup plus rares et éparses, viennent éclairer ponctuellement cette collection : ce sont les correspondances des donateurs et/ou collecteurs avec les professeurs du Muséum, ainsi que quelques notes ou étiquettes qui accompagnaient certains spécimens de la collection. Grâce à elles, il est possible d’apprendre que certaines acquisitions font suite à des trouvailles fortuites par exemple, quand d’autres au contraire répondent à des commandes bien spécifiques de la part des professeurs et savants restés à Paris. Les circonstances de collecte et d’acquisition y sont parfois mentionnées9, de même que peuvent apparaître les mentions de recours à des intermédiaires, des indications de provenances géographiques plus précises, les modes de conservation/restauration et de transport, etc.

  • 10 Brualla, 2014 et 2017.

9L’étude de cette collection de restes humains, à la lumière des archives qui les accompagnent, et provenant d'une zone géographique restreinte en terrain colonial, a notamment permis de comprendre en quoi les rapports coloniaux locaux influent sur les collectes, et de dégager les liens entre savoir et pouvoir, et entre périphérie (la colonie) et centre (la France et plus précisément Paris) politiques et scientifiques. Les pratiques de collectes sur le terrain, leurs circonstances et leurs enjeux locaux et scientifiques, sont au cœur de la réflexion sur l’origine des collections et donc sur l’histoire de la politique d’acquisition du Muséum, notamment en contexte colonial. Elles témoignent des rapports de force coloniaux et de la quasi‑impunité accordée aux collecteurs qui agissent pour le Muséum, au service de la science10.

10Ce fonds en tant que source historique se révèle d’un intérêt considérable à de multiples points de vue, à travers les caractéristiques intrinsèques des spécimens, les acteurs, motivations et conditions de leur collecte et de leur envoi en métropole, l’usage qui en a été fait au sein du Muséum, ainsi que leur mode de conservation et le savoir qu’ils permirent de construire.

11Enfin, cette collection met en exergue les processus d’intégration d’éléments humains dans une chaîne scientifique et patrimoniale, c’est‑à‑dire leur transformation en des objets de recherche et des objets de musée.

Valeur historique et scientifique des « biographies » de spécimens

  • 11 Notamment celles de Paul Broca, fondateur de la Société d’Anthropologie de Paris en (...)

12Les spécimens acquis par le Muséum sont des pièces qui ont une histoire propre ; les dépouilles ont suivi une trajectoire les menant jusqu’au Muséum, et s’y trouvent encore aujourd’hui. Si les pièces sont précieuses scientifiquement, historiquement, éthiquement voire parfois pour leur portée mémorielle, leur biographie l’est tout autant. En effet, les spécimens dont on connaît l’histoire, et donc, dont on est sûr de la provenance, de l’origine ethnique, etc., ont davantage de valeur scientifique que ceux dont l’authenticité reste à prouver. Le savoir scientifique est donc non seulement issu de l’étude des spécimens, mais aussi de la connaissance de leur histoire. Ces histoires rattachées aux objets font partie intégrante de la collection anthropologique, à travers la documentation notamment ; ce sont les lettres et notes enregistrant le nom, le sexe, l’origine ethnique, l’âge au moment du décès, la cause de la mort, mais aussi le nom du collecteur et/ou du donateur si celui‑ci est différent, la date de la collecte, son lieu, et idéalement ses circonstances. La transmission de ces informations, si elle est pourtant recommandée dans les instructions officielles11, est très rarement effectuée de manière complète. Le changement de statut de l’« objet », de dépouille humaine à pièce scientifique et muséale, entraîne souvent la perte d’informations, qu’elle soit matérielle (perte, destruction ou non transmission des notes), ou intellectuelle (absence initiale d’informations, négligence, désintérêt, etc.).

  • 12 Roque, 2010, p.120‑121.

13Bien au‑delà de la curiosité historique, ces informations, relevant parfois même du détail, permettent de certifier l’authenticité du spécimen et son origine. R. Roque, qui compare ce fait à celui de la recherche de documentation cherchant à prouver l’authenticité des reliques en Europe, qualifie ces renseignements, ces « histories », de « piliers d’un système de savoir basé sur l’authenticité des spécimens »12.

  • 13 Ibid.

14Cette authenticité passe notamment par la personne du donateur : si celui‑ci possédait un statut social ou un crédit scientifique, lui conférant une certaine honorabilité, le savoir qu’il transmettait ou suscitait de par le ou les spécimen(s) qu’il offrait, pouvait alors être considéré comme fiable. Ainsi, les noms et les statuts (docteur, capitaine de frégate, etc.) des donateurs sont inscrits sur les catalogues et registres du Muséum à côté des identifications des spécimens. La valeur de l’« objet » et la véracité des informations qui lui sont attachées dépendent en partie de la présumée respectabilité de « donateurs généreux et désintéressés, respectables “amis” et personnes de statut conséquent »13.

  • 14 De très nombreux Néo‑Hébridais (Ni‑Vanuatu actuels) vivaient en Nouvelle‑Calédonie puisq (...)

15Les spécimens possèdent une historicité ; si elle est inconnue ou biaisée pour le scientifique, il peut être amené à émettre des résultats erronés. Même si le collecteur est de bonne foi, les collectes dans les cimetières (ou les trouvailles dans la nature) peuvent fausser l’indication de l’origine géographique et ethnique des individus. C’est un problème majeur pour les anthropologues qui pouvaient ainsi analyser un crâne de Néo‑Hébridais en croyant étudier un ossement appartenant à un Néo‑Calédonien, car celui‑ci était indiqué comme tel par le donateur14. Ce risque est accru lorsque l’indication est vague : « crâne provenant de Nouvelle‑Calédonie » ou « tibia trouvé dans un cimetière » ne signifie pas forcément qu’il s’agit d’un crâne de Kanak, et même lorsque le donateur a mentionné « crâne de Canaque » il l’a peut‑être fait par extrapolation. L’expertise anatomique ou anthropométrique ne suffit pas toujours à lever le doute sur l’origine ethnique du spécimen. Ainsi, lors des études visant à déterminer et à classer les « races » humaines dans la seconde moitié du xixe siècle, de semblables erreurs ont pu invalider les données et donc les résultats classificatoires. L’hétérogénéité ethnique inconnue d’une collection d’étude pose problème à l’anthropologue et influe sur le savoir issu de ses recherches. Il en va de même dans le musée, où la classification des pièces et les informations qu’on leur adjoint (sur le cartel notamment) dépendent de leur provenance, de l’origine ethnique de l’individu, voire de la source de l’acquisition. Toutefois, les expertises des anthropologues, en procédant à une identification correcte de l’origine ethnique des restes humains, ont parfois pu modifier ou donner une provenance, une identité et donc, en partie, une histoire aux spécimens.

16Enfin, les informations sur les contextes d’acquisition et la provenance exacte des restes humains sont primordiales pour les chercheurs actuels (archéologues, paléoanthropologues, anthropologues biologistes, ethnobiologistes, généticiens). S’attachant à connaître l’alimentation, les pathologies, les modes de vie et les origines de peuplement des diverses populations mondiales actuelles et passées, cette bioarchéologie n’a plus rien à voir avec les recherches du xixsiècle sur les races et peut apporter beaucoup à la connaissance scientifique sur l’Homme.

  • 15 Froment & Mennecier, 2014, p. 333.

17La collection de restes humains conservée au Muséum national d’Histoire naturelle de Paris et provenant de Nouvelle‑Calédonie, issue d'un théâtre de la colonisation française, constitue une source historique intéressante à plus d'un titre pour mieux comprendre les liens entre divers aspects du colonialisme (violence coloniale, développement d'une médecine coloniale, élaboration ou renforcement de thèses racialistes) et l'anthropologie, dans la seconde moitié du xixe siècle français. Associés à des archives textuelles et intrinsèquement dépositaires d’une mémoire historique, mais aussi d’une forte dimension patrimoniale, affective, voire identitaire, « quelle que soit la valeur des autres archives que le passé nous a léguées, les restes humains demeurent les plus émouvants des témoins de l'histoire »15.

Bibliographie

Ouvrages et thèse

Blanckaert Claude, 2013, La Vénus hottentote : entre Barnum et Muséum, Publications scientifiques du Muséum national d’Histoire naturelle, Paris, 478 p. [2856537014]

Brualla Marie, 2014, La constitution du fonds anthropobiologique néo‑calédonien du Muséum national d’Histoire naturelle en contexte colonial (1847‑1898), mémoire de Master 2 recherche Histoire des Sciences, B. Belhoste (dir.), Université Paris 1 Panthéon‑Sorbonne.

Conklin Alice L. In the Museum of Man, Race Anthropology and Empire in France, 1850‑1950, Cornell University Press, Ithaca, 392 p. [9780230222052]

Roque Ricardo, 2010, Headhunting and Colonialism. Anthropology and the Circulation of Human Skulls in the Portuguese Empire, 1870‑1930, Palgrave Macmillan, Cambridge Imperial and Post‑Colonial Studies, New York, 342 p.

Patin Christelle, 2014, « Les restes humains dans les musées : anthropologie et histoire des collections françaises (xixexxie siècle) », Alban Bensa (dir.), thèse EHESS, Paris.

Article et contribution à un ouvrage

Brualla Marie, 2017, « S’approprier “l’Autre”. La collecte de restes humains en Nouvelle‑Calédonie, un instrument de domination coloniale (1860‑1900) », Outre‑Mers. Revue d’histoire, t. 105, no 396‑397, p. 119‑143.

Froment Alain & Mennecier Philippe, 2014, « Les collections de restes humains, archives de l’humanité », in Daugeron Bertrand, Le Goff Armelle, Penser, Classer, Administrer, pour une histoire croisée des collections scientifiques, Publications scientifiques du Muséum national d’Histoire naturelle, Paris.

Notes

1 Désormais au Musée de l’Homme.

2 Voir notamment les travaux de Claude Blanckaert (2013), Alice L. Conklin (2013), Ricardo Roque (2010) et, pour la Nouvelle‑Calédonie en particulier, celui de Christelle Patin (2014).

3 Brualla, 2017, p. 121.

4 Date de la première acquisition au Muséum d’un spécimen anthropologique provenant de Nouvelle‑Calédonie.

5 Fin d’un processus d’acquisition anthropologique de grande ampleur, due notamment au développement de l’ethnographie, de la photographie et au déclin de l’anthropologie physique comme discipline majeure pour l’étude de l’Homme.

6 Telle la tête d’Ataï, grand chef kanak leader de l’insurrection de 1878, envoyée au Muséum et entrée dans les collections de la Société d’Anthropologie de Paris. Elle fut restituée à la Nouvelle‑Calédonie, lors d’une cérémonie officielle en août 2014.

7 La majorité de ces spécimens ont été acquis avant 1900.

8 Certains spécimens ne font plus partie de la collection pour diverses raisons, connues ou non (dons ou échanges entre institutions, pertes, vols, destructions volontaires ou non, etc.).

9 Découverte dans la nature, fouilles menées par le collecteur, notamment dans les cimetières, récupération de dépouilles dans les hôpitaux, sur les champs de bataille, etc.

10 Brualla, 2014 et 2017.

11 Notamment celles de Paul Broca, fondateur de la Société d’Anthropologie de Paris en 1859. Paul Broca, 1865, Instructions générales pour les recherches anthropologiques (Anatomie et physiologie), Masson et fils, Paris.

12 Roque, 2010, p.120‑121.

13 Ibid.

14 De très nombreux Néo‑Hébridais (Ni‑Vanuatu actuels) vivaient en Nouvelle‑Calédonie puisqu’ils constituaient alors la principale main d’œuvre, en tant qu’engagés sous contrats. À ce sujet, voir notamment Dorothy Shineberg, 1999, The People Trade: Pacific Island Laborers and New Caledonia, 1865‑1930, University of Hawaii Press, Honolulu.

15 Froment & Mennecier, 2014, p. 333.

Auteur

IHMC, UMR 8066, Université Paris 1 Panthéon‑Sorbonne

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