Venise, les Turcs, la Crète
Venice, Turks and Crete
Η Βενετία, οι Τούρκοι, η Κρήτη.
Résumés
Entre 1463 et 1718, sept guerres ont opposé Venise à l’Empire ottoman. La Crète se trouve aux premières loges dans ces conflits et la défaite définitive de la Sérénissime la fera passer pour plusieurs siècles sous contrôle ottoman. Ce chapitre tente de décrire brièvement les rapports entre Venise et les Turcs avant 1463, les premières guerres vénéto‑turques et, plus précisément les deux dernières qui scellent le sort de la Crète. On y voit également les conséquences que la menace permanente, même en pseudo temps de paix, entraîne pour la vie des Crétois et la politique de Venise dans l’île.
Between 1463 and 1718, seven wars opposed Venice to the Ottoman Empire. Crete is at the forefront of these conflicts and the final defeat of the Serenissima will make it pass for several centuries under Ottoman control. This chapter attempts to briefly describe the relationship between Venice and the Turks before 1463, the first Venetian Turkish wars and, more precisely, the last two that sealed the fate of Crete. It also shows the consequences that the permanent threat, even in pseudo peacetime, entails for the life of the Cretans and the politics of Venice on the island.
Μεταξύ του 1463 και του 1718, επτά πολέμοι αντιτάχθηκαν τη Βενετία στην Οθωμανική Αυτοκρατορία. Η Κρήτη βρίσκεται στην πρώτη γραμμή αυτών των συγκρούσεων και η τελική ήττα της Γαληνότατης θα την κάνει να περάσει για αρκετούς αιώνες υπό οθωμανικό έλεγχο. Το κεφάλαιο αυτό επιχειρεί να περιγράψει εν συντομία τη σχέση της Βενετίας με τους Τούρκους πριν από το 1463, τους πρώτους Βενετο-τουρκικούς πολέμους και πιο συγκεκριμένα τους τελευταίους δύο που σφράγισαν την τύχη της Κρήτης. Δείχνει επίσης τις συνέπειες που συνεπάγεται η μόνιμη απειλή, ακόμη και σε ψευδο ειρηνικό χρόνο, για τη ζωή των Κρητικών και την πολιτική της Βενετίας στο νησί.
Entrées d’index
Mots-clés : Crète vénitienne, émirats turcs, Empire ottoman, Lépante, siège de Candie, forteresses, galères, rameurs, corvées
Keywords : Venetian Crete, Turkish emirates, Ottoman Empire, Lepanto, besiege of Candia, fortresses, galleys, rowers.
Texte intégral
1Les Turcs ont déjà été nommés à plusieurs reprises dans ce texte, pirates turcs, commerce avec les Turcs, interprète de turc, fortifications pour se protéger des Turcs et, bien sûr, conquête de Chypre puis de la Crète par les Turcs… Si on ajoute l’existence de sept guerres vénéto‑ottomanes, 1463‑1479, 1499‑1503, 1537‑1540, 1570‑1573, 1645‑1669 (la « guerre de Crète »), 1684‑1699, 1715‑1718, force est de reconnaître l’importance du facteur turc dans la vie de l’Égée, facteur décisif pour la Crète puisqu’il met fin à la présence vénitienne dans l’île et entraîne une nouvelle période de son histoire. Cependant, il serait faux de penser que les rapports n’ont été que militaires. Les deux siècles et demi de guerre sont coupés de décennies de paix et, même en temps de guerre, les campagnes maritimes s’arrêtent d’octobre à avril. De plus, les échanges commerciaux se poursuivent aussi longtemps que possible.
2La puissance vénitienne en effet est née du commerce avec la Méditerranée orientale, les guerres dans cette région sont donc pour elles doublement coûteuses, par les frais qu’elles entraînent et par la perte de ressources. Elle tente donc de les éviter par une politique de conciliation, par des accords, en payant tribut ou en se tenant à l’écart de certaines coalitions. Dans la plupart des cas, elle n’est pas à l’origine du conflit, mais elle combat quand ses intérêts vitaux sont en jeu : le contrôle de l’Adriatique et de sa sortie, ‑ d’où sa présence à Zara (Zadar), Spalato (Split), Raguse, Cattaro (Kotor), Durazzo (Durrës), Corfou et Modon (Methoni) ‑, et les routes de l’Égée vers Constantinople et le Proche‑Orient, ‑ d’où les forteresses de Coron (Coroni), Monemvasia et de Négrepont (Eubée), ou des côtes nord de la Crète.
3La Sérénissime n’est pas seule en Méditerranée, il lui faut compter, selon les périodes, avec la concurrence génoise, espagnole, française, ottomane et les pirates de toutes sortes. Par ailleurs, quand, en Italie, elle choisit de se constituer un territoire de « terre ferme » à partir de 1400, elle doit faire face aux Milanais, s’investir dans les luttes entre duchés italiens. À partir du xvie siècle, elle doit surveiller aussi les Espagnols, au nord, et à l’est, les Habsbourg d’Autriche, les États pontificaux et les autres États italiens au sud. Cet arrière‑plan omniprésent réduit ses capacités militaires face aux Turcs à une époque où, après le contournement maritime de l’Afrique et les importations d’Amérique, l’importance commerciale des marchés de l’Est méditerranéen décline et réduit ses possibilités financières. Il réduit également les chances de ligues chrétiennes dont les potentiels membres ne voient pas d’intérêt à aider Venise.
4À côté des échanges commerciaux qui se poursuivent régulièrement en dehors des phases les plus critiques des conflits, existent également des relations au niveau des personnes. Venise, en 1414, installe des prisonniers de guerre turcs en Crète et leur permet plus tard de se marier. Nombre de prisonniers crétois ont vécu chez des Turcs avant d’être libérés, les vilains crétois en fuite se réfugient « chez les Turcs » (sans précision) comme ceux qui sont accablés de dettes, ceux qui veulent échapper à une décision de justice ou qui refusent l’enrôlement sur les galères. Même les popes poursuivis pour avoir refusé de citer le nom du Pape ou pour avoir eu des contacts avec un envoyé de Constantinople vont se réfugier « chez les Turcs ». C’est ainsi que Morosini en 1629, moins de vingt ans avant la prise de La Canée, conseille de confier à vie des terres à défricher à de nouveaux vilains, de laisser se développer le marché libre des céréales, de se montrer clément à l’égard des débiteurs condamnés en ajoutant :
Sinon, un tiers de la population sera mort de faim ou parti chez les Turcs
5et, un peu plus loin,
Quand les coupables sont condamnés à l’exil, ils prennent contact avec les Turcs et les pachas et parlent des forteresses du Royaume (de Candie). Cette familiarité avec les Turcs ne plaît pas à ce Très Sage sénat, aussi a‑t‑il donné pouvoir aux bailes de leur donner des passeports pour revenir, libres, dans le Royaume, car autrement le Turc aurait plus de sujets que votre Excellence1.
6Il n’y a donc pas de barrière absolue. Les Ottomans embauchent à leur service, sans exiger la conversion à l’islam, du personnel et des spécialistes techniques chrétiens. La jeune noble vénitienne, Cecilia Baffo Venier (1525‑1587), capturée par des pirates à Paros, devint Nur‑Banu, la favorite du sultan Selim ii, la mère du sultan Murad iii, et elle dirigea la politique étrangère de l’Empire à la mort de son mari. Les Vénitiens ont, eux, intégré quelques mots de turc dans leur langue, adopté le café découvert à Constantinople et dépensé des fortunes pour les tapis, les étoffes précieuses et les cuirs travaillés venus de l’Empire2.
7Le xve siècle est un moment‑clé pour la présence vénitienne en Égée. Tant que les terres anatoliennes sont aux mains d’un État continental comme celui des Seldjoukides, ou qu’elles sont divisées en multiples beylicats concurrents, gérer la situation n’est pas trop difficile. Quand l’Empire ottoman prend forme, s’étend, établit son pouvoir dans les Balkans, s’avance en mer Égée et se constitue une flotte, il devient un danger permanent. La prise de Constantinople et l’extension du pouvoir des sultans dans le Péloponnèse en font des adversaires redoutables, d’autant que certains ne cachent pas leur rêve d’aller jusqu’à Rome. À la fin du xve siècle, il est clair qu’ils cherchent à obtenir la suprématie maritime en Égée. Et, après la prise de Chypre (1571), il est encore plus clair que la Crète est leur prochaine étape. Une lutte récurrente de plus de deux cents ans est coupée de simples trêves puisqu’un sultan n’est pas engagé par les décisions de son prédécesseur. Les deux États n’en continuent pas moins à respecter l’adversaire et à avoir des relations diplomatiques et commerciales.
8La Crète est directement concernée par cette lutte à mort, en tant qu’avant‑poste vénitien dans l’Égée, aux premières places pour fournir de l’équipement, des hommes, du soutien à la flotte, aux premières places également pour subir des raids de pirates ou de la flotte turque, et comme objet de la convoitise des sultans. Pendant près de deux siècles, elle se prépare à connaître l’assaut final.
Jusqu’en 1453 : relations commerciales et premiers affrontements
Avant les Ottomans
9Les marchands vénitiens, dans un premier temps, doivent compter avec les interdits religieux (jusqu’en 1344, les échanges avec les Mameluks sont interdits par le pape), avec leurs rivaux, avec les différents maîtres turcs des côtes anatoliennes et, enfin, avec les incursions de Gengis Khan (en Anatolie et en Cilicie au milieu du xiiie siècle) et de Tamerlan (prise d’Éphèse et de Smyrne en 1402).
10Ils établissent des relations commerciales avec les Seldjoukides dont le pouvoir s’étend sur les côtes sud de l’Anatolie dans les premières décennies du xiiie siècle et signent avec eux trois accords commerciaux. Les Byzantins qui, lors des croisades, n’ont montré aucun désir d’aider les croisés contre les tribus turques suivent eux aussi cette politique d’entente et d’accords jusqu’au xive siècle. Après la disparition du sultanat de Roum, détruit par les Mongols en 1243, les Vénitiens se tournent vers les nouveaux émirats d’Aydin et de Menteshe (Éphèse) qui disposent de riches terres agricoles et de bons ports, et ceux de Palatia (Milet), de Theologo (Éphèse) et de Makri (Fethiye). C’est dans cette période, en 1330 sans doute, qu’est rédigé à Venise un Codex cumanicus qui comporte un répertoire quadrilingue latin‑turc couman‑persan à l’usage des marchands vénitiens.
11Le Sénat de Venise délègue au duc de Crète la gestion de la politique commerciale avec ces deux émirats assez proches, les négociations, la signature des traités3 et la nomination à Theologo et Palatia de consuls, payés par les taxes levées sur les marchands vénitiens. Plusieurs accords sont signés au cours du xive siècle entre la Crète et les émirats, tous assez comparables : celui de 1331, par exemple, prévoit l’installation d’un consul crétois, la protection des Crétois face aux ressortissants de l’émir et inversement, et la libération des captifs appartenant à l’un ou l’autre État. Les « dépendances » de la Crète sont comprises et précisées dans chaque accord. Être nommément cité dans le texte protège en théorie contre les raids turcs si l’on verse le tribut fixé : s’il n’est pas versé, l’émir avertit le duc de Candie qui intervient auprès des vassaux et… s’il n’est pas versé dans les deux mois suivants, la flotte turque prend la mer. C’est dissuasif !
12Les territoires indiqués sont soit gouvernés par des seigneurs vénitiens, soit sous administration vénitienne directe comme Coron et Modon. Nous disposons des accords de 1331, 1337, 1353, 1358, 1375, 1403 et 1407. Karpathos (appartenant aux Cornaro depuis 1301), Kéa et Serifos (que Venise place sous sa juridiction en 1302‑1304 à la faveur d’un conflit entre héritiers), et Cythère (qui, obtenue par Marco Venier en 1204, passe directement sous la juridiction du duc de Candie après la participation des Venier à la révolte de 1363‑1365) sont citées dans chaque texte. À partir de 1337, figurent aussi régulièrement Coron, Modon, et Négrepont dont les seigneurs latins sont protégés par Venise. Progressivement viennent s’ajouter Gavdos, Anticythère (détachée du duché de Naxos), Aspypaléa, Amorgos (aux Ghisi qui reconnaissent la suzeraineté vénitienne), Nauplie et Argos achetées par Venise en 1388 à Marie d’Enghien, Athènes où les Acciaiuoli, en 1405, se reconnaissent vassaux de Venise, Mykonos et Tinos annexées en 1390. Le duc de Naxos, de son côté, paie aussi tribut aux deux émirats. C’est de facto une sorte de condominium sur l’Égée du sud.
13Theologo et Palatia sont alors des ports cosmopolites, on y rencontre des Pisans, des Génois, des commerçants de Florence, de Barcelone, d’Ancône, de Raguse, de Messine, de Chypre, de Rhodes ; les Vénitiens y ont un quartier, une église, une loggia et même un boulanger. Que vont y chercher les Crétois ? Que peuvent‑ils vendre ?
14Ils achètent des esclaves (razziés dans les îles par les bateaux turcs) qui alimentent le marché crétois, et surtout les indispensables céréales de la vallée du Méandre qui limitent les famines, des chevaux et des mulets, des peaux de chèvres et d’agneaux dont la Crète fait grand commerce après traitement ; ils y trouvent aussi l’indispensable alun de Kütahya pour traiter ces cuirs (l’alun plus proche de Phocée est aux mains des Génois). Que vendent ou revendent les Crétois ? Des étoffes françaises ou italiennes, du vin, du savon, des bijoux. Chaque émirat fixe ses règles et ses taxes : Menteshe impose les droits les plus faibles, avec des taxes spéciales sur les produits sensibles, céréales, chevaux et mulets, esclaves et vin ; Aydin varie sa politique fiscale selon la conjoncture politique, taxant en général les exportations plus fortement.
15Le grand nombre de traités montre leur peu d’application. Les raids reprennent rapidement, les uns et les autres s’accusent de saisies illégales de navires de commerce et doivent échanger des prisonniers. Les Crétois demandent l’aide de Venise qui, en 1332, tente une alliance avec Constantinople et les hospitaliers de Rhodes, puis avec le pape Jean xxii (qui promet des indulgences aux combattants), tout en cherchant à profiter des conflits entre les émirs de Menteshe, d’Aydin, de Germiyan et de Sarukhan. Le temps de leur infliger une lourde défaite, la coalition se délite et les deux émirats préfèrent s’entendre à nouveau avec Venise, d’où de nouveaux accords. Mais les raids turcs reprennent. Le duc de Crète lève alors une nouvelle taxe sur les marchands pour préparer la défense. Une croisade regroupant les Crétois, le duché de Naxos, le pape, Rhodes et les Ghisi d’Amorgos se prépare contre Aydin. Les coalisés prennent Smyrne, mais, en 1345, sont lourdement vaincus dès que les combats ont lieu sur terre où les autres émirs turcs viennent secourir celui d’Aydin. Les besoins en céréales sont trop importants, la Crète connaît une famine ; même si Menteshe continue ses ventes, Venise préfère trouver un accord. La situation reste confuse, les côtes crétoises sont encore attaquées, la Grande Peste seule vient mettre fin aux combats : en 1348, la paix est signée entre l’archevêque de Crète, le Grand Maître des Hospitaliers et Aydin, mais les raids reprennent l’année suivante jusqu’à ce qu’en 1353, un nouvel accord… Et le même schéma se reproduit… Venise cherche toujours à maintenir ses relations avec les deux émirats, mais ils sont peu à peu marginalisés par la montée des Ottomans.
Un seul interlocuteur : les Ottomans
16Après la mort de Murad i en 1389, Bayezid, son fils, annexe en effet, l’année suivante, Menteshe et Aydin, traite avec l’émir de Karaman et informe le doge que Vénitiens et Crétois peuvent commercer librement en territoire ottoman. Néanmoins, un an plus tard, les exportations de blé sont interdites, et les raids turcs se multiplient, Venise cherche en vain un accord. En 1400, une ambassade du prince de Theologo se rend en Crète et, en échange d’un soutien contre les Ottomans, promet une totale liberté de commerce, mais le prince meurt… Les raids reprennent. En 1400, Venise, acculée, pense à une guerre quand, en 1402, Tamerlan lui donne un répit : les Mongols, vainqueurs des Ottomans, ravagent Smyrne, rendent leurs terres aux émirs qui reprennent leurs relations avec la Crète, Venise revient à sa politique d’accords… mais ce n’est que de courte durée. En 1424, Murad ii reprend Aydin. Désormais Venise n’a plus affaire qu’aux Ottomans. Et les débuts sont inquiétants. La première rencontre navale entre les deux puissances a lieu à Gallipoli en mai 1416, c’est un succès pour les Vénitiens. En 1423, le basileus, qui ne peut plus défendre Thessalonique, cède la ville à Venise qui s’engage à assurer cette défense, et parvient sur le moment à faire reculer les Ottomans. Mais, quand elle tente par la suite d’acheter la paix au sultan, en proposant de verser un tribut de 100 000, 150 000, 300 000 aspres, rien n’y fait ; en 1430, Murad ii prend la ville d’assaut. C’est la première défaite de Venise face aux Ottomans.
17Les Vénitiens, contre l’Empire, tentent longtemps une tactique sur deux fronts : ils se chargent de la guerre navale, renforcés ‑ si possible ‑ par des navires alliés, et laissent à leurs alliés continentaux, souvent les souverains de Hongrie ou d’Autriche, l’essentiel de la charge de la guerre terrestre en terres serbes et bosniaques, l’arrière‑pays de leurs bases dalmates. Mais les croisades ne sont plus dans l’esprit du temps, les États européens s’affrontent dans de nombreux conflits, les tentatives d’unification des puissances chrétiennes ont peu de résultats. C’est ce que prouve magistralement la prise de Constantinople par les Ottomans en 1453.
18En effet, dès 1451, l’empereur byzantin Constantin xi envoie un ambassadeur en Italie demander de l’aide et sollicite de Venise la permission de recruter des archers crétois. Venise est embarrassée : certains dignitaires pensent que défendre un Empire perdu est mauvais pour les affaires et risque d’attirer des représailles ottomanes, d’autres jugent que, de toute façon, les Ottomans attaqueront les possessions vénitiennes. On choisit donc de ne pas choisir : défendre les chrétiens, mais sans provoquer les Turcs. Le basileus reçoit l’autorisation de recruter des archers crétois, la colonie vénitienne de Constantinople, après la destruction par les Ottomans du navire d’Antonio Rizzo dans le Bosphore en décembre 1452, se joint à la défense de la Ville où arrivent, quelques semaines plus tard, plusieurs navires vénitiens. Mais, au même moment, 700 hommes la quittent à bord de sept navires (dont six crétois). Finalement, seuls 26 navires sont présents dans la Corne d’Or au début du siège ; cinq sont vénitiens, cinq autres génois, trois crétois, un vient d’Ancône, un de Catalogne, un de Provence, les dix derniers appartiennent à la marine byzantine. Le nouvel appel à l’aide envoyé par le baile Girolamo Minotto est reçu à Venise le 19 février 1453. Le 13 avril, la République décide d’envoyer une petite flotte à Ténédos pour étudier la situation ; elle doit attendre l’arrivée de Loredan, le capitaine général de la flotte, avec quinze galères de Venise et deux galères crétoises, tout au plus 2000 combattants. Les instructions de Loredan montrent les hésitations de la Sérénissime : s’il ne rencontre pas la flotte de Ténédos, il doit se diriger vers Constantinople, mais s’il apprend en chemin que le basileus a traité avec le sultan, qu’il rejoigne la Morée et reprenne quelques villages au Paléologue. Sinon, qu’il se rende à Négrepont et prépare sa défense. Enfin, s’il parvient à Constantinople, qu’il embarque l’ambassadeur de Venise, Bartolomeo Marcello, et tente de négocier avec le sultan en l’assurant des bonnes dispositions vénitiennes… Pendant que toutes les puissances hésitent, il est trop tard, le siège a commencé. On sait que Mehmet ii, aidé par les Génois, parvient à faire entrer ses navires dans la Corne d’Or, les navires vénitiens sont détruits, Minotto et ses hommes participent aux combats terrestres, mais ne peuvent éviter la prise de la ville, et le sultan se vengera en les faisant tous exécuter.
19La Ville est prise le 29 mai 1453, trois navires qui ont pu fuir arrivent en Crète le 9 juin où la nouvelle émeut tous les habitants qu’on sait liés à Constantinople4. Les colonies vénitiennes de Chalcis et Modon, informées elles aussi rapidement, envoient des messagers à Venise, ils arrivent le 29 juin, de là l’information se répand à Rome puis dans toute l’Europe.
20Venise cherche immédiatement à éviter les représailles turques pour le choix de certains de ses ressortissants : elle conseille à ses colonies de ne pas réagir et envoie un ambassadeur extraordinaire auprès du sultan pour rétablir des relations politico‑économiques. Un accord est signé le 10 septembre 1453 et confirmé en avril 1454. Néanmoins, toujours inquiète face à ce nouveau conquérant, de même que les puissances d’Europe centrale et orientale, elle obtient, en 1463, face au sultan, le soutien du pape, de Matthias Corvin, le roi de Hongrie, et de Philippe le Bon, le duc de Bourgogne, auxquels se joignent des insurgés grecs et les forces albanaises de Skanderberg. Ce sera la première guerre vénéto‑ottomane, première d’une liste de sept conflits où Venise sera toujours vaincue.
De la prise de Constantinople à Lépante (1453-1570) : quatre guerres
21Les doges savent apprécier l’Empire ottoman ; les bailes et les ambassadeurs, soit d’excellents négociants sortis du rang, soit de jeunes patriciens fort instruits ‑ ainsi Giambattista Donà, baile en 1680, qui apprit le turc et publia à son retour une Littérature des Turcs ‑, comme les autres fonctionnaires, exposent à leur retour leur relation : c’est un long récit circonstancié, détaillé et essentiel pour leur carrière, publié par la suite, que l’on s’arrache dans les cours européennes, car il n’y a pas meilleure source d’informations. Sur la défensive face à la menace turque, Venise tient à connaître son ennemi sans le sous‑estimer. L’Empire lui inspire autant d’admiration que d’aversion, aversion, car il reste l’ennemi par excellence des Chrétiens, admiration pour sa puissance, sa taille, sa richesse, l’opulence de sa cour et sa richesse en hommes, sa possibilité illimitée de lever des troupes de soldats courageux, efficaces, disciplinés et dévoués à leur sultan ! Le Grand Turc « a en mains les clés de toute la Chrétienté, de sorte qu’il pourrait facilement pénétrer dans les viscères des chrétiens », écrit en 1521 Marc Minio. « Ils sont les plus grands combattants du monde », il faut les craindre et non les combattre, écrit Cavalli en 1560. « Le Grand Seigneur dispose de tant de territoires, d’argent et d’hommes obéissants », estime Barbarigo, en 1564, que « ces trois éléments seuls le rendent invincible »5. Cependant, devant une menace aussi clairement identifiée, Venise et ses 189 000 habitants en 1607 (mais 102 000 après la peste de 1630) ne cèdent pas.
22Un bref rappel des phases de guerre s’impose ici, simplement pour donner les lignes principales du contexte dans lequel s’insère le sort des Crétois.
La fin du xve siècle
23Lorsqu’éclate donc la première guerre turco‑vénitienne en 1463, Venise est parvenue à obtenir plusieurs soutiens : l’enjeu, c’est pour elle le contrôle des côtes péloponnésiennes et épirotes, pour la Hongrie, l’extension vers la Bosnie, pour le pape, le recul des musulmans en Europe. La cause immédiate du conflit est, comme souvent, insignifiante : Venise refuse de rendre à son propriétaire musulman un esclave en fuite qui s’est converti au christianisme. La marine ottomane, en progrès rapide, parvient à tenir tête aux Vénitiens en mer Égée et les premiers gains des coalisés sont vite perdus. La guerre se solde par des pertes importantes pour Venise : en 1479, elle cède aux Ottomans Scutari (Shkodër) abandonnant son protectorat sur l’Albanie, les îles d’Eubée et de Lemnos ; elle doit aussi verser un premier tribut de 10 000 ducats par an pour pouvoir commercer en mer Noire, et un second pour assurer la présence d’un baile dans la capitale. Elle ne conserve plus alors dans le Péloponnèse que ses forts principaux, Navarin, Modon, Coron et Monemvasia, et Lépante à l’entrée du golfe de Corinthe sur la côte nord. Pour célébrer l’accord, Mehmet ii demande à Venise de lui envoyer un peintre, ce sera Gentile Bellini qui fera le célèbre portrait du sultan. Marie Viallon explique à quel point les « accords » sont ambigus : le texte proposé par le sultan, rédigé en turc, est apporté au doge par un courrier turc, il est alors traduit par la chancellerie et le Sénat y propose des modifications et l’envoie à Constantinople avec un responsable chargé de négocier. Le texte, si accepté, est alors traduit en turc, et porté à Venise où on le retraduit… cette procédure longue qui comprend copies et traductions peut donner lieu à des variations notables. Ainsi, on possède quatre exemplaires en turc du traité de 1540 où les listes des îles passées sous contrôle ottoman sont différentes !6 De quoi donner matière à d’autres querelles.
24Vingt ans plus tard la guerre renaît. L’enjeu est le même : le contrôle de l’entrée de l’Adriatique et des rives occidentales de l’Égée. La flotte ottomane a eu le temps de se développer, elle aligne 67 galères, vingt galions et 200 navires plus petits, au cap Zonchio, au sud de la Messénie, un nombre double de celui que peuvent aligner les Vénitiens. C’est le premier combat naval où l’on utilise les canons. Les forts vénitiens tombent aux mains des Ottomans, Lépante d’abord, Modon après six semaines de siège, suivie par Coron et Navarin, des pertes stratégiques. Le doge appelle à l’aide le pape, les Espagnols et le roi de Hongrie. Les Vénitiens parviennent à prendre les îles de Céphalonie et Leucade, mais ils sont épuisés. Les Ottomans ont atteint leurs objectifs, les deux belligérants peuvent donc négocier. Dans le traité signé en 1503, les Vénitiens reconnaissent leurs pertes en Grèce et en Albanie et rendent Leucade aux Ottomans. Ils conservent Céphalonie et Monemvasia, leur dernière place dans le Péloponnèse, et obtiennent le rétablissement de leurs avantages commerciaux dans l’Empire ; ils doivent, par ailleurs, payer plus de 100 000 ducats au roi de Hongrie. Des pertes sévères.
25Ces premiers conflits ne se déroulent pas en Crète et pourraient paraître hors‑sujet. Les 150 lettres envoyées à Venise entre août 1500 et juillet 1502, par Bartolemeo Minio, capitaine et conseiller à Candie, montrent qu’il n’en est rien. On y voit combien il est difficile de réagir quand les nouvelles arrivent si lentement : Modon tombe le 10 août, Minio l’apprend le 31, et sa lettre parvient au Sénat de Venise le 18 octobre ; chaque navire de passage apporte sa moisson de nouvelles ou de rumeurs sur ce que font les Turcs et leur position, propageant l’inquiétude. Minio lui‑même n’est devenu vice‑duc provisoire de Crète que par accident : âgé de 72 ans, libéré de ses fonctions à Chypre, il a reçu l’ordre de se rendre à Corfou, mais, en escale à Candie, il découvre que le duc est mourant et reste pour faire office de vice‑duc. Il lui faut donc agir en urgence avant même la confirmation de ses pouvoirs par le Sénat.
26Quelles urgences ? On voit là le retentissement de la guerre en Crète, l’avant-poste naval de Venise. L’île doit pouvoir fournir en quantité :
- le pain : il faut puiser dans les réserves stratégiques de grain des forteresses, faire venir du blé (de Chios, puis de Sicile, car la flotte turque bloque les navires), pour nourrir les réfugiés, les blessés et les équipages des navires endommagés qui arrivent de Modon, pour donner aux navires de passage, pour des galères venues de Dalmatie se ravitailler, pour des galères françaises en escale…
- les navires : il faut réparer les navires endommagés à Modon qui se sont réfugiés en Crète et parvenir à la fois à abriter ces navires, les mude de passage et des navires français qui s’arrêtent à Candie ; le nombre des bateaux est tel qu’il faut en envoyer quelques‑uns dans la baie de Fraschia à l’extrémité nord‑ouest de la baie de Candie.
- des rameurs : plus de 700 Crétois sont morts à Modon, il faut faire l’inventaire de ces morts et de leurs biens, et réquisitionner de nouveaux rameurs, œuvre quasi‑impossible ; Minio annonce même, le 14 mai 1501, que le grand maître des chevaliers de Rhodes, également à la recherche de rameurs, promet une indulgence plénière du pape à ceux qui le rejoindraient.
Le xvie siècle : de Barberousse à la perte de Chypre, Lépante
27Une longue période de paix fait suite au traité de 1503, essentiellement parce que les deux adversaires sont occupés sur d’autres terrains ; le sultan Selim i qui arrive au trône en 1512, aux prises avec des questions dynastiques, envoie immédiatement un courrier à Venise, qui rend la visite en 1513, et finalement le texte de 1503 est repris dans les mêmes termes. En 1520, à l’occasion de l’avènement de Soliman, le texte est encore repris et signé en 1521. Cela dure jusqu’en 1537.
28Le xvie siècle est marqué par deux nouvelles guerres turco‑vénitiennes, l’une entre 1537 et 1540, l’autre, la « guerre de Chypre », entre 1570 et 1573. Six années seulement, mais avec des chocs de grande envergure : le pillage de toutes les villes et bourgades de la côte nord de la Crète en 1537‑1538 par Barberousse, la défaite vénitienne à Préveza en 1538, la perte de Chypre en 1571 et un raid général sur les côtes crétoises suivie de la défaite ottomane à Lépante. Entre les conflits, le commerce et les contacts se poursuivent : le baile de Constantinople pense même en 1560 que le sultan n’a pas intérêt à une guerre contre Venise vu l’ampleur des recettes douanières que les marchands vénitiens lui rapportent, recettes qu’il estime à environ quatre millions de ducats, soit plus du double des ressources de l’État vénitien (1,5 million de ducats) dans l’année 15687.
29Le troisième conflit est déclenché en 1537 par Soliman, encouragé par son amiral ex‑corsaire Barberousse qui rêve d’attaquer Venise. L’amiral développe et réorganise la flotte, et multiplie les attaques ‑ entraînement, semonce ? ‑, entre 1534 et 1536, le long de la côte italienne, sur Tunis ou sur les îles Ioniennes. Il est à la tête de deux cents navires quand, en 1537, la flotte ottomane quitte Constantinople, faisant route vers l’Albanie où Soliman devrait la rejoindre avec son armée pour traverser l’Adriatique et débarquer à Brindisi. Simultanément, François i, allié récent des Ottomans, doit attaquer les Habsbourg par le nord de l’Italie. Mais le roi de France renonce, le plan échoue. Soliman se tourne alors contre Corfou, possession vénitienne. Plus de 50 000 hommes et trente canons assiègent la forteresse corfiote sans succès. Barberousse se retourne contre d’autres proies. Les autres îles Ioniennes sont ravagées, puis Cythère, Égine, Paros où il y eut, dit‑on, 6000 personnes tuées ou capturées comme esclaves… Le duc de Naxos, après cet exemple, préfère se soumettre et payer tribut pour éviter un pillage complet. L’amiral ottoman exige des tributs à Amorgos, Anafi, Astypaléa, Ios, Kéa, Kythnos et Mykonos, et profite de cette démonstration en mer Égée pour mettre à sac sur son passage les villes de la côte nord de la Crète. N’oublions pas que les soldats ottomans sont rétribués essentiellement par une part du butin et que l’on n’a jamais assez de rameurs ou d’esclaves à vendre.
30Au début de 1538, devant la situation catastrophique des chrétiens en mer Égée et en mer Ionienne, le pape Paul iii convainc Venise, Malte et Charles Quint (roi d’Espagne, mais aussi de Naples, de Sicile et empereur du Saint‑Empire) de s’unir contre les Ottomans : c’est la Sainte-Ligue. En septembre 1538, elle réunit à Corfou trois cents navires, dont 162 galères sous le commandement du génois Andrea Doria, au service de Charles Quint ; mais, à peine réunie, elle est vaincue par la flotte ottomane, pourtant moins nombreuse, au large de Préveza. Peu après, les troupes terrestres de la Ligue réussissent à s’emparer de la forteresse de Castelnuovo (Herceg Novi), sur la côte dalmate ; les Vénitiens la réclament parce qu’elle est située entre Raguse et Cattaro, Charles Quint veut la conserver, Venise retire alors ses navires de la Ligue. Barberousse en profite : il met le siège devant Castelnuovo. La garnison, abandonnée à elle‑même (Doria retire ses navires chargés de la ravitailler), est vaincue, malgré une résistance héroïque, en août 1539. Venise quitte ses alliés, la Ligue est vaincue, Charles Quint n’a aucune envie de poursuivre la lutte. La paix est donc signée en 1540 à l’avantage des Ottomans qui conservent leurs conquêtes. Les Vénitiens parviennent à préserver leurs intérêts commerciaux, mais perdent le contrôle de l’Égée. Cette guerre est annonciatrice des difficultés futures : les coalitions chrétiennes sont peu efficaces quand les Génois répugnent à aider Venise tandis que les rois d’Espagne, la plus grande puissance, restent prudents, prêts à défendre le christianisme, mais dans leur seul intérêt. Soliman et son fils, Selim ii, en profitent.
31Trente années de paix, de commerce intense, mais aussi de préparatifs, suivent l’accord de 1540. Venise pense à négocier. La France, alliée du sultan, et ensanglantée par les guerres de religion, refuse de s’engager. Le pape cherche à constituer une nouvelle Sainte-Ligue mais il n’obtient un accord qu’en mai 1571. Selim ii, fils de Soliman, qui a conclu la paix avec le Saint‑Empire, a la voie libre. Dès le début 1569, la flotte turque se prépare, le baile en informe son gouvernement, mais il ignore quel est l’objectif visé. Le sultan laisse croire que ce serait Tunis, Malte ou la Sicile, mais le baile apprend par l’ambassadeur de France que des navires destinés au transport de chevaux sont en construction. Pas question pour eux de longs trajets : c’est donc Chypre qui est visée. Le recrutement de chiourmes dans l’hiver suivant confirme qu’un projet est en route. L’inquiétude monte : deux galères vénitiennes sont mises sous séquestre à Constantinople en janvier 1570, des marchands vénitiens sont faits prisonniers. Un envoyé de la Porte débarque dans la cité des Doges en mars 1570 et, au nom du sultan, exige la reddition de Chypre, coupable de laisser s’approvisionner les corsaires chrétiens. Il faut donc rapidement armer la flotte vénitienne, équiper les coques de galères gardées dans l’arsenal, recruter des rameurs et des hommes d’armes et fabriquer des biscuits de mer. Le pape est prêt à participer, en prenant en charge la chiourme et les hommes d’armes, si Venise fournit les coques ; il demande l’aide de Philippe ii d’Espagne qui se déclare d’accord, tout en ordonnant à son amiral, Andrea Doria, de rester en Sicile pour surveiller Tunis et Malte.
32Pendant ce temps, la flotte turque se dirige directement vers Chypre pour retrouver les troupes venues de Syrie. L’armée de terre débarque, tandis que les garnisons vénitiennes s’enferment dans Nicosie et Famagouste. Les Turcs, unissant les forces terrestres et les soldats embarqués sur la flotte, encerclent Nicosie. Dès la première attaque, la percée est réalisée et la ville est mise à sac. La garnison est passée au fil de l’épée. Au même moment, la flotte ‑ vénitienne et vaticane ‑ attend à Corfou que Doria la rejoigne. Une épidémie décime les rameurs, l’amiral vénitien décide de s’avancer jusqu’à Candie pour recruter des Crétois. Après intervention du pape, Doria reçoit lui aussi l’ordre de rejoindre Candie, mais il refuse d’obéir au Vénitien et retarde le départ vers Chypre en prétextant que le nombre d’hommes embarqués est insuffisant. Finalement, la nouvelle de la chute de Nicosie lui fournit un prétexte rêvé pour retourner à Gênes, en laissant les navires de Venise et du Vatican à La Canée. Pendant l’hiver 1570-1571, alors que chaque flotte retourne dans son arsenal, les Turcs avancent leurs troupes terrestres vers Famagouste.
33L’année 1571 s’ouvre sur la destitution de l’amiral vénitien. Son successeur, Sébastien Venier, rejoint la flotte de Corfou et rappelle l’autre partie de la flotte, encore à La Canée, pour éviter qu’elle ne soit bloquée par les Turcs. Les galères du Vatican rejoignent également Corfou. Les pertes commerciales sont telles qu’une partie des marchands souhaitent l’ouverture de négociations avec la Porte. Le pape préfère relancer les discussions avec l’Espagne pour réussir sa grande alliance chrétienne contre « le Turc ». Les choses traînent en longueur et, pendant ce temps, la flotte ottomane reprend la mer et se dirige directement vers Chypre pour ravitailler les forces qui mettent le siège devant Famagouste. Ce long siège ne prend fin que le 17 août 1571. La prise de la ville est l’occasion de châtiments terrifiants infligés aux défenseurs et le gouverneur vénitien, Marco Antonio Bragadin, est écorché vif et longuement martyrisé. Les récits de ces horreurs alimentent la panique que provoquent les rumeurs d’une possible arrivée de la flotte turque et motivent davantage la coalition chrétienne.
34Pie v, en effet, passe l’hiver 1571 à fortifier la Sainte-Ligue et à préciser les devoirs de chacun. C’est chose faite le 25 mai 1571. Les principaux membres en sont Venise, l’Espagne, Naples et la Sicile (aux Habsbourg d’Espagne), les États pontificaux, Gênes, la Savoie et l’ordre de Saint‑Jean de Jérusalem. Ces États s’engagent à fournir 200 galères, la moitié du coût étant prise en charge par l’Espagne, un tiers par Venise, et un sixième par la Papauté. Le commandement de la flotte est donné à Don Juan d’Autriche, demi‑frère du roi d’Espagne. Le sultan, lui, ne perd pas de temps. Il envoie une armée en Albanie préparer une nouvelle attaque contre les villes vénitiennes de l’Adriatique. Et, une fois les armées de Famagouste ravitaillées, la flotte ottomane se dirige vers la Crète, pille les villes de la côte nord, détruit Réthymnon et Sitia (ses habitants iront renforcer les rameurs ottomans). Elle se dirige ensuite vers l’Adriatique.
35La flotte vénitienne et vaticane se replie à Messine, dans l’attente de ses alliés. L’amiral turc en profite pour remonter l’Adriatique en attaquant Dulcigno (Ulcinj), Antivari (Bar) et Budva et se dirige vers Cattaro (Kotor). La ville même de Venise pense à préparer sa défense. Mais, encombrés de butin et d’esclaves, les pachas demandent au sultan de ne pas pousser plus au nord et de s’établir pour l’hiver en Grèce, évitant ainsi de retourner jusqu’à Constantinople. Le sultan accepte, mais demande à son amiral une bataille victorieuse contre la flotte chrétienne. Les flottes chrétiennes, enfin réunies à la fin de l’été, avec 202 galères et 6 galéasses, près de 29 000 soldats à bord, venant de Messine, rencontrent donc la flotte turque à l’entrée du golfe de Corinthe, au large de Lépante (Naupacte aujourd’hui). Les forces ottomanes sont tout aussi importantes : 210 galères et 63 fustes et galiotes, 34 000 soldats. C’est le 7 octobre 1571. La tactique de la Ligue, mettre en avant les galéasses et leurs canons qui bloquent la flotte turque dans le golfe, puis lancer à l’abordage les galères espagnoles est un succès total. La galère amirale turque est prise, l’amiral décapité, la flotte ottomane perd 130 navires, les deux‑tiers de ses forces. Le nombre des victimes témoigne de la violence des combats : 7000 morts et 20 000 blessés chez les chrétiens, 30 000 morts ou blessés chez les « Turcs » (dont beaucoup de rameurs sont Grecs), 15 000 forçats galériens chrétiens libérés. Les Chrétiens ne perdent qu’une douzaine de navires et se saisissent de 450 canons.
36La victoire a un retentissement considérable en Europe, enfin une grande victoire sur les Ottomans ! Leur expansion vers la Méditerranée occidentale est arrêtée ! Mais les membres de la Ligue, toujours en désaccord et peu désireux de poursuivre, prétextent de l’hiver pour se séparer et ne pas revenir au printemps. La victoire n’est pas exploitée. Venise, ruinée par la guerre et l’interruption de son commerce, négocie avec les Turcs et reconnaît, en mars 1573, la perte de Chypre. Le sultan a, malgré Lépante, consolidé son pouvoir en Méditerranée orientale et acquis des bases au sud de l’Adriatique8, il triomphe et Venise s’épuise.
L’organisation de la défense de la Crète : galéasses, rameurs et forteresses
37La Crète est plus que jamais concernée par le conflit : razzias destructrices en 1537 et 1571, panique qui pousse les habitants des villages vers Candie dès qu’une rumeur annonce les navires turcs, morts des rameurs enrôlés sur les galères vénitiennes (les rameurs de 30 des 110 galères vénitiennes de Lépante étaient Crétois) ou ottomanes. Le combat naval prend, avec Lépante, une ampleur nouvelle, les raids turcs sont plus destructeurs avec l’emploi des canons, le danger se rapproche. Dernier bastion vénitien en Méditerranée orientale après la perte de Chypre, la Crète est directement visée. Venise nomme alors Giacomo Foscarini, provéditeur général dans l’île en 1574, c’est une étape décisive dans l’organisation de la défense, le souci primordial dorénavant jusqu’en 1669. C’est une charge grandissante, car il faut à la fois trouver des galères, des rameurs, des combattants, des travailleurs pour construire les forteresses et… de l’argent.
Où trouver les hommes ? L’armée et la corvée de mer
38Les forces présentes en Crète sont peu nombreuses puisque Venise compte sur sa puissance navale pour éloigner les dangers. Mais la situation change au xvie siècle.
39Chacun doit contribuer à la défense, les feudataires forment la cavalerie avec leurs chevaux, les nobles, les cittadini, le clergé, les Juifs versent de grosses sommes pour les travaux des ports et des fortifications, le peuple des villes monte la garde sur les remparts et héberge les soldats ; les ruraux servent aux galères ou, à partir du xvie siècle, dans la corvée de terre. On trouve aussi en milieu rural des exemptés de corvées, les privilegiati (les archontoroméi, les prêtres et les notaires) et des graziati (faisant peut-être partie des privilegiati, le doute subsiste) qui doivent ce privilège aux services (financiers essentiellement) rendus à Venise. Mais la Sérénissime a besoin d’hommes et, en 1574, Foscarini décide de les enrôler : le fils de l’archontoroméos doit servir comme homme d’épée, archer ou arquebusier sur les galères ou dans la milice locale comme garde le long des côtes.
40L’armée de terre est composée d’une cavalerie et d’une infanterie. La cavalerie est celle des feudataires et des chevaux qu’ils doivent entretenir, 1400 chevaux à l’époque de Foscarini, 1100 pour Morosini 50 ans plus tard. La découpe des fiefs à l’occasion des héritages, ventes, etc. fait que beaucoup sont trop petits pour assumer la charge prévue à l’origine et que ce devoir a été remplacé, souvent, par un impôt. Le capitaine dispose parallèlement des stradioti, des cavaliers mercenaires Albanais ou Croates, six compagnies de 200 à 250 hommes, partagées entre les quatre villes, deux à La Canée et à Candie, une à Réthymnon et une à Sitia.
41L’infanterie comprend la militia italiana ‑ 3 à 3500 mercenaires italiens, répartis dans les forteresses de l’île et renouvelés chaque année‑ et la militia greca, 10 à 14 000 hommes, recrutés à partir du xvie siècle. Ce sont en majorité les cernide, les paysans, soumis par ailleurs aux galères. S’y ajoutent les ordinanze, des réserves recrutées parmi les nobles crétois et vénitiens en cas d’urgence. Les privilegiati et graziati recrutés sont, selon les cas, intégrés aux cernide ou aux ordinanze.
42Les rapports des provéditeurs successifs ne sont qu’une longue plainte sur l’état lamentable de la défense. Dans la cavalerie, les chevaux ne sont pas entraînés, pas tous adaptés au combat et certains feudataires ne savent même pas monter, bref, seuls 300 ou 400 cavaliers avec leurs montures seraient opérationnels9. Finalement certains trouvent que le résultat serait meilleur si on demandait de l’argent aux feudataires pour faire venir des chevaux d’Italie… Morosini rappelle que Foscarini avait prévu de fortes amendes pour les feudataires qui n’assumaient pas leurs obligations, mais la somme des impayés est telle que, si on les obligeait à payer, on provoquerait une catastrophe économique !
43L’infanterie ne va pas mieux : les mercenaires sont très mal payés, au point que Foscarini accepte qu’ils trouvent un emploi complémentaire dans les campagnes alentour ou comme artisans, ils donnent même des cours d’italien. Mais ils portent de plus en plus d’intérêt à leur activité secondaire, allant jusqu’à payer un remplaçant pour s’absenter quand leur travail annexe exige leur présence, et ils sont donc particulièrement mal entraînés. D’ailleurs, le règlement de 158810, par ses interdictions, confirme cette impression : on y précise qu’ils doivent tous être présents le soir, qu’ils ne doivent pas vendre leurs armes ni les jouer aux cartes et qu’ils doivent effectuer leur tour de garde même s’il pleut… La garde civile des cernide doit principalement patrouiller le long des côtes de l’île. Si ce service est moins redouté que les galères, ce sont néanmoins les plus pauvres qui s’engagent pour recevoir juste de quoi survivre, ils ne sont ni motivés, ni habitués à l’armée et refusent de s’éloigner de leur canton ; les jeunes archontoroméi refusent, par orgueil, de s’entraîner avec des paysans, et personne ne veut perdre du temps en entraînements ! Au total, les rapports disent tous la même chose : les populations locales n’ont aucune envie de s’engager pour défendre Venise et, quand elles le font, par obligation, elles en font le moins possible ; un fonctionnaire va même jusqu’à suggérer de mettre toute la population masculine de l’île sur les galères pour motiver les Crétois restants à soutenir la cause vénitienne11 ! C’est une situation dangereuse, comme le souligne Isepo Civran en 1639 :
[Les habitants] doivent toujours être si bien traités qu’ils restent fidèles et dévoués. Car quand ils sont opprimés et trop contraints au travail forcé par leurs feudataires ou même par des représentants de l’État, et sujets à des rigueurs extraordinaires, ils sont poussés au désespoir… ils vont vers les Turcs, et furieux comme ils sont, ils se consacrent à faire le mal, ils incitent l’ennemi à l’attaque, lui découvrent des voies auxquelles peut-être il n’aurait pas pensé12.
44Cela n’est rien à côté des besoins en rameurs.
45Équiper 110 galères et des galéasses, soit près de 25 000 rameurs en activité et plus de 30 000 combattants, demande une mobilisation financière et humaine exceptionnelle.
46Lépante a montré l’efficacité d’un nouveau navire, la galéasse, issue de la galère grosse qui n’est plus adaptée au trafic marchand du xvie siècle et demande jusqu’à 300 rameurs. On comprend que ces galères inutiles, avec leurs deux châteaux avant et arrière, peuvent supporter des pièces d’artillerie et devenir des navires de guerre. Francesco Bressan, un charpentier de l’Arsenal, a l’idée de cette transformation et reprend les travaux de Vettor Fausto (1490‑1546), un professeur de grec à l’École de Saint‑Marc qui proposa, en 1529, un quinquérème, basé sur les navires de guerre romains13. Ces grosses galères de combat portent artillerie et soldats à la proue et à la poupe ; elles sont entourées d’un bastingage, une pavesade haute et percée de meurtrières pour les archers, et, à l’intérieur, une coursive basse permet les déplacements. Elles peuvent porter jusqu’à 70 pièces d’artillerie, et les rames, très longues, demandent cinq et parfois sept rameurs sur un peu plus de 30 bancs, jusqu’à 400 rameurs. À Lépante, la force de frappe des six galéasses en tête de la flotte a compensé la faiblesse du nombre, elles portaient chacune 275 rameurs et 750 soldats, et 30 à 40 pièces d’artillerie. L’efficacité repose aussi sur la qualité des canons, fondus à l’Arsenal.
47Où trouver les hommes d’armes et les rameurs ?
48En 1560, la Sérénissime a environ 150 000 habitants. Seuls les patriciens ont le droit de commander les galères, soit environ 2500 patriciens adultes dont le nombre diminue régulièrement avec l’extinction de certaines familles et les épidémies (ils seront 1660 après la peste de 1630). En période de paix, elle a une armée d’environ 9500 hommes, chiffre énorme pour un petit État, car la Terre Ferme est trop prospère ‑ sauf le Frioul ‑, pour que l’armée soit une carrière attirante ; elle doit donc, en cas de guerre, embaucher des mercenaires étrangers. En 1590, seuls 20 % des capitaines et 15 % des troupes sont originaires de Venise ou de la Terre Ferme.
49Il lui faut également, comme les Ottomans, recruter des galériens ; elle peut salarier des volontaires, encore faudrait‑il les trouver… elle enrôle des condamnés, des esclaves et fait peser sur les vilains la corvée de galère. Pour dénombrer les corvéables, des fonctionnaires établissent dans chaque village la liste des hommes de 14 (ou 18 ans) à 50 ans, les uomini da fatti, font un tri selon la situation familiale et la force physique de ces hommes ; il ne reste ensuite qu’à tirer au sort un nombre de recrues variant selon les besoins (on peut aller jusqu’à 25 % des inscrits en temps de guerre). Les officiels, en 1570‑1571, ont une liste de 30 000 inscrits crétois (dont la moitié du territoire de Candie), alors que 7000 servent déjà sur les galères ; 22 099 sont inscrits sur les registres en 1589 et, en 1629, 40 000 hommes (sur 200 000 habitants au total). Une fois désignées, on doit conduire enchaînées jusqu’aux navires les recrues qui ne pensent qu’à s’enfuir14. Au plus fort de la guerre, on demande aux Crétois d’équiper 80 galères au lieu de 25.
50Pour échapper à la corvée de mer s’instaure un système de rachat, l’antiscaro, qui peu à peu conduit les paysans à s’endetter et vendre pour payer un remplaçant (selon Dolfin Venier, en 1610, un quart des rameurs sont des remplaçants). Le comte Giulio Garzoni, envoyé par le sénat vénitien en 1583 contrôler la situation de l’île, témoigne à ce sujet :
Si la corvée de terre ferme est redoutée, beaucoup plus terrifiante est celle de mer. Le malheureux paysan ne dort pas tranquille, nuit et jour il craint d’être arrêté subitement dans son champ, traîné enchaîné jusqu’à la chiourme, loin de sa famille qui crève de faim, en service étranger dont il ignore la durée, transporté vers des lieux ou des combats dont très peu reviennent d’ordinaire. Pour éviter un tel malheur, il vend jusqu’à la dernière chèvre à un prix minime, ou son champ pour obtenir la « rançon », environ 20 florins d’or. S’il ne possède ni troupeau, ni champ, ni vigne, ni rien d’autre au monde, il s’échappe vers des lieux inaccessibles, dont il ne revient que s’il a promis au châtelain de dénoncer les cachettes d’autres fuyards et en particulier de sa famille15.
51Morosini, en 1629, conseille de construire des petits galions ‑ un nouveau navire à voiles latines, de 200 à 300 tonneaux ‑, plus rapides et qui seraient beaucoup plus efficaces contre les pirates, car l’équipage se partage la moitié du butin. Il reconnaît le mal : la motivation manque ! Pas moyen de trouver assez de jeunes gens pour les galères, mais si on fait des galions, écrit‑il, on verra par centaines s’engager les jeunes qui traînent sur les places et ne savent pas comment gagner leur vie ; ils prendraient de suite ce travail plutôt que de s’engager sur les navires turcs… Même avec 40 000 inscrits sur les registres, le capitaine général Giustiniano, en 1630, peine à trouver 400 hommes pour une seule galère !
52Plusieurs spécialistes vénitiens estiment au début du xviie siècle que, pour une bonne défense efficace de la Crète, il faudrait 40 000 soldats et près de 50 galères autour de l’île : totalement impossible, d’autant plus que Venise, n’ayant aucune confiance en la population, refuse d’enrôler des Crétois comme soldats.
53Longtemps, Venise, pour la défense, compte d’abord sur sa flotte qui doit empêcher les Turcs d’approcher l’île. Puis, l’expérience ayant montré qu’il peut y avoir des failles, elle fortifie les lieux d’un possible débarquement, c’est‑à‑dire les trois grands ports et les îlots stratégiques. Enfin, les spécialistes jugent que, si débarquement il y a en un point, le relief de l’île offre des passages stratégiques où il serait possible d’arrêter la progression ennemie.
Les bastions contre l’artillerie
54Les forts sont déjà nombreux en Crète à l’arrivée des Vénitiens ; aux constructions des Byzantins ou, et, des Arabes, se sont ajoutées les quinze créations génoises de Pescatore entre 1206 et 1211. Jusqu’au xve siècle les travaux se multiplient ? réparation, renforcement de forteresses existantes à plusieurs reprises, nouveaux fortins des châtellenies et constructions de nouveaux forts sur la côte sud, Castel Selino (Paléochora) en 1278 et Castel Franco (Frangocastello) en 1371‑1374.
55Mais la situation change au xve siècle : il faut tenir compte de la croissance des faubourgs hors les murs, faire face à l’arme nouvelle qu’est l’artillerie, tandis que les fortins intérieurs ne sont plus guère utiles. Étant donné le coût et les difficultés de main‑d’œuvre, les travaux se concentrent sur les points à protéger en priorité, les trois villes, Candie, Réthymnon et La Canée, le fort de Paléokastro et les quatre îlots de Gramvousa, Aghios Theodoros, Souda et Spinalonga. Gramvousa, à l’extrême nord‑ouest de la Crète, peut intercepter des navires se dirigeant sur La Canée. L’îlot d’Aghios Theodoros, très proche du port de La Canée, peut empêcher une flotte ennemie de débarquer sur la terre ferme à l’ouest de la ville. L’îlot de Souda garde l’accès à la baie du même nom, la plus protégée de Crète, proche également de La Canée. Paléokastro est à l’entrée du golfe de Candie, et Spinalonga garde l’accès au golfe de Mirambello et à la bourgade d’Olonte (Élounda). Les fortins intérieurs sont laissés à leur sort, comme celui de Sitia, trop exposé : Foscarini, en 1574, conseille de l’abandonner pour un fort situé, non loin de là, à l’intérieur.
56Venise, depuis le xive siècle, envoie en Crète une série d’ingénieurs étudier, inspecter et proposer des solutions aux problèmes des ports et des fortifications : 42 entre 1332 et 1645 à Candie, 18 entre 1645 et 1669. Ce sont toujours parmi les meilleurs de leur temps, Basilicata, Oddi, Monnani ou Boschini. À partir du milieu du xve siècle, ces visites se multiplient : on étudie de nouveaux remparts plus efficaces qui protégeraient également les faubourgs ; dès 1462, les Candiotes l’ont demandé à Venise. La nouvelle architecture militaire qui fit de Candie la forteresse la plus renommée de la Méditerranée orientale est celle du bastion, mise au point par les architectes italiens de la fin du xve siècle et du xvie siècle. Son créateur serait Francesco di Giorgio Martini (1439‑1502), un peintre, sculpteur et architecte siennois qui travailla dans toute l’Italie et laissa un traité d’architecture militaire en sept volumes dont l’un est consacré aux forteresses. En Crète, le moment décisif est l’envoi de Michele Sanmicheli (1484‑1559), un architecte de Vérone, célèbre dans l’Italie du Nord, qui a déjà travaillé à Rome, à Orvieto et à Venise. Le Sénat, en 1537, lui demande de vérifier l’état des fortifications dans ses possessions orientales, il étudie les centres vénitiens de l’Adriatique, puis Corfou, avant d’atteindre la Crète, en février 1538 ; il parcourt la côte nord, et quelques mois plus tard envoie ses plans et propositions à Venise ; il quitte l’île en octobre 1539. Ses travaux ont été poursuivis par son neveu Gian Girolamo Sanmicheli. En 1542, Venise crée deux postes de provéditeurs aux forteresses pour suivre les travaux. Ses propositions sont modifiées au fil du temps, mais restent en permanence une base de travail.
57Les anciens remparts étaient faits de hauts murs, interrompus par des tours carrées, bordés par un fossé le long duquel ils s’élevaient à la verticale, parfaits pour résister à des flèches. Mais l’expérience de Constantinople en 1453 montre que ces puissantes murailles résistent mal à l’artillerie récente. Le bastion, centre du nouveau système italien, est une large et épaisse avancée trapézoïdale, en forme de flèche, qui permet de disposer l’artillerie, et qui protège les lignes de murs longilignes, les courtines, entre deux bastions. Les deux extrémités de la flèche sont face à l’ennemi, les deux flancs protègent la courtine en balayant le fossé. Le système se perfectionne : les deux flancs du bastion peuvent être courbes et former un orillon qui couvre l’artillerie placée en contrebas sur la place basse, un cavalier est élevé en arrière sur le bastion, c’est‑à‑dire un massif de terre (ensuite empierré), qui permet d’établir des pièces d’artillerie en hauteur et de tirer plus loin que les pièces du bastion. S’il y a une grande distance entre deux bastions, une plate‑forme rectangulaire en avancée permet de placer un canon. Un cordon de pierre en saillie au long de la courtine protège les combattants de tirs qui viendraient du fossé. Les murs extérieurs ‑ l’escarpe revêtue de maçonnerie ‑ sont inclinés surtout dans la partie inférieure, ce qui rend plus difficile la pénétration des boulets. L’ensemble est entouré par un fossé large (en tenant compte de la portée des canons ennemis) bordé du côté extérieur d’une contrescarpe, revêtue de maçonnerie et surélevée en formant un talus à son extrémité, de façon à protéger un chemin couvert en contrebas où les défenseurs pouvaient évoluer avec une certaine sécurité. Progressivement ce talus en avant du fossé joue un rôle essentiel, c’est le glacis : on y construit des éléments qui doivent protéger les bastions : ce sont les demi‑lunes ou ravelins, des triangles placés entre deux bastions et des ouvrages à corne, composés d’une courtine et de deux demi‑bastions, ou en étoile. L’ensemble compose, si le relief le permet, un ouvrage polygonal typique dont Candie est un parfait exemple (voir la carte no 4).
1. La Canée : la muraille byzantine du Castel Vecchio

Photo : Roberto Piperno
2. La Canée : la pointe du bastion Schiavo, le cordon sous la courtine, l’escarpe inclinée, et le fossé

Photo : Roberto Piperno
58Tout ceci s’élabore progressivement et demande d’énormes travaux, creuser un large fossé dont la terre permet en partie d’édifier le bastion, combler les bastions à la fois surélevés et très épais pour « absorber » les boulets, apporter encore des terres pour surélever les cavaliers, apporter et tailler des pierres pour l’escarpe et la contrescarpe… Il faut y ajouter des terrassements extérieurs quand, comme à La Canée et à Candie, la cité est partiellement entourée de buttes, donc de lieux proches et plus élevés qu’il faut araser, car ils pourraient faire des plates-formes pour l’artillerie ennemie.
59L’avancement des travaux est lent, trop lent toujours, selon les rapports des fonctionnaires vénitiens ; plusieurs raisons expliquent ces retards :
-Les projets évoluent dans la durée, car l’artillerie elle‑même évolue, il leur faut donc souvent s’adapter et ajouter d’autres défenses (demi‑lunes et ouvrages à cornes par exemple) aux défenses en place.
– Les projets sont modifiés avec la nomination de nouveaux administrateurs (qui ne sont en poste que deux ans) qui aiment laisser leur nom à un nouvel élément, ou la venue d’autres ingénieurs qui proposent des solutions différentes et moins coûteuses. À Candie par exemple, les hésitations ont porté sur le tracé exact du nouveau rempart (jusqu’où l’allonger ?), sur le sort du faubourg de Maroulas à l’est de la ville (5000 habitants, faut‑il les inscrire dans la défense, ou détruire le bourg ?), sur la colline d’Aghios Dimitrios au sud‑est de la ville (faut‑il l’araser ou non puisqu’elle est plus élevée que le rempart ?).
– Construire ce système polygonal est ruineux, la ville de Sienne a fait faillite quand elle a voulu installer sa ligne bastionnée ! Les problèmes financiers sont souvent à l’origine des retards : la Crète, à la fin du xvie siècle, absorbe le tiers des dépenses militaires de Venise et ces dépenses ont, vingt ans plus tard, en 1620, augmenté de 20 %, de 42 % en 1641, à une époque où la recrudescence de la piraterie réduit les bénéfices du commerce. La Sérénissime souhaite que chaque colonie assume au maximum ses dépenses de défense, mais elle est contrainte d’y participer. Elle propose souvent d’en prendre la moitié à sa charge. Sur la part qui doit être assumée par les Crétois, en moyenne, un quart doit venir de la caisse générale, un quart des contributions exceptionnelles imposées aux feudataires16, un troisième quart du clergé et le dernier, des Juifs. Ces grandes lignes peuvent varier : en 1521, c’est la moitié à payer par les nobles et les cittadini, un quart par les finances crétoises, un huitième par le clergé catholique et les Juifs, le reste par les amendes, rien par Venise ! Dans les faits, l’argent manque au point, souvent, de devoir arrêter les travaux : Venise n’a pas envoyé les sommes promises, la caisse de Candie n’a pas la somme nécessaire, les feudataires ou les Juifs sont trop pauvres. On comprend pourquoi ceux qui font des dons exceptionnels en payant des milliers de journées de travail obtiennent l’accès à la noblesse crétoise pour récompenser leurs loyaux services !
Il faut aussi faire venir de Venise du bois, des outils et les premiers artisans spécialistes qui en forment d’autres sur place.
– Des différents impondérables viennent également arrêter les travaux, un séisme, une épidémie de peste (trente mois en 1592) ou de choléra, des pluies torrentielles qui font s’effondrer les remblais pas encore stabilisés, des tempêtes qui endommagent à plusieurs reprises les môles ou, à Candie, la muraille de mer qui s’effondre plusieurs fois, sapée à sa base.
3. Candie : la muraille de mer

Le long des quais, il n’y a pas de bastion possible, c’est donc une muraille traditionnelle, épaissie, qui est atteinte par les vagues à chaque tempête.
Gerola, i, 1902, fig. 65
60Si certains spécialistes, ‑ les tailleurs de pierre ‑, sont recrutés par contrats, les terrassements et le transport des pierres depuis les carrières sont faits par les corvées. Cette « corvée de terre », du travail gratuit, pèse sur la même catégorie que la corvée de mer ; elle est d’une semaine de travail à Candie, de deux à Réthymnon, de trois à La Canée ; certains doivent venir avec leur bête de somme. Les feudataires sont supposés payer la nourriture de ces travailleurs de force que personne ne loge, et les conditions de survie sont déplorables. Marco Corner décrit au sénat la misère extrême de ces paysans qui vivent la plupart du temps, sans pain, avec des olives, des caroubes et de l’eau. Comme ils refusent de quitter leur terre, surtout en période de récolte, on décide de n’enrôler que ceux qui sont proches de la ville et, pour les autres, d’instaurer un rachat de la corvée, au prix très élevé de 12 hyperpères la semaine, qui permettrait de payer des travailleurs. Ce serait un financement… mais l’argent ne rentre pas ; le paysan n’a pas ou ne veut pas avoir les 12 hyperpères. L’État compte les dettes : en 1583, dans toute l’île, 229 445 corvées sont dues, non payées avec des années de retard… Récupérer l’argent devient impossible, ce serait désorganiser totalement la production agricole et risquer une révolte. On recrute donc jusqu’à 15 000 travailleurs (autant que la population totale de Candie !) qui doivent travailler pour un salaire de misère (payé par les feudataires et les bourgeois), sans même être nourris ni logés. Tout cela effectué par des paysans qui n’auront pas le droit de se réfugier en ville, car elle ne pourrait les nourrir !
61Enfin cette orgie de constructions se déploie à la fois sur les trois villes et les quatre îlots cités !
62Néanmoins, les travaux sont effectués17. La réalisation la plus spectaculaire est celle de la ville de Candie. Entre 1462 et 1518, la décision d’un nouveau rempart étant prise, on fait venir du bois, des outils, des artisans spécialisés, on étudie la question. En 1518, Campofregoso présente au Sénat une maquette complète de son projet ; les travaux commencent avec 7000 personnes, puis le choléra les arrête et, ensuite, les désaccords ralentissement la reprise. En 1538 arrive Sanmicheli qui propose un tracé élargi et des bastions supplémentaires renforcés ; il renonce à démolir les anciens remparts, sauf près du monastère de Saint‑François et autour de la Porte Voltone. Dès lors, le travail progresse et un nouveau bastion, un orillon, une plate‑forme, viennent s’ajouter au projet. À partir de 1570, les travaux s’accélèrent, malgré des interruptions et en 1628, le mur est à peu près terminé, mais on doit encore fortifier la colline Aghios Dimitrios, et exécuter des travaux sur le glacis. Candie est entourée d’une enceinte longue de 5000 mètres, comprenant sept bastions avec demi‑lunes et cavaliers, un très large fossé (jusqu’à 40 mètres en certains lieux) et une contrescarpe. Les anciennes tours en arrière des bastions sont utilisées comme poudrières ou silos à grains. La muraille est percée de quatre portes protégées par les bastions et des demi-lunes, elles ferment au coucher du soleil. S’y ajoutent des portes à usage militaire, saint‑Andreas, Sabbionera et Dermata (vers la mer au Nord‑Ouest). Pour renforcer l’entrée du port, les Vénitiens ont également démoli le petit fort (déjà mis à terre par un séisme en 1500) qui s’y trouvait, pour construire entre 1523 et 1540 la nouvelle forteresse encore présente, la Rocca ou Castello da mare. L’ensemble était équipé en 1630 de 428 canons.
4. Candie par Vincenzo Coronelli, 1683

(Vincenzo Coronelli, 1696, Pianta Della Real Fortezza, Città di Candia: Dedicata All Eccellenza del Signor Principe Panfilio; Venise, Bibliothèque Marcienne, reproduit ici avec l’autorisation de la Bibliothèque Marciana « su concessione del Ministero dei Beni e delle Attività Culturali e del Turismo- Biblioteca Nazionale Marciana. Divieto di riproduzione »)
63Le plan de Vincenzo Coronelli permet de remarquer l’espace important consacré aux fortifications dans la surface totale de la ville et la largeur du fossé.
- Balloardo = bastion. D’Ouest en Est : San Andrea, Panigra, Bethléem, Martinengo, Jésus, Vitouri, Sabbionera
- Ro : rivellino = ravelin (petite demi‑lune). D’Ouest en Est : San Andrea, San Spirito, Panigra, Bethléem, San Niccolò
- Mezza‑luna = demi‑lune. La demi‑lune Martinengo protège le bastion Bethléem et la porte du même nom.
- Opera désigne les ouvrages à cornes : Panigra, pour protéger le bastion et la porte du même nom, Corona Santa Maria pour protéger le bastion Martinengo, l’opera della palma pour le bastion Jésus, Molina près de la Sabbionara.
- Ritirata : des éléments complémentaires de défense extérieure, des gabions emplis de pierres.
64La seconde citée fortifiée selon des principes analogues est celle de La Canée. La forteresse byzantine de Kastelli n’a plus à la fin du xiiie siècle ni les dimensions ni les spécificités techniques pour défendre la ville. Aussi, dès 1336, les colons vénitiens demandent‑ils au Sénat d’envisager des travaux. Rien n’est fait. En 1475, le Sénat envoie de l’argent pour des travaux, un premier mur très bas est réalisé, plus symbolique que protecteur. Les travaux sérieux sont entrepris en 1536, précisés par Sanmicheli, et terminés en 1563 ; ils ont demandé près de 14 000 corvéables (plus que la population de La Canée). En 1591, le général Del Monte trouve l’ensemble trop accessible et propose de déménager les défenses à Aptera (aujourd’hui Paléokastro), ‑ lieu d’une forteresse antique ‑, site en hauteur plus facile à défendre sur la baie de Souda, mais l’idée est repoussée, car ce serait abandonner la ville. Les travaux se poursuivent avec à peu près les mêmes hésitations et ajouts complémentaires ; en 1644, le provéditeur suggère encore des réformes.
65Le plan de Coronelli (no 11– page 106 de cet ouvrage) indique les bastions (Mocenigo, Santa Lucia, Schiavo et Venier), les imposants cavaliers Lando et Santa Lucia, la plate‑forme qui coupe le mur sud et les deux ravelins. La légende précise le nombre de canons installés en chaque lieu et les travaux supplémentaires effectués par les Turcs puisque la carte est postérieure à la conquête ottomane. Les murs, au plus haut, atteignaient 20 mètres, le fossé au plus large 60 mètres.
66La ville de Réthymnon18 se présente dans une configuration différente des deux cas précédents : un port qui ne peut accueillir que difficilement une ou deux galères, une colline abrupte immédiatement au‑dessus du port, une petite ville dont l’enceinte disparaît après la mise à sac par Barberousse en 1537 et l’incendie par la flotte turque en 1571. En 1540, on commence les travaux du mur qui entoure la ville basse au sud, mais ils sont tout juste terminés en 1570… En 1573, le recteur Alvise Lando transmet à Venise la demande des Réthymniotes : avoir sur la colline de Paléokastro une Fortezza, dans laquelle ils pourraient se réfugier. On pense au début y installer toute la population, mais comme, faute d’argent et de matériaux, les travaux sont retardés, les habitants reconstruisent leurs habitations en bas et le transfert des particuliers est abandonné. La ville basse se reconstruit selon les règles de la Renaissance italienne et son mur protecteur (mais seulement vers l’intérieur) se perfectionne : une ligne droite de quatre mètres d’épaisseur, bordée d’un fossé, qui commence à l’est, en bord de plage avec le bastion Sabbionera, et se termine à l’arrière de la forteresse, en bord de mer à l’ouest ; il est percé de deux portes, la Porta Guora, au centre, et la Porta delle squero à l’ouest. Les travaux de la fortezza commencent en septembre 1573 ; plans, hésitations, discussions, difficultés se succèdent comme dans les cas précédents, et, au début du xvie siècle, la forteresse compte ses bastions, son ravelin et ses flèches, la muraille d’en bas se termine à l’est par un bastion et compte une plate-forme pour protéger la porte principale.
67Les cinq autres lieux fortifiés ne sont pas des villes que l’on fortifie pour les protéger, mais des sites que l’on fortifie pour protéger les côtes ou villes environnantes. Après l’attaque de 1571, ils le sont tous, selon le système des bastions. Paléokastro, à 14 kilomètres de Candie, à l’entrée du golfe, avait été fortifié autrefois puis abandonné ; il est reconstruit entre 1573 et 1595 pour permettre de tirer au canon sur toute flotte ennemie se dirigeant vers Candie. Gramvousa, l’île occidentale qui offre un plateau à 137 mètres au‑dessus de la mer, est fortifiée entre 1579 et 1584. Aghios Theodoros, un îlot proche de La Canée, est fortifié à partir de 1574. Les travaux à Spinalonga commencent également en 1574 et se prolongent jusqu’en 1586 ; les travaux de l’îlot de Souda, les plus importants, sont commencés en 1573 et terminés en quelques années.
68Néanmoins, les rapports des provéditeurs dans la première moitié du xviie siècle ne font qu’insister sur les insuffisances de cet ensemble. Morosini, en 1629, signale que les travaux d’entretien des fossés et ceux du port de Réthymnon sont négligés, que des murs sont à réparer (les dégâts dus aux pluies violentes ou à un séisme) et à surélever. Il n’est guère satisfait des défenses de La Canée, entourées par des lieux plus élevés qui n’ont pas été arasés, disposant de courtines trop longues, et de bastions trop éloignés les uns des autres. Le mur de Réthymnon est trop bas et inefficace…
69Mais Venise n’a plus les moyens de faire les travaux nécessaires et elle compte sur son attitude conciliante face aux Turcs et sur la diplomatie pour éviter un conflit. De plus, elle sait que la majorité des États européens entre 1618 et 1648 sont en guerre les uns contre les autres et qu’il n’y a donc rien à attendre d’eux. Pourtant, c’est pendant cette longue période entre 1571 et 1644 que se situe l’apogée de la Renaissance culturelle crétoise. Le règne du sultan Murat iv (1623‑40) ayant permis à l’Empire de sortir de la crise et de réorganiser son armée et sa flotte, ce modus vivendi se rompt en 1644, le nouveau sultan Ibrahim ier, instruit des insuffisances des forteresses, pense que la conquête sera rapide.
La guerre de Crète
70Lépante ralentit les projets des Ottomans, mais ne les fait pas disparaître, il faut juste attendre le bon moment. Une longue période de paix sépare la perte de Chypre de l’attaque sur la Crète, mais il ne s’agit que d’une paix apparente et provisoire.
71L’Empire ottoman, immédiatement après Lépante, met en route la construction d’une nouvelle flotte ; celle‑ci, chaque année, quitte l’Arsenal de Constantinople pour effectuer une grande tournée à travers la mer Égée et la mer Ionienne jusqu’aux limites des côtes italiennes, observée avec inquiétude par les agents du baile vénitien qui transmet ses informations au provéditeur de Crète et au Sénat de Venise. Un épisode de 1577 est parlant : en mai, l’amiral ottoman (d’origine calabraise), Giovan Dionigi Galeni detto Occhialì quitte sa capitale avec 70 navires, officiellement pour lutter contre les pirates. Pendant six mois, il sème la panique dans la mer Égée et en Crète, parfois par sa seule approche, il longe la Crète occidentale, s’arrête à Castel Selino officiellement pour prendre de l’eau, mais en quelques heures, ses équipages font de grands dégâts dans les villages proches. Suit une petite navigation vers le sud et, au passage, un de ses navires s’arrête pour se ravitailler à Ierapetra et en profite pour attaquer le bourg. Occhialì poursuit sa route et contourne la Crète par l’est en s’arrêtant à Zakros, avant de se tourner vers Rhodes, les îles de l’Égée et l’Eubée. S’il n’y a pas de guerre à cette occasion, c’est que Venise a tout fait pour l’éviter, acceptant de ravitailler les navires ottomans, supportant les avanies, tandis que les gardes côtiers et les populations observent ces mouvements avec une inquiétude grandissante19. En fait, l’Empire s’est offert le luxe de montrer sa force, constatant que son adversaire est prête à faire profil bas, mais sans aller au‑delà.
72Venise en 1575‑1577 est victime d’une épidémie de peste qui élimine un quart de sa population totale, l’Empire ottoman tourne ses ambitions et ses forces vers la Perse, ainsi la guerre de Crète est‑elle retardée, mais Venise, les conditions commerciales ayant totalement changé au xvie siècle, n’a pu profiter de ce répit pour reconstituer ses forces de façon efficace.
L’attaque « surprise » : les Turcs à La Canée et Réthymnon
73L’attaque par les Chevaliers de Malte, le 28 septembre 1644, au large de Rhodes, d’un convoi de pèlerins se rendant à La Mecque fournit aux Ottomans le prétexte recherché. Le convoi transportait le fils du sultan, sa sœur, le Grand Eunuque du harem et de nombreux cadeaux. Les navires des Chevaliers font escale sur la côte orientale de la Crète, puis à Cythère et à Céphalonie, vendent le butin, libèrent les esclaves chrétiens, mettent le jeune prince dans un couvent (qui en fera un moine). Venise a beau protester qu’elle n’y est pour rien, ses efforts sont inutiles. Des cas similaires avaient été réglés à l’amiable les années précédentes, mais Isepo Civran, en 1639, avait prévenu que les attaques fréquentes des Maltais et des Florentins contre les Ottomans finiraient par donner au sultan un prétexte pour déclencher la guerre… En 1645, les Turcs sont prêts.
74Le 30 avril, 416 navires ottomans et 50 000 soldats passent les Dardanelles en direction de Navarin où ils sont rejoints par une seconde flotte partie de Chios, et des pirates barbaresques ; ils y restent trois semaines pour laisser croire qu’ils se dirigent contre Malte. Inquiète, la Sérénissime renforce tout de même la Crète à la fin de 1644 avec 2500 soldats, 1000 irréguliers recrutés dans le Péloponnèse et des provisions, et elle commence à armer la flotte. Le pape et la Toscane lui promettent leur aide en cas de guerre. Pour financer tout cela, elle vend l’accès à la noblesse et à la citoyenneté vénitienne jusqu’à 100 000 ducats par famille. Mais l’espionnage vénitien est défaillant. Le 20 juin 1645, la flotte ottomane quitte Navarin ; le 23, elle débarque près du monastère de Gonia à l’ouest de la Crète. Au même moment, pour couvrir le débarquement, d’autres Turcs attaquent l’île de Aghios Theodoros qui n’est défendue que par 65 hommes. Son commandant, Blasio Zulian, quand il comprend que la fin est proche, choisit de faire exploser sa forteresse plutôt que de la laisser tomber aux mains de l’ennemi. Le même jour, 23 juin 1645, les Vénitiens sont surpris par l’arrivée de la flotte ottomane au large de La Canée.
75La milice locale fuyant vers la montagne, les feudataires peu nombreux n’intervenant pas, l’armée ottomane avance rapidement. La ville est bombardée depuis la mer et depuis la terre. Elle n’a pour sa défense que 800 soldats, 500 cernide et 100 canons. On rapporte la participation active de moines à la défense, le courage des femmes qui apportent de la nourriture aux soldats sur les remparts, mais il n’y a pas assez de soldats pour tenir longtemps, alors que les Turcs ont débarqué plus de 50 000 hommes. Un assaut turc, repoussé le 17 août, fait 600 victimes, la ville se rend le 22 août 1645, après 56 jours de bombardements continuels.
76La flotte vénitienne qui se trouvait en rade de Souda était très importante : 62 galères, 6 galéasses, 40 grands navires et 20 petits portant 3000 canons, 15 000 soldats, 10 000 marins et 12 000 galériens. Mais l’amiral n’ose pas attaquer les 55 galères turques et tout jouer sur une bataille. Il se contente d’envoyer à La Canée trois galères et 500 hommes en renfort. La flotte vénitienne se retire ensuite à Sitia où la rejoignent les renforts embarqués à Candie et Ierapetra. Les Vénitiens reçoivent encore 21 galères en renfort, galères papales, toscanes, maltaises et napolitaines qui se dirigent vers la Crète où elles rejoignent la flotte de Sitia. Mais, leitmotiv de cette guerre, les alliés chrétiens, en désaccord, ne se décident pas à frapper un coup décisif. Quand une contre‑attaque est enfin lancée sur La Canée le 1er octobre 1645, avec une flotte de 90 navires, la défense turque, prévenue, la repousse. L’hiver arrive, les alliés des Vénitiens regagnent leurs bases hivernales. L’occasion est perdue. Les Ottomans profitent des mois qui suivent pour se rendre maîtres de la région, Kissamos et l’Apokoronas.
77Les huit semaines de siège révèlent que la garnison est trop faible pour réparer les dégâts faits aux remparts par les boulets, que les cernide n’ont aucune envie de combattre et que, passés les excès qui suivent la prise d’assaut de la ville, les troupes ottomanes ne se conduisent pas plus sauvagement que les autres armées de l’époque, ce qui pousse les paysans à la soumission plutôt qu’à des combats désespérés. L’été 1645 a aussi révélé un handicap majeur : les États chrétiens ne sont jamais prêts à s’unir dans l’action, chacun voulant seul en retirer gloire et profit.
78En juillet 1646, la flotte turque débarque à l’entrée du golfe de Souda, 40 000 hommes qui se dirigent vers l’est. Ils ont ordre de ne pas se mettre à dos la population, ce qui n’empêche pas des pillages, mais ils rétablissent la hiérarchie orthodoxe nommant archevêque orthodoxe en Crète un moine d’Arkadi. Les Vénitiens gardent le fort de Souda, mais les bateaux sont bombardés en permanence depuis la terre face à l’île, aussi certains partent‑ils se réfugier à Réthymnon. Le général d’artillerie Camillo Gonzaga réunit un corps de 2000 soldats et 150 cavaliers qui doit marcher vers la baie d’Almyros et empêcher la progression des Turcs vers l’est. Cela aurait pu réussir si 5000 à 6000 vilains de la région l’avaient rejoint comme ils l’avaient promis au capitaine général, mais… ils ne viennent pas et Gonzaga campe pendant une semaine en face des Turcs sans rien faire et se retire vers un lieu plus abrité. Les Turcs avancent et, le 29 septembre 1646, commence le siège de Réthymnon. Pour éviter des victimes inutiles des bombardements, les autorités envoient à Candie les vieillards, les femmes et les enfants, mais on leur refuse l’entrée par peur d’une épidémie de peste qui s’était déclarée pendant l’été, on les refuse aussi dans les villages, si bien que certains trouvent refuge dans les camps turcs où on a à cœur de bien les accueillir. Les conditions de vie des assiégés sont difficiles, ils attendent des secours qui ne viennent pas… un navire français ne parvient pas à débarquer ses quelques hommes. Une grande attaque, le 11 octobre 1646, permet aux Turcs de prendre une partie des murs, la population se réfugie dans la Fortezza. Après un siège de 23 jours, la ville doit capituler le 13 novembre 1646. Malgré les habitudes ottomanes de clémence en cas de reddition, les Turcs massacrent 80 officiers et plus de 1500 soldats, sans doute pour terroriser la garnison de Candie, vers laquelle ils se dirigent : 150 Albanais passent au service du sultan, 500 autres mercenaires de diverses nationalités les suivent.
79Les Turcs se dirigent à la fois vers l’intérieur de la Crète et vers Candie, dont la prise signalerait la victoire totale. En 1647, ils atteignent Ierapetra et sont maîtres de la Crète occidentale, la soumission de la partie orientale se fait rapidement pendant la durée même du siège de la capitale. En 1651, les Vénitiens, voyant arriver les Turcs, évacuent les habitants de Sitia vers Candie et démolissent les murs peu impressionnants de la cité. Seule Candie reste à gagner.
Les Dardanelles (1645-1657)
80Pendant ce temps, la flotte vénitienne, pour soulager la Crète, ne reste pas inactive. En 1645, les Vénitiens et leurs alliés disposent de 60 à 70 galères, 4 galéasses et environ 36 galions, ces 40 derniers navires leur conférant une supériorité technique sur la marine ottomane presque entièrement composée de galères. Les Ottomans, pour ravitailler les troupes débarquées en Crète, cherchent à éviter l’affrontement avec la flotte vénitienne ; les Vénitiens cherchent l’affrontement sur mer pour couper les approvisionnements et les renforts ottomans en Crète. Le Sénat conclut que l’essentiel est de bloquer les Dardanelles, pour empêcher la sortie de la flotte ottomane vers la Crète et couper le ravitaillement de Constantinople depuis l’Égypte.
81La première opération vénitienne a lieu en 1646 : Tommaso Morosini, à la tête de 23 navires écume l’Égée à la recherche des navires turcs et tente de s’emparer de Ténédos, à l’entrée des détroits. L’amiral turc lance 80 vaisseaux contre les Vénitiens, mais il est repoussé une première fois avant de réussir à sortir des Dardanelles quelques jours plus tard grâce à l’absence de vent pour les galéasses.
82Pendant dix ans, le même schéma se reproduit, à quelques variantes près. Les Vénitiens reçoivent parfois des renforts, ils parviennent à imposer un blocus total (1648, 1656) ou partiel (les autres années) des Dardanelles, ils obtiennent quelques belles victoires navales sur les Ottomans, à Tchesmé en 1649, au sud de Naxos en 1651 où 58 navires vénitiens l’emportent sur une flotte ottomane deux fois plus nombreuse, en 1655 encore, devant les détroits. En 1655, Mocenigo, devenu capitaine général de mer, effectue un raid sur les entrepôts ottomans d’Égine et détruit Volos. L’année suivante, Tommaso Morosini (qui remplace Mocenigo mort au combat) attaque des bastions ottomans, Leucade, Kalamata, Torone en Chalcidique, Karystos en Eubée et Tchesmé, mais ne peut s’y implanter. Mieux encore, en juin 1656, une flotte vénéto‑maltaise de 37 vaisseaux inflige aux Ottomans une défaite humiliante : sur 108 navires, 60 sont détruits, 24 capturés et 5000 galériens chrétiens sont libérés. Les Vénitiens prennent Ténédos, Lemnos et Samothrace : l’approvisionnement de la Crète est enfin coupé et Constantinople connaît une disette.
83Mais… les flottes turques cherchent à éviter l’affrontement et trouvent, le plus souvent, moyen de rejoindre la Crète. En 1648, bloqués dans le détroit, les Ottomans réagissent en construisant une nouvelle flotte à Tchesmé, ce qui oblige Venise à un double blocus et divise ses forces. En 1650, le gouverneur turc de Rhodes trouve une parade en attendant l’hivernage de la flotte vénitienne pour embarquer plusieurs milliers de soldats et des provisions et rejoindre la Crète qu’en 1651, les rescapés ottomans de la défaite de Naxos réussissent également à atteindre. Les Ottomans restent en mesure de ravitailler leurs troupes en Crète, depuis les ports d’Alexandrie, de Rhodes, de Chios, ou de Monemvasia.
84Ces années sont difficiles pour les belligérants. Malgré l’aide de leurs alliés européens et leur domination maritime, les Vénitiens ne sont jamais en mesure d’assurer un blocus total des Dardanelles ni d’empêcher le ravitaillement de l’armée ottomane. Le Sénat souhaite avoir toujours 100 galères et 12 galéasses en réserve : Venise supprime la loi qui spécifiait que les rameurs devaient être sujets vénitiens pour pouvoir en acheter sur le marché aux esclaves, et elle doit pousser les fonderies de Candie, de La Canée et de Corfou pour seconder l’activité de l’Arsenal. Il lui faut trouver du bois, du fer, du chanvre pour les cordages, mobiliser toutes ses ressources. Depuis le début de la guerre, elle loue des galéasses aux États du Nord de l’Europe pour renforcer sa flotte, et les Ottomans font de même… La situation est également complexe dans l’Empire ottoman : en mars 1648, les Janissaires, s’estimant mal payés, renversent le sultan et le remplacent par le jeune Mehmet iv. Entre 1654 et 1658, les rivalités intérieures au harem et les luttes entre factions handicapent l’action du sultan et incitent aux révoltes périphériques. Une guerre austro‑turque (1662‑1664), une révolte en Transylvanie (1658) empêchent les Ottomans de se concentrer sur l’Égée, même s’ils font de gros efforts pour moderniser et agrandir leur flotte. Pour financer la guerre, ils doivent recourir aux confiscations, aux taxes extraordinaires et dévaluer leur monnaie. Par ailleurs, en Crète, en 1649, une partie des soldats turcs campant devant Candie se soulèvent et demandent à rentrer chez eux, car le manque de renforts leur fait craindre un échec.
L’impasse et un siège quasi virtuel (1657‑1666)
85Douze années et rien de décisif. Les Vénitiens, ruinés par l’interruption du commerce, tentent de négocier, mais le sultan exige l’abandon total de la Crète, ce que Venise n’est pas prête à accepter, d’autant que la fin de la Guerre de Trente Ans (1658) lui laisse espérer quelques renforts espagnols ou français. Effectivement, un premier contingent français de 4200 hommes commandés par le prince Almerigo d’Este arrive en avril 1660, en même temps que d’autres contingents de mercenaires allemands, de troupes savoyardes, et des navires maltais, toscans et français. Mais un assaut de Francesco Morosini sur La Canée en août 1660 est un échec. De même, en septembre, une attaque contre les lignes ottomanes à Candie n’apporte rien. Le prince d’Este meurt à Naxos, le contingent français est rapatrié, Morosini, découragé, est remplacé.
86L’impasse se prolonge. Les Vénitiens ne parviennent pas à tirer avantage des difficultés ottomanes, mais peuvent ravitailler Candie puisque les Ottomans évitent le combat naval. L’approvisionnement des armées ottomanes de Candie est irrégulier, mais l’armée ottomane peut se ravitailler sur place. Donc rien de décisif, même si le siège semble en sommeil.
87Les Turcs investissent Candie en 1648 et ils détruisent l’aqueduc qui alimente la ville. Comme certains de leurs soldats refusent de passer l’hiver 1648‑1649 dans les tranchées boueuses autour des remparts, en attendant des renforts, et menacent de rentrer dans leurs foyers, l’état‑major décide d’installer au sud, sur la colline de la Fortezza actuelle, à 6 km de la ville, l’İnadiye ou Candia Nova, une ville construite en quelques mois par et pour les soldats, aidés de 300 maçons de Réthymnon et de La Canée, de charpentiers locaux et d’une cinquantaine de prisonniers. C’est un pentagone qui adopte le système des bastions (six puis cinq, car l’un d’eux est détruit) avec quatre portes et comprend l’essentiel d’une petite ville, six mosquées, une armurerie, des silos à grains, une citerne, trois fontaines, 500 maisons en pierre et les bâtiments du quartier général. L’armée comprenant une moyenne de 60 à 70 000 hommes, un faubourg s’établit au pied de Candia Nova, qui comprend des logements pour les soldats – en bois et en pisé –, des mosquées, medressés, tekés, hammams et près de 2000 ateliers pour produire sur place tout le nécessaire20.
88Chacun s’installe dans la situation d’assiégé ou d’assiégeant. Les officiers vénitiens divisent la ville en dix secteurs, et répartissent les civils en allouant à chaque groupe une portion des remparts, s’emploient à faire sortir de la ville les personnes fragiles et inutiles pour la lutte, installent des hôpitaux dans les couvents en y plaçant des femmes comme infirmières, ils font aussi ouvrir de nouveaux cimetières et recrutent des fossoyeurs. Ils travaillent également à la défense : on répare les murs en hâte et on crée des demi‑lunes supplémentaires sous la direction de Camillo Gonzaga et de l’ingénieur hollandais Van Wert. Les fortifications sont en permanence améliorées, ce qui contribue à faire le côté exceptionnel de la forteresse de Candie. La ville compte dans les premières années du siège environ 5000 soldats et 10 000 civils dont 1000 tout au plus peuvent combattre. Dans ces conditions, les Vénitiens sont condamnés à une stratégie purement défensive, car il leur faudrait 20 000 soldats pour briser le blocus.
89Entre 1650 et 1666, ce sont seize années d’attaques et contre‑attaques, de creusement de tunnels sous les murs pour installer des explosifs, de recherche des tunnels de l’adversaire et de bombardements quand les stocks le permettent. Les Turcs s’attaquent en priorité au bastion Bethléem et aux demi‑lunes de Panigra et de Mocenigo. Leurs succès sont toujours annulés par des contre‑attaques vénitiennes, tandis que les ingénieurs français Bellonet et Vernede aident à repérer les couloirs de mines turcs. Candie n’est jamais totalement bloquée, mais cela ne fait que ruiner davantage la Sérénissime : dans les années 1650, Candie lui coûte le tiers de ses revenus. Le siège se prolonge, puisqu’aucun des deux adversaires n’a les moyens de chasser l’autre. Venise recrute des cavaliers toujours plus loin, Suédois, Allemands, Français, Suisses, Corses, Croates… elle atteint ainsi le chiffre de 6000 cavaliers environ à Candie. Les Turcs sont beaucoup plus nombreux. Les deux armées vivent une guerre d’usure, mais la forteresse tient bon.
L’effort final, la prise de Candie 1667‑1669
90Il faut en sortir. Les Ottomans, une fois signée la paix avec l’Autriche (1664), accélèrent leurs préparatifs. En 1666, le grand vizir Fazil Ahmet Köprülü envoie 9000 hommes renforcer les troupes turques en Crète, et une armée ottomane forte de 40 000 hommes et placée sous son commandement direct se dirige vers la Grèce du Sud pour embarquer pour la Crète, où il arrive à la fin de 1666. Fazil Ahmet Köprülü est décidé à obtenir la victoire rapidement. Il fait démolir dans l’hiver suivant les constructions du faubourg de Candia Nova et construire des abris pour les soldats près des tranchées, en réutilisant le bois des constructions mises à bas : ainsi le soldat n’a plus le choix, combattre et l’emporter ou périr, pas moyen d’attendre tranquillement à l’écart. Cela permet aussi de calmer les soldats en colère qui, au printemps 1668, menacent à nouveau de rentrer chez eux. La décision est proche ! L’arrivée de Köprülü est suivie de deux années de lutte intense.
91En février 1667, les Vénitiens reçoivent des renforts de France et de Savoie, 21 vaisseaux et environ 6000 hommes, mais, comme à chaque fois, les conflits internes entre les alliés gênent les opérations. Les Ottomans évitent le combat. Le 8 mars 1668, les Vénitiens remportent une bataille, la dernière, au large de Sainte Pélagie (à l’ouest de la baie de Candie). Ils imposent au cours de l’été un blocus à La Canée, mais ne peuvent finalement empêcher, en septembre, l’arrivée de renforts ottomans et de ravitaillement. Les sources chrétiennes évaluent les forces turques en Crète à 95 000 hommes, chiffre qui paraît exagéré et qui équivaudrait plutôt au total des armées ottomanes. Mais quoi qu’il en soit, les Vénitiens sont beaucoup moins nombreux : 35 000 hommes, là aussi y compris ceux qui se trouvent dans les forteresses de la côte dalmate et à Corfou.
92En mai 1667, les Turcs reprennent le creusement de galeries destinées aux mines depuis le bastion Martinengo jusqu’à la mer. Entre mai et novembre 1667, ils ont lancé 32 attaques et fait exploser 618 mines. Pour les ralentir, Morosini, provéditeur depuis 1666, lance dans le même temps 17 sorties qui coûtent aux Vénitiens 400 officiers et 3200 soldats. Les Turcs ont creusé en face des bastions et placé 44 gros canons face aux murs. De l’aide arrive aux Vénitiens sous la forme d’une nouvelle croisade lancée par le pape Clément ix : en juillet 1667, il a payé, sur ses deniers, 1400 hommes pour la Crète, 1500 autres en octobre. Il prend contact également avec les autres chefs d’État pour trouver des soutiens : le duc de Modène, le grand‑duc de Toscane, Gênes, l’électeur de Cologne, l’archevêque de Strasbourg, l’empereur d’Autriche, le duc de Lorraine, le duc de Brunswick, le prince palatin de Sulzbach… promettent des hommes. De France arrivent 600 nobles volontaires. Les chevaliers de Malte, en plus de leurs navires, fournissent un bataillon. L’Espagne, Lucques, Milan ont envoyé des hommes, mais… cette réponse enthousiaste ne donne concrètement qu’un total de 9000 hommes.
93Un coup dur vient frapper la garnison en 1668 : le chef des ingénieurs, un vénéto‑crétois, Andrea Barozzi, passe aux Turcs, il leur fournit des plans des fortifications et de la ville, des détails sur l’artillerie vénitienne, les nouvelles techniques empruntées aux Français, et les persuade d’attaquer par la Sabbionera et San Andrea plutôt que par les bastions Panigra et Bethléem. Or les Vénitiens comptaient sur leur supériorité technique : l’invention d’une machine pour creuser les mines ou contre‑mines, une autre qui déplace la terre pour réparer les brèches du rempart. Le coup est sévère. Et Barozzi n’est pas le seul ! Köprülü aurait dépensé 700 000 pièces d’or pour acheter des renégats et récompenser ses soldats pour chaque tête d’ennemi rapportée. Inversement, Venise a aussi ses espions dans le camp adverse et possède ainsi des plans détaillés de la Candia Nova !
94La garnison de Candie voit ses forces passer en dessous du chiffre de 7000 hommes, le minimum nécessaire pour une simple défense. Les contingents qui débarquent sont divisés et formés d’hommes inexpérimentés alors que la cité a besoin d’artilleurs : en 1668, il lui en reste 163 pour 500 canons. En novembre 1668 arrivent les 600 volontaires français dirigés par La Feuillade (sous drapeau pontifical pour ne pas compromettre les relations commerciales entre la France et la Porte, et pour plaire aux milieux catholiques !), des troupes de Lorraine et quelque 1600 Vénitiens supplémentaires. La Feuillade insiste pour diriger une sortie avec seulement 1000 hommes avec, en tête, quatre capucins et deux oratoriens qui brandissent des crucifix ! Les Turcs les laissent s’avancer, puis se jettent sur eux de tous côtés : c’est la mort de 270 jeunes aristocrates français. Dans cette année 1668, les défenseurs ont perdu 7000 soldats, 2400 rameurs et 400 civils, Venise a bien gagné un combat naval au large de Candie, mais il lui a coûté plus de 1000 morts et blessés.
95Dans cette situation quasi désespérée, les Vénitiens ont recours à des moyens moins recommandables : faire assassiner des chefs turcs ou des renégats, empoisonner les réserves d’eau ou les puits, semer des clous empoisonnés sous les pattes des chevaux turcs ou verser des poisons sur leurs terrains de pacage, mais là aussi des renégats avertissent les Turcs.
96En 1669, il semble que la ville puisse être sauvée : arrivent des Français (6500) dirigés par le duc de Beaufort, des Maltais et des hommes du pape (2000), des Autrichiens et des Bavarois (4000 hommes), des Portugais (1500), des hommes de Gênes, de Toscane, de Modène… une Babel où les nations ne se comprennent pas et se disputent la première place. Même tactique : les Français décident seuls d’une sortie avec 5000 hommes ; le 25 juin 1669, ils sortent et s’avancent, les Turcs provoquent la panique par l’explosion d’un baril de poudre, puis attaquent… La sortie se termine en désastre : 800 Français sont morts, dont le duc de Beaufort ; les survivants, épuisés et découragés, deviennent de plus en plus incontrôlables, les Français veulent repartir ; leur flotte, sur le départ, bombarde le camp turc, mais l’un de leurs navires est touché et explose. L’intervention française, mieux organisée, aurait été sans doute trop tardive pour sauver une ville encerclée depuis plus de vingt ans par 60 000 hommes. Les autres contingents en concluent que le combat est sans espoir. Les malades sont nombreux. D’autres Italiens et Vénitiens arrivent en août, mais il ne reste plus dans la ville que 3700 hommes dans la garnison, et 4000 civils épuisés.
97Morosini se résigne à se rendre : dans les deux dernières années, les Turcs ont lancé 69 assauts, fait exploser 1364 mines et les bombardements ont été quotidiens. Les Vénitiens disent avoir tué 108 000 Turcs. Eux et leurs alliés ont effectué 96 sorties et perdu 29 028 hommes, utilisé 53 000 tonnes de poudre, tiré 276 000 boulets… Giovanni Sagredo assure que 280 nobles vénitiens sont morts, soit un quart de tous les patriciens adultes. Morosini décide d’entamer les négociations. Ahmet Agas et Panagiotis Nicousios au nom de Köprülü, Annant, un Écossais et Stefanos Skordilis, un archonte crétois, pour Morosini, discutent pendant vingt jours. L’accord est signé le 16 septembre 1669, Venise ne paiera pas d’indemnité de guerre aux Turcs qui laissent partir les habitants avec tout ce qu’ils peuvent emporter. Morosini a douze jours pour organiser leur transfert sur l’île de Dia et pour évacuer ses troupes, les archives et les biens précieux vénitiens. Quand les troupes turques pénètrent dans la ville, le 4 septembre, elle est en ruines et déserte. Seuls sont restés deux vieux prêtres, trois Juifs et quelques soldats convertis à l’islam.
98Venise a perdu la Crète, il ne lui reste que les trois îlots‑forteresses, Gramvousa, Souda et Spinalonga.
99Le siège de Candie, 22 ans, est par sa durée un événement unique qui montre la solidité des murailles ‑ malgré les manques constatés ‑, grâce auxquelles quelques milliers de personnes ont pu tenir tête à des forces dix fois plus nombreuses. La prise de la ville a un grand retentissement en Europe, puisque presque tous les États chrétiens avaient fait un geste au nom de la lutte contre les Ottomans musulmans. Elle marque la fin de la présence vénitienne en Crète et l’apogée territoriale de l’Empire ottoman. Venise a perdu la plus grande et la plus prospère de ses colonies, son trésor est épuisé, la défense de Candie ayant à elle seule coûté 4 253 000 ducats.
Les Crétois entre Vénitiens et Ottomans
100Pourtant, après la signature de la paix, la Sérénissime ne désarme pas, car ses relations commerciales restent sous la menace des pirates installés sur les côtes dalmates sous suzeraineté turque et elle n’a pas perdu tout espoir de reconquête.
Un léger espoir : La guerre de Morée
101Elle parvient en effet à restaurer rapidement ses finances et à régler ses dettes et peut donc continuer sa politique de construction de navires à haut rang ou de ligne.
102Depuis 1683, à peine 14 ans après la reddition de Candie, une nouvelle guerre oppose les Ottomans aux Autrichiens. La Sainte-Ligue se reconstitue, qui groupe autour de l’Autriche, la Bavière, la Saxe, la Souabe et la Franconie, la Pologne, les États pontificaux, la Toscane, Gênes, l’Espagne, le Portugal, la Savoie… Venise, peu décidée à s’engager au début, saisit l’occasion de l’affaiblissement des armées ottomanes et déclare la guerre en avril 1684. Le commandement de la flotte est confié à Francesco Morosini. La première année est favorable aux Vénitiens, ils prennent Leucade, la côte épirote avec les forts de Vonitza et Préveza, Coron (après un siège de 49 jours), le Magne, et dans l’été 1686, Navarin, Modon, puis Argos, Nauplie et Corinthe. Ayant reçu des mercenaires allemands, en avril 1687, Morosini peut prendre Patras, Rion, Antirion et Naupacte, abandonnée par sa garnison. Seule Monemvasia reste aux mains des Turcs jusqu’en 1690. Morosini s’attaque alors à la Grèce centrale. Quand sa flotte entre au Pirée, les Turcs évacuent rapidement la ville d’Athènes et se réfugient dans l’Acropole ; c’est alors qu’un boulet vénitien, frappant le Parthénon transformé en poudrière, cause des dommages irréparables au monument. La reddition de la citadelle est d’ailleurs sans lendemain, puisque, frappés par une épidémie, les Vénitiens se replient sur le Péloponnèse en avril 1688, emportant avec eux de nombreuses œuvres d’art prélevées sur les monuments. C’est la fin des succès vénitiens. En 1692, une flotte commandée par Domenico Mocenigo attaque la Crète et met le siège devant La Canée, des chrétiens de l’île se révoltent, mais d’autres ont averti les Turcs et, à l’annonce de la venue de l’amiral turc et sa flotte, Mocenigo lève le siège.
103Les Ottomans passent à la contre‑attaque, mais leurs efforts étant principalement dirigés contre l’Autriche, ils ne peuvent rassembler des forces suffisamment importantes pour reconquérir les territoires perdus contre les Vénitiens. Plusieurs combats opposent les deux flottes, à Lesbos, à Chios, à Andros, à Lemnos, à Samothrace, mais ils ne permettent pas à l’un des adversaires de prendre l’avantage. Battu dans les Balkans par l’Autriche, l’Empire ottoman engage des pourparlers de paix avec les membres de la Sainte-Ligue, aboutissant au traité de Karlowitz, signé en janvier 1699, qui confirme les conquêtes de Venise, Céphalonie, le Péloponnèse (Morée) et l’île d’Égine.
Les Ottomans dans la Crète à peine conquise
104Les voyageurs étrangers qui visitent la Crète dans les trente ans qui suivent la chute de Candie donnent tous une vision d’apocalypse : des ruines, une population décimée et des conversions massives à l’islam. Les chercheurs actuels sont beaucoup plus modérés21.
105– Ruines ? Il est certain que, pour ceux qui ne se sont guère éloignés de Candie, après 22 années de siège, de fossés et de sapes, de bombardements, la ville et ses alentours proches ne pouvaient que présenter un aspect tragique. La population étant partie bien avant la fin du siège ou dans les derniers jours, les Turcs entrent effectivement dans une ville déserte, une « carcasse de ville » selon Tournefort, en 1699, où les ruines sont encore visibles. Dans un recensement de ceux qui paient l’impôt des non‑musulmans, en 1669‑1670, on trouve 13 Chrétiens et 26 Juifs22. Mais les Turcs ont eu à cœur de repeupler rapidement la ville : une partie des bâtiments abandonnés est confiée aux fondations religieuses des Köprülü, de l’aga des Janissaires, des mosquées, l’autre, dès 1670, à qui veut acheter, quelle que soit sa religion. La ville est très vite repeuplée de Janissaires qui, outre leur maigre salaire, tiennent un magasin ou exercent un artisanat, et de ruraux.
106– Une population décimée ? Isepo Civran indique, en 1639, une population totale de 254 165 Crétois, l’estimation la plus élevée de toute la période vénitienne. L’Anglais Bernard Randolph, en 1680, donne le chiffre de 80 000 habitants, mais, comme il écrit que, du temps des Vénitiens, ces habitants étaient au nombre de 1 000 000, on ne peut guère croire en ses chiffres ! Les voyageurs parfois ne comptabilisent que les Chrétiens, oubliant que les musulmans sont en majorité des convertis. En revanche, en travaillant sur les résultats du cadastre turc de 1705 qui indique le chiffre des propriétaires fonciers, on obtiendrait le chiffre de 200 000 habitants environ, soit la moyenne de la période vénitienne. Cette permanence de la population, malgré les guerres, ne vient pas d’une immigration extérieure (peu de musulmans ottomans en dehors des fonctionnaires ou militaires sont venus en Crète), mais du retour d’une partie de ceux qui avaient fui pendant le siège vers les îles Ioniennes et du fait que les pertes, en dehors des sièges, n’ont pas été très sévères, semble‑t‑il. Cette permanence est confirmée par les divers relevés ottomans établis en 1670‑1671 et par la suite : on voit en effet que le nombre de villages reste sensiblement identique, que les villages importants sont restés à quelques exceptions près les mêmes.
107– Les conversions ? Elles constituent un phénomène avéré, immédiat, et une fois écarté le mythe d’une population convertie de force, un mystère humain d’autant plus difficile à expliquer que les Crétois avaient obstinément refusé la conversion au catholicisme et que les Ottomans ne s’opposent nullement à la pratique du culte orthodoxe, se présentant même comme ses défenseurs face aux prêtres du pape et qu’ils font attention à ne jamais recruter de galériens en Crète. Les faits ont montré que les Crétois n’étaient pas prêts à se battre pour Venise ‑ les provéditeurs l’avaient tous dit et répété. Même des feudataires à La Canée, en 1644, souhaitaient l’arrivée des Turcs pour les débarrasser des Vénitiens23. Les documents montrent que dans le faubourg de Candia Nova, pendant le siège lui‑même, vivaient des artisans grecs et arméniens et, surtout, les quelques feuilles sauvées des mariages enregistrés par le kadi prouvent que les convertis étaient déjà nombreux : sur 229 mariages entre 1661 et 1665 (les années ne sont pas complètes), 56 % se font entre musulmans, 33 % sont des mariages mixtes et 10 % des mariages entre chrétiens qui, néanmoins, vont devant le kadi. Les maris musulmans de naissance (62 % des musulmans) épousent pour 44 % d’entre eux des jeunes filles converties ou filles de converties et, pour 27 % d’entre eux, des chrétiennes. Les maris musulmans convertis épousent à 52 % des chrétiennes et à 43 % des converties ou filles de converties24. Il est vrai que, dans ce contexte militaire de conquête en cours, les jeunes musulmanes sont rares et elles n’épousent que des musulmans. En revanche, on voit que se constitue une sorte de groupe intermédiaire ‑ celui des futurs Turco‑Crétois ‑ de convertis ou enfants de convertis, parlant le grec de Crète et ne connaissant, sans les comprendre, que quelques versets répétés du Coran. Et ces mariés et enfants du camp seront souvent les premiers nouveaux habitants d’Héraklion devenue ottomane où Tournefort, en 1699, dénombre 10 600 Turcs, hommes de garnison, 800 Grecs, 200 Arméniens et 1000 Juifs25.
108Pourquoi se convertir ?
109Tournefort invoque le désir d’échapper au haraç (cizye) l’impôt de capitation qui pèse sur les non‑musulmans, tout en affirmant que le gain est minime.
110On peut aussi se rappeler que les Ottomans ont reconnu les propriétés de tous ceux qui se sont soumis et convertis dès l’apparition de leurs troupes. Les historiens contemporains pensent qu’il faut tenir compte aussi de l’ébranlement social et psychologique provoqué par les années de guerre et la conquête, le fait que les Crétois connaissaient les Turcs depuis longtemps, et surtout le fait que la conversion donnait aux hommes l’accès à une carrière militaire sur place avec accès à une maison, un salaire, une forme de pouvoir, une promotion totalement nouvelle. La majorité de la garnison et de ses Janissaires est composée de convertis, ce que constate Tournefort et ce qu’écrivent aussi les espions vénitiens pendant la période 1670‑1715, alors les Vénitiens au xviie siècle avaient refusé obstinément d’engager des Crétois dans les mercenaires.
111Quoi qu’il en soit, les Ottomans se montrent sûrs de leur succès dès 1645 et décidés à gérer et exploiter le pays au plus vite. Dès 1645 en effet, la Crète forme une province dont le beylerbey siège à La Canée (en attendant 1669), l’île est divisée en sandjaks et nahiyes en reprenant les divisions vénitiennes, des recensements sont effectués, recensement des propriétés, de leurs productions et de leur statut, recensement des Chrétiens payant le haraç. Köprülü fait un tour général de l’île en 1670 et ordonne qu’on répare le fortin de Sitia ainsi que 260 autres petites ou grandes tours de garde côtières pour y installer, à son tour, des veilles contre les pirates. Les terres ou maisons abandonnées sont rapidement repérées pour être attribuées à des fondations religieuses ou mises en vente aussi bien à des Musulmans qu’à des Chrétiens ou des Juifs.
112Car la Crète n’est, pas plus pour les Ottomans que pour les Vénitiens, une terre facile. Venise entretient en Crète un réseau d’espions qui, inflitrés jusqu’aux plus hauts échelons des forces ottomanes, envoient des rapports à Souda et Spinalonga, elle accueille dans les trois îlots‑forteresses qui lui restent tous les pirates qui attaquent les côtes désormais ottomanes et aussi les haïn (χαΐνης), bandits‑résistants aux Turcs, comme ils avaient résisté aux Vénitiens. Pendant la guerre de Morée, les trois îles abritent des navires qui interceptent les convois turcs se dirigeant vers la Crète (les Turcs trouvent la parade en confiant les cargaisons importantes à des navires français), hébergent des pirates crétois qui font des raids sur les villages proches des côtes, prennent des musulmans en otages et pillent les silos ou les troupeaux. Les pachas soupçonnent plusieurs villages de complicité avec les haïn, embauchent des milices locales (martolos) pour les arrêter et menacent les notables de représailles. Une fois de plus les autorités, ici ottomanes, déplorent que les populations des villages proches des côtes laissent les terres en friche et prennent la fuite, et le pacha, en 1683, lui non plus, ne fait pas confiance aux troupes crétoises : « Ces vilains Grecs renégats qui se sont faits Turcs pour échapper au haraç… ne savent pas du tout manier les armes et ne feront que semer la confusion en cas de besoin »26.
113Les îles sont extrêmement proches de la terre ferme et exploiter cette position est facile, d’où le désir des sultans d’en finir une fois pour toutes avec Venise.
Venise chassée de l’Égée
114Après la paix de 1699, Venise maintient une force armée qui représente plus d’1 % de sa population, soit un niveau atteint seulement par la France et le Piémont ! Elle espère profiter de la nouvelle guerre russo‑turque en 1710‑1711, pour éliminer les nids de pirates qui utilisent les ports turcs et obtenir le statut de nation la plus favorisée accordé aux Français, aux Anglais et aux Hollandais. Mais l’Empire ottoman souhaite en finir avec elle et, en 1714, le grand vizir commence à concentrer des troupes. En 1715, il réunit 58 vaisseaux et 30 galères alors que Venise ne dispose que de 19 navires et 15 galères. L’attaque est lancée et, entre mai et septembre 1715, l’armée turque, forte de 100 000 hommes, s’empare sans difficulté du Péloponnèse où les Vénitiens, leur catholicisme, leur bureaucratie tatillonne et leurs impôts étaient détestés. La flotte turque, sur sa lancée, met le siège devant le fort de Souda qui tombe le 27 septembre après 72 jours de résistance. Spinalonga est cédée par Venise sans avoir jamais été prise.
115En 1716, Corfou devient la cible des Turcs : sa garnison de 8000 hommes doit faire face au débarquement de 30 000 soldats. Les États catholiques réagissent et envoient des forces. Le pape, l’Espagne, le Portugal, Malte et la Toscane permettent de constituer une flotte forte de 69 navires de ligne, 3 galéasses et 49 galiotes. L’Autriche entre aussi dans le conflit et les Turcs abandonnent le siège. Quand, en 1718, l’Autriche décide de faire la paix, Venise perd tout espoir de reconquête. Au traité de Passarowitz, Venise garde les îles Ioniennes, Parga en face de l’île de Corfou, obtient le maintien du statu quo en Dalmatie, mais le Péloponnèse et l’île de Tinos sont perdus, de même que ses dernières forteresses crétoises. Elle n’existe plus désormais en mer Égée.
116Après 1718, elle perd son domaine adriatique au profit de l’Empire d’Autriche, réel vainqueur de la guerre avec l’Empire ottoman. Pendant 230 ans, elle a engagé toute son énergie et ses ressources pour maintenir son emprise et ne pas se laisser détruire par l’ennemi turc, mais son déclin est inexorable. Elle perd le joyau de sa couronne, mais aussi un territoire extérieur, dont elle n’a jamais considéré les habitants comme « Vénitiens » et qui, eux‑mêmes, n’ont jamais renoncé à se dire « Grecs ».
117C’est peut-être la conclusion d’une entreprise irréalisable dès l’origine comme l’explique au Sénat Giovanni Sagredo en 1602 :
Je pense, comme le ferait n’importe qui, que détenir des états, des forteresses dans des contrées à des milliers de milles, et situées dans la gueule de l’ennemi, sans être sûr de pouvoir approvisionner la population et l’armée, équivaut à ne rien avoir, pour ne pas dire plus27.
Notes de bas de page
1 Spanakis, 1950, ii. p. 81 et 85.
2 Viallon, 2008, p. 41-60.
3 Zachariadou, 1988.
4 Venise avait fait une exception à sa politique qui coupait toute relation entre la Crète et la Ville. Il n’y a que deux ou trois archers par village, donc beaucoup de villages avaient été concernés de près.
5 Valensi, 1987, p. 38‑39.
6 Viallon, 2005, p. 47-60.
7 Simon, 1984, p. 978.
8 Actes du colloque Autour de Lépante : guerre et géostratégie en Méditerranée au tournant des xvie et xviie siècles, 2001.
9 Spanakis, 1949, p. 235-252.
10 Spanakis, 1948c, p. 73‑92.
11 Spanakis, 1959, v, p. 242.
12 Spanakis, 1969, p. 365‑458, ici p. 438.
13 Campana, 2015.
14 Les Turcs, qui savent à quel point ce service est haï, ne recruteront pas de marins en Crète. Au xviiie siècle, la galère disparaît, ils n’ont plus à recruter de rameurs, une chance et une occasion pour eux de montrer que leur domination est préférable à celle de Venise.
15 Garzoni en 1584 cité dans Holton, 1991, p. 42. Il indique également que le sort des paysans est tel qu’ils ne craignent nullement la « tyrannie du Turc » qu’ils jugent préférable à celle de Venise.
16 En 1363, on avait demandé la moitié de la dépense aux feudataires, ce fut l’élément déclencheur de la révolte.
17 Tzobanaki, 1996, Tzobanaki, 1997.
18 Tous les détails dans Steriotou, 1992.
19 Tsiknakis, 2009b.
20 Kolovos, 2008, p. 103‑176.
21 Pour les détails, Greene, 2000.
22 Sariyannis & Kolovos, 2008, p 183‑214.
23 Greene, 2000, p. 66.
24 Kolovos, 2008.
25 Pitton de Tournefort, 1982, p. 40‑41.
26 Greene, 2000, p. 109.
27 Lassithiotakis, p. 43.

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