Une île attirante et difficile
An attractive and difficult island
Ενα ελκυστικό και δύσκολο νησί
p. 21-40
Résumés
Les voyageurs ont célébré la position stratégique de l’île de Crète aux portes de la Méditerranée orientale, et la richesse de sa production agricole. Mais pour les Vénitiens l’île de rêve fut parfois difficile. Ils ont dû s’accommoder d’un territoire d’un accès souvent malaisé, au climat excessif, au relief abrupt et à forte activité sismique, ils ont dû compter avec les épidémies, les pirates et les famines. Cette toile de fond doit rester présente dans les esprits et elle explique la longue stagnation des effectifs démographiques. Néanmoins, en administrateurs pointilleux les fonctionnaires vénitiens nous ont laissé des recensements précis et fréquents et leurs ingénieurs cartographes ont dressé des cartes détaillées de l’île et des établissements humains.
The travellers celebrated the strategic position of the island of Crete at the gateway to the eastern Mediterranean, and the wealth of its agricultural production. But for the Venetians the dream island was sometimes difficult. They had to cope with a territory of often difficult access, excessive climate, steep terrain and high seismic activity, they had to rely on epidemics, pirates and famines. This background must remain present in people's minds and explains the long stagnation of demographic numbers. Nevertheless, as punctilious administrators, Venetian officials have left us accurate and frequent censuses and their mapping engineers have drawn up detailed and quite useful maps of the island and human settlements.
Οι ταξιδιώτες επαίνεσαν την στρατηγική θέση της Κρήτης στις πύλες της Ανατολικής Μεσογείου και τον πλούτο της αγροτικής παραγωγής της. Αλλά για τους Βενετούς, το νησί των ονείρων ήταν πολλές φορές δύσκολο. Έπρεπε να ζουν σε μια περιοχή με δύσκολη πρόσβαση, υπερβολικό κλίμα, απότομο έδαφος και υψηλή σεισμική δραστηριότητα, έπρεπε να μετράνε με τις επιδημίες, τους πειρατές και τους λιμούς. Αυτό το υπόβαθρο πρέπει να παραμείνει παρόν στο μυαλό των ανθρώπων και εξηγεί τη μακρά στασιμότητα των δημογραφικών αριθμών. Παρόλα αυτά, όπως οι προσεχτικοί διοικητικοί υπάλληλοι της Βενετίας μας έχουν αφήσει ακριβείς και συχνές απογραφές και οι μηχανικοί χαρτογράφοι της προετοίμασαν λεπτομερείς και χρησιμότατους χάρτες του νησιού και των οικισμών της.
Entrées d’index
Mots-clés : Crète vénitienne, séismes, conditions de déplacement, piraterie, peste, famine, politique de peuplement, recensement, cartes
Keywords : Venetian Crete, earthquakes, conditions of displacement, piracy, plague, famine, settlement policy, census, maps
Texte intégral
1En effet, observateurs et voyageurs ont célébré à l’envie la situation de l’île de Crète, entre Méditerranée orientale et occidentale, entre Afrique et mer Égée, une position remarquable pour qui veut avoir la maîtrise de la mer. Cette situation a attiré Venise, puis les Ottomans qui s’y sont accrochés pendant tout le xixe siècle tandis que les grandes puissances, surveillant la situation, s’inquiétaient de savoir à qui l’île allait échoir… Inutile de s’étonner si aujourd’hui l’OTAN conserve en Crète, dans la presqu’île d’Akrotiri et la baie de Souda, une base aérienne et maritime auxquelles s’ajoutait, il y a peu encore, une station d’écoute couvrant toute la Méditerranée orientale et le Proche‑Orient. Mais cette position n’est pas facilement exploitable au xiiie siècle, les Vénitiens d’ailleurs s’intéressaient autant aux richesses agricoles du pays qui allaient nourrir leur commerce…
2Néanmoins, les éloges ne doivent pas masquer le fait que l’île de rêve est parfois difficile. Les Vénitiens ont dû s’accommoder d’un territoire d’un accès souvent malaisé, au climat plein d’excès, au relief abrupt et à forte activité sismique, ils ont dû compter avec les épidémies, les pirates et les famines. La vie était loin d’être facile et ces conditions restent en toile de fond en permanence.
Montagne, vents et séismes : la nature s’impose
3La tectonique a fait de la Crète une île, et aussi une grande montagne, étirée sur près de 250 km d’ouest en est, qui sépare la mer Égée de la côte libyenne. Le relief impose ses contraintes et ses réalités, une chaîne, divisée en quatre bastions, qui comprend plusieurs sommets de plus de 2000 m d’altitude, et qui, au sud, domine souvent la mer par des flancs abrupts et, le long de la côte nord, ne ménage qu’une bordure plane étroite, rarement élargie. Les massifs (Montagnes Blanches, Ida‑Psiloritis, Dikté, Monts de Sitia) délimitent trois passages nord‑sud, les seuls réellement accessibles. Il y a ainsi une Crète de la montagne et une Crète côtière, un Nord et un Sud nettement différenciés.
4Le relief a imposé également une division administrative au fil des siècles : les Vénitiens qui avaient compartimenté le pays en théorie, comme l’était leur ville, en six sextiers, sont revenus en quelques décennies à quatre territoires, reprenant l’ancienne découpe byzantine conservée ensuite par les Ottomans (qui ont réuni les deux territoires de l’est) et l’administration grecque. Les départements1 de La Canée et de Réthymnon forment la Crète dite « de l’ouest », celui de Candie, la « Crète centrale », et celui du Lassithi (autrefois « de Sitia »), la « Crète de l’Est », « levant » et « ponant » sont délimités en suivant les monts et la rivière Tartaros. Candie est considérée comme appartenant à la Crète orientale.
5Cette division répond au cloisonnement que créent les montagnes et l’étirement du pays d’ouest en est. Se déplacer à l’intérieur de l’île est difficile et, au relief, s’ajoute le manque d’animaux de trait ; les chevaux, rares et précieux, achetés en Anatolie, sont destinés aux feudataires vénitiens (ils leur sont comptés) et interdits aux Crétois, même le commerce des mules est surveillé ; les bœufs sont peu nombreux et mobilisés pour le travail agricole et les lourds chargements en plaine autour des villes2. En l’absence de chemins carrossables et d’attelages efficaces, il faut se contenter de mulets et d’ânes. C’est pourquoi le duc Dolfin Venier explique en 1610 qu’il a été très malade en raison du manque de céréales et que son état et celui de la population ne se sont améliorés que grâce à l’arrivée de quatre navires turcs chargés de blés ; en effet, même si le froment de la Messara était disponible, on ne pouvait l’acheminer jusqu’à Candie qu’avec des mules dont chacune ne portait que 83 litres à chaque voyage3. Peu à peu se crée une sorte de réseau routier, via imperiale (parce qu’établies dans la période byzantine) qui relient l’intérieur à la mer, via publica, de rôle plus local, et les sentiers muletiers4. Mais l’ensemble est rarement carrossable, une « bonne route rurale » est une voie sur laquelle deux mulets chargés peuvent se croiser et la plupart des trajets s’effectuent à pied : en témoignent les quelques voyageurs qui ont pénétré dans l’intérieur de l’île. Cela signifie que souvent les cultivateurs, pour atteindre Candie, rejoignent la baie la plus proche pour charger leurs marchandises malgré les risques de la mer5. Au total, en dépit des lointains récits vantant la thalassocratie minoenne, la Crète reste un pays de montagnards et de paysans jusqu’aux changements de la seconde moitié du xxe siècle.
6L’Est crétois est d’un accès difficile, mais ce sont pourtant les ports d’Itanos et de Kato Zakros, à l’extrême‑est, qui ont été au cœur du commerce avec Chypre, la Syrie et l’Égypte dès le second millénaire avant notre ère. C’est là que les Ptolémées ont basé leur flotte pour surveiller la navigation en Méditerranée orientale, là que s’arrêtaient les pirates pour attaquer les convois d’Égypte ou du Sud anatolien. En revanche, c’est par la côte nord‑ouest que sont arrivés les Achéens, puis les Romains ; c’est là que les Vénitiens, venus de l’ouest eux aussi, refondent le port de La Canée. La côte sud regarde la côte libyenne, et les Romains avaient choisi de faire de Gortyne leur capitale, car ils avaient uni la Crète à la province de Cyrénaïque, retrouvant une orientation ancienne puisque des Crétois avaient participé à la fondation de Cyrène en 630 av. J.‑C. Les Arabes‑Andalous (musulmans originaires d’Espagne venus par l’Égypte), qui s’installent en Crète au ixe siècle, donnent la priorité à la côte nord et recréent le port de Cnossos‑Héraklion sous le nom de Rabd El Khandak, qu’ils entourent d’un fossé (Khandak, d’où Candie). Il leur faut surveiller l’Égée pour attaquer les navires de commerce et effectuer des raids sur les îles. Cette logique égéenne leur survit : Venise, les Ottomans, la Crète devenue région européenne, regardent également vers l’Égée et le Nord, provoquant la croissance du port de Candie. En fait, les points cardinaux correspondent aux orientations politiques et commerciales de l’île, l’Égée, l’Afrique, le Proche‑Orient, la Méditerranée occidentale.
7La Crète est donc en contact avec l’ensemble du monde méditerranéen, mais elle reste isolée par la distance et par des vents violents. Pour des galères, il faut un mois à un courrier pour rallier Venise, 45 jours à deux mois par mauvais temps, trois à quatre semaines pour Constantinople, une semaine pour Tinos et une dizaine de jours pour Modon (Méthone), sans compter les tempêtes et les naufrages. Il faut attendre la fin du xiie siècle pour trouver la première mention d’un navire vénitien ayant effectué directement le parcours Alexandrie‑Crète. Jusque‑là, pour rallier la côte proche‑orientale, les navires suivaient souvent les côtes et, depuis le sud du Péloponnèse, gagnaient les Cyclades, s’arrêtaient à Naxos ou parfois à Santorin, avant de rejoindre le Dodécanèse et de longer les rives sud de l’Asie Mineure.
8En effet, autre contrainte naturelle, la Crète est battue par une multiplicité de vents, parmi lesquels dominent les vents du sud en hiver et ceux du nord/nord‑ouest pendant toute la saison estivale (vents étésiens, annuels). Ils conditionnent en partie la répartition des cultures et de l’habitat sur l’île, ils contraignent à de coûteux travaux des ports qui ne sont pas protégés naturellement. La côte ouest, trop exposée, n’a pas de havres utiles au grand commerce, la côte sud ne présente que quelques mouillages, dangereux en cas de vents forts, dont Ierapetra est tout juste le moins mauvais une fois protégé par une digue. La côte orientale, plus abritée, offre, elle aussi, des mouillages, mais ils ne donnent accès qu’à un hinterland peu peuplé et trop éloigné des centres importants pour alimenter un port. Reste la côte nord : La Canée, Réthymnon, Candie, Sitia. La petite bourgade de Sitia est la seule, à l’est de l’île, à disposer d’une grève un peu abritée par la presqu’île à laquelle elle est adossée, mais elle ne conduit qu’à un arrière‑pays limité6. Les autres ports font face au nord, et doivent faire l’objet de grands travaux et d’un entretien ruineux et permanent pour fournir des abris valables au point qu’on peut parler à leur sujet de ports artificiels ; Candie profite de la présence de l’île de Dia, qui offre deux mouillages protégés des vents du nord, tandis que les grands dangers du trajet Méthone‑Anticythère‑Ouest de la Crète rendent difficile l’accès à La Canée. Dans les conditions de la navigation médiévale, se rendre en Crète est malaisé, exporter ses richesses n’est pas une mince affaire.
9À cela, la nature a ajouté un risque permanent : les séismes. La Crète est située au point de rencontre de plaques tectoniques, là où la plaque africaine s’enfonce sous la plaque européenne. Elle est bordée au sud par l’arc d’une fosse sous‑marine et, au nord, par l’arc volcanique qui va de Méthana à Nysiros en passant par Milos et Santorin. L’emplacement de certaines ruines antiques prouve l’importance des déplacements tectoniques : en 3000 ans la Crète occidentale a été soulevée jusqu’à plus de 9 m par endroits, l’angle sud‑est de l’île également, tandis que la côte nord‑orientale a disparu sous la mer. On peut ainsi voir aujourd’hui une partie du port romain de Phalasarna hors d’eau (entre 6,3 m et 7,9 m au‑dessus du niveau de la mer), tandis que les ports antiques de Mochlos et d’Itanos sont engloutis (de 3,5 à 4 mètres). L’explosion de la caldeira de Santorin et le raz‑de‑marée qui suivit en 1700 av. J.‑C. ont sans doute provoqué la destruction complète des premiers palais minoens ; certains pensent qu’il en serait de même pour la fin de la seconde génération des palais en 1450 av. J.‑C. (il y a désaccord sur la date de l’éruption) ; une nouvelle explosion a lieu en 365 de notre ère puis, en 1650 de nouveau, un raz‑de‑marée, lié à une éruption de Santorin, provoquent de larges ravages sur la côte nord‑crétoise.
10Les secousses sismiques restent fréquentes. Les séismes sont signalés dans les rapports des fonctionnaires vénitiens7, ainsi en 1228, 1246, 1303 (l’un des plus graves, à Candie), 1306, 1311, 1353 à Réthymnon, 1416, 1430, 1490, le 25 mai 1508 (dans les trois villes de l’est du pays, dont Ierapetra et Sitia totalement détruites, et Candie où il ne reste debout que trois ou quatre maisons, certains citent le chiffre de 30 000 victimes dans l’île), 1517 (Candie), le 9 avril 1522 (Candie), les 16/17 février 1525, le 6 novembre 1531 à Candie, 1539, 1547, 1595 (surtout à La Canée et Réthymnon, ressenti dans toute l’île et dans les Cyclades8), 1596, 1604 (au Lassithi où les répliques se sont suivies pendant près d’une année), 1612, 1629, 1646, 1650, 1662 et 1665… en moyenne, deux ou trois graves secousses par siècle. La période ottomane est tout aussi riche. Inutile de s’étonner si les constructions vénitiennes subsistantes sont tardives et si bien des bâtiments anciens ont disparu…
Peste et pirates
11Dans la Méditerranée d’avant le xxe siècle, les maux arrivent souvent de la mer… Être une halte sur le trajet est‑ouest et sur la route maritime des pèlerinages vers les Lieux saints contribue à exposer la Crète aux épidémies, comme tous les grands ports méditerranéens, et parmi elles, à la peste. Venise, port d’embarquement des pèlerins et centre d’échanges avec l’Orient, a très tôt dû gérer le problème : au xe siècle, le doge fait construire un hôpital pour les voyageurs atteints du « mal », puis un premier lazaret (sur l’îlot de Nazaretto) pour effectuer le contrôle des navires et des marchandises venant de zones sensibles et isoler les malades. On retrouve une organisation similaire en Crète avec, comme à Venise, un Service de santé publique (Officio della Sanita) et des fonctionnaires responsables ; chaque port, même la petite Ierapetra en 1617, a son lazaret, établissement entouré de hauts murs, fermé et gardé, situé en dehors de la ville et loin des sources, où l’on contrôle les navires arrivant de zones possiblement contaminées et où l’on isole les malades. Candie a très tôt le sien, ‑ attesté en 1300, date de fondation inconnue ‑, à la sortie occidentale de la ville, dans le monastère catholique de San Lazzaro, complété par la suite par un établissement pour les navires dans l’île proche de Dia, et un autre, hors les murs, plus à l’est, au monastère Saint‑Georges d’Akrotiri (aujourd’hui Halicarnassos). Chacun dispose d’un prieur‑gestionnaire, aidé de nobles de la ville et d’un médecin salarié par la Commune.
12On a recensé 22 épidémies dites « grandes » pendant la période vénitienne, sans compter une présence diffuse et quasi permanente du mal. Parmi les années de crise, on cite 330, 13489, 1350, 1361‑1365, 1374‑1376, 1383, 1386, 1389, 1398 (le duc et le capitaine général en meurent), 1408‑1409, 1416‑1419, 1444, 1456‑1457, 1461‑1462, 1465, 1480, 1523‑1525 (un Vénitien cite le chiffre de 26 000 morts), 1556, 1571, 1575‑1576, 1580, 1592‑1595 (la plus terrible après la peste noire de 1348), 1611, 1630, 1646, 1655‑1661. Le mal ne s’arrête pas avec les changements politiques, 1678, 1689, 1703, 1728‑1729, 1816. Le capitaine général de Candie, dans son rapport, décrit les ravages de la peste de 1592‑1595 : une ville fantôme, désertée par ses habitants, les commerces fermés, le port et les chantiers à l’arrêt et le manque de vivres, car les paysans ne viennent plus approvisionner la cité. Les voleurs se multiplient et se servent dans les demeures des morts qu’on ne peut pas toujours enterrer ; les malades restent chez eux en refusant de rejoindre le lazaret, synonyme de mort assurée… Les chiffres donnés en 1593 indiquent 8600 victimes pour Candie, qui comptait 16 733 habitants en 1589, soit environ 51 % de la population. Les victimes sont particulièrement nombreuses parmi les enfants de moins de 15 ans (1766 morts) et chez les « enfants bâtards et les prostituées » (1184 décès). Les 50 prêtres latins seraient morts eux aussi. Dans les 60 villages de la Commune, il y aurait près de 5000 victimes. En entraînant la disparition de plusieurs notaires de la Chancellerie, irremplaçables sur le moment, l’épidémie cause même la destruction d’une partie des registres officiels, car personne n’était là pour remarquer une fuite d’eau dans le toit du bâtiment10.
1. La chapelle San Rocco à La Canée dans le quartier de Splantzia (1630)

La chapelle est proche de la grande place de Splantzia, bordée par ailleurs par l’église Saint‑Nicolas qui appartient au monastère dominicain construit en 1320.
Photo : C. Messier [CC BY-SA 4.0] https://commons.wikimedia.org/wiki/File:St_Rokos_and_Splantzia.JPG
13En d’autres occasions, les rapports indiquent des villages entièrement déserts ‑ décès ou fuite devant la maladie. En 1678, après la conquête ottomane, la peste a exterminé, affirme‑t‑on, 78 000 habitants, le tiers de la population, et, en 1728‑1729, la moitié de la population des trois grandes villes est frappée. Au total, le mal tue plus d’habitants que la guerre et, jusqu’au xixe siècle, il reste endémique. On comprend pourquoi Candie, comme La Canée ‑ comme Venise ‑, a consacré une chapelle à San Rocco, réputé protéger de la maladie.
14À la peste s’ajoute la lèpre, moins souvent citée, mais toujours présente. Venise, chez elle, a isolé les lépreux en dehors de la ville. Dès 1262, à Candie, ils sont relégués dans l’hôpital de San Lazzaro au‑delà de la Porte Pantocrator, puis ils obtiennent le droit de mendier et de circuler en ville et peuvent s’installer dans un quartier hors les murs, à l’est (Maroulas, aujourd’hui Chrysopigi). Dans le reste du pays, les lépreux peuvent mendier dans les lieux habités, mais ils doivent vivre à l’écart, souvent dans des grottes, dans des conditions de grande misère. Léproserie et lazaret de Candie cessent de fonctionner en 1648, détruits par les installations des assiégeants turcs. Mais la maladie reste présente jusqu’au xxe siècle, comme le montre le cas de Spinalonga.
15L’île de Calydon dans le golfe de Merambello, appelée Spinalonga par les Vénitiens (en raison de sa forme d’« épine longue »), avait été le site d’une citadelle antique. En 1579, les Vénitiens y construisent une forteresse pour surveiller l’entrée du golfe, deux murailles d’enceinte pourvues de bastions et de tours. En 1654, les murailles sont renforcées ; l’île, devenue imprenable, demeure aux mains des Vénitiens jusqu’en 1715. Et même alors, malgré un long siège, elle n’est acquise par les Ottomans que par un traité signé en raison des défaites vénitiennes en d’autres lieux. Par la suite, à partir de 1866, des Turcs viennent s’abriter à leur tour dans ses murs (1100 habitants en 1881). En 1903, le gouvernement crétois décide de faire de l’île abandonnée une léproserie, résidence obligatoire pour tous les malades de Crète, puis de Grèce. La léproserie, qui a compté jusqu’à 400 malades, a été fermée en 1957 et ses trente derniers habitants transférés à Athènes.
16Outre les épidémies, Crétois et Vénitiens doivent également compter jusqu’à la fin du xviiie siècle avec une autre plaie des régions côtières, les pirates. Il n’y a pas d’année dans les chroniques sans que soit signalée une attaque de pirates. Même si, après 1715 ‑ éviction définitive de Venise de la mer Égée ‑, leur présence est plus limitée, ils n’ont pas disparu totalement avant la fin du xviiie siècle. Catholiques, orthodoxes, musulmans, convertis, turcs, maltais, français, provençaux, catalans, siciliens, napolitains, « barbaresques », hospitaliers, toutes les nations et confessions sont représentées11 ; Hayreddin Barberousse (pirate puis amiral ottoman), comme Uluç Ali Reis qui détruisit Réthymnon, est un chrétien converti à l’islam. Les méthodes, elles aussi, sont identiques : razzia sur les villages proches des côtes, pillage, on enlève la population pour la vendre en esclavage sur les marchés ottomans ou sur ceux du Maghreb, ou, si possible, pour revendre les prises contre rançon à leur nation d’origine. Il semble qu’à Coron et Monemvasia, possessions vénitiennes du Péloponnèse, aient fonctionné des bureaux de recherche des chrétiens esclaves auxquels les Crétois pouvaient également s’adresser. Les victimes peuvent aussi être les navires marchands qui sillonnent la Méditerranée ‑ vol de la cargaison, prise en main de l’équipage qu’on peut réembaucher s’il se convertit à la religion des vainqueurs, rançon, vente d’esclaves. C’est pourquoi, en Crète comme sur toutes les côtes méditerranéennes, les populations installent leurs villages dans des nids d’aigle loin des mouillages et s’abstiennent de peindre les maisons en blanc pour ne pas être repérées de loin.
17En 1471, sur la côte orientale, les villages sont décrits comme abandonnés par leurs habitants jusqu’à une distance de 15 km par rapport à la mer. Le monastère d’Akrotiriani (Toplou) s’entoure de hautes murailles pour résister. La même année, une demande d’aide des Crétois de cette région au sénat de Venise dépeint la situation en ces termes :
Beaucoup de villages ont été entièrement détruits et sont inhabités, à Lithines, Gréa, Mancasséa, Caridhi, Sacan, Lomoni, Sacro, Vighu, Adharavasti, Clisidhi, Anatoli, Sanctus Giorgius et tous les monastères côtiers […] beaucoup de gens de cette région, refusant de rester en raison du danger, ont quitté ces lieux […] toute la région est en grande confusion, les gens en fuite, et une grande part de ceux qui sont restés ont été contraints de vendre leurs biens et tout leur avoir pour racheter leurs détenus en Turquie. Les nobles de la région, voyant la catastrophe de leurs paysans, ont fait leur possible et même plus pour les aider et certains d’entre eux ont construit des fortins, des tours à leurs frais, espérant ainsi donner à leurs hommes la possibilité de rester12.
18Les pirates sévissent particulièrement sur la côte orientale et sur la côte sud, autour de Ierapetra que les autorités au xvie siècle jugent quasiment indéfendable malgré son fortin, 500 soldats et cinquante chevaux ; ils fréquentent régulièrement les petits mouillages impossibles à surveiller, à la recherche d’une escale et d’un point d’eau. La carte des églises déclarées au recensement de 1637 dans le territoire de Sitia (qui comprend Sitia et Ierapetra) montre, par l’absence quasi totale de lieux de culte le long des côtes méridionales, à quel point le danger décourageait tout habitat pérenne13. Ces pirates peuvent réussir des coups brillants : en 1527 ils entrent dans le port de La Canée et s’emparent de deux navires. Entre 1536 et 1539, l’amiral Barberousse ravage les ports de la côte nord, et Castel Selino (Paléochora) sur la côte sud, même chose en 1570.
19La Crète devient donc un centre de commerce d’esclaves, nourri par les pirates qui, parfois, revendent sur place leur marchandise. Depuis la conquête arabo‑andalouse (ixe siècle) jusqu’au xve siècle, les esclaves proviennent essentiellement des razzias effectuées dans les îles de l’Égée et sur les côtes du Péloponnèse. Par la suite, les Génois alimentent le marché de leurs achats sur les côtes de Crimée et des navires venus d’Afrique apportent des esclaves dans l’Empire ottoman jusqu’en 1859. Les prix indiqués varient selon l’offre et la demande, le sexe, l’âge, l’aptitude au travail ; les jeunes de 14‑15 ans sont les plus demandés et les femmes davantage recherchées que les hommes. L’exportation d’esclaves est sévèrement interdite, mais les contrôles sur les navires en partance montrent que ce commerce reste florissant.
20Seules les villes fortifiées peuvent garder leurs habitants, encore Réthymnon est‑elle pillée à trois reprises en 1538, 1567 et 1571, et Sitia quasiment rasée en 1571. Cette dernière accumule les difficultés, elle est pillée par des pirates musulmans plusieurs fois dès le xive siècle, puis à nouveau en 1460 et 1471 ; détruite par un séisme en 1508, elle est mise à sac par Barberousse en 153814, puis en 1571. Dès lors, elle n’est plus défendue. Ravagée lors des opérations de la conquête ottomane en 1647, elle survit avec un peu plus de mille habitants jusqu’à ce que, en 1651, les autorités détruisent le fort et évacuent les habitants vers Candie (ce qui avait déjà été proposé en 1571) pour éviter d’autres attaques des Turcs… qui entrent dans la ville dix ans plus tard ; les lieux restent quasi inhabités plus de deux siècles. Au sud, les Vénitiens qui avaient tenté de faire des petites îles de Gavdos et Gavdopoula, au sud de Sfakia, un fief du territoire de La Canée ont finalement renoncé, là aussi en raison de leur trop coûteuse défense face aux pirates. À partir de la fin du xive siècle, ces deux îles n’ont plus d’habitants permanents. En 1622 encore, un pirate anglais, Sanson, venu de Tunisie avec sept navires, s’empare des 200 Sfakiotes qui s’y étaient réfugiés et les Vénitiens sont contraints à envoyer une petite flotte pour le déloger15.
21La piraterie gêne le commerce et entraîne la désertification des régions côtières et donc la fin de leur mise en culture. Aussi, dès le xive siècle, les autorités font équiper deux galères pour surveiller les côtes et les mouvements des pirates et pensent à créer des arsenaux pour entretenir ces galères. Les feudataires veulent garder leurs paysans et Venise veut éviter les terres improductives, les villageois sont donc réquisitionnés, sous forme de corvées, des vigles (veilles) pour avertir les populations ; on compte ainsi plus de 2000 guetteurs dans l’île quand le système est totalement mis au point au xviie siècle pour prévenir des attaques turques16. Mais cette corvée, convertible en une taxe servant à payer des gardes, est une raison supplémentaire pour ne pas vivre en bord de mer.
22Les pirates profitent des périodes politiquement troublées. Rome et l’Empire byzantin avaient déjà eu affaire à eux. La prise de Constantinople en 1204 et la disparition de la flotte byzantine leur ont ouvert de larges possibilités, les guerres entre Venise et l’Empire ottoman (récurrentes du xve siècle jusqu’en 1715) également, puisque tant le sultan que le doge les tolèrent ou les utilisent pour porter indirectement atteinte à leur rival. Entre 1669 et 1715, les nouveaux maîtres ottomans ne cessent, eux aussi, de se plaindre des pirates que Venise accueille dans les trois îlots fortifiés qu’elle a conservés, Gramvousa, Souda et Spinalonga.
Famines, dépopulation et démographie
23Épidémies, séismes, pirates contribuent aux famines consignées par les voyageurs du passé. Paradoxe… cette île réputée riche, qui exporte des milliers de tonnes de produits agricoles, est souvent incapable de nourrir ses habitants, encore plus de répondre aux exigences de Venise qui voudrait la voir suffire au ravitaillement des militaires, des galères et parfois de la capitale ou des îles de l’Égée. Et pourtant les habitants sont réputés frugaux.
Famine et dépopulation
24Pour expliquer les insuffisances, on invoque, selon les cas, les irrégularités climatiques ‑ effectivement importantes ‑ ou la situation des paysans pressurés par les feudataires au point de perdre le goût d’un travail sans rapport. Il faut également compter avec les épidémies qui déciment la main‑d’œuvre et avec les révoltes ‑ toutes en milieu rural ‑, qui endommagent les plantations, interrompent les cultures, provoquent la fuite d’une partie des paysans17. Quoi qu’il en soit, le fait est que, à partir du xive siècle, près d’une année sur deux en moyenne, la Crète n’est pas autosuffisante en blé et qu’elle ne couvre au mieux que les trois quarts de ses besoins ; la soudure entre deux récoltes, toujours difficile, devient catastrophique si l’année a été trop sèche, si une révolte est survenue, si une guerre a coupé les approvisionnements venant d’Asie Mineure. De nombreux rapports (1500, 1591, 1655) décrivent ces famines qui jettent dans les rues les survivants affamés. En 1801 encore, un voyageur parle de la famine qui décime les habitants.
25Les Vénitiens croient trouver la solution dans une augmentation de la population, ou simplement une restauration des effectifs après les grandes épidémies. Mais Venise n’a pas de paysans à « exporter ». Elle interdit donc aux Crétois de quitter l’île ou la terre qu’ils cultivent et, comme cela ne peut faire augmenter le nombre total, elle tente de faire revenir ceux qui ont réussi à s’enfuir. Après la peste de 1348, les besoins sont amplifiés. Un demi‑siècle plus tard, les autorités se plaignent encore que des villages entiers restent non cultivés. Pendant tout le xive siècle se succèdent des mesures identiques dont la répétition (chaque cinq ans en moyenne) montre le peu d’efficacité : le feudataire, s’il accueille un paysan fugitif, doit payer une forte amende et le renvoyer d’où il vient ; les fugitifs qui souhaitent revenir sont amnistiés ; les nouveaux venus des Cyclades ou d’Asie Mineure sont exemptés de taxes et de corvées pendant plusieurs années ; les fiefs restés sans titulaire après les épidémies doivent être redistribués rapidement ; les vilains désireux de s’installer en famille à Castel Selino ou à Kissamos deviennent libres ; les paysans en fuite pour échapper à leurs dettes voient ces dettes effacées… En 1368, on propose même la nationalité vénitienne, un avantage notoire, aux non‑juifs qui viendraient s’établir dans un rayon de trois milles autour de Candie, la même chose est promise en 1383 à ceux qui s’établiraient sur le littoral entre Kissamos et l’Apokoronas et, à La Canée, ils sont aussi dispensés de la garde des remparts18.
26Venise fait donc appel à toutes les populations qui fuient un conflit ou une crise, comme l’avaient fait les empereurs byzantins avant elle. Ainsi, en 1363, elle invite 2000 Arméniens à s’installer en Crète, en 1368, elle accueille, en Crète et en Eubée, 4000 personnes originaires de Ténédos. En 1393, elle décide que, trop de terres restant en friche, on récompensera par 3000 hyperpères19 toute personne apportant en Crète dans les deux ans un grand nombre d’esclaves mâles, ni Turcs, ni catholiques romains… En 1416, elle fait pourtant transporter dans l’île des prisonniers de guerre turcs qui, quelques années plus tard, obtiennent le droit de faire venir leur famille ou de se marier. Puis, au fur et à mesure des reculs de Venise en Égée, des familles de Méthone et de Coroni (après 1503), de Monemvasia et de Nauplie (après 1540), avec le soutien de la Sérénissime, s’établissent en Crète où les avaient précédés des réfugiés d’Asie Mineure, d’où des toponymes évoquant Prousa‑Bursa, Kastamonu, Trapezounta (Trabzon), ou même Byzance. Venise connaît la recette pour attirer des volontaires : leur donner des terres et les exempter d’impôts. À partir de 1540, devant la montée de la pression ottomane, elle est prête à des concessions supplémentaires. Mais les documents attestent que les feudataires se disputent encore les vilains, cherchent toujours à les retenir tandis que la Commune, en louant ses terres autour de Candie, leur fait une sérieuse concurrence. Le problème reste récurrent : en 1589, les autorités déplorent que la plaine de Kissamos, qui pourrait fournir du blé, reste non cultivée. Francesco Morosini, en 1629, conseille, encore une fois, de faire cultiver les terres en friche, en confiant certaines d’entre elles, à vie, à des paysans qui ne payeraient rien pendant trois ans et en les laissant vendre leurs surplus à un prix libre.
Les estimations chiffrées des fonctionnaires vénitiens
27Vu l’ampleur des catastrophes ‑ pestes, séismes, pirateries, famines ‑, la population crétoise n’augmente pas, ou peu ; révoltes et ravages de la peste ont particulièrement frappé aux xiiie et xive siècles. Nous disposons de plusieurs estimations chiffrées, évidemment imparfaites, celles des voyageurs (dont on ignore les sources), celles des hauts fonctionnaires vénitiens (qui s’intéressent au nombre des hommes en âge de porter les armes) et celles qui ont pu être calculées par des historiens ou géographes en tenant compte des données disponibles20. Les inquiétudes militaires de la Sérénissime et une meilleure connaissance de l’île expliquent que les données chiffrées soient beaucoup plus nombreuses aux xvie et xviie siècles.
28Voici quelques données :
-1534 : 175 268 habitants, selon le rapport de Geronimo Zane, mais 125 268, selon les calculs de Nikos Zoudianos, un historien contemporain21,
-1577 : 193 798 habitants selon le rapport de Francesco Barozzi travaillant pour le Provéditeur général Giacomo Foscarini,
-1583 : 200 727 habitants selon Pietro Castrofilaca, notaire de Candie, puis comptable qui accompagne les deux sindici (voir infra) dans leur tournée de contrôle des fonctionnaires,
-1589 : 207 254 habitants selon Zuane Mocenigo qui travaille à partir des données de Castrofilaca,
-1593‑1594 : 203 123 habitants selon un manuscrit conservé à la Bibliothèque Marcienne de Venise22,
-1598 : 198 830 habitants selon le rapport de Nicolò Donato,
-1603 : 201 619 selon le provéditeur général Benetto Moro,
-1608 : 213 000 habitants selon le provéditeur général Bernardo Sagredo,
-1627 : 192 325 habitants selon Marco Gradonico,
-1636 : 223 331 habitants selon Lorenzo Contarini,
-1639 : 254 080 habitants selon Isepo Civran, provéditeur23,
-1644 : 287 165 habitants selon Trivan, notaire du duc de Crète24.
29Malgré les variations et les doutes, on peut dire que la population totale semble avoir été, en moyenne, d’environ 210 000 habitants au xvie siècle. Les chiffres sont plus imprécis pour les siècles précédents durant lesquels les épidémies empêchaient toute croissance ; trois grandes pestes entre 1570 et 1600 ont également eu cet effet. Le chiffre de Trivan est une exception, l’estimation la plus haute. On peut garder en tête, à titre de repère, le chiffre de 2011 : 623 000 habitants. Si l’on prend en compte le fait qu’aujourd’hui près de la moitié de la population se trouve dans les quatre agglomérations de la côte nord, la différence est moins importante qu’il n’y paraît avec la population de la Crète vénitienne ; selon l’estimation choisie, on parvient à une densité entre 25 et 30 habitants au km2, chiffre important pour l’époque, et qui, vu la taille réduite des villes, atteste d’un peuplement relativement dense de la Crète rurale.
30Les chiffres indiqués par « territoire » (division administrative, voir infra) et « châtellenie » (subdivision du territoire) permettent d’affiner le tableau. Nous soulignons les chiffres de Castrofilaca souvent jugé comme une source bien informée et précieuse.
Tableau 1. Les estimations vénitiennes des populations par territoire
Candie | La Canée | Réthymnon | Sitia | |
1549 | 56 592 | |||
1577 | 78 152 | 55 635 | 45 324 | 14 687 |
1583 | 85 792 | 49 652 | 46 640 | 20 646 |
1589 | 92 000 | 44 500 | 47 500 | 23 254 |
1598 | 74 730 | 56 000 | 52 500 | 15 600 |
1603 | 82 000 | 45 690 | 54 000 | 20 000 |
1608 | 90 000 | 43 000 | 60 000 | 20 000 |
1636 | 95 404 | 57 479 | 57 838 | 12 610 |
1639 | 110 527 | 65 642 | 58 138 | 19 773 |
1644 | 114 125 | 82 470 | 69 077 | 21 493 |
Candie et sa région ‑ un riche arrière‑pays agricole ‑ regroupent environ 40 % de la population totale. Le territoire de Sitia lui est souvent rattaché, car, en raison des attaques de pirates, de l’éloignement et de la violence des vents, il est peu peuplé et son port ne compte que mille habitants tout au plus ; c’est une simple bourgade, sans arsenal ni aqueduc, qui ne dispose que d’un fortin dont les murs n’enserrent qu’une minorité de maisons.
31Pietro Castrofilaca est de loin le plus complet de nos informateurs, car, aux données strictement démographiques, il ajoute des renseignements sur les corvées et sur les ressources disponibles. Il classe la population par châtellenie (chacune a un castello, un fortin) et le nombre de villages qui la composent. Un manuscrit anonyme de la Bibliothèque Marcienne, pour chaque territoire, distingue les hommes actifs (uomini da fatti, « hommes de peine » donc sujets aux corvées), et les « inutiles » qu’il subdivise en femmes, enfants, vieillards ; les prêtres, selon les cas, sont indiqués séparément ou parmi les « inutiles » puisqu’un homme « utile » est un homme capable de porter les armes ou d’effectuer les corvées ; dénombrer les recrues est le but premier des recensements fréquents du xvie siècle. En tenant compte des rapports qui précisent ces données, on peut parvenir à un tableau d’ensemble : entre 1000 et 1100 villages (parfois, il est difficile de distinguer village ou hameau), une population largement rurale (environ 85 % de la population totale), jeune (les moins de 15 ans sont entre 43 et 46 % du total), en majorité masculine (51 à 52 %, ne pas oublier la mortalité des femmes en couches), où les personnes âgées ne forment que 3,5 à 5 % de la population totale.
32On doit néanmoins insister sur le caractère incertain de ces chiffres. Ainsi, 4782 habitants à Réthymnon en 1583 selon Castrofilaca, la même année, 3444 selon le recteur local Bernardo Pollani, mais 9000 en 1598, 10 000 en 1600, mais 8000 en 1628, toujours selon des fonctionnaires vénitiens.
33Dans les tableaux ci‑dessous, on trouve les chiffres de Castrofilaca et, en italiques, ceux du manuscrit de la bibliothèque Marcienne (1593/94).
Tableau 2. La Crète : villages et habitants, territoires et châtellenies de Réthymnon et de La Canée 1583/93
Territoires châtellenies | Village | H. actifs | Femmes | Enfants | Vieux | TOTAL |
Réthymnon | ||||||
Ville/alentours | 80 | 4782 | ||||
Amari | 58 | |||||
Aghiou Vasiliou | 65 | |||||
Mylopotamos | 72 | |||||
TOTAL | 275 | 16 186 | 20 589 | 10 984 | 2735 | 45 646 50 594 |
La Canée | ||||||
Ville/alentours | 63 | |||||
Apokoronas | 50 | |||||
Kissamos | 118 | |||||
Selino | 59 | |||||
TOTAL | 291 | 15 908 | 16 220 | 14 665 | 2858 | 48 788 49 641 |
Le territoire de Sfakia dépend directement de la commune de La Canée qui, comme Candie, possède un territoire communal étendu englobant les campagnes environnantes. Selon les cas, il est indiqué séparément ou compris dans le territoire de La Canée.
Tableau 3. La Crète : villages et habitants, territoires de Candie et Sitia 1583/93
Territoires | Village | H. actifs | Femmes | Enfants | Vieux | TOTAL |
CANDIE | ||||||
Ville | 13 625 | |||||
Pediada | 98 | 16 845 | ||||
Belvedere (Vianos) | 70 | 7541 | ||||
Merambello | 20 | 9480 | ||||
Monofatsi (ou Bonifacio) | 111 | 9569 | ||||
Temenos (Kanli Kastelli) | 52 | 5575 | ||||
Malevizi | 34 | 5219 | ||||
Kainourgio | 58 | 9362 | ||||
Pyrgiotissa (Tymbaki) | 22 | 2438 | ||||
Lassithi, les metochia | 49 | 469 | ||||
TOTAL | 26 487 | 22 345 | 19 636 | 17 607 | 90 179 86 075 | |
SITIA | ||||||
Sitia/ alentour | 53 | 13 523 | ||||
Ierapetra Prêtres | 18 | 6957 + 1841 | ||||
TOTAL | 71 | 4628 | 5010 | 4600 | 2525 | 22 321 16 813 |
Total Crète | 206 934 201 123 |
Le terme « metochia » désigne des habitats temporaires, liés aux travaux agricoles ; la région du Lassithi (voir infra) était à cette époque fortement surveillée et l’habitat permanent interdit.
Les descriptions cartographiques des ingénieurs
34Venise a besoin de connaître les hommes et leur nombre, elle a aussi besoin de connaître les lieux. Cela donne naissance à une riche cartographie à partir du xvie siècle et jusqu’à la perte totale de l’île en 1715. Ces cartes sont dressées à l’origine par les ingénieurs infatigables qui parcourent l’île pour étudier la défense. La première carte vénitienne disponible, en couleurs, établie par un ingénieur anonyme, date de 1538, elle reprend les données des portulans. En 1562 et 1563, un capitaine crétois, Giorgio Sideri Calapoda, dessine trois cartes de l’île à peu près semblables, il est le premier à signaler les villages de l’intérieur, s’éloignant ainsi des portulans. Le changement capital est l’œuvre d’un ingénieur, Francesco Basilicata, qui vécut en Crète entre 1609 (mais peut‑être dès 1600) et 1638 (date de sa mort). Ses cartes sont essentielles en raison de son expérience des lieux, de leur précision et même de leur esthétisme. C’est un ingénieur envoyé pour étudier la défense, mais qui inscrit également le relief, les villages, les jardins, les moulins, etc. Le travail effectué par Elizabeth Clutton sur les cartes de 1612 et 1629 montre que le contour de la Crète est pour la première fois quasiment exact (sauf en deux points), que la topographie est dessinée en détail et que l’on trouve, sur la carte de 1629, 368 noms de lieux situés en bord de mer et plus de 1000 noms de villages de l’intérieur (à comparer aux 1000 à 1100 villages cités dans les recensements chiffrés). Outre ses cartes de Crète, Basilicata offre également une série de 51 dessins des ports, plages, fortins et villes côtières.
35Ses travaux ont servi de base à Marco Boschini (Il regno tutto di Candia en 1651)25. Ils ont également été utilisés par deux autres ingénieurs vénitiens qui ont travaillé avec lui, Angelo Oddi (Città, fortezze, porti, redotti et spiagge del Regno di Candia, 1601‑1610) et Rafaele Monnani qui servit en Crète de 1621 à 1633 (Descrizione topografica di Candia, 1631). On retrouve leur influence dans les travaux du cosmographe Vincenzo Coronelli qui n’avait pas d’expérience personnelle du pays. Pendant la seconde moitié du xviie siècle, toute l’Europe s’est passionnée pour la guerre de Candie et le long siège [22 ans] de la capitale fit naître une multitude de cartes inspirées le plus souvent, elles aussi, de celles de Basilicata. Les techniques de copie permettent en effet de les multiplier : soit on divise la surface totale en petits carrés et dans chacun on retrace les lignes générales, soit on marque les contours avec de minuscules trous d’épingle, on saupoudre le papier de poussière de charbon de bois et on peut ensuite, sur la feuille du dessous, tracer les lignes. De nombreuses cartes sont ainsi copiées aussi bien pour les rapports adressés à Venise que pour les besoins des ingénieurs sur place.
36Ainsi, la carte ci‑dessous de Homann, en 1720, mise sous le patronage de Jupiter et de Neptune, ‑ même si une note précise que l’éruption du volcan de Santorin le 23 mai 1707 a changé la forme de l’île et fait naître un îlot supplémentaire ‑, reprend pour la Crète le tracé général de Basilicata, y compris ses deux erreurs, l’adjonction d’un promontoire supplémentaire à l’extrémité nord‑est de l’île et un tracé inexact et mal orienté du golfe de la Messara. On y voit également les quatre divisions administratives, et les îles du sud égéen dépendantes de Venise.
37Les Vénitiens se trouvent donc devant un milieu rude et inhabituel pour eux ; le littoral est le lieu de tous les dangers, ‑ les pirates, les vents et la tempête ‑ et dans les villes, celui de la peste et des séismes, mais aussi des contacts avec le reste du monde, ses produits et sa culture ; l’intérieur, plus éloigné des dangers venus de la mer, mais isolé, divisé en petites unités géographiques et culturelles, reste le domaine d’une vie rurale plus conservatrice dans laquelle les paysans, majoritaires, sont aussi la catégorie la plus durement traitée et la plus réfractaire à la présence vénitienne qui ne leur apporte aucun avantage. Néanmoins, Venise met tout en œuvre pour apprendre à connaître l’île, la gérer et la contrôler le plus efficacement possible, et elle apprend à s’adapter aux conditions locales.
2. La Crète et les îles, Johannes Baptiste Homann, Nuremberg, 1720

Propriété et photographie de l’auteur
Notes de bas de page
1 Supprimés par la réforme administrative Callicratès de 2010 et devenus unités territoriales.
2 Gasparis, 1997. Les importations de chevaux et de mulets sont contrôlées, il faut une autorisation pour louer son animal au‑delà des limites de Candie. Les études de cas effectuées par l’auteur montrent que dans un fief, les foyers paysans ont à peine un bœuf en moyenne, certains n’en possèdent aucun, rares sont ceux qui en ont deux.
3 Spanakis, 1950, p. 319‑352.
4 Gasparis, 1995b, p. 49‑60. Quand, au xvie siècle, on donne quarante jours au noble pour déclarer la naissance de son fils à la capitale de son territoire, on accorde quinze jours de plus à ceux de Sitia pour atteindre Candie, au nom du trajet difficile.
5 Gasparis, 1997, p. 113, et Gasparis, 1991, tome 2, p. 67‑101. Il faut attendre 1930 pour voir une route à peu près carrossable entre La Canée et Aghios Nikolaos, 1950, pour que cette voie atteigne Sitia, et près de 20 ans de plus pour rallier la côte sud.
6 Il n’est pas fait mention ici de la ville d’Aghios Nikolaos ; à l’époque vénitienne, elle ne compte que des cabanes de pêcheurs, un fortin sur le golfe de Merambello/Mirabello et une église dédiée à Saint Nicolas.
7 Gareth, 1955, p. 75‑80, Platakis, 1950, p. 463‑524.
8 Le séisme de 1595 associé à des vents violents, à Réthymnon, a entraîné une montée des eaux de la mer qui ont envahi la ville basse pendant une semaine entière, détruisant plusieurs maisons et aussi la tour de l’horloge à l’est de la ville.
9 La peste noire de 1348 a tué, pense‑t‑on, environ les 3/5 de la population à Venise, les 2/3 à Constantinople, la Crète n’a pas pu rester à l’écart, d’autant que la maladie serait partie des ports des bords de la mer Noire et aurait gagné l’Occident par les navires de commerce.
10 Tsiamis & Thalassinou, 2014, p. 75. Kostis, 1995.
11 Panopoulou, 2003, p. 133‑143. L’étude montre que l’île de Cythère est un grand repaire de pirates en raison de sa position proche des itinéraires des convois se dirigeant vers la Crète ou Venise ; on y voit parmi eux figurer la famille Venier, les Vénitiens propriétaires de l’île depuis le début du xiie siècle.
12 Moody & Rackham, 2004, p. 277.
13 Chronaki, 2010, tome 2.1, p. 149‑173.
14 En 1471, comme en 1538, les pirates font des centaines de prisonniers, et les familles doivent vendre leurs troupeaux et s’endetter pour les racheter.
15 Gasparis, 2004b, p. 99‑115.
16 La « vigla » désigne une tour de garde ronde d’où l’on peut scruter l’horizon et communiquer l’alerte par un système de feux (cf. les tours génoises en Corse). En 1573, Venise pense à établir un réseau complet autour de l’île ; en 1633, le comte Gualdo de Priorati s’attelle à la réalisation du projet et prévoit 134 vigles. Voir Arakadaki, 1996, p. 198‑89, p. 230‑254 ; Katifori, 2005.
17 Dans les contrats, certains agriculteurs se font garantir de ne pas avoir à en respecter les termes en cas de guerre « entre Grecs et Latins ».
18 Gasparis, 1997, p. 78 sqq.
19 L’hyperpère crétois est devenu une unité de compte, au début du xve siècle, un hyperpère égale douze grossi ou soldi, le ducat d’or vaut trois hyperpères et 19 soldi. En raison des mécanismes de l’accentuation grecque qui font disparaître la première syllabe non accentuée dans les mots longs, on trouve souvent « perpères ».
20 Les ouvrages contemporains reprennent ces chiffres, en particulier Detorakis, 1990, et Moody & Rakham, 2004, voir aussi Kolodny, 1968, Andriotis, 1989.
21 Zoudianos, 1960.
22 Spanakis, 1958b, p. 321‑334.
23 Spanakis, 1969, p. 365‑458.
24 Manousakas, 1949, p. 35‑59.
25 Clutton, 1982, vol. 34, p. 48‑65. Chrysochoou, 2002, p. 18‑22. Porphyriou, 2009, http://ine-notebooks.org/index.php/te/article/view/109. (consulté le 10 octobre 2017)

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