Lecture 4. Bibliothèques, proximité et hospitalité
p. 98-107
Texte intégral
1Il y a quelques années, j’ai été profondément bousculée dans mes pratiques professionnelles. Je dirigeais une médiathèque ouverte depuis quelques années dans une ville populaire et le quotidien était marqué par des tensions fortes avec des adolescents. Notre volonté de proposer un lieu convivial, accueillant inconditionnellement tous les publics et usages autour d’un projet d’émancipation par l’accès à la connaissance et à la culture, s’est heurtée à des difficultés telles que nous avons dû fermer les lieux plusieurs semaines. Nous avons trouvé une issue durable à cette crise grâce à l’aide d’une recherche-intervention, conduite pendant deux ans par Joëlle Bordet, chercheuse psychosociologue spécialiste des jeunes et des quartiers populaires, avec l’appui de la Bibliothèque publique d’information (Bpi) et de l’Association des bibliothécaires de France (ABF). Cette expérience, que nous avons collectivement relatée1, a ouvert de profonds questionnements sur certains socles de notre pratique qui nous avaient semblé jusqu’ici inébranlables : l’accueil pouvait-il être inconditionnel ? La médiathèque était-elle réellement un équipement de proximité ?
2Les propos de Denis Merklen ont fait écho à ces questions : il nous invitait à mieux nous lier à la vie locale, à contribuer à produire la localité plutôt que simplement la desservir. Il insistait sur l’équilibre délicat à trouver entre production de distance et de proximité, pour jouer un rôle de transformation sociale. Notre profession valorise beaucoup la « proximité », sans toujours la définir précisément. Je cherche ici à explorer ce qu’elle signifie : s’agit-il d’être accessible, de créer des ponts, d’entrer en lien avec la vie locale, d’assumer une part de réciprocité dans la relation au territoire et à ses habitants ? La bibliothèque a besoin de distance, une trop grande proximité peut conduire à la perte de la singularité culturelle de l’institution ou à la difficulté d’offrir un lieu hospitalier pour tous. Cependant, la proximité peut aussi inciter à repenser la médiathèque à travers ses liens plutôt qu’à partir de ses murs : elle permet alors d’envisager de nouvelles modalités de présence, propres à renforcer le rôle de transformation sociale. La notion d’hospitalité sera au cœur de ces questionnements.
La proximité, ses idéaux et ses écueils
3Lorsqu’une médiathèque ouvre ses portes, élus et bibliothécaires insistent sur les nouvelles connexions sociales et culturelles qui s’offrent à la population. La distance est appréhendée comme une limite à réduire, comme en témoignent les actions en direction des personnes « éloignées ». Le désir de lien et de proximité peut pousser à rêver d’une bibliothèque totalement ouverte, dans laquelle on pénétrerait sans avoir même à pousser de porte. On aurait d’ailleurs à peine à y entrer car elle serait construite dans un continuum avec les espaces publics qui l’entourent. Chacun pourrait y venir « comme il est » et y faire des rencontres dans une atmosphère conviviale et tolérante. Pour faire céder les dernières barrières symboliques, on ne l’appellerait d’ailleurs plus médiathèque, mais plutôt « agora » ou tiers-lieu par exemple. J’ai dirigé une bibliothèque qui visait ce type d’idéal : nous souhaitions faire tomber les obstacles à la venue, desserrer les carcans administratifs et permettre à chacun de s’emparer des lieux avec une grande liberté. En positionnant facilité d’accès, lien social et convivialité au centre de notre projet, nous pensions que la médiathèque serait plus proche des habitants et plus accueillante. Le prêt était gratuit et illimité, le mobilier confortable, l’équipe accueillante et les services, à forte vocation sociale, diversifiés. Le public, nombreux, reflétait la composition sociale de la ville et faisait grand usage des lieux. Des situations d’accueil difficiles pendant plusieurs années, ayant conduit à la fermeture temporaire de la médiathèque, nous ont cependant poussés à identifier deux limites dans ce projet tourné vers l’ouverture et la proximité.
S’immerger au sein de la Cité… sans s’y dissoudre
4L’histoire des bibliothèques est celle d’une intégration de plus en plus étroite à la Cité : elles se sont progressivement ouvertes à tous les citoyens, ont souvent réuni des services autrefois disséminés dans différents lieux (activités associatives, permanences de services publics, espaces numériques, espaces de travail et de création, etc.), se sont présentées comme des lieux de vie, voire de participation citoyenne. Cette modernisation a amené à ce que la bibliothèque soit de plus en plus conçue par identification à la ville entière. Fréquemment désignée comme « place publique », elle est parfois invitée à réunir les trois « lieux » qui étaient initialement présentés par Ray Oldenburg2 comme complémentaires et distincts : le chez soi (premier lieu), le travail (deuxième lieu) et les espaces de sociabilité (troisième lieu).
5C’est là le premier écueil : être proche, ce n’est pas s’identifier à ce qui nous entoure ou s’y dissoudre, mais trouver la bonne distance, celle qui permet d’entrer en relation. Trop loin, la communication est coupée. Trop proche, l’altérité sur laquelle repose le lien est perdue. « La bibliothèque doit être ouverte, mais elle ne peut coïncider avec ce qui l’entoure », affirme Denis Merklen. En effet, la médiathèque idéale a vocation à tisser des liens étroits avec son environnement, non à se substituer à la cité idéale en regroupant toutes ses fonctions. Ce mouvement n’est pas propre aux médiathèques : la ville d’aujourd’hui tend à s’atomiser en entités indépendantes et autosuffisantes : on peut manger et se faire coiffer dans l’enceinte des bureaux Google sans se risquer à fréquenter les rues alentour, vivre sur un campus, etc. Pour permettre rencontres et vie démocratique, la Cité a pourtant besoin d’accueillir des lieux différents et de favoriser la circulation entre eux. C’est pourquoi il est important de ne pas confondre lieu public et espaces publics. Le premier repose sur un projet, des activités ainsi que des règles et modalités d’accès spécifiques. Les seconds (places, rues, parcs, etc.) permettent les libres mouvements et peuvent être investis d’usages qui débordent largement ceux d’un lieu public.
6Les bibliothèques gagnent à faire évoluer et diversifier leurs activités, elles peuvent s’hybrider ou mutualiser des services. En revanche, elles ont peu intérêt à devenir des cités miniatures qui regrouperaient toutes les fonctions, et méritent d’affirmer leur singularité d’institution publique culturelle. Car identifiées à la ville ou à ses espaces publics, qu’apporteraient-elles que nous n’ayons déjà ? L’acte de les construire institue un nouvel espace. Cette délimitation constitue la garantie qu’un projet politique pour les citoyens puisse s’incarner dans les lieux et qu’au sein de chaque territoire il existe quelque chose qui ne soit ni le café, ni les espaces publics, mais bien la bibliothèque. Désormais il y a un dedans et un dehors, et la possibilité, parfois la difficulté, de circuler entre les deux. Désormais, il y a la possibilité de l’hospitalité. « Car l’hospitalité est une histoire de seuil. Le seuil délimite un dedans et un dehors, il offre à penser le franchissement, mais aussi l’agression, l’invitation, l’échange, tout ce qui peut avoir lieu autour de cette frontière. »3
« Venez comme vous êtes. » Le mythe de l’hospitalité inconditionnelle
7Une des formes centrales de la proximité dans les bibliothèques me semble être l’accueil inconditionnel. Tout personne peut entrer librement et gratuitement, sans avoir à décliner son identité ni à justifier sa venue par un projet précis. Cette valeur centrale distingue la médiathèque des autres services publics, dont l’accueil repose souvent sur une démarche à réaliser ou est conditionné à des papiers à fournir, voire à une tarification. Elle est parfois source d’incompréhension : le service jeunesse avec lequel je travaillais ne comprenait pas que nous puissions accueillir les adolescents de manière anonyme. Il y voyait la source de nos difficultés. Cette notion d’accueil inconditionnel est revendiquée avec d’autant plus de force aujourd’hui que la profession place les « publics » au centre de ses préoccupations et a desserré le cadre auparavant fort étroit des usages et postures autorisés dans ses murs. La remettre en question n’est-il donc pas téméraire ? Penser qu’il est possible d’accueillir inconditionnellement est pourtant le second écueil que je souhaite évoquer.
8Dans un très bel essai4, Jacques Derrida éclaire la notion d’hospitalité inconditionnelle. La loi de l’hospitalité, fondatrice pour de nombreuses civilisations, est toujours inconditionnelle : elle incite à accueillir tout étranger sans rien lui demander en retour, ni d’où il vient, ni même son nom. Toutefois, dans les faits, l’hospitalité offerte est toujours conditionnelle car le lien social dans lequel elle s’inscrit exige une réciprocité. Elle prend la forme d’un pacte : celui qui accueille attend en échange le respect des règles du lieu. Contradictoire ? Non, car ces deux formes d’hospitalités sont indissociables et complémentaires.
- L’hospitalité offerte est certes limitée par des règles, mais c’est ce qui lui permet d’exister : un lieu où tout le monde pourrait faire tout ce qu’il veut, sans limites, souffrirait de conflits d’usages et pourrait finir dominé par ceux qui y imposeraient leurs règles. Il ne serait plus hospitalier pour tous.
- La loi de l’hospitalité inconditionnelle nous permet, quant à elle, de toujours garder à l’esprit un horizon éthique. Celui-ci nous pousse constamment à questionner nos règles d’accueil et peut même nous inciter à les transgresser.
9J’ai le souvenir d’un jeune homme sans adresse ni papiers d’identité, qui voulait emporter l’épais roman qu’il avait passé une partie de la journée à lire dans nos murs. Nous l’avions laissé partir avec, lui demandant simplement de le rapporter quand il l’aurait fini. Le pacte ici était celui de la confiance. Situation banale certainement, mais qui illustre ce trait d’union essentiel entre l’hospitalité donnée, encadrée par des règles, et l’hospitalité inconditionnelle visée, qui nous avait poussés à les transgresser. Celle-ci est certes un idéal, mais un idéal indispensable.
10Il me semble qu’il existe en médiathèque un premier accueil inconditionnel : « Disons, oui, à l’arrivant, avant toute détermination, avant toute anticipation, avant toute identification. »5 Ensuite, l’hospitalité devient conditionnelle, car elle repose sur le respect de la fonction et des règles du lieu. Tout bibliothécaire a fait face à la difficulté d’accueillir ceux qui n’ont pas la même conception de la bibliothèque, ne se réfèrent pas aux mêmes normes sociales, ou en contestent le cadre. L’acte d’hospitalité a lieu au prix de cette altérité et parfois de cette conflictualité. Au-delà d’une image idéalisée des publics et d’une convivialité exempte de friction, celui que l’on accueille est aussi celui qui ébranle, dérange, et non seulement celui qui se conforme aux règles du gîte. L’hospitalité n’est jamais donnée une fois pour toutes, elle se fabrique au quotidien, en s’incarnant dans des pratiques d’accueil. Les bibliothécaires le savent, confrontés en permanence à cette tension entre désir d’accueil le plus ouvert possible et nécessité de faire vivre des services dans un lieu partagé.
11Il me semble essentiel de souligner ici que le pacte d’hospitalité ne se limite pas au respect du règlement. La personne qui arrive bénéficie d’un accueil ouvert et de services. En échange, elle accepte de respecter les règles communes mais aussi contribue, par son usage des lieux, à donner sens au projet de lecture publique. C’est pourquoi la bibliothèque n’existe que par l’acte d’hospitalité qui lie bibliothécaires et habitants. Elle n’appartient ni aux élus qui la « donneraient » à la population, ni aux bibliothécaires qui accueilleraient dans leur « chez-eux » professionnel, ni au public qui y serait « chez soi ». Elle se situe plutôt dans la relation de réciprocité qui les relie.
Différentes formes de proximité : accessibilité, relation, réciprocité
12« Les médiathèques ne sont pas un équipement de proximité. » J’avais été fortement interpellée par ces propos de Joëlle Bordet6, qui travaillait alors surtout avec le champ socio-éducatif. J’ai d’abord protesté, évoqué la présence étroite des 15 500 bibliothèques, parlé des établissements ruraux et de quartier, du travail avec les partenaires, du fait que nous connaissions une partie de notre public par son nom. Puis j’ai réalisé que les bibliothécaires et les professionnels de l’animation ou de l’action sociale, qui tous revendiquent un travail « de proximité », n’en ont pas la même approche. Revendiquer notre rôle de proximité ne suffisait plus, il fallait définir en quoi il consistait.
L’accessibilité : les limites d’une approche géographique
13Dans notre profession, la proximité est souvent pensée comme opposée à la distance et appréhendée comme un enjeu d’accessibilité. Nous cherchons à faciliter l’accès à la bibliothèque, à la connaissance, à de nouvelles formes d’émancipation et de construction de soi. Cela passe par l’augmentation de l’amplitude horaire, l’ouverture d’équipements situés à moins de 20 minutes des habitations, le travail de médiation, la communication, etc. À partir de cette acception de la proximité, la médiathèque apparaît comme un pont qui rapproche des éléments qui étaient éloignés (personnes, idées, connaissances, etc.) et permet un nouvel usage du monde, ainsi rendu « disponible » selon la définition de Hartmut Rosa7. Nos partenaires socio-éducatifs, quant à eux, concevaient la proximité comme la capacité à entrer en lien et à intervenir dans la vie des habitants au plus près de leurs activités quotidiennes, à travers une présence active sur le terrain. L’intervention de Denis Merklen nous appelait à investir cette seconde définition de la proximité.
La relation aux habitants : une approche sociale
14Si la proximité relève d’abord d’une géographie sociale du territoire, alors elle implique de s’intéresser aux habitants et à leur vie, au-delà du prisme des « publics » et des statistiques. Celles-ci sont utiles mais peuvent faire écran à d’autres formes de connaissance : « Les bibliothécaires pensent […] en termes de publics, d’usagers et d’autres catégorisations […] essentielles pour penser la diversité des publics et des usages, mais qui les fait passer à côté de la vie qui les entoure » (Denis Merklen). L’un des aspects qui se trouve dans l’angle mort des statistiques et parfois des politiques publiques, est la dimension sociale et relationnelle à partir de laquelle se construit la vie locale. Nos formations sur les publics sont souvent segmentées par typologie « d’usagers ». Pourtant, nous sommes confrontés quotidiennement à des situations qui débordent ces catégories. Comment proposer une activité ciblant les 11-15 ans si ces derniers sont accompagnés toute la journée de leurs amis et de leurs petits frères et sœurs qu’ils ont en garde ? Comment organiser le partage serein des lieux en présence de deux cents enfants et adolescents ? Il me semble que la recherche de mixité sociale et de convivialité a beaucoup mis l’accent sur l’objectif de faire se croiser des personnes différentes dans nos espaces, mais que cela a parfois pu faire écran à l’importance d’accueillir les habitants en prêtant attention à leurs sociabilités déjà existantes.
La réciprocité : une approche par la notion d’hospitalité
15Si les statistiques peuvent donner un sentiment de maîtrise, les situations d’accueil souvent nous étonnent, nous bousculent, nous obligent à improviser. Car faire acte d’hospitalité, ce n’est pas seulement mettre en œuvre des processus normés, c’est aussi s’ouvrir à l’autre et accepter de se laisser transformer par cette rencontre. L’hospitalité repose sur une « écoute fondatrice [qui] est un acte de réciprocité radicale », affirme Daniel Goldin8. Définir la proximité à travers la relation d’hospitalité, c’est affirmer qu’elle ne consiste pas seulement à instituer une relation mais qu’elle exige d’accepter que cette relation soit fondée sur la réciprocité.
16Ainsi, lorsque l’on arrive pour travailler au sein d’un territoire, il ne suffit pas de se considérer comme professionnel, chargé d’animer l’accueil d’un lieu et pourvoyeur de services. Il faut encore accepter d’être accueilli par ce territoire, de se trouver à la place de l’étranger et de recevoir l’hospitalité de ses habitants. Et ce d’autant plus qu’une large partie des équipes peut se caractériser par son extra-territorialité et son extra-temporalité au territoire, lorsqu’elle se contente d’y travailler en journée. À l’Agora de Metz sont organisées des randonnées urbaines pour que l’équipe ne souffre pas du syndrome métro-boulot-métro, et construise une expérience sensible du quartier. À Tours, rencontrant des tensions avec les adolescents, des bibliothécaires s’étaient portés volontaires pour le recensement de la population : ils avaient rencontré chaque famille chez elle, souvent été invités à boire le thé. Ayant reçu l’hospitalité, ils avaient pu l’offrir en retour sereinement. Cette réciprocité constituait un gage de respect mutuel. L’hospitalité est nécessairement à double sens.
La proximité, une forme de présence qui offre de nouvelles capacités d’action et de transformation sociale
Penser la bibliothèque à partir de ses liens plutôt qu’à partir de son lieu : une clé de son projet de transformation sociale ?
17Ainsi la proximité, ce n’est pas juste « être à côté », ce n’est pas seulement donner accès physiquement ou symboliquement à ce qui est éloigné (idées, ressources, etc.), ni se contenter de proposer un espace de rencontre convivial ou un accueil chaleureux. C’est tisser un lien avec les habitants, de manière à ce que la médiathèque puisse jouer un rôle dans leur vie, leur offrir des capacités d’action et de transformation. Un lien de réciprocité, qui reconnaisse la capacité de ces habitants à penser et agir, et s’ils le désirent, à contribuer au projet de lecture publique. Un lien de réciprocité, qui invite également la bibliothèque à penser et agir sur le territoire, à travers une participation active à la vie locale. À la fin de sa conférence, Denis Merklen nous a interpellés : « La bibliothèque n’est pas simplement un lieu ouvert, mais un agent de transformation […] sociale […]. Si les bibliothèques ne sont pas des agents de transformation sociale […] je dirais même qu’elles sont inutiles. »
18Cette redéfinition du rôle de proximité, qui met l’accent sur les liens que la médiathèque tisse avec son écosystème, me semble pouvoir être une clé pour accentuer son rôle de transformation sociale. Comment ? En invitant à penser la médiathèque comme un projet politique avant de la considérer comme un lieu. Bien sûr, il lui faut un lieu, et de qualité. Mais celui-ci tend à aimanter l’énergie et l’attention, au détriment d’autres formes de présence elles aussi essentielles pour incarner le projet politique qu’elle porte. Que se passe-t-il si l’on définit la médiathèque moins par son enveloppe physique et les services qu’elle abrite que par la somme des actions et des interactions qu’elle déploie dans l’espace et dans le temps ? Quelles formes concrètes cela peut-il prendre ?
19D’abord, cela peut inciter à sortir d’une logique dedans/dehors qui consisterait à concentrer l’essentiel de notre attention sur l’animation très soignée d’un lieu et à proposer des actions « hors les murs » qui consistent parfois en la recréation de mini-lieux, grâce à des dispositifs itinérants de plus en plus élaborés. Des médiathèques ont par exemple choisi de circuler régulièrement dans l’espace public, de manière à créer une présence familière, à faire partie du quotidien de ceux qui ne la fréquentaient pas, à engager le dialogue avec les habitants sur ce qu’ils en attendaient. On peut aussi envisager que la médiathèque se positionne moins « au milieu » du territoire que « dans un milieu » et qu’elle cherche davantage à contribuer aux projets des habitants, associations, institutions, etc. (médiathèque participante) qu’à proposer des actions coconstruites entre ses murs (médiathèque participative).
20Cela invite enfin à concevoir l’action par capillarité, à travers les liens tissés et les réappropriations multiples de la politique de lecture publique. Que les acteurs sociaux et éducatifs, formés à la médiation autour de la lecture par les bibliothécaires, développent ensuite leurs propres projets est une forme de présence importante de la médiathèque, même si celle-ci n’y contribue plus directement. La ville dans laquelle je travaillais avait réuni l’ensemble de nos partenaires socio-éducatifs autour d’une question : en quoi la médiathèque était-elle une ressource et un bien commun pouvant contribuer à leurs missions de service public ? Jamais je ne les avais entendus comme ce jour-là exprimer leurs attentes et idées vis-à-vis du projet de lecture publique. Celui-ci était devenu leur projet et non plus seulement le nôtre.
Penser la bibliothèque à partir de son rôle d’hospitalité
21Si ce terme d’hospitalité me semble important, c’est parce qu’il souligne que le rôle de transformation sociale joué par la bibliothèque est fondamentalement culturel. Accueillir l’étranger, dialoguer avec lui, découvrir le regard qu’il porte sur le monde est toujours un apprentissage culturel pour celui qui invite. L’hospitalité constitue une ouverture à l’autre chez soi, mais surtout en soi. Elle institue un espace de rencontre qui offre à chacun de penser et de transformer au contact de l’autre. En cela, elle implique que le projet de lien et de transformation sociale porté par la bibliothèque ne se borne pas à l’organisation de sociabilités dans un cadre convivial et accueillant qui reléguerait au second plan sa fonction culturelle d’ouverture à l’altérité et de construction d’un monde commun.
22Pourquoi choisir la notion d’hospitalité plutôt que celle d’accueil, plus couramment employée ? L’accueil désigne une manière de recevoir, s’adosse souvent à une offre de services, autorise à choisir ses invités et implique qu’il y ait un maître des lieux. L’hospitalité, quant à elle, appelle un horizon éthique (la loi de l’hospitalité inconditionnelle, sa gratuité), repose sur l’ouverture à l’altérité (on ne choisit pas ses invités) et suppose une forme de réciprocité. Cette réciprocité implique de considérer les habitants moins comme des « publics bénéficiaires d’un accès à un service public », que comme des parties prenantes du projet porté par la médiathèque. Elle suppose d’accepter que la bibliothèque doive aussi être accueillie et considérée comme bien commun pour pouvoir exercer ses missions. On peut souligner, avec Joëlle Le Marec9, combien les habitants contribuent à prendre soin de cette institution à travers la valeur qu’ils lui donnent, l’attention qu’ils lui portent en tant qu’espace commun.
23L’hospitalité se rapproche ainsi de l’éthique du care, qui place au centre la notion d’attention. Alors que l’accueil peut être présenté sous forme de processus réplicables, l’hospitalité, qui repose sur une exigence éthique et une capacité d’attention, d’écoute et d’ouverture, ne peut jamais être automatisée. On parle souvent de « projets d’accueil ». Ne pourrions-nous pas aussi ouvrir des « chantiers d’attention », comme le fait le laboratoire de l’accueil et de l’hospitalité du GHU Paris10 ? Peut-être notre métier ne peut-il pas se limiter à accueillir et à transmettre, mais repose-t-il plus largement sur l’acte d’hospitalité qui, fondamentalement démocratique, est gage de transformation sociale ?
Notes de bas de page
1 Raphaële GILBERT (dir.), Penser la médiathèque en situation de crise : enseignements d’une expérience locale, Villeurbanne, Presses de l’Enssib ; Paris, Bibliothèque publique d’information, 2022 (coll. Papiers).
2 Ray OLDENBURG, The Great Good Place : Cafes, Coffee Shops, Bookstores, Bars, Hair Salons, and Other Hangouts at the Heart of a Community, New York (USA), Da Capo Press, 1999.
3 Anne DUFOURMANTELLE, « L’hospitalité, une valeur universelle ? », Insistance, 2012, vol. 2, no 8, p. 57-62. [En ligne] < https://www.cairn.info/revue-insistance-2012-2-page-57.htm >.
4 Jacques DERRIDA et Anne DUFOURMANTELLE, De l’hospitalité : Anne Dufourmantelle invite Jacques Derrida à répondre, Paris, Calmann-Lévy, 1997 (coll. Petite bibliothèque des idées).
5 Ibid., p. 73.
6 Voir Penser la médiathèque en situation de crise, op. cit.
7 Hartmut ROSA, Rendre le monde indisponible, Paris, La Découverte, 2020 (coll. Théorie critique).
8 Daniel GOLDIN, « Chapitre 4. La bibliothèque publique, un lieu de l’“écoute radicale” », in Christophe EVANS (dir.), L’expérience sensible des bibliothèques : six textes sur les publics des grands établissements, Villeurbanne, Presses de l’Enssib ; Paris, Bibliothèque publique d’information, 2020 (coll. Papiers).
9 Joëlle LE MAREC, Essai sur la bibliothèque : volonté de savoir et monde commun, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2021 (coll. Papiers).
10 Je reprends ce terme à Carine Delanoë-Vieux et Marie Coirié : < https://www.ghu-paris.fr/fr/le-lab-ah >.
Auteur
Précédemment directrice de médiathèques, coordinatrice de l’ouvrage « Penser la médiathèque en situation de crise », actuellement chargée de mission évolution des bibliothèques et de leurs métiers, ministère de la Culture
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Utile, utilisable, désirable
Redessiner les bibliothèques pour leurs utilisateurs
Amanda Etches et Aaron Schmidt Nathalie Clot (trad.)
2016
L’offre de livres numériques à destination des bibliothèques de lecture publique : un regard international
Hans Dillaerts et Benoît Epron (dir.)
2016
Le numérique et le lecteur, retour du nomade
Une enquête dans les médiathèques en Auvergne-Rhône-Alpes
Mabel Rademacher Verdi
2017
Les connexions solidaires d’Emmaüs Connect
De l’enquête anthropologique aux interfaces inclusives
Emmaüs Connect (dir.)
2017
Des bibliothèques Gay Friendly ?
Conférences sur les questions de genre en bibliothèque
Sophie Agié-Carré et Légothèque
2017
Calenge par Bertrand, parcours de lecture dans le Carnet d’un bibliothécaire
Du blog au book
Jérôme Pouchol (dir.)
2018
S.I.Lex, le blog revisité
Parcours de lectures dans le carnet d’un juriste et bibliothécaire
Mélanie Leroy-Terquem et Sarah Clément (dir.)
2019
Bibliothèques publiques britanniques contemporaines
Autopsie des années de crise
Cécile Touitou (dir.)
2020
À l’ombre des bibliothèques
Enquête sur les formes d'existence des bibliothèques en situation de fermeture sanitaire
Clément Bert-Erboul, Sylvie Fayet et Louis Wiart (dir.)
2022
Bibliothèques, portes et ponts à la fois ?
Autour d’une conférence de Denis Merklen
Florence Schreiber (dir.)
2023