1J’ai eu la chance d’avoir été présent lors de la conférence de Denis Merklen. Parce que je l’avais déjà entendu et lu, il m’a surpris, parlant de là où je ne l’attendais pas. D’emblée la référence à Georg Simmel, auquel j’avais été initié peu auparavant par un ami philosophe1, nous a fait prendre de la hauteur. Comme une œuvre d’art, une bonne conférence s’impose à un public qui ne l’attend pas. La salle, tenue à une attention soutenue qui fut la marque d’un respect réciproque, s’est ensuite épanouie en commentaires divergents, le plus souvent satisfaits. Il y avait besoin d’y revenir : la version écrite était attendue.

2Pour ma part, en partie transporté, en partie pris à rebrousse-poil, ce qui est rarement une mauvaise chose, je me suis senti poussé par le besoin d’emprunter les ponts et d’ouvrir les portes que Denis Merklen nous a présentés. Je ne pouvais pas rêver mieux que l’invitation de Florence Schreiber à contribuer à ce volume. Et je n’ai pu faire autrement que de suivre ces pistes ouvertes pour y réfléchir à loisir et finalement les énumérer en une sorte d’abécédaire sans me soucier a priori de converger ou de diverger avec le conférencier.

3C’est une façon de prendre au mot le texte de Denis Merklen, ou plutôt de prendre ses mots pour les redisposer selon le chaos de l’ordre alphabétique qui laissera à chacun la liberté d’établir des liens et de reconstruire un sens sans qu’une cohérence lui ait été a priori imposée.

• Autonomie et autodétermination

4Il existe deux champs distincts dans lesquels les bibliothécaires peuvent jouir d’autonomie. Le premier, qui les concerne tous directement, est celui, individuellement, de leur poste de travail et, collectivement, de leur équipe (le secteur, l’établissement, éventuellement le réseau). Le second est celui de l’action et de l’expression publiques, qu’elles soient individuelles ou dans le cadre de collectifs, en particulier les associations professionnelles. Ajoutons-y les réseaux sociaux qui, sous pseudonyme ou pas, permettent une conversation publique qui jusqu’ici était imperceptible et inarchivable.

5L’autonomie dans les postes de travail est une question classique décrite par des sociologues, de Georges Friedmann à Michel Crozier2. Mais au-delà de simples marges de manœuvre dans l’exécution d’un processus imposé, le cas des bibliothèques est de ceux qui sont plus larges. Dans la limite des moyens financiers et matériels, ce qui comprend les moyens humains, et en l’absence courante de consignes détaillées, les bibliothécaires ont souvent très largement les coudées franches pour choisir ce qu’ils proposent au public et pour mettre en œuvre son accueil. Les limites sont trouvées quand il faut obtenir des arbitrages, par exemple pour obtenir des crédits supplémentaires, ou nouer des partenariats qui engagent la collectivité avec des organismes tiers. L’événementiel, bien plus visible que la multitude des micro-services que rend chaque jour la bibliothèque à des anonymes, est davantage dans le viseur.

6Mais peut-on se contenter de l’autonomie ? D’agir en quelque sorte en catimini ? Car il est aussi de la responsabilité des bibliothécaires que d’inspirer, de proposer des éléments de politique publique, de grandes orientations, de grands projets. Il est de leur responsabilité de rendre visibles et compréhensibles aux yeux des décideurs les bibliothèques comme des éléments de politique publique, qui ont du sens et peuvent s’intégrer dans une vision plus large, plutôt que de la faire passer pour une sorte de boîte noire dont on ne saisit pas les enjeux et qui va lasser si elle demande de l’argent supplémentaire ou ne serait-ce que le recrutement sur des postes vacants.

7L’autonomie publique, elle, est totale. Associations et intervenants individuels permettent un débat public professionnel et assurent une fonction de représentation indépendante des pouvoirs. Ils contribuent à un partage de valeurs professionnelles défendues jusqu’à l’échelle internationale, avec l’IFLA3.

8De graves contradictions peuvent surgir entre un pouvoir, aujourd’hui local, demain peut-être national, et ces valeurs. L’autonomie publique des bibliothécaires en tant que profession demeure alors entière. Collectivité par collectivité, c’est à chacun, à chaque équipe, d’évaluer ce qui demeure de leur autonomie interne, avec le soutien extérieur de collègues et, espérons-le, de la population.

9Au-delà de la simple autonomie pratique, l’autodétermination relève, elle, de la légitimation.

10Une profession est-elle fondée à s’autolégitimer ? Elle le peut, bien sûr, et ce travail de justification peut être précieux, à la fois en son sein et devant la société. Mais elle ne peut échapper à la légitimation par l’extérieur, en cercles concentriques : par la collectivité dont chaque équipe relève, par la population visée, par la société dans son ensemble.

11À cet égard, la loi Robert comble un manque en légitimant au sens littéral les missions à l’échelle nationale, en des termes d’ailleurs compatibles avec ceux du Manifeste de l’Unesco pour les bibliothèques publiques, formulé pour la première fois en 1949 et dont la quatrième édition est parue en 20224. Ces deux références externes permettent d’échapper à une définition des missions par la seule autorité locale sans priver cette dernière de la liberté de définir, dans le cadre de la loi, sa propre politique publique en matière de bibliothèque.

12Voir aussi : Loi Robert, Politique publique.

• Bibliothèques associatives

13La lecture publique française est en partie héritière des bibliothèques populaires, issue de démarches qu’on peut caractériser comme militantes5. Il est difficile de rattacher à cette généalogie le phénomène des bibliothèques associatives rurales françaises faisant fonction de bibliothèques publiques. Généralement animées par des bénévoles (même s’il en existe aussi dans des bibliothèques municipales rurales), elles conjuguent une volonté d’animer la vie locale avec l’impression de facilité de gestion, dans une logique, qu’elle soit formalisée ou non, de délégation de service public puisque les locaux et les dépenses de fonctionnement sont généralement assumés par la commune6. Le cas des Bibliothèques pour tous, réseau privé d’origine confessionnelle, est à part. Quoi qu’on pense de leur activité dont la nature peut varier d’un endroit à l’autre, elles dépossèdent de fait les communes qui en sont dotées de l’idée de concevoir une politique de lecture publique.

• Chaos

14La bibliothéconomie repose classiquement sur des langages documentaires précoordonnés : le chaos des produits de l’édition doit rentrer dans l’ordre des rayonnages et des vedettes-matière répondant à des référentiels publics. Le Web a imposé une logique inverse, postcoordonnée : un ordre surgit a posteriori du chaos des contenus disponibles en ligne en réponse à chaque requête ; il est chaque fois différent et géré par les algorithmes relevant de la propriété privée. L’intelligence artificielle pose un nouveau défi quand, travaillant à partir de la même matière, elle fournit, toujours grâce à des algorithmes privés, un discours articulé chaque fois inédit et ne mentionnant pas a priori ses sources. Parce que la bibliothèque ne donne plus accès aux seules ressources qu’elle a choisies mais peut aussi accompagner les parcours sur l’immensité du Web, elle est nécessairement écartelée entre ces trois logiques sans que l’ensemble des équipes y soit nécessairement préparé.

15En réalité le chaos préexistant est toujours inconcevable en tant que tel, il n’est appréhendable, comme la perception visuelle ou le langage, que grâce à des opérations mentales de structuration. En ce sens, on n’a jamais accès au chaos qu’à travers un ordre. Toute la question est d’en comprendre l’origine et le fonctionnement.

16Les principes de neutralité et de pluralisme vont-ils jusqu’à l’indifférence à la question des infox et des thèses complotistes ? Non, car cela irait à l’encontre de la mission d’information des bibliothèques reconnue par la loi Robert. En étendant leurs missions de la présentation d’un choix ordonné à l’éducation aux médias et à l’information (EMI), les bibliothèques ont en charge avec d’autres la mission de permettre à chacun d’appréhender librement le chaos des messages et données sans être dupe des manœuvres des faussaires et des emportements des crédules.

17Voir aussi : Étonner, importuner.

• Espace public

18« La fréquentation des bibliothèques a doublé depuis 1989 » titrait le Crédoc en 2006 dans un premier rendu de son enquête menée en 2005 à la demande du ministère de la Culture7^. Pour la première fois était mesuré de façon spectaculaire l’écart d’évolution de deux courbes : celle du nombre de fréquentants progressait depuis 1989 beaucoup plus vite que celle des inscrits. En 2016, l’institut TMO, missionné par le ministère de la Culture, constatait une fréquentation (au moins une fois dans l’année) de 40 % de la population de plus de 15 ans, en hausse depuis 2005, tandis que la proportion d’inscrits stagnait à 16 % de la population8. Le recueil statistique annuel du ministère de la Culture confirme année après année cette tendance9.

19Que venaient donc faire ces gens qu’on a appelés « séjourneurs » et qui pour une bonne partie n’utilisaient même pas les collections ? Tout simplement ce qu’ils avaient eux-mêmes décidé de faire même si ce n’était pas expressément prévu par les bibliothécaires. Comme l’explique une brochure publiée en 2022 par le ministre de la Culture et la Fédération nationale des collectivités pour la culture 10, « la bibliothèque est l’espace des rencontres possibles, des échanges informels : au-delà de ses fonctions premières d’accès à la culture et au savoir, on s’y donne simplement rendez-vous, pour discuter, flâner, rêver ensemble… pour vivre ».

20On peut estimer que les bibliothèques, qu’elles le veuillent ou non et pourvu qu’il y ait de la place pour les gens, remplissent des fonctions d’espace public, lieux ouverts à tous dans la limite de leurs heures d’ouverture et sans tarification ni obligation de consommation.

21Mais cet espace de liberté individuelle et collective est d’une qualité particulière. La porte, plutôt que le pont, peut mettre à l’abri des pressions, des harcèlements et des sollicitations marchandes, offrir un havre que souvent le domicile ne procure pas, dans un environnement qui invite sans y obliger à s’informer et se cultiver. Cette différence protectrice suppose que chacun se sente à l’abri et qu’aucun groupe ne s’arroge un pouvoir sur ce territoire commun.

22C’est au fond un troisième lieu au sens sociologique originel de l’expression, ni domicile ni lieu de travail, et ce n’est pas anodin pour ses habitants si un tel espace existe dans un quartier, un village, une ville. On peut en tirer si l’on veut un programme pour concevoir une nouvelle bibliothèque. En dérive l’intéressante notion de tiers-lieu, « lieu du faire ensemble »11 qui s’écarte un peu de la généralité de la notion sociologique d’origine pour mettre de l’intentionnalité là où il peut n’y avoir que de l’opportunité.

23Voir aussi : Lien.

• Étonner, importuner

24La bibliothèque doit étonner car elle propose des œuvres. L’artiste, s’il est autre chose qu’un fabricant à la demande, impose son œuvre à un public qui ne l’attend pas.

25La bibliothèque doit importuner car elle respecte le principe du pluralisme, celui des idées comme celui des genres et formes d’expression artistique.

26À ce double titre, la bibliothèque doit être inattendue.

27Ceci s’entend bien sûr d’une façon positive : on vient à la bibliothèque pour découvrir ce qu’on ne connaît pas. Nombre de récits autobiographiques d’auteurs mentionnent le fait d’avoir dans leur jeunesse découvert à la bibliothèque ce à quoi ils n’auraient pas eu accès autrement.

28Mais l’inattendu peut se heurter à la volonté de le faire disparaître. C’est la logique de la censure, qu’elle aboutisse effectivement ou ne soit qu’une simple menace.

29Cela peut venir de l’autorité : élu, supérieur hiérarchique. Le cas n’est pas rare sans être massif. Il est des contextes où la censure a été ou est systématisée.

30Cela peut venir de la société : de l’usager qui proteste contre la présence de tel contenu, dont il pense qu’il n’a pas sa place en bibliothèque, à tel groupe organisé menant une campagne systématique de dénonciation de contenus.

31Cela peut venir aussi de bibliothécaires dont le rôle est également de donner accès à ce qu’ils ne comprennent pas, à ce qu’ils n’aiment pas, à ce contre quoi ils combattent à titre personnel. La discussion est nécessaire au sein des équipes pour dépasser les choix de chacun afin d’aboutir autant que possible à une distance déontologique entre soi-même et ses missions. Dès 1949, le Manifeste de l’UNESCO des bibliothèques publiques indiquait que la bibliothèque « ne doit pas indiquer aux lecteurs ce qu’il faut penser mais les aider à décider à quoi penser »12.

32Cependant, accueillir chacun comme il est veut dire aussi proposer des contenus auxquels il s’attend. Il ne s’agit pas d’une concession au marché mais de la légitime satisfaction d’un besoin dans le cadre d’une politique publique assumée. Des contenus auxquels il s’attend, certes. Mais aussi d’autres auxquels il ne s’attend pas. Le pluralisme politique, idéologique, culturel doit s’exposer nonobstant le souci de répondre à la demande.

33Voir aussi : Chaos.

34Voir cependant : Lecture, Lien, Livre, Publics et usagers.

• Lecture

35Tout un chacun pour peu qu’il ne soit pas illettré ou analphabète lit à tout instant de multiples messages sur de multiples supports.

36« Lire », « lecture » : ces mots sont piégés. On les cantonne souvent au papier, contre les écrans ; au livre, contre le périodique, l’affiche, les signalisations diverses de la rue, les emballages de produits alimentaires ou autres, en passant par les formulaires administratifs ; au roman, contre le documentaire ; à la littérature légitime ou lettrée, contre toutes les autres.

37L’absence d’accès à la lecture en général, ou de sa maîtrise, handicape dans la vie sociale et met en situation de dépendance. La loi Robert mentionne la lutte contre l’illettrisme parmi les missions des bibliothèques ; elles n’en ont évidemment pas le monopole.

38Elle mentionne également la lecture. On peut prendre ce mot dans le sens très général évoqué ici. Il est probable qu’il sera le plus souvent entendu au sens de la lecture de livres.

39Voir aussi : Livre.

• Lien

40La bibliothèque est avant tout « le lieu des liens » a écrit Michel Melot dans sa Sagesse du bibliothécaire13. De deux sortes de liens, bien sûr, entre les gens qui la fréquentent, entre ceux-ci et le monde du réel et des œuvres.

41En France, seul pays où on a largement adopté cette étiquette, le moment « médiathèque » des années 1980 a correspondu à une double ambition : mêler tous les supports et tous les publics, ce qui s’est révélé être une double utopie. Ce n’est pas parce qu’on juxtapose les offres que chacun va aller de l’une à l’autre, ni que les publics vont se mélanger. Qu’ils le fassent à la marge est déjà beaucoup.

42C’est que la bibliothèque fait nécessairement coexister dans la diversité des contenus d’une part, des publics d’autre part. Entre ces derniers, les interactions peuvent éventuellement n’être que furtives, occasionnelles, voire inexistantes. Mais qu’ils puissent coexister en un même lieu fait à soit seul société et constitue une sorte de lien. Qu’on peut appeler « lien faible » à la suite du sociologue Mark Granovetter14.

43Cela ne va naturellement pas toujours de soi et il arrive que la coexistence de publics différents entraîne conflits ou monopolisation des espaces. Il appartient à la collectivité responsable, par le seul personnel de la bibliothèque ou en s’aidant de personnels ou de partenaires extérieurs, de rétablir les conditions de la coexistence.

44Voir aussi : Espace public, Publics et usagers.

• Livre

45Le livre, texte d’une certaine longueur formant un tout, est d’abord une œuvre immatérielle, protégée à ce titre par le droit moral d’auteur. Cela indépendamment de sa diffusion sur des supports quelconques dont traite le droit patrimonial. Utilisant d’autres termes, Roger Chartier distingue le discours du produit matériel15.

46Le livre existait avant le papier et lui survivra vraisemblablement si l’usage de celui-ci disparaît. Stèles, tablettes, rouleaux de papyrus, codex en parchemin, fichiers utilisés sur liseuses, tablettes, ordinateurs ou smartphones sont autant de supports possibles de livres. La disparition du papier, annoncée au tout début de ce siècle, n’a pas eu lieu. Mais ce support s’est pour l’essentiel concentré sur une forme parmi d’autres de texte : la séquence longue qui n’a de sens que lue du début à la fin, comme le roman ou l’essai. C’est pourquoi les livres de papier subsistent en bibliothèque et en librairie tandis que les livres électroniques intéressent un public encore minoritaire. C’est le texte court, de consultation morcelée, qui a pour une grande part migré sur le Web.

47Le livre permet la fonction critique mais aussi son contraire. Il peut transmettre des connaissances scientifiques comme du complotisme et de la désinformation. Il véhicule aussi et peut-être surtout un phénomène irréductible à la question du vrai et du faux : la fiction16. Par réduction métonymique, on entend d’ailleurs souvent par « livre » celui de fiction, et par « lecture » celle de la fiction. C’est essentiellement de ceci qu’il est question dans les différents « usages sociaux de la lecture » distingués par Gérard Mauger et Claude Poliak17 : la lecture de divertissement, la lecture didactique, la lecture de salut et la lecture esthète. Autant d’usages qu’il est légitime que la bibliothèque facilite, qu’on les mette ou non en rapport avec l’émancipation.

48L’emprunt de livres demeure le premier service à la fois connu et pratiqué auprès des bibliothèques, ce qui n’empêche nullement la multiplication des supports et objets proposés et empruntables, le développement de services et activités autres que celui de l’emprunt et de la consultation sur place. Dès l’instant que ces usages et services sont proposés ou possibles, ils sont également légitimes comme le sont les diverses fonctions de la lecture.

49Voir aussi : Chaos, Lecture.

• Localité

50C’est dès décembre 1789 que notre première Assemblée nationale décida de restructurer le territoire national, jetant les bases de ce qui deviendra la démocratie locale. Si les départements constituèrent un nouveau découpage spatialement égalitaire, les communes correspondirent pour l’essentiel aux paroisses d’Ancien Régime. Mais aujourd’hui la plupart des gens ne vivent pas claquemurés dans les frontières communales. Chacun, y compris au sein d’un même foyer, dispose d’une aire de mobilité quotidienne et occasionnelle pour travailler, acheter, se distraire, se cultiver, agir, etc. On en tire cette approximation collective que sont les bassins de vie. Cependant, la circonscription électorale de base demeure la commune où se trouve notre chambre à coucher : c’est ce que Jean Viard nomme la « démocratie du sommeil »18. Ainsi les territoires sont-ils discontinus, composites, juxtaposant ou éloignant les zones de résidence et de travail ou d’étude, se fragmentant par catégories sociales quand ce n’est pas par origine.

51C’est donc à l’échelle de ces territoires complexes qu’on peut penser le service public de la bibliothèque, pour qu’il soit autant que possible accessible à chacun, quels que soient son mode de vie et son périmètre de mobilité. Seul un maillage combinant équipements de proximité et médiathèques attractives peut y parvenir. Leur mise en réseau sera un gage d’efficacité comme d’unification du service. Un public de proximité va au plus court, un autre plus mobile et plus exigeant va chercher plus loin.

52Le rapport de la bibliothèque à la localité ainsi définie se joue sur deux registres, l’horizontal et le vertical. Horizontalement, la porosité avec la population dans sa diversité, celle qui est là et pas ailleurs, est nécessaire. Horizontalement encore sont précieux les partenariats et l’ouverture au tissu associatif et citoyen local. Aucun groupe unique ne saurait représenter à lui seul la population et la bibliothèque se doit d’être attentive à celles et ceux qui ne disent rien.

53Si imparfait que soit souvent le découpage du territoire humain par les limites des communes et des intercommunalités, il n’en constitue pas moins le cadre de l’organisation démocratique locale, en une verticalité montante (le vote des citoyens) et descendante (la définition et la mise en œuvre de politiques publiques). La bibliothèque n’est pas un isolat, elle prend sa part dans ces politiques qu’elle enrichit de sa contribution. Au partenariat avec les autres s’ajoute la transversalité entre services de la même collectivité.

54Voir aussi : Loi Robert, Politique publique, Publics et usagers.

• Loi Robert

55Adoptée à l’unanimité par les deux assemblées, la loi n^o 2021-1717 du 21 décembre 2021 relative aux bibliothèques et au développement de la lecture publique19 est un texte court qui en dit long.

56Énonçant au niveau législatif ce qui se fait sur le terrain en prenant acte des évolutions de ces dernières décennies sans obérer l’avenir, elle a l’immense intérêt de légitimer les missions des bibliothèques. Elle donne ainsi un cadre difficilement contestable tant à la libre définition de leur politique par chaque collectivité qu’à l’autonomie des bibliothécaires dans leur action.

57Cet encadrement est énoncé sous forme de principes qui sont d’autant plus forts qu’ils sont ceux du service public : égalité, neutralité, pluralisme. On les trouve également dans les textes de référence sur les bibliothèques, du Manifeste de l’IFLA-UNESCO20 au Code de déontologie des bibliothécaires21 publié par l’Association des bibliothécaires de France (ABF).

58La loi délègue explicitement aux bibliothèques territoriales la définition de « leur politique documentaire », la présentation des « orientations générales » à l’assemblée délibérante étant gage de publication auprès de la population ; c’est une politique publique, il est démocratique que ses principes soient publics.

59Cette loi commence par énoncer les missions des bibliothèques en termes ambitieux : « garantir l’égal accès de tous à la culture, à l’information, à l’éducation, à la recherche, aux savoirs et aux loisirs » et « favoriser le développement de la lecture ». Les moyens permettant d’accomplir cette mission sont les collections, services et outils.

60Cet énoncé permet de penser l’ancrage des bibliothèques dans leurs territoires et leurs populations. Le principe d’égalité est une puissante invitation à être à la portée de chaque personne. On ne peut qu’en déduire qu’il faut consentir davantage d’efforts et de moyens pour certains publics.

61Le principe de neutralité, mal compris quand il est entendu au sens ordinaire de non-engagement, figure à l’article L121-2 du titre II du Code général de la fonction publique : « Dans l’exercice de ses fonctions, l’agent public est tenu à l’obligation de neutralité. »22 La neutralité au sens de ce code s’entend dans deux dimensions : égalité de traitement entre tous les usagers et non-utilisation de sa fonction pour propager ses propres opinions et croyances. C’est cette deuxième dimension qui se traduit en bibliothèque par le principe de pluralisme. Celui-ci est à l’intersection du vertical et de l’horizontal. Portant sur les idées mais aussi les expressions artistiques et ludiques, il est une invitation à la diversité que renforce la référence aux droits culturels. Confirmant le rôle de la bibliothèque comme vitrine de la République, le pluralisme conduit à garantir un éventail représentatif sans se contenter d’être un simple reflet d’une opinion majoritaire locale. Aucune municipalité n’a le droit d’en faire un outil au service de ses propres idées, aucun groupe de pression, fût-il de proximité, ne peut en faire un enjeu de prise de contrôle. La verticalité peut garantir un pluralisme que la seule horizontalité pourrait nier.

62Voir aussi : Autonomie et autodétermination, Politique publique, Publics et usagers.

• Politique publique

63On peut ne pas réduire la notion de politique publique à ce qui est défini et énoncé par une puissance publique officielle. Dès l’instant qu’un service est organisé, qu’une action est menée dans un cadre de service public, avec des moyens publics, c’est une politique publique qui est mise en œuvre. Même si elle n’est pas rendue publique, même si elle n’est pas formulée, même si elle n’est pas pensée. Ainsi, chaque jour, jusque dans la moindre de leurs actions et la plus inconsciente de leurs attitudes, les bibliothécaires, qu’ils le veuillent ou non, qu’ils le sachent ou non, font de la politique publique ; dans la mesure où ils disposent d’une part d’autonomie, ils en décident eux-mêmes.

64Mais les bibliothécaires ne sont pas seulement parties prenantes de la politique publique de la bibliothèque, qu’on appelle « lecture publique », tant celle-ci est au croisement des politiques culturelles, sociales et éducatives. L’autonomie relative ne peut se faire au prix du cloisonnement et la bibliothèque sera d’autant plus reconnue qu’elle contribuera à l’ensemble de ces politiques publiques.

65Voir aussi : Autonomie et autodétermination, Loi Robert.

• Proximité et distance

66D’un point de vue spatial, proximité et distance se mesurent non en kilomètres mais en temps, quel que soit le mode de mobilité utilisé, de la marche à pied à la voiture en passant par le vélo et les transports en commun. C’est la logique qui a présidé à la délimitation des départements en 1790 par notre première Assemblée nationale, avec la mesure d’une journée de cheval pour gagner le chef-lieu.

67Selon une étude publiée par le ministère de la Culture en 201623, 60 % des usagers mettent moins de 9 minutes, 91 % moins de 20 minutes pour se rendre à la bibliothèque. Il s’ensuit qu’un maillage correct en matière de lecture publique doit tenir compte de ce temps, faute de quoi un public de proximité n’est jamais desservi.

68La distance la plus importante, contre laquelle des efforts particuliers doivent être consentis, est symbolique et culturelle. C’est justement celle-ci qui réclame la proximité géographique la plus grande.

• Publics et usagers

69Il n’est pas évident de les nommer. Le refus de client se justifie car même si les gens peuvent mettre en concurrence diverses sources d’approvisionnement parmi lesquelles les bibliothèques (point de vue de la demande), celles-ci ne sont pas dans une logique de marché mais de service public (point de vue de l’offre). L’abonné et l’adhérent, hélas si souvent mentionnés, sont hors sujet : on ne s’abonne pas à un service public pas plus qu’on y adhère ou pas, on y a droit. L’usager est utilitaire et laid. Le terme collectif public, au singulier ou au pluriel, suppose a priori un usage et génère son négatif, l’horrible non-public.

70Le mot population serait à privilégier dans une logique de politique publique : la bibliothèque est faite pour les fidèles et les infidèles, les visiteurs occasionnels comme les personnes allant jusqu’à s’impliquer dans ses activités. À raison, on insiste de plus en plus sur la participation des publics, dont les modalités peuvent être diverses et concerner des groupes variés. À condition d’être aussi à l’écoute de celles et ceux qui ne parlent pas.

71Si l’on n’y prend pas garde, la pente naturelle des bibliothécaires est d’attirer ses semblables, selon deux mécanismes distincts : s’ils sont salariés, davantage par la conformité de l’offre à un modèle socioculturel ; s’ils sont bénévoles, plutôt par la sociabilité directe. Or la bibliothèque est là pour toute la population. La porte doit être vitrée et donner envie de l’ouvrir. Je ne renie pas cette phrase : « Si quiconque, entrant dans une bibliothèque, n’y décèle rien qui lui soit déjà familier, alors il lui est signifié, j’ose dire avec violence, que cet endroit n’est pas pour lui. »24

72Voir cependant : Étonner, importuner.

Épilogue

73Au fil de cet abécédaire entre les entrées duquel se tissent des liens multiples et quelque peu enchevêtrés, nous avons été sans cesse ballottés entre le vertical et l’horizontal, deux termes absents du texte de la conférence. On voit bien cependant que le pont comme la porte ne renvoient immédiatement qu’au second d’entre eux, quand l’institution et la loi plusieurs fois évoquées ressortissent au premier.

74L’un ne va pas sans l’autre, ai-je postulé.

75Plus généralement, je propose de considérer qu’une contradiction n’a pas toujours à être combattue, résolue ou évitée, mais qu’elle peut tout simplement être totalement assumée, ce qui convient bien aux bibliothèques.