1Cet ouvrage est né de l’attention soutenue d’une assemblée de professionnels des bibliothèques à l’écoute de la conférence de Denis Merklen lors du congrès annuel de l’Association des bibliothécaires de France (ABF) à Metz en juin 2022. Qu’est-ce que le sociologue, connu d’une partie du public pour s’être le premier interrogé sur les incendies des bibliothèques1, pouvait dire de leur caractère indispensable ? Un lexique et un thème issus des deux précédentes années de pandémie mondiale, marquées par les confinements, les mesures sanitaires et le resserrement des activités culturelles au distanciel et au click and collect.

2L’invitation d’un universitaire à un congrès professionnel ne va pas de soi. La compatibilité recherchée entre les deux univers réclame ajustements réciproques et déplacements subtils, que notre ouvrage révèle en explorant l’avant et l’après de la rencontre de Denis Merklen avec les bibliothécaires. Pour cette expérience éditoriale peu banale qui prolonge le croisement des regards, c’est la version écrite de la conférence qui a été retenue comme texte source, genre hybride habité de silences et de blancs, d’expressions fortes et d’implicites puissants, que nos onze contributions s’attachent à relire, parcourir, discuter et contextualiser. L’auteur de la conférence lui-même revient sur ce moment inaugural dans quatre courtes séquences inédites et une microfiction.

3En cohérence avec le champ habituel de ses propres recherches sur les quartiers populaires, Denis Merklen emploie le terme bibliothèque essentiellement pour désigner les équipements de proximité. On ne s’étonnera donc pas du focus lecture publique de l’ouvrage ici proposé et de l’ancrage professionnel des contributrices et contributeurs qui presque tous exercent ou ont exercé dans des établissements territoriaux. Si les uns et les autres ont répondu favorablement à notre invitation de se saisir du texte de la conférence pour en livrer une lecture située et subjective, c’est sans doute que, dans un moment très collectif d’incertitude, les enjeux politiques de transformation sociale qu’énonce Denis Merklen sont apparus aussi cruciaux que porteurs d’une exigence attendue.

Quatre thématiques de lecture

4Le titre Bibliothèques, portes et ponts à la fois ? reprend le fil rouge de la conférence de Denis Merklen qui assoit son propos avec un court essai de Georg Simmel2. La porte et le pont ancrant par métonymie la dialectique de la distance et la proximité qui l’occupe : « Ce court essai de Simmel peut nous aider, je le crois, à penser la bibliothèque telle qu’elle se trouve aujourd’hui, à ce carrefour, qui d’une certaine manière la caractérise, entre lien et séparation et, sans coïncidence entre ces termes, entre proximité et distance. En effet, “lien” n’est pas synonyme de “proche”, tout comme “séparation” ne l’est pas de “distance” ».

5La conférence nous invite à examiner ce que l’institution bibliothèque, émanation de la puissance publique, fait bouger dans sa localité, les places qu’elle occupe, celles qu’elle libère ou qu’elle évite. En quelque sorte, les portes qu’elle ferme, les ponts qu’elle forme dans l’espace public pour ouvrir les mondes du lointain.

6Le texte source assorti de ses développements figure dans la première des quatre parties de cet ouvrage. Le sociologue procède à un retour sur le rôle historique du livre imprimé, observe ce qu’en font les bibliothécaires et les contradictions que fait naître la production numérique. L’enjeu n’est pas la seule qualité des contenus ou des supports mais leurs puissants effets sociaux : accentuer l’isolement ? favoriser le collectif ? Des thèmes qui font l’objet de développements dans les relectures que le sociologue opère sur son propre texte, maintenant ses pas de côté, « rebondissant » à son tour – extérieur qu’il est à la profession – sur ce qu’il nomme « les murs de la bibliothèque », à la manière de Karyl. Karyl, le jeune joueur de football, qui « frappe la balle contre le mur de la bibliothèque Méjanes sous le soleil du midi » : personnage central de la microfiction que Denis Merklen insère dans son texte, Karyl deviendrait-il la métaphore de tous les habitants étudiés par le sociologue, ceux qu’il a rencontrés, ceux qu’il a imaginés ? À moins que Karyl soit comme un double de l’auteur dont la réflexion cherche à percer l’énigme institutionnelle de la bibliothèque en son quartier ?

7Intitulée « Texte et contextes », cette première partie propose de revenir sur la généalogie de ce texte de commande : Hélène Brochard, présidente de l’ABF, répond à nos questions pour expliquer la manière dont se prépare un congrès et les objectifs attendus des conférenciers universitaires. Notre entretien amène aussi les membres du bureau organisateur à commenter les passages de la conférence les plus significatifs pour eux, dans l’après-coup du congrès.

8Suit un ensemble de trois textes réunis dans la deuxième partie, « Tactiques institutionnelles en bibliothèque ». Hind Bouchareb3 pose son regard d’historienne sur la notion centrale de la conférence, la localité, depuis l’entre-deux-guerres, en retraçant les soubresauts de la décentralisation en matière de bibliothèques et en précisant la nature des « acteurs collectifs locaux », depuis les comités d’achats jusqu’aux (mal connues) démarches participatives. Dominique Lahary déploie une lecture « lexicale » de la conférence en établissant un abécédaire, à partir de treize termes issus de la conférence. Une contribution, écrite « sans se soucier de converger ou diverger » avec les propos du sociologue, où l’on retrouve son engagement et les valeurs qui ont guidé toute une vie professionnelle et militante4. Florence Schreiber prend par le bout du collectif la question discutée par Denis Merklen de la « lecture plaisir » (celle de l’individu). Elle revisite son expérience d’accueil des groupes-classes avec l’ambition de faire de la lecture une (é)preuve de partage.

9La conférence de Denis Merklen bouscule une certaine sociologie des publics réduite à la production de profils statistiques d’usagers. Trois textes regroupés dans une troisième partie, sous le titre « Requalifier l’approche du public en bibliothèque », poursuivent cette brèche critique. Raphaële Gilbert, coordonnatrice d’un ouvrage sur le conflit en bibliothèque5, propose de revenir sur la notion de proximité en l’articulant avec celle d’une hospitalité attentive aux sociabilités existantes, fondée sur une exigence de réciprocité, supposant pour les bibliothécaires de se faire accueillir par les habitants. Comme en écho, Catherine Herbertz et Sylvain Damy partagent leur pratique quotidienne dans une médiathèque en quartier populaire. Leur texte, sous forme de fragments, révèle un kaléidoscope d’instantanés où affleurent l’engagement et la lutte quotidienne au service attentif des habitants. Stéphanie Khoury et Maël Rannou, auteurs d’un récent opuscule sur les bibliothèques de proximité6, introduisent le terme controversé, en France, de communauté. Comme y invite Denis Merklen (qui lui n’utilise pas le terme), ils discutent le recours aux catégorisations sociologiques en usage dans l’administration pour concevoir des médiathèques susceptibles d’être efficacement à la manœuvre des transformations sociales.

10David Sandoz, qui avait questionné le sociologue après la conférence sur le sens que celui-ci donnait à « la hiérarchisation collective des contenus »7, ouvre la quatrième et dernière partie de cet ouvrage, « Indispensables bibliothécaires ? ». Sous le signe de la « sensibilité éclairée », il prolonge cet échange sur le sujet des collections avec une « recherche de l’universel non prescriptif » à l’aune des doutes et des failles des équipes. Tristan Clémençon suggère de donner toute sa place à l’interaction humaine dans le métier de bibliothécaire afin de mettre en place la juste régulation, y compris en situations de conflit. Farid Gueham élargit notre vision du bibliothécaire en s’intéressant à la figure du bénévole en lien étroit avec le territoire. Les bénévoles ne seraient-ils pas les « ponts », passeurs et facilitateurs par excellence ? Certes, dit-il, mais persistent nombre d’ambiguïtés qui sont ici dépliées.

Faire alliance

11Une conférence orale, et son support écrit, une écoute collective puis une lecture partagée sont à l’origine de cet ouvrage qui privilégie les circulations d’un univers de pratiques à l’autre : l’initiative était laissée aux contributeurs de sélectionner une accroche dans le discours de Denis Merklen – le lecteur sera aidé par leur mise en exergue – et d’imaginer la forme à donner à leur lecture : récit, analyse, argumentaire, article, abécédaire, fragments…

12Il faut dire ici le risque partagé que prennent à la fois le chercheur et ses auditeurs-lecteurs, professionnels se prêtant à un exercice de réflexivité et d’écriture.

13Compagnon de longue date des bibliothécaires, Denis Merklen n’ignore rien des conflictualités qu’ils affrontent et n’épargne pas les responsabilités collectives qu’elles supposent. Surpris voire dérangés, les bibliothécaires contributeurs de l’ouvrage n’évincent pas les difficultés et ambiguïtés exhibées par le chercheur mais tracent leur route vers une politisation renouvelée en fonction des générations.

14Ce frottement salutaire entre chercheur et praticiens, ce dialogue régulièrement entretenu, depuis plus de dix ans avec Denis Merklen, nourri de tact et de tactique, se révèle puissant pour faire face aux crises soudaines, comme celle de l’été 2023 suite à la mort de Nahel Merzouk, 17 ans, tué le 27 juin par un tir policier, et de ses conséquences pour nos communautés. L’ABF, encore, a su et pu mobiliser en quelques jours son réseau et ses alliés pour ne pas laisser des collègues démunis face aux incendies et aux dégradations de leurs établissements. Denis Merklen en était8, et a permis, au fil des échanges de coproduire une intelligibilité des situations.

15Matière à penser, cet ouvrage contribue aussi, à sa manière, à cette nécessité de faire cause commune et de tisser des alliances en faveur de la bibliothèque. ll invite les bibliothécaires à réfléchir, au-delà des compétences techniques et managériales, sur le sens de leur métier, ce sens politique indispensable qui lui confère son utilité.