1Bibliothèques, portes et ponts à la fois ? est né d’une rencontre et d’un cheminement, d’un cheminement renouvelé par les rencontres : celles d’un « quartiérologue »1 franco-latino-américain avec le monde des bibliothèques en France. Tel le « manteau blanc d’églises » sur l’Europe de l’an mil de Raoul Glaber, scruté passionnément par Georges Duby, les quartiers populaires se peuplent d’espaces de lecture publique en France au tournant des années 1980. Dans la livraison de la revue Mouvements de janvier 20062, ignorant tout des incendies de médiathèques, Denis Merklen écrit à chaud « Paroles de pierre, images de feu », d’après son expérience argentine, sur les événements de novembre 2005. Sollicité par la Bibliothèque publique d’information pour une conférence3 au Salon du livre de Paris de mars 2006, les bibliothèques deviennent pour lui un objet d’étude à part entière dans sa recherche sur les quartiers populaires. Elles constituent le fil d’Ariane guidant les pas de ses déambulations et le cadre de ses réflexions ultérieures : la France des quartiers devient pour lui, inséparablement, la France des bibliothèques en un archipel bariolé, à la fois républicain, municipal, populaire et local.

2Il y a dix ans, en 2013, Pourquoi brûle-t-on des bibliothèques ? sort aux Presses de l’Enssib, dans la collection « Papiers » alors dirigée par Thierry Ermakoff4. Porté par un programme de recherche au long cours (de 2006 à 2011), ce livre ne constitue pas seulement une réponse scientifique et universitaire à des questions – des inquiétudes – professionnelles et à un « problème public »5. Le propos du livre revisite complètement, sur une trame originale de récits et de situations, le regard sur la banlieue et la violence ; il porte une réflexion novatrice sur la politicité6 et la place de la culture dans les quartiers populaires, jusque dans leurs représentations, leurs caricatures. Son étude s’attache au quotidien de ceux qu’il appelle les « travailleurs de la culture » et les militants des quartiers, en contre-pied des mirages de la médiation d’intention et des interprétations entées sur la « guerre des civilisations ». La forme même de ce livre, la subtilité des enquêtes et la variété des situations, son refus du surplomb et du positivisme, lui permettent de se colleter avec finesse aux paradoxes du terrain. Son style comme son épistémologie au service d’un empirisme rigoureux donnent à ce livre une portée et un intérêt que son caractère situé – la décennie 2000, l’espace de la banlieue parisienne – n’épuise pas : pour qui, aujourd’hui, entend travailler dans le monde des bibliothèques, de la transmission des savoirs comme de la médiation socioculturelle, la lecture de cet ouvrage s’impose. Pourquoi brûle-t-on des bibliothèques ? est un classique moderne, mésestimé, des sciences sociales.

Un discours de la méthode : ethnologie, comparatisme et mise en débat

3Le spécialiste des mondes populaires et des univers militants de France et d’Amérique latine ne vise pas à produire une sociologie des métiers ou des publics en bibliothèques, à saisir ces dernières comme des (tiers) lieux spécifiques ou les symptômes culturels d’une crise (politique, sociale, morale, identitaire). Il appréhende les bibliothèques dans leur capacité à faire société dans le contexte postindustriel des banlieues, leur conflictualité sociale, mais aussi leur vie collective et leurs modes de solidarité. Il embrasse la pluralité des acteurs, inscrits dans leurs sociabilités et leurs formes d’expression politique dans des trames complexes, travaillées par la crise économique comme par les politiques publiques (le quartier, la politique de la ville, les administrations, les associations). Il s’agit pour le sociologue d’interroger les bibliothèques dans leur être social, dans une approche ethnologique qui combine l’en-soi des situations comme le pour-soi des représentations des professionnels, des usagers et des habitants ; il saisit avec force et subtilité leur localité conçue comme un lien social territorialisé, comme une forme d’appartenance à la fois située et multiple, où le politique est à chercher dans les arcanes de la vie sociale. L’une des lignes de force majeures de son travail se trouve dans sa profonde dimension comparative. S’il n’y a bien qu’en France qu’on « brûle des bibliothèques », les réflexions de Denis Merklen se nourrissent d’études sur les quartiers d’Amérique latine, leurs bibliothèques, celles-là militantes et communautaires, lorsqu’elles existent, dans des nations où l’État n'est pas, ou n’est plus, quand il n’est pas prédateur, et où l’analphabétisme demeure prégnant. C’est ce qui l’amène à ne pas fétichiser les catégories hexagonales de l’action publique, les normes professionnelles rituelles comme les profilages statistiques institutionnels. Sur le terrain français, il guette d’un œil vif des signes et des pratiques familières sous d’autres horizons, fussent-elles ici ignorées, marginales ou complètement inexistantes, pour donner à penser d’une manière inédite la réalité contemporaine de la dernière génération des bibliothèques françaises en ses quartiers.

4Au fil des années, les échanges du sociologue avec les bibliothécaires ont été constants, à la fois empathiques, critiques et exigeants, parfois déconcertants de part et d’autre, toujours respectueux. Ses enquêtes auprès des militants des quartiers sont l’objet de son dernier livre paru en 2023, Indispensables, sociologie des mondes militants7. Son attention aux populations des quartiers, à leurs expressions quotidiennes, artistiques, à la manière qu’elles ont de dire et d’écrire la banlieue, ne se dément pas. Conjointement au terrain, à l’enquête, à l’analyse, se nouent un dialogue et un débat constant sur les situations, les rôles et les pratiques en bibliothèque avec les professionnels, les publics et les représentants des politiques culturelles en charge, à leur échelle, de l’implantation et du fonctionnement de ces institutions.

5Après 2005, la crise sociale et l’incendie des structures avaient tourné à une forme d’incompréhension, d’impensé, de doute, de défiance même, dans un contexte de retournement du volontarisme des politiques culturelles publiques. Ce sont tous ces nœuds du silence, de l’impasse et de la résignation que Denis Merklen a contribué à dénouer.

Le silence dénoué, une parole sur les bibliothèques publiques

6Durant des années, le seul incendie de bibliothèque recensé dans les grands médias comme dans les annales mouvantes du Web francophones était celui de la bibliothèque publique de Chauderon, à Lausanne, en 2013. Ce silence médiatique et public relève en France d’une stratégie implicite des pouvoirs publics – faire en sorte que l’acte de protestation ne s’en trouve ainsi ritualisé –, comme d’un désintérêt complet des médias nationaux, qui ne relayèrent jamais les échos de la presse quotidienne régionale. Le désarroi des bibliothécaires devant ces actes, à la fois dépourvus de revendications discursives, d’échos médiatiques et d’interprétations raisonnées, se trouvait redoublé par ce statut de non-événement hors des cercles professionnels, quand il ne servait pas d’arguments aux élus locaux quant à l’échec qu’il manifestait à leurs yeux. Contre ce silence, en lui-même un sujet à l’origine, Denis Merklen a sans relâche, par ses travaux, ses publications et ses interventions publiques, défendu l’ouverture d’une parole publique sur le destin des bibliothèques des quartiers depuis près de quinze ans, avec la collaboration étroite des associations professionnelles.

7Dans son contenu comme dans le choix d’une forme de restitution dynamique et croisée, Bibliothèques, portes et ponts à la fois ? entend plaider pour une forme collective de recherche-action. Ce livre témoigne des ressources de ce travail collectif de longue haleine, au terme de cette traversée du désert médiatique que l’on a coutume de désigner du terme aussi ambigu que galvaudé d’« invisibilisation ».

Les bibliothèques, portes et ponts à la fois ?

8Ce livre paraît au contraire dans un contexte de forte médiatisation : non sans écho à Pourquoi brûle-t-on des bibliothèques ?, les émeutes provoquées par la mort de Nahel, assassiné par un policier à Nanterre le 27 juin 2023, ont amené de nombreuses dégradations de bibliothèques comme d’édifices publics, même si l’on attendra de nouveaux travaux de recherche pour discuter de leur caractère de réplique. Dans cet entre-deux dramatisé, les réponses et les rebonds des contributeurs aux propositions de Denis Merklen, thématiques pour certaines, fragmentaires pour d’autres, dessinent un bilan contemporain des initiatives, des projets et des pistes en médiathèques dans les quartiers populaires. Les textes portent témoignage du dynamisme des actions et de la réflexivité de la profession – aussi sur les impasses possibles –, poursuivant les réactions au congrès de l’Association des bibliothécaires de France (ABF) sur ce front pionnier des quartiers.

9Le recueil est avant tout à comprendre dans le contexte de l’après-confinement, qui a bouleversé les sociabilités et les pratiques en bibliothèque – les services distanciés du click and collect mais aussi la perte d’une partie des usagers. L’épidémie a fragilisé les liens acquis par le long travail collectif ces vingt dernières années avec les publics les plus modestes, accéléré la montée en puissance des usages des dispositifs numériques et des contenus des industries culturelles ; elle a aussi parfois fragilisé la confiance des usagers dans les institutions publiques. Encadrant et légitimant les démarches engagées depuis des années, la tant attendue loi Robert (2021) sur les bibliothèques est, elle aussi, au cœur des réflexions de ces pages ; perçue souvent comme une loi de reconnaissance et de clarification, elle demande encore à passer de la lettre à l’acte. Elle consacre d’après Denis Merklen l’individuation du service à l’usager dans une promotion de la lecture pour soi et une normalisation propre à neutraliser les initiatives en direction du pluralisme et de la diversité.

Quelles distances ? Le politique, la société, le populaire, l’écrit ?

10Lieux d’information, de savoirs et de débats, les bibliothèques constituent en actes des parlements à la fois professionnels et publics, comme l’a souligné Joëlle Le Marec8 ; tout en elles, jusqu’à leurs missions, semble les destiner à l’accueil, la médiation, l’hospitalité, l’inclusion, même si les usages de leur espace sont souvent disputés en leur sein. À la tribune de l’ABF, en invoquant Georg Simmel dans sa conférence, Denis Merklen place pourtant précisément sa réflexion sur les espaces et les distances, sur les effets nécessaires de séparation, sinon de seuil, que la présence des bibliothèques induit au sein de leurs territoires.

11Cette distance est d’abord politique. Contrairement au discours récurrent sur l’absence de politisation dans les banlieues, manifestée par l’expression d’une violence conçue comme dépolitisée, ce qui les assimilerait à des espaces anomiques séparés de la cité, Denis Merklen propose une interprétation aux nouvelles formes de mobilisation populaire en Argentine comme en France9. À l’échelle des quartiers se manifeste selon lui une forme « d’économie morale », née d’une commune expérience de vie et de discrimination, un concept qui l’affilie aux travaux de l’historien britannique Edward Palmer Thompson10, autant qu’à la « culture du pauvre » de Richard Hoggart11.

12Ensuite, les équipements, fussent-ils « de proximité », ont à composer avec les inégalités sociales et la distance sociale à la culture qu’il est impossible d’abolir absolument, parfois lestés par la menace sourde de la gentrification que l’arrivée d’une médiathèque laisse planer. Les institutions culturelles de ces espaces ne peuvent s’exonérer de la conflictualité sociale, comme du rapport – structurant en France – à l’État, auxquels les fonctionnaires territoriaux sont identifiés.

13Autour de la bibliothèque s’instaure donc un jeu complexe entre les acteurs individuels et collectifs, qui participe aussi pour le sociologue de la confrontation de politicités : la politicité des habitants et la politicité professionnelle du bibliothécaire sur lequel l’auteur revient ici dans un texte inédit. Enfin, s’interroger sur la figure du « pont » de la relation à l’écrit, à la fois séparation réappropriée et seuil sensible et savant, c’est aussi considérer la distance croissante que manifeste le rapport au populaire dans nos sociétés contemporaines. Là où s’efface une lecture sociale des événements et des pratiques au profit d’interprétations culturalistes, l’insaisissable « populaire » se voit amalgamer, avec trop d’empressement sans doute, aux pratiques consuméristes sinon aux contenus de la pop culture et des industries culturelles sur fond de misérabilisme culturel bon teint.

14Quant à la dernière distance, celle en propre du rapport à l’écrit, Denis Merklen l’aborde dans toute sa complexité pratique. Il souligne que les habitants des quartiers sont alphabétisés aujourd’hui, combien l’éducation et la culture sont des promesses d’emploi souvent déçues ; comment enfin, dans ce cadre, la lecture « plaisir » lui apparaît décalée. La médiation technologique du numérique a rajouté à la lecture publique la mission de lutte contre l’illectronisme ; mais si elle la recoupe, elle ne la comble pas. On retrouve le constat de Jean-Claude Passeron dans Images de bibliothèques, images en bibliothèques : « Aucune innovation technologique n'a jamais eu raison, par la seule grâce du média, des inégalités culturelles produites et reproduites par le jeu bien rodé des structures et des hiérarchies sociales. »12 Les « dispositifs d’inclusion », en rivalisant d’ingéniosité, en convoquant l’oralité, le jeu, la socialisation, ne révèlent-ils pas en creux combien l’écrit, encore, sépare ?

Un pont aux arches multiples, intersectionnelles

15C’est donc un pont aux arches multiples qu’il est nécessaire de lancer sur toutes ces distances, qui ne se recoupent pas l’une l’autre : c’est le défi d’une architecture pour ainsi dire « intersectionnelle » qui se lit dans ces pages. C’est ainsi « que la bibliothèque participe à construire collectivement le rapport au politique » dans l’horizon de sa vocation sociale : « Venue d’ailleurs sur des terres de convictions et de sentiments partagés au sein d’une localité, la bibliothèque se doit d’étonner et parfois, d’importuner. C’est à ce prix qu’elle se montre émancipatrice. »13

16Bibliothèques, portes et ponts à la fois ? se confronte ainsi à l’impérieuse nécessité d’envisager le monde d’après l’épidémie d’une manière prospective, afin de faire société à nouveau dans les quartiers, avec l’appui des services publics et des bibliothèques, plus que jamais « outils de transformation sociale ». Et que le livre imprimé demeure le support prolifique d’un lien social si particulier, le viatique des moments difficiles comme le ressort des plaisirs et des imaginaires les plus personnels et débridés, comme un outil d’émancipation démocratique et de construction de la citoyenneté.

17Comment ne pas conclure par la féconde postérité de cette figure du pont, tant reprise par les surréalistes dans les années 1930, dans une époque qui célèbre les transfuges de classe en nouveau paradigme de l’écrivain consacré, et souhaiter, avec le poète Marcel Béalu, qui donna le nom de Le Pont traversé à la célèbre librairie qu’il fonde en 1949 dans le quartier Latin, la nouvelle raison sociale de la lecture publique aujourd’hui : à jamais, pour tous, le pont traversé.