1Grâce au soutien et à l’entremise des modérateurs de BSc, nous avons pu échanger avec 13 membres du groupe Facebook pour des entretiens longs de plus d’une heure et demie au sujet de leurs pratiques, leur contexte de vie, leur vision des bibliothèques. La possibilité de mener des entretiens avec les participant·es de ce groupe privé a fait l’objet d’un vote positif de la part de l’ensemble des inscrit·es1 : nous avons d’abord rencontré celles et ceux des participant·es qui le souhaitaient pour huit entretiens exploratoires, suivis de cinq entretiens de confirmation auprès de participant·es que nous avions en particulier souhaité rencontrer en raison de leurs pratiques spécifiques2. Les entretiens comme les portraits ont été pris en charge par le collectif du groupe d’auteur·es de cet ouvrage qui ont respecté l’anonymat des personnes rencontrées, désignées ici par des prénoms d’emprunt.

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Christophe : une éthique de la curiosité

2Christophe, 44 ans, est professeur agrégé de philosophie au lycée, docteur en philosophie, éditeur pour les Éditions d’Ithaque, formateur académique pour les concours d’accès à l’enseignement secondaire.

3C’est par son réseau d’« amis » de Facebook que Christophe découvre BSc : s’il n’a pas besoin du groupe pour « trouver des livres, gratuitement », il s’y est abonné pour « aider les gens » et « voir ce qui se passe ». Cette fenêtre sur les intérêts de recherche des autres, sur cette circulation de titres et de fichiers d’une grande variété, même s’il déplore l’absence de chercheurs en sciences fondamentales, est particulièrement précieuse pour Christophe qui vit dans un petit village de Haute-Savoie, isolé des bibliothèques, des librairies et des centres universitaires. Domicilié à proximité de Genève, il rappelle que les librairies n’y sont pas soumises au prix unique du livre et que les tarifs y sont élevés ; en revanche, les bibliothèques universitaires suisses sont très bien pourvues et facilement accessibles au public non universitaire : « Les bibliothèques universitaires de Genève achètent quasiment tout ce qui sort […] mais après la bibliothèque universitaire, soit j’ai vraiment trouvé le livre, je l’achète parce que j’ai envie de l’avoir. Soit je le trouve souvent sur LibGen ; j’ai pas forcément besoin d’aller à la bibliothèque, du coup. »

4Achetant très régulièrement beaucoup de livres, Christophe dispose d’une immense bibliothèque personnelle, imprimée et numérique (environ 10 000 titres), et a développé une forte culture documentaire pendant la préparation de son doctorat de philosophie : ce n’est donc pas sur BSc qu’il s’attend à trouver des documents nourrissant ses domaines d’investigation. Au contraire, BSc lui permet de découvrir de nouveaux « trucs » : « Je n’aurais pas trouvé ça tout seul. C’est vraiment parce que les personnes faisaient leur sujet dessus et que j’ai regardé des trucs sur l’histoire du Moyen Âge ou des trucs antiques. J’ai été chercher aussi des trucs féministes récemment, juste pour voir, pour savoir ce qui se fait. Après, je vais pas forcément approfondir, mais juste pour savoir que ça existe. » Observateur quotidien de BSc, Christophe a bien identifié « la quantité de recherches qui étaient menées sur des études de genre. C’était vraiment quelque chose qui était massif. […] J’ai l’impression qu’il y a un certain type de personnes qui se sont retrouvées peut-être ici. » De ce furetage très large sur BSc, poussé par une curiosité qu’il qualifie d’« éthique » pour des « avis qu’[il]ne partage absolument pas », Christophe a extrait une cinquantaine de fichiers d’ouvrages, surtout aux tout débuts de la création du groupe sur Facebook et surtout des titres en français « parfois plus compliqués à trouver que les livres en anglais » ou des bouquins qu’il a déjà sous forme imprimée « mais c’est bien d’avoir les epubs ou des PDF rechargeables pour les cours parce qu’on peut faire des petits copier-coller pour les élèves ». Pour autant, Christophe n’aime pas lire à l’écran, c’est pourquoi il s’est acheté une imprimante exprès pour imprimer les livres : « Je les relis, carré-collé avec une petite relieuse en bois […] Un des premiers que j’ai faits, c’était les œuvres complètes d’Arne Næss, un philosophe norvégien. La version numérique, elle coûte 2 000 euros, je crois. C’est pour les bibliothèques, quoi, pas pour un particulier. » Parallèlement, Christophe a parfois partagé des livres de sa bibliothèque personnelle avec les membres de BSc, « des bouts de livres », en particulier de son fonds en philosophie analytique, des pages de Gottlob Frege par exemple.

5Christophe fait partie de ceux qui découvrent l’informatique et Internet aux débuts de leur expansion grand public. Sa mère est informaticienne, ses amis aux États-Unis l’initient à Facebook, dont il fait un usage exclusivement professionnel (partage de séquences pédagogiques, groupes privés de communautés épistémiques de nature différente). Son travail de thèse se développe en même temps que l’accès en ligne aux articles, la constitution des bibliothèques pirates, la progression des sites de peer to peer : « J’ai fait ma thèse clairement grâce au numérique. J’aurais pas pu la faire sans. […] Sans ces outils numériques, ma thèse n’existerait pas ». Cette manière d’étudier l’accompagne depuis : « Il y a plus de choses dans SciHub que dans la bibliothèque de la Sorbonne. Du coup, je ne me prenais plus la tête à utiliser ces codes. » Administrateur de plusieurs groupes Facebook, Christophe, qui consulte tous les jours la plateforme, estime la modération sur BSc très bonne : « Le groupe, il est super bien géré, ça, c’est clair », on n’y trouve ni « fous embêtants », ni « profiteurs ». Ce que permet et encourage l’équipe de la modération et qui constitue, pour Christophe, la spécificité de BSc, est une certaine forme d’anonymat : « C’est un groupe qui est relativement anonyme par rapport à d’autres groupes. Généralement, dans les groupes, les gens se rassemblent par un intérêt commun, etc., qui est assez bien identifié, un hobby ou une profession comme prof de philo, alors que là, c’est une bibliothèque, quoi. »

Lise : « BSc pourrait être ouvert à tout le monde »

6Étudiante belge de 23 ans, habituée des bibliothèques, Lise suit des études en licence quand le confinement est déclaré. Sa vie en colocation va désormais intégrer le groupe BSc.

7Lise est née en 1998 en Belgique. Au lycée, elle découvre avec intérêt les sciences sociales, matière qu’elle a choisie en option. À l’issue de son cursus, elle décide de s’inscrire à l’université de Louvain-la-Neuve où elle obtient un bachelier (équivalent de la licence en France) en sciences politiques. En 2021, Lise rédige un mémoire de master en sociologie sur les modèles psychologiques utilisés pour étudier les changements climatiques et analyse les impacts de ces modèles sur les politiques publiques.

8Ses professeurs, et notamment sa maîtresse de stage, lui fournissent de multiples références. Habituellement, ses besoins documentaires sont comblés par ses recherches numériques et le plus souvent par les bibliothèques qu’elle aime fréquenter : elle s’y rendait fréquemment avant le confinement. Elle apprécie l’atmosphère studieuse qui y règne, propice à la concentration. Elle a besoin de calme pour travailler. Elle emprunte des documents pour ses cours et ses recherches ainsi que pour ses lectures personnelles, en général sans l’aide de bibliothécaires. Pendant le confinement de mars 2020, l’espace de la bibliothèque lui a manqué, même si elle apprécie de rester chez elle pour « bachoter ».

9Avec la pandémie, sa sociabilité s’est restreinte, mais le numérique lui a permis de conserver certaines habitudes, notamment avec ses amis avec qui, au moins une fois par semaine, elle pratique du sport en ligne. Ses cours avaient aussi lieu en ligne et les seules personnes qu’elle a vues quotidiennement sont ses « cokoteurs et cokoteuses » (elle vit en colocation). En termes de réseaux sociaux, elle fréquente principalement Facebook et Instagram, parfois Reddit. Pour ses recherches documentaires, elle préfère les moteurs de recherche spécialisés aux réseaux sociaux. Depuis le premier confinement, cependant, elle a intégré BSc dans ses habitudes documentaires. Le groupe acquiert à ce titre, pour Lise, un statut d’exception : « […] En général, [pour me documenter] je ne vais pas spécialement sur les réseaux sociaux […] Discovery permet de chercher directement des articles ou des ouvrages scientifiques [...] c’est pratique. Je vais [aussi] sur des sites de journaux scientifiques, j’utilise Google Scholar aussi parfois. […]. Les profs donnent aussi, souvent, l’air de rien, accès à beaucoup de documents, beaucoup de lectures […] et je n’utilise en général jamais les réseaux sociaux pour me documenter sauf, du coup, le groupe de la Bibliothèque Solidaire du confinement. »

10L’étudiante a découvert le groupe BSc via les suggestions de Facebook. Plusieurs de ses amis y participaient. Dans BSc, sans avoir spécifiquement recours à la communauté pour ses propres besoins documentaires, elle a puisé des ressources pour nourrir sa curiosité intellectuelle et son travail de recherche : « […] C’est un peu paradoxal parce que pour l’instant, j’ai toujours trouvé les documents [dont j’avais besoin] sans avoir recours au groupe […]. Mais c’est hyper-intéressant, ça me fait découvrir des ouvrages, et puis, parfois, il y a des gens qui font des travaux [...] sur des sujets qui m’intéressent beaucoup aussi, et du coup il y a beaucoup d’échanges de littérature […] des gens qui conseillent des articles ou des livres à lire ou des auteurs, [des gens] qui se conseillent les uns les autres et tout et du coup j’y reste en fait maintenant principalement pour ça. » Sa curiosité pour les centres d’intérêt et les besoins documentaires des autres participants ont fait entrer BSc dans son quotidien. Lise a parfois interagi sur BSc sans toutefois entrer en contact avec d’autres membres de la communauté. L’horizontalité des échanges et le champ très large des recherches signalées dans BSc lui ont permis de suivre des thématiques dont elle se sent proche et d’approfondir d’autres domaines de la connaissance grâce aux multiples conseils fournis. Ses intérêts recoupent des problématiques inhérentes à sa génération, comme le féminisme et le véganisme. Elle participe à plusieurs autres groupes privés sur ces thèmes et suit aussi plusieurs neurchis, dont l’humour la divertit.

11Elle salue le respect et la bienveillance qui règnent au sein de BSc. Pour Lise, ces vertus sont assez rares sur les autres groupes Facebook. Quand on lui demande pour qui, selon elle, ce groupe a été conçu, elle semble décrire une bibliothèque : « À mon avis, la cible principale ce serait plutôt les étudiants, les chercheurs, les chercheuses. J’ai l’impression que c’est ce qu’on voit beaucoup sur le groupe […] mais en soi c’est un groupe qui pourrait techniquement servir à tout le monde mais peut-être justement moins aux étudiants. […] En général, quand on est inscrit à l’université, on a accès à plein d’ouvrages en ligne ; ça pourrait être pratique pour les gens qui n’ont pas forcément accès à tous ces ouvrages […] en fait ça pourrait être ouvert à tout le monde […] à n’importe quelle personne qui a envie d’avoir accès à un livre auquel elle n’a pas accès. »

Fanny : l’agréable surprise de BSc

12Faany, 23 ans, est doctorante en archéologie à Paris et serveuse dans un bar le week-end.

13Dès les premiers jours du confinement, Fanny fréquente le groupe BSc, dont l’existence lui est rapportée par d’autres étudiants de son master. Occupée à rédiger son mémoire de master 2, elle fait face à l’impossibilité de se rendre à l’université et en bibliothèque et se sent isolée. Dans ce contexte, la découverte de cette initiative est vécue par Fanny comme une « agréable surprise » : « On a eu peur, peur d’être oublié, comme d’habitude. Les étudiants, vous n’aurez pas accès aux bibliothèques et c’est comme ça. J’étais en train d’écrire mon mémoire, c’était tout de suite anxiogène, j’ai tout de suite compris qu’on allait galérer, donc pour moi ça a été très agréable de voir ça. […] je me suis dit, je ne suis pas toute seule, on va s’aider à chercher de la bibliographie, on va juste s’entraider, tout simplement. » Cette dimension d’entraide est très importante pour Fanny, qui n’hésite pas à intervenir au sein du groupe pour exprimer sa solidarité et son soutien à l’égard d’autres membres qui effectuent des demandes bibliographiques et qui se sentent désorientés par la fermeture des bibliothèques. C’est ainsi qu’elle envoie ce qu’elle appelle des « petits messages de solidarité », destinés à « aider la personne à aller un peu mieux » et à l’encourager dans ses recherches. Un autre aspect qui l’a d’emblée convaincue de s’investir sur le groupe, c’est sa dynamique d’échanges documentaires favorable à des thématiques telles que le féminisme, qui rencontre les préoccupations et engagements citoyens de Fanny : « Ça montre que ce sont des idées qui ne sont pas bêtes. On sent qu’il y a cette ligne-là derrière, mais c’est pas forcément radical, c’est de la solidarité de base, j’ai un peu l’espoir que ça peut sensibiliser, lancer des personnes dans ces idéaux, pas en mode propagande, plus en mode naturel. »

14Présente uniquement sur le réseau social Facebook, Fanny consulte son compte très régulièrement et considère que celui-ci constitue son lien principal avec l’actualité, à la manière d’un journal. C’est surtout à l’occasion du premier et du deuxième confinement que Fanny a utilisé le groupe BSc. Désormais doctorante en archéologie, elle en a notamment profité pour récupérer une copie du livre A History Of Metallurgy de R. Tylecote, mais aussi pour se procurer d’autres références en dehors de sa discipline académique. Aujourd’hui, c’est un groupe dont elle recommande l’usage à ses propres étudiants : « Je leur dis qu’il existe ce groupe, je ne sais pas si vous connaissez, mais je vous assure qu’il va vous aider et, déjà ça, ça montre à quel point, c’est devenu, un peu comme une bibliothèque pour nous, une bibliothèque matérielle, dans laquelle on pourrait aller. […] avec tout l’univers, les discussions, les échanges qui ne sont pas forcément en lien avec le travail et les études. »

15Même si elle a participé directement à plusieurs échanges sur BSc, Fanny y est moins active qu’auparavant et se décrit désormais comme une simple « observatrice ». Depuis la reprise des activités en présentiel, BSc occupe une moindre importance dans son quotidien et Fanny continue à regarder les publications qui y sont postées surtout parce que celles-ci apparaissent sur son fil d’actualités et que Facebook lui envoie automatiquement des notifications. Cette prise de distance vis-à-vis du groupe est également liée au fait que Fanny a basculé sur un autre groupe similaire, créé à la même période que BSc, dont le nom est Aegean Bronze Age Resources Forum. Centré sur l’étude de la civilisation grecque ancienne, ce groupe est plus spécialisé et fournit à Fanny des opportunités d’interactions autour de ses thématiques de recherche. Il faut dire que la majorité du temps de travail de Fanny, de l’ordre de 70 %, est passée à rechercher des documents, notamment des rapports de fouille archéologiques.

16D’une manière générale, Fanny est une grande utilisatrice de ressources documentaires en ligne, en particulier JSTOR, Cairn et Gallica, ainsi que la base de données de l’École française d’Athènes. Depuis trois ans, Fanny fréquente également de manière assidue la bibliothèque de son laboratoire de recherche à Nanterre. Elle se sent en proximité étroite avec l’univers de la bibliothèque et le personnel qui y travaille : « Je me sens à l’aise, témoigne-t-elle, j’y viens tout le temps, c’est vraiment des endroits très particuliers pour moi. » Dans le cas où elle ne parviendrait pas à réaliser une carrière académique, Fanny songe même à se reconvertir pour devenir bibliothécaire.

17Interrogée sur l’avenir du groupe BSc, Fanny est convaincue que celui-ci se maintiendra dans le temps car il a montré qu’il répondait à des besoins qui dépassent le seul contexte de la crise sanitaire. Difficulté de se déplacer, isolement social, absence de bibliothèque à proximité, problèmes financiers… autant de raisons qui conduisent les individus à utiliser ce type de groupe Facebook. « En fait, explique-t-elle, on a commencé quelque chose, là, ça commence et, moi, je pense que ça ne va pas être la fin, c’est le début, et ça se sent d’ailleurs, on a changé nos façons de faire, et on va rester comme ça pendant un petit bout de temps je pense. »

Philippe : un intérêt de « chercheur-bibliothécaire »

18Philippe, 46 ans, est docteur en histoire de l’Antiquité et conservateur à la bibliothèque interuniversitaire de la Sorbonne.

19Le hasard des réseaux sociaux a amené Philippe sur BSc durant le premier confinement, et c’est avec sa « casquette chercheur » qu’il y est arrivé plus qu’avec sa « casquette bibliothécaire ». Philippe est intervenu à titre personnel, non sans s’être interrogé au début sur la question du droit d’auteur, mais ces interrogations se sont vite résolues avec la position très claire de la modération. Philippe a relayé sur BSc l’offre de la Bibliothèque interuniversitaire de la Sorbonne, qui proposait d’inscrire largement les étudiants des universités afin qu’ils aient accès à ses ressources électroniques. Il a fait cela de sa propre initiative, mais avec l’accord de son établissement. Il a également repéré le post type de conseils génériques d’Isabelle Antonutti, la présence de collègues de la BnF, mais a bien noté que BSc n’était pas particulièrement investie par des professionnels de la documentation.

20Globalement, Philippe a perçu BSc comme un groupe de jeunes chercheurs en demande de références bibliographiques et s’entraidant en l’absence de bibliothèques, plus que comme un groupe de chercheurs chevronnés. Certaines demandes lui ont paru élémentaires, par exemple celles émanant d’étudiants de L3 ou M1 pour préparer un exposé, et faciles à satisfaire avec des outils simples. Il lui a semblé que certaines réponses aussi étaient parfois élémentaires, mais il souligne que l’ensemble des échanges procède d’une démarche bienveillante et d’un élan de solidarité, et qu’en conséquence il n’y a pas à mettre en cause la légitimité d’une demande ou d’une réponse. L’intérêt manifesté par plusieurs membres pour la question du genre a réactivé ses propres questions de recherche : « J’ai fait ma thèse sur l’étude des nymphes, les nymphes ce sont des divinités féminines donc il y a cette question du genre, en plus nymphe, en grec, c’est un mot qui veut dire les jeunes femmes, les jeunes filles, le statut intermédiaire entre les jeunes filles pas encore mariées et les femmes mariées et accomplies, donc le genre m’intéressait pour ma thèse, c’est pour cela que je connais un petit peu ce domaine-là. » Fin connaisseur du champ de recherche, Philippe en connaît les difficultés liées à sa perméabilité avec celui du « militantisme ». Le groupe l’a replongé dans le bain de la recherche, il y a trouvé de la motivation et des ressources spécialisées qu’il ne connaissait pas.

21Philippe a posté plus de 120 fois (« je suis plutôt intervenu pour des informations bibliographiques en essayant de signaler au maximum des choses qui pourraient être disponibles. Des ressources de la BIS ou ailleurs »). Il n’a pas identifié de réseau à proprement parler, mais plutôt des individus. Il pense que les bibliothécaires présents sont plutôt des « chercheurs-bibliothécaires venus par la recherche ». Philippe ne peut toutefois dissocier totalement ces deux métiers ; sa contribution à BSc est pour lui le prolongement naturel des fonctions de médiation, d’aide et de conseil qu’il exerce en tant que bibliothécaire ; la différence est que les interventions sur BSc peuvent être moins formelles et moins exhaustives que les interventions dans un cadre professionnel. Ayant participé au service questions-réponses « Rue des facs»3, Philippe note des similitudes : « [il y a] une proximité avec ce à quoi je répondais sur BSc, en particulier à des questions générales. Des fois, sur Rue des facs, y’avait même pas un “bonjour, je recherche telle chose”, c’était beaucoup plus brut, juste un sujet. C’était une phrase ou un sujet. Et parfois, comme c’était pas très clair, on leur demandait de préciser. De ce côté, j’ai beaucoup moins vu ça sur BSc ; il y a quand même des gens qui rédigent un minimum. »

22La prépondérance de l’histoire dans BSc ne le surprend pas, compte tenu du besoin aigu de documentation dans cette discipline, de la dispersion de l’offre et du manque de visibilité de certaines ressources, notamment électroniques, avec de vraies difficultés d’accès aux thèses et à certains documents étrangers. Ces observations l’amènent à s’interroger sur les dispositifs nationaux de développement et de signalement des collections et Philippe sait que le confinement a conduit les bibliothécaires à réévaluer certaines de leurs pratiques professionnelles.

Lauran : questionner la circulation des savoirs

23Lauran, 28 ans, domicilié à Paris, est doctorant en design à Télécom Paris (Saclay).

24Inscrit sur BSc une semaine après son ouverture, Lauran a découvert ce groupe grâce à des notifications reçues de la part de plusieurs de ses amis sur Facebook. Il témoigne d’un usage assez intensif du groupe, qu’il fréquente de manière quotidienne et dont il lit pratiquement toutes les publications. Il s’y investit en répondant à des demandes formulées par des membres et en donnant accès à des documents qu’il possède, en particulier durant la période de confinement. C’est la première fois que Lauran contribue activement à un groupe Facebook, un réseau social dont il a habituellement un usage très limité.

25Doctorant en design à Télécom Paris (Saclay), il profite de l’existence du groupe pour récupérer des documents pour lui-même, sur d’autres thématiques que celles sur lesquelles il travaille dans le cadre de sa thèse : « Là, je voyais un groupe qui émergeait, je voyais une bonne dynamique, je me suis dit cool, ça partage plein de documents. En plus, je voyais qu’il y avait plein de disciplines très différentes qui se regroupaient sur ce même groupe, je me suis dit, vas-y, tu viens d’avoir le Covid, tu vas te reposer un peu, tu vas lire autre chose que ta recherche. J’ai téléchargé plein de documents, énormément, sur des sujets très divers qui n’ont rien à voir avec ma recherche. » Suite à son infection au Covid-19, Lauran entre donc dans une période de convalescence au cours de laquelle il fait preuve d’une frénésie de téléchargement. Il récupère ainsi de nombreux textes, notamment dans le domaine des queer studies mais aussi sur beaucoup d’autres sujets tels que la religion, la sexualité, les sorcières, le colonialisme ou encore le travail. Cette expérience, Lauran la décrit comme un moment de « curiosité extrême », durant lequel il a été en quelque sorte « piqué » par l’envie de télécharger tous types de références. Si Lauran consacre un budget conséquent à l’achat de livres, de l’ordre de 100 euros par mois, il est également habitué à utiliser des sites de partage illégal de documents. D’une manière générale, lorsqu’il souhaite se procurer un document ou un livre, Lauran procède ainsi : il regarde d’abord sur Internet si celui-ci n’est pas disponible gratuitement, puis il se décide à l’acheter si ses recherches demeurent infructueuses. Le téléchargement illégal est donc déjà solidement ancré dans les pratiques de documentation de Lauran avant qu’il ne commence à utiliser le groupe BSc, qui lui fournit surtout l’opportunité de s’ouvrir sur d’autres thématiques de lecture. Il faut dire que les quelques demandes de documents que Lauran a formulées au sein du groupe et qui s’inscrivent dans son champ de recherche académique n’ont obtenu aucune réponse, suggérant que BSc ne fait pas l’objet d’une fréquentation assidue de la part de chercheurs en design.

26L’expérience des bibliothèques dont Lauran témoigne est assez négative. C’est la dimension formelle de la bibliothèque qu’il pointe volontiers du doigt, si bien que Lauran n’a jamais intégré ces établissements dans ses pratiques de travail et de loisirs : « Les bibliothèques, c’étaient des lieux qui n’étaient pas vraiment faits pour moi, c’est-à-dire que je n’ai pas vraiment vécu en ayant une conscience que les bibliothèques m’étaient destinées au début. Quand j’étais petit, dans ma ville, il y avait une petite bibliothèque de quartier qui était très bien, somme toute, mais avec des références très limitées. Finalement, je rattachais ça plutôt à une pratique qui n’était pas la mienne. Et moi, je me suis un peu forcé quand j’ai commencé à entrer en master à aller voir tout simplement les références, mais finalement, la façon dont les bibliothèques sont aménagées et la façon dont les services sont proposés, je trouve ça très, très formel. » À cette mauvaise impression d’ensemble, s’ajoute une anecdote vécue en bibliothèque qui semble avoir définitivement éloigné Lauran de ce type d’établissement. Ce jour-là, occupé à travailler en bibliothèque, Lauran s’est isolé pour répondre au téléphone, coup de fil dont une personne mal intentionnée profite pour lui voler toutes ses affaires (sac, ordinateur). « La salle était remplie de monde, raconte Lauran. Je demande autour de moi. Évidemment, personne n’a rien vu. De fil en aiguille, complètement dépité, je suis parti. »

27Tout en admettant les limites de ce qu’un groupe Facebook est capable d’apporter dans ce domaine, Lauran apprécie tout particulièrement l’idée de participer avec BSc à une initiative qui œuvre en faveur du partage de connaissances scientifiques. C’est d’ailleurs sous cet angle qu’il envisage sa bibliothèque idéale, comme un lieu de « circulation de savoirs » : « C’est un lieu aéré, mais dans tous les sens du terme, c’est-à-dire qui laisse passer plein de choses sans forcément les stocker, mais en tout cas, qui est un point de repère. Ici les savoirs circulent. […] L’information est en débat. Du coup, elle vit et j’ai peut-être plus confiance d’aller là qu’ailleurs. »