1Du fait de sa brutalité, de son caractère à la fois inédit et global, le confinement a amené en retour des formes de politisation des pratiques culturelles et des usages numériques qui comptent au rang des réponses sociales face à l’épidémie, qui, si elle a fait naître des problématiques inédites, est aussi venue radicaliser sinon dramatiser des éléments de la situation antérieure dans les conditions de vie et de travail des étudiants et des chercheurs. Un renouvellement des postures anti-Amazon a ramené les lecteurs vers la librairie traditionnelle, promue par le gouvernement et relayée par les médias comme « commerce essentiel », non sans ambiguïtés. La fermeture des bibliothèques a relancé l’intérêt pour la notion de biens communs et d’open access et a engendré une demande décuplée de ressources en ligne, légales ou non. Enfin, l’isolement matériel et humain des étudiants et des jeunes chercheurs a souligné la précarité de leur environnement matériel, de leurs conditions de travail comme de leurs perspectives d’avenir. Le fonctionnement de BSc et ses effets médiatiques – la manière dont la Bibliothèque Solidaire a donné à voir des lieux, des objets et des pratiques scientifiques1 – témoignent de ces difficultés et surtout d’un sursaut collectif face à elles, de la volonté d’exister, d’échanger et ainsi de travailler malgré tout.

2Au sein de la Bibliothèque Solidaire du confinement et au fil de son existence, les manifestations de politicité2 sont d’une grande variété, sans qu’elles ne relèvent du même régime de pratiques, ni émanent nécessairement des mêmes acteurs au sein de l’espace de discussion et d’échanges documentaires. En effet, se côtoient et s’instituent dans le même mouvement des pratiques à la fois sociales, savantes, documentaires, universitaires, militantes, toutes empreintes de formes de politicité, mais dans des modalités et des temporalités différentes, sinon rivales dans une forme de « bouillon savant » décliné par les flux de Facebook3.

3Ces pratiques ont considérablement varié dans le temps – confinement et hors confinement ‒ de la modestie des tout premiers débuts dans la spécificité de ses premiers utilisateurs, jusqu’à l’intensité et la popularité des échanges de la période du confinement (et ses 400/500 posts quotidiens), ainsi que dans la dernière période de pérennisation et de normalisation de son fonctionnement. Suivre les pratiques au sein de BSc au prisme de la politicité n’induit pas d’imputer obligatoirement à toutes celles-ci une ou des démarches de politisation4 ni à postuler entre elles des convergences ou une quelconque cohérence d’effets qui seraient très réductrices. Au contraire, une telle optique tente d’identifier les différentes logiques d’acteurs et les dynamiques collectives qui ont opéré ou cohabité au fil de l’existence de BSc et d’en proposer une interprétation spéculative, notamment des choix qui ont pu amener le dispositif à ce qu’il est aujourd’hui.

Neutralisation du politique par le documentaire ?

4La création du dispositif par ses concepteurs, toute empirique soit-elle au départ, relève d’une démarche pleine de politicité : au regard de la légalité toute relative des échanges, elle fonde sa légitimité initiale à fois du contexte ‒ le confinement ‒ et de l’usage que ce dispositif s’est assigné ‒ la recherche empêchée ‒, érigée en vocation. Tous les deux postulent une communauté d’intérêts entre les membres du groupe, et par là même une adhésion à ses règles. Le premier ordre de légitimation, tombé de lui-même avec le déconfinement, a été renouvelé par les débats autour de la poursuite du dispositif (et sous quelle forme), dans une réflexion délibérative et collective avec les usagers les plus actifs5. Le second ordre de légitimation fonde bien un droit d’usage, même s’il est peu formalisé dans les échanges en ligne, qui s’incarne dans des règles d’usage. Ce droit d’usage, ferment implicite du groupe, relève des communs du savoir6, des projets de science ouverte, d’une démocratisation de l’information et même d’une pratique plus démocratique et participative de la fabrique du savoir, sans que jamais de tels propos ni de telles ambitions ne soient formalisées et revendiquées dans des discours en ligne. L’idéologie hacker, si elle imprègne incontestablement certains usagers, n’est pas plus prégante dans les échanges.

5Cet appareil de sens pragmatique, avec ses règles, s’est construit au fil du confinement par ses acteurs, nourri par des échanges (et des conflits d’étapes) dont il n’est pas évident aujourd’hui de restituer la construction et de suivre les traces pas à pas. En l’état, avec la suppression de certains posts, il n’est pas immédiatement lisible à celui ou celle qui arrive dans l’après-coup : BSc ne se présente pas à ses nouveaux utilisateurs d’après un manifeste, mais bien par une charte d’utilisation normative, délimitant à la fois un usage technique (indexation/référencement), professionnel et académique (la recherche) et éthique (les pratiques), une charte dont la mise en œuvre et le respect sont orchestrés par les modérateurs au quotidien. C’est bien donc sur le mode d’une forme de neutralisation du politique au profit d’une sanctuarisation des échanges documentaires dans un cadre scientifique que s’est institutionalisée BSc au lendemain du premier confinement, en prenant ses distances avec les requêtes relevant du loisir et de l’expression des goûts littéraires, pouvant émaner (mais pas exclusivement) d’un public autre, souvent plus conflictuelles que les seules requêtes documentaires (de la dispute des goûts et des couleurs), comme des démarches plus directement militantes, visant à faire de la Bibliothèque une tribune ou un champ de tir pour des expressions politiques.

6Mais c’est à ce prix que le dispositif d’échanges et de ressources, dans sa pragmatique à la fois savante et collective, est préservé : de deux politicités, l’une plus directe, et l’autre pour ainsi dire indirecte, c’est la seconde qui l’a emporté dans une volonté de préserver l’outil et l’espace de travail et d’échanges ainsi constitué. Un dispositif de travail collaboratif et savant qui ne dit pas sa politicité, en quelque sorte. Il y aurait ainsi beaucoup à dire, sinon sur l’institutionnalisation de BSc, du moins sur l’institution, la contre-institution, ou plutôt la para-institution de bibliothèque savante et participative qu’elle a tenté de construire en ligne à l’occasion du confinement7.

Retour de la politisation par le documentaire ?

7Autant qu’elle peut témoigner des thématiques actuelles de recherche d’une frange des jeunes étudiants et étudiants chercheurs de vingt à trente ans aujourd’hui, l’étude de BSc permet aussi d’identifier un mouvement de politisation par les requêtes de lecture de la part d’une communauté, qui, pour un temps, avait tout le temps : l’intérêt nouveau manifesté pour les nouvelles thématiques du genre, dans une sorte d’effet metoo retard, de la part d’usagers de BSc nous semble ainsi patent. De la sorte, si BSc a constitué une ressource ponctuelle à une offre documentaire empêchée et s’est pérennisée d’une manière plus structurelle à des échanges documentaires, elle aurait aussi manifesté, notamment parmi ses usagers les plus jeunes, une nouvelle demande, un déplacement des intérêts de lecture. BSc a circonscrit une place, dans les échanges, notamment en mars-avril 2020, pour les questions de genre qui surprend non seulement les observateurs après-coup mais aussi les membres participants eux-mêmes, qu’ils soient initialement intéressés ou pas par ces sujets, ainsi8 :

Moi je pense qu’elles [les questions féministes] étaient là dès le début, à J7. Mais ça a été très présent tout de suite, à tel point que moi j’ai trouvé pas mal de bouquins sur le féminisme que j’ai téléchargé. C’est une thématique qui s’est très vite dégagée dès mars-avril 2020. C’est impressionnant le nombre de demandes. (Charlotte, inscrite dès les premiers jours de la création de BSc)

Au tout début de bibliothèque solidaire, au tout début, il y avait beaucoup de paléographes qui demandaient des choses extrêmement précises et je regardais ça avec étonnement. Et puis ensuite, il y’a une espèce de vagues ou de déferlante en gender studies. J’avais l’impression que tout le monde travaillait en gender studies, il y a des espèces de vague. Alors je suppose, c’est pas n’importe qui rejoint ce groupe, en tout cas au moment où j’étais le plus investi, où j’y ai passé le plus de temps. C’est très clair que c’était marqué plutôt assez à gauche au début ou plutôt très à gauche et qu’il y avait beaucoup de Cultural Studies, studies en tout genre, postcolonial studies, ça c’est clair. (Samuel)

8La déferlante se concentre en particulier sur les deux mois de mars-avril 2020 :

Figure 1. Nombre de posts par mois comportant la mention du mot « féminisme » au sein de BSc

9Une observation comparative des fréquences de commentaires en fonction du mot-dièse initial souligne la même tendance9 :

Figure 2. Nombre de commentaires en fonction du mot-dièse

10Sur l’ensemble du corpus, les posts « féminisme » et « histoire de l’art » ont été à la source d’un volume à peu près équivalent de commentaires (2 428 et 2 149), mais là où chaque post « histoire de l’art » a généré en moyenne 2,6 commentaires, les posts « féminisme » en ont généré deux fois et demie plus (6,4)10. Étonnamment, les posts indexés par le mot-dièse « histoire » (le mot-dièse le plus fréquemment cité dans le corpus) génèrent dans l’ensemble moins de commentaires (2,7) que la moyenne générale (3,0).

11S’ils perdurent en tant que requête documentaire dans BSc, les intérêts pour les études féministes en tant qu’objet de débat11 se déplacent vers des espaces plus privatifs et plus thématiques ouverts à cet effet : le groupe Facebook Lectures féministes, crée le 11 avril 2020, compte aujourd’hui 7 000 membres et dispose pour sa part d’une charte-manifeste beaucoup plus avancée12.

Bonjour, afin de ne pas polluer ce groupe avec nos discussions en commentaire, nous avons émis l’idée de créer un groupe Facebook pour discuter entre chercheurs autour d’un sujet commun.

Notre groupe s’adresse particulièrement a tout chercheur ( doctorante, auteur, historien ou étudiant ) qui s’intéresse particulièrement aux femmes. Que votre étude soit sur les reines au Moyen age, les révolutionnaires ou les prêtresses, nous serions heureux de vous accueillir.

https://www.facebook.com/groups/1838925152910858 (nous ne sommes pas beaucoup encore, on vous attends :) )

#histoire #etudedegenre

12Avant cette date en particulier, c’est à la faveur du partage des bibliothèques personnelles et d’un espace-temps à la fois empêché et libéré des activités habituelles, que l’occasion se crée pour beaucoup de membres de s’initier, de découvrir des lectures, des références sur le féminisme, les questions de genre, la théorie queer, les questions post-coloniales dont l’écho médiatique ne cesse de s’amplifier depuis plusieurs années. Le vecteur de cet écho des études de genre, c’est bien une politisation de la question qui a redonné ses lettres de noblesse à la catégorie de « féminisme », un terme tombé en désuétude dans la sphère éditoriale13 et académique14 au profit du genre et des studies.

13Lauran témoigne15 :

Oui, c’était des documents sur les queers théories, queers studies, c’est un sujet qui revient beaucoup, en tout cas, j’ai l’impression. Il y a énormément de documents qui sont échangés, du coup, ça m’a intéressé aussi personnellement, donc, je les ai déchargés [...] J’ai pas lu, pas lu vraiment, mais j’avais des références en tête et je voyais que ces références-là, on les donnait en pdf, je me suis dit que c’était l’occasion de les lire, je vais pas forcément les acheter ni prendre le temps de les consulter [...] Le premier, Judith Butler, je l’ai lu parce que je voulais lire son livre, maints fois cité.

14C’est aussi le sens de la réponse de Christophe lorsqu’il dit16 :

Et du coup, comme je suis curieux, je vais voir, simplement voir ce que c’est et des fois je consulte, […] Je n’aurais pas trouvé ça tout seul. C’est vraiment parce que les personnes faisaient leur sujet dessus et que j’ai regardé des trucs sur l’histoire du Moyen Âge ou des trucs antiques. J’ai été cherché aussi des trucs féministes récemment, juste pour voir, pour savoir ce qui se fait.

15C’est par cette même logique qu’une curiosité personnelle initiale transforme Charlotte, normalienne, doctorante en géographie, en « Madame féminisme sorcières »17. Charlotte avait Sorcières de Mona Chollet qui était « la Bible à l’époque par hasard », quand elle part se confiner chez ses parents. Elle explique qu’elle se passionne pour différents sujets, que la thématique des sorcières l’occupe au même titre que la mystique judéo-chrétienne. Pourtant, du jour où elle a partagé la photo de l’ouvrage de Mona Chollet, alors qu’elle ne s’y attendait pas du tout, et ne se définissait pas elle-même comme une spécialiste, elle eut son « petit succès » avec près de 1 500 demandes, des personnes la contactent encore pour avoir accès aux fichiers :

À l’époque, j’avais le bouquin qui était très demandé, le bouquin « Femmes, Magie et politique » de StarHawk, que j’avais trouvé en français sur Academia. Sous un faux titre d’article, la personne avait rendu tout l’ouvrage disponible. j’étais assez fière de ma trouvaille. J’ai trouvé des bouquins de Favret-Saada, « Sort et Sortilège ». J’ai « La peur de l’Occident » de Delumeau ; j’avais beaucoup de ressources de ce genre que j’avais compilées. J’avais […] de Gloria Steinheim. Et c’était fou. Les gens étaient vraiment hyper intéressés ; on me contacte encore pour ces ressources. Liées aux gender studies.

16Charlotte, Lauran, Philippe, Christophe18… géographe, designer, bibliothécaire, professeur de philo, autant d’individus qui ont pu mettre à profit ce moment unique et déstabilisant du confinement pour entreprendre une quête de sens et de compréhension du monde contemporain, en engageant des lectures jusqu’alors toujours repoussées sur des sujets inflammables, études féministes et post-coloniales notamment. Les crispations qui accompagneront et ont accompagné chaque nouvelle publication de ce type s’émoussent pendant le premier confinement et BSc fait véritablement fonction de bibliothèque-refuge, où on peut lire sans crainte ni appréhension, pour se faire une idée, des ouvrages de toute nature.

17Cette curiosité, nouvelle pour beaucoup de membres, s’est heurtée, une nouvelle fois, à la pénurie d’équivalents numériques, en particulier dans le domaine des publication étrangères pour lesquelles la porte d’accès est particulièrement étroite, y compris dans les abonnements institutionnels :

Pourtant j’ai beaucoup de cartes de bibliothèques : je suis à l’ENS, à Paris 3, BSB, BSG, la BIS, la Bulac, et il y a quand même des ouvrages qui passent dans les mailles du filet qu’on ne trouve pas. Surtout les bouquins anglo-saxons. Oxford University Press, Cambridge, Harvard. En fait c’est un peu ce qui manque. Cambridge et Oxford, ils font des handbooks19, comme ils appellent, sur le féminisme, etc. On ne les trouve pas en fait ; même à l’ENS où ils creusent un peu tout ça, il n’y a pas d’accès à ces ressources. (Charlotte)20

18Souvent portées par la sphère anglo-saxonne avant d’être traduites en France, les études féministes et les études de genre bénéficient de traductions tardives, comme en témoignent les travaux de Judith Butler ou aujourd’hui les questions queer et intersectionnistes21. Il n’est pas illégitime de se demander si l’offre que font les bibliothèques sur ces thématiques est suffisante, si elle permet à une nouvelle épistémologie de se laisser saisir dans sa généalogie et sa diversité, et à cet égard l’accès large aux productions en langue originale constitue aujourd’hui particulièrement un enjeu intellectuel fort.

19Parallèlement à cette exploration curieuse, le succès du dispositif médiatique BSc, son nombre de membres, attirent détracteurs et opposants, tendant à politiser des positions qui pour beaucoup ne l’étaient pas forcément de manière explicite. Sur ce point, le groupe a pu être perçu comme une tribune, un outil de revendication de thématiques de recherche dont l’expression se trouve discutée. Durant les premières semaines, le sujet en particulier de l’écriture inclusive a nourri des débats récurrents parmi les membres du groupe.

Figure 3. Post du 13 avril 2020

20Ce sujet (comme quelques autres) a été le prétexte d’interventions de la part d’utilisateurs Facebook cherchant à déstabiliser le groupe par la multiplication de messages provocateurs ou chicaniers (« trolls »). Le repérage et la neutralisation des trolls sont l’une des activités des modérateurs : sur la question de l’écriture inclusive, l’éloignement maîtrisé des trolls aura permis de restaurer une nouvelle forme de consensus… Comme le remarque non sans ironie Michael Orentin, doctorant en anthropologie, dans un billet de blog : « Quoi qu’il en soit, dans la bibliothèque solidaire, tout le monde lit peu ou prou la même chose, tout le monde travaille sur le genre ou l’intersectionnalité, les migrants ou la psychanalyse, tout le monde possède une ouverture d’esprit plus large encore que celle située entre les jambes d’un défenseur confronté à Maradona et qui se résigne à prendre un petit-pont. Bref, tout le monde est de gauche et ça tombe bien : moi aussi. »22

Une politicité numérique ?

21BSc, une fois consacrée par le succès public et ses dizaines de milliers d’abonnés, par ses milliers de requêtes quotidiennes, pouvait aussi constituer un lieu de débats propre à constituer une chambre d’échos pour des démarches de politisation ou de propagande. Face à une modération expérimentée, des militants d’extrême droite n’y manquèrent pas, frondant les sujets identifiés comme progressistes ou féministes (mars-avril 2020), trollant le Framacalc abritant le listing des demandes conçu par les utilisateurs, et plaçant des requêtes d’évidence pour essayer de « placer » des titres orientés destinés à contrebalancer ce qu’ils jugeaient par trop féministes et gauchistes.

22Recentrant les démarches sur des requêtes concernant « la recherche » (figure 4, point 5) et reléguant toute autre démarche en « hors-sujet », la charte du 11 avril 2020 publiée par l’administration du groupe « écarte toute référence incitant à la haine », ajoutant : « Nous n’accepterons pas de devenir un lieu d’échange pour l’extrême-droite et de façon plus générale pour les débats politiques » (point 6)23.

Figure 4. Extrait de la charte BSc publiée par l'administration du groupe

23La solution des sous-groupes thématiques est prônée pour tout autre type d’échanges, le groupe Lectures de confiné.e.s #Litterature, crée le 27 mars 2020 et aujourd’hui fort de 6 800 membres24, étant érigé en exemple en ce sens en avril 2020 par la modération. Confrontés au succès de BSc, les concepteurs et les créateurs ont en quelque sorte normalisé et dépolitisé le fonctionnement du dispositif, selon aussi l’évolution des normes de Facebook, pour le pérenniser et éviter qu’il ne soit menacé dans sa vocation d’être un espace de prescription et d’échanges documentaires pour la recherche. Les débats concernant les sujets polémiques se sont progressivement déplacés vers des espaces plus privatifs et plus thématiques, comme le groupe Facebook Lectures féministes, crée le 11 avril 2020, et qui compte aujourd’hui 7 000 membres et qui dispose pour sa part d’une charte-manifeste plus avancée25.

Conclusion : la pétition d’une économie morale de la science ?

24Le jeu des régimes de politicité dans la Bibliothèque Solidaire du confinement l’apparente bien à une bibliothèque, jusque dans ses conflits d’usages, même si leur fonctionnement est bien différent. S’il fallait définir et catégoriser le régime global de politicité mobilisé par BSc dans son expérience collective, peut-être d’après nous relèverait-il bien d’une « économie morale » contemporaine, sous la forme d’une « économie morale de la science »26, là où les conditions de publication scientifique aujourd’hui, notamment dans le domaine des sciences de la matière, relèvent des « anticommuns »27. Dans le contexte de crise du confinement, BSc a constitué pour l’étude et la sociabilité un espace refuge, à défaut de lieu ouvert, propre à constituer la motivation et la ressource d’un travail scientifique28.

25Sous la forme d’une politisation à bas bruit, qui n’est pas relayée par un discours construit et explicite, mais par une forme de consensus implicite entre ses membres qui vaut légitimation ‒ un droit d’accès et d’usage libre aux ressources documentaires empêchées ‒, cette économie morale de la science réunit la communauté des jeunes chercheurs, fragilisée par ses conditions matérielles et la fermeture des ressources documentaires. Elle répond à l’épreuve et à ses émotions par un dispositif d’échanges ; elle contrôle son caractère savant et sa légitimité par des démarches normatives (indexation, thématique et formulation des demandes, placement en hors-champ du loisir et du divertissement).

26Dans la débandade sociale, institutionnelle et académique ouverte par l’inédit arrêt du premier confinement, cette réponse collective immédiate d’une communauté de jeunes chercheurs confrontée à l’isolement individuel, au dénuement matériel et au travail empêché manifeste une vraie capacité collective de rebond et revendique une irrépressible vocation. Dans une pratique scientifique et par un lieu d’échanges, fût-il commandé par les flux d’un réseau social relevant des GAFA, elle se redonne à elle-même une forme de droit de cité et un horizon moral et spéculatif dans des pratiques académiques et scientifiques, même si elles demeurent d’une grande diversité. En l’état, BSc ne témoigne que de la partie documentaire du massif plus large des pratiques de travail académique et scientifique déployées pendant le confinement, qui restent, elles, à étudier.